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La fille Elisa

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XVIII

À partir de ce jour, commença pour Élisa une vie voyageuse et ambulante, une existence nomade promenée, de province en province, par l'itinéraire du commis-voyageur, une succession de courts embauchages dans les maisons de prostitution du Nord, du Midi, de l'Ouest, de l'Est de la France. Un mois Besançon l'avait, un mois Nantes, un mois Lille, un mois Toulouse, un mois Marseille. L'installation de la fille précédait de quelques jours l'arrivée de l'amant de coeur. Partout là où allait son homme, Élisa s'arrangeait pour qu'il trouvât gratis, au débotté, l'amour et la servitude d'une esclave. Les duretés, les ennuis, les fatigues de cette perpétuelle et toujours recommençante pérégrination, Élisa, sans même demander un merci, les supportait avec la sereine et inlassable constance de l'abnégation.

Élisa cependant n'aimait vraiment pas. Rien d'une de ces passions physiques, qui viennent à une femme de sa classe, par des causes secrètes et inconnues pour un mâle spécial, ne remuait ses sens. Son coeur n'avait point été touché. Le commis-voyageur n'était au fond pour cette femme, à la cervelle échauffée, que le prétexte à un dévouement prêt à jaillir, depuis des mois, au profit du premier passant. Disons-le, dans ces liaisons de femmes à hommes, où la femme se fait la protectrice de l'homme, prend à charge et assume sur elle son bonheur, le manque d'amour est plus commun qu'on ne croit. La créature a cédé à un attendrissement psychique, à un de ces mouvements de charité humaine entr'ouvrant un coeur; et un mobile, au-dessus des choses sensuelles, décide, la plupart du temps, de ces adoptions aveugles, où l'être qui se donne se paye en pleine infamie, par le contentement pur des actions désintéressées. Le plus souvent dans ce rôle tutélaire de la fille, vous ne trouverez que la satisfaction légitime d'une faiblesse protégeant une force, et encore le sentiment, à ses propres yeux, du relèvement et du rachat de cette fille au milieu de la vénalité du métier. Il existe dans l'immonde profession un besoin instinctif de la femme, et plus fort que son égoïsme, de créer, de bâtir avec ses privations et ses souffrances une félicité d'homme. Très-souvent dans la prostitution cette immolation d'une femme au profit d'un homme, d'un homme vil! oui, mais qu'importe? cette immolation prend quelque chose d'une touchante maternité, en a les complaisances, les indulgences, les éternels pardons.

Au bout de quelques mois, ce n'était plus seulement son amour qu'Élisa donnait à son conspirateur, c'était l'argent de ses cigares, puis l'argent de ses dépenses de café, puis l'argent de toutes choses, l'argent pour assoupir les dettes criardes des années précédentes, l'argent pour payer les frais arriérés d'une prétendue condamnation, enfin tout l'argent que gagnait Élisa. Ses chemises usées, elle arriva à ne pouvoir les remplacer, et n'eut bientôt plus à se mettre sur le dos que la robe indispensable pour faire le trottoir. En récompense de cette misère, Élisa n'obtenait cependant que des paroles à l'adresse d'un chien, parfois des coups. Et la femme, aux mains batailleuses, se laissait maintenant frapper, sans se rebiffer. Elle ne se plaignait pas, ne se lassait pas, ne se rebutait pas. De jour en jour plus maltraitée et plus dépouillée, elle devenait plus douce, plus soumise, plus prévenante, comme si elle trouvait, parmi les impitoyables exigences de l'entretenu, un martyre aux douces et exaltantes tortures. Il semblait qu'Élisa ressentait une jouissance orgueilleuse dans le sacrifice, et on aurait vraiment dit qu'elle était reconnaissante à cet homme de tout ce qu'il lui faisait souffrir dans son âme et dans sa chair. Un jour, la frénésie de son dévouement pour son bourreau éclatait en ce cri sauvage: «Cet homme, je ne sais pas si je l'aime, mais il me dirait: Ta peau, je la veux pour m'en faire une paire de bottes, que je lui crierais: Prends-la!»

* * * * *

Les débats d'un grand procès politique, qui remplissait la France de son bruit, apprenaient, peu de temps après, à Élisa, que son héros de société secrète était un mouchard, un agent provocateur. Dans une batterie terrible, elle se séparait de son amant, lui crachant au visage le mépris qu'a la fille pour l'homme de police inférieur. Et Élisa redevenait une prostituée, semblable à toutes les prostituées, avec, depuis cette liaison, quelque chose de haineux et de mauvais contre l'autre sexe, pareil à ce qui se cabre, est prêt à mordre dans ces chevaux baptisés: méchants à l'homme.

XIX

Une grande chambre, au plancher sordide, éclairée par le demi-jour de persiennes closes. Dans cette chambre, assises sur des chaises de paille, des femmes en cheveux et décolletées, dont les robes de soie sont soigneusement relevées au-dessus du genou. Quelques-unes de ces femmes, les mains enfoncées dans des manchons, se tenant par habitude autour d'une plaque en fer dans le parquet, sous le coude d'un tuyau de poêle démonté. Le long des quatre murs, une grande armoire à robes, en bois blanc, portant, écrits au crayon dans le milieu des noeuds du sapin, ainsi que dans le coeur gravé sur l'écorce d'un arbre: deux noms et une date amoureuse. Pêle-mêle, sur le haut de l'armoire, des branches de buis bénit des années passées, avec des tasses posées sur le côté où sèche du marc de café. Au centre de la pièce, une table de cuisine, en un coin de laquelle, parfois une femme se penche, pour faire une patience avec des cartes poissées. Deux ou trois femmes, rapprochées des fenêtres, brodent au jour sali par les reflets d'une cour ouvrière et filtrant entre les lamelles des persiennes. Les autres demeurent paresseusement dans des avachissements fantomatiques, avec le blanc de leurs cols et de leurs fichus, prenant autour des figures, dans ce crépuscule qui est là, – la lumière de toute la journée, – la crudité des blancs dans de vieux tableaux qui ont noirci.

Cette chambre, appelée le poulailler, est le local misérable, dans lequel la maîtresse de maison, pour économiser le velours d'Utrecht de son salon, tient ses femmes, toute la journée, en ces quartiers, où l'Amour ne vient guère en visite que le soir.

Le temps est long dans cette obscurité, en cette nuit du jour, où, sous la durée des heures lentes, s'assombrit la pensée, se tait à la fin, dans un silence de mort, la parole bavarde de la femme. Enfin trois heures… trois heures et le merlan. Au yaulement de l'artiste capillaire dans l'escalier, aussitôt les immobilités et les endormements ennuyés de se réveiller dans un étirement de bête, de se secouer, de quitter leurs chaises. Le petit réchaud à chauffer les fers est allumé, est installé en un clin d'oeil sur la table. Déjà les femmes, à la mine mendiante d'enfants demandant qu'on leur conte des histoires, se pressent contre le jeune homme au toupet en escalade. Et tout le temps que le peignoir passe des épaules de l'une sur les épaules de l'autre, toutes faisant cercle autour de l'homme au peigne, et toutes appelant ses réponses en même temps, lui arrachent de la bouche ce qui se passe, ce qui se dit, ce qu'il a vu, le pressent enfin de parler, sans qu'il ait rien à dire, avides, dans cet enfermement grisâtre, d'entendre quelqu'un leur apportant quelque chose du dehors, de la rue, du Paris vivant et ensoleillé.

Puis le coiffeur parti, dans l'air où d'invisibles araignées semblent tisser leurs toiles couleur de poussière, revient l'ennui de cette vie de ténèbres, et cela jusqu'à l'heure où, parmi le flamboiement du gaz, se lève le jour de la prostitution.

Ces journées étaient les journées de la nouvelle existence parisienne d'Élisa.

XX

Le moment était venu. Un foulard blanc au cou, sur la tête un chapeau de velours noir avec un bouquet de géraniums ponceau, Élisa, dans la triste et neutre toilette du vice pauvre, enfournait le caraco banal, bordé de poil de lapin, qui servait, tour à tour, à toutes les filles de la maison.

Au dehors, qu'il plût, qu'il neigeât, qu'il gelât, bien portante ou malade, Élisa était tenue de faire son heure, dans la pluie, la neige, la bise, la froidure.

Elle sortait de l'allée, où la lampe de l'escalier mettait sur l'humidité des murs un ruissellement rougeoyant, et se lançait sur le trottoir: un trottoir côtoyant de vieilles bâtisses ressoudées tant bien que mal, interrompu par les rentrants des maisons bâties d'après le nouvel alignement, coupé, çà et là, par des bornes défendant des entrées de cours, noyé par l'eau du ruisseau, au moindre orage.

Elle allait, revenait sur le trottoir, marchant vite et retroussée haut, la tête tournant à droite, à gauche, en arrière, à tout bruit de bottes sur le pavé, la bouche susurrant: «Monsieur, écoutez donc?» Elle allait, revenait, donnant à voir, sous sa jupe remontée des deux mains, la provocante blancheur de son bas jusqu'aux genoux. Elle allait, revenait, les hanches remuantes de tordions, faisant faire sur le trottoir, à son jupon empesé, le bruit d'un balai de bouleau dans les feuilles mortes. Elle allait, revenait, barrant le trottoir à tout passant, avec ici et là la double avance d'un corps imitant le lascif balancé d'une contredanse. Le long des murs verdâtres, au milieu des sales ténèbres, fouettée d'ombres et de lueurs de gaz errantes sur le ballonnement et l'envolée de sa marche, Élisa allait, revenait sur le trottoir, tout à la fois provocante et honteuse, tout à la fois hardie et craintive, tout à la fois agressive et peureuse des coups.

Cinquante pas, vingt-cinq pas en deçà, vingt-cinq pas au delà de l'entrée de l'allée: c'était la promenade réglementaire d'Élisa, promenade limitée entre la maison portant le n° 17 et un terrain vague. La voici devant l'atelier de recannage, qui avait comme enseigne deux chaises dépaillées en saillie au-dessus de sa porte; puis devant le marchand d'abats, où, dans un rentrant de fenêtre, pendant le jour, s'installait une friturerie de beignets; puis devant le coiffeur; puis devant la maison noire, où se balançait à une fenêtre grillée du second étage une épaulette de soldat de ligne, apportée là par les hasards d'une émeute; puis devant le débit de vin dans le fond duquel on dansait la bourrée le dimanche; puis devant une remise de voitures à bras; puis devant un fournisseur de cordes à boyaux pour archets, dont les volets étaient peints de grands violons, couleur de sang; puis enfin devant une palissade renfermant les ruines d'une construction effondrée. Et cela fait, Élisa recommençait… avec l'ennui irrité de revoir, soixante fois dans une heure, les mêmes maisons, les mêmes devantures, les mêmes pierres.

 

La sortie d'Élisa avait lieu, quand elle pouvait l'obtenir, en ces commencements de nuits parisiennes, où le pâle faîte des maisons se perd dans l'azur décoloré d'un ciel resserré entre deux toits, tout au haut duquel tremblotte une petite étoile.

Le plus souvent, Élisa était dehors, en des heures reculées, qui n'ont pour lumière, dans le lointain endormi et le ciel enténébré, que les rondes lanternes des hôtels où on loge à la nuit. Bientôt les passants se faisaient rares. Dans la rue il n'y avait plus, et encore de temps en temps, qu'un ivrogne attardé qui pissait contre la palissade en parlant tout haut. L'une après l'autre les boutiques s'étaient éteintes, puis fermées; seule la lueur d'un quinquet chez le coiffeur mettait un rayonnement trouble dans les vieux pots de pommade de la devanture, montrant, sous un éclairage fantastique, deux petits bustes. Sur un commencement de gilet rose et sur une cravate bleu de ciel, riait une tête de négrillon, aux cheveux crépus, sous un chapeau gris, un chapeau joujou, et le négrillon avait comme pendant, sous un autre petit chapeau, mais noir, un joli jeune homme aux cheveux blonds frisés, en cravate blanche attachée par une broche, avec de petites moustaches sur le bois colorié de sa figure. Ainsi que les choses lumineuses dans l'obscurité prennent, forcent le regard, les deux petits bustes, chaque fois que passait devant eux Élisa, arrêtaient la promeneuse, et la retenaient de longs instants, pendant lesquels, dans la fatigue de ce manège sur place, dans l'ahurissement de cette promenade toujours allante et revenante, ses yeux, sans la conscience de ce qu'ils regardaient, contemplaient stupidement les deux poupées macabres.

Soudain Élisa, donnant un coup de plat de main sur sa jupe, se redressant, relevant la tête, reprenait un moment sa marche, qui, sur le pavé gras, sur le pavé mouillé de toutes les lavures des boutiques, perdait bientôt son impudique élasticité, et devenait lente, paresseuse, traînarde.

Enfin le coiffeur couché, la rue déserte, Élisa continuait à aller et à venir, en compagnie de son ombre, mettant un peu derrière elle, sur les affiches blanches de la palissade frappée par le réverbère, la lamentable caricature de la prostituée battant son quart dans la nuit solitaire.

XXI

– Mon enfant, vous êtes à l'amende!

C'était Madame qui, pendant le dîner, faisant le tour de la table et passant la main dans le dos d'Élisa, la surprenait sans son corset.

La semaine suivante, il y avait une nouvelle amende prononcée contre Élisa par Madame, qui affichait la plus grande rigidité au sujet de la tenue de ses femmes, et une autre semaine encore, une autre amende: si bien qu'Élisa désertait la maison au bout de deux mois, et allait dans la maison de la rue voisine. Là, presque aussitôt, une dispute avec une camarade la faisait quitter le bazar. Elle changeait de nouveau, ressortait d'une construction aux plâtres mal essuyés, dont elle emportait une «fraîcheur». Elle ne demeurait guère plus dans un établissement, où elle ne voulait pas permettre au «lanternier» de s'immiscer dans ses affaires. Et pour un motif légitime ou absurde, pour une raison quelconque, la plupart du temps pour un rien, et sous le prétexte le plus futile, elle abandonnait brusquement les murs au milieu desquels elle vivait depuis quelques semaines, transportant sa petite malle et son humeur voyageuse à deux ou trois portes de là. Pendant l'espace d'un petit nombre d'années, Élisa faisait ainsi les maisons des rues, qu'un ancien livre nomme «des rues chaudes», les maisons de la rue Bourbon-Villeneuve, de la rue Notre-Dame de Recouvrance, de la rue de la Lune, du passage du Caire, de la rue des Filles-Dieu, de la rue du Petit-Carreau, de la rue Saint-Sauveur, de la rue Marie-Stuart, de la rue Françoise, de la rue Mauconseil, de la rue Pavée-Saint-Sauveur, de la rue Thévenot, puis les maisons de la rue du Chantre, de la rue des Poulies, de la rue de la Sonnerie, de la rue de la Limace; – toutes les obscures et abjectes demeures de ces deux quartiers du coeur industriel de la capitale, formant, il y a une trentaine d'années, le quatrième et le sixième lot de la prostitution non clandestine de Paris.

En ce besoin inquiet de changement, en cet incessant dégoût du lieu habité et des gens déjà pratiqués, en cette perpétuelle et lunatique envie de nouveaux visages, de nouvelles compagnes, de nouveaux milieux, Élisa obéissait à cette loi, qui pousse d'un domicile à un domicile, d'un gîte à un gîte, d'un antre à un antre, d'un lupanar à un lupanar, la prostituée toujours en quête d'un mieux qu'elle ne trouve pas plus que l'apaisement de cette mobilité, ne permettant à son existence circulante que de stationner le temps de s'asseoir, sous le même toit.

XXII

L'ébranlement perpétuel du système nerveux par le plaisir, en un corps qui ne l'appelle ni ne le sollicite; – la nourriture à la viande noire, flanquée des quatre saladiers de salades au hareng saur de fondation; – les excès d'alcool, sans lesquels une fille, devant une commission, déclarait «vraiment le métier pas possible»; – l'abus de l'eau-de-vie de maison publique, qui est comme de l'eau dans la bouche et une brûlure dans la gorge; – les journées claustrales aux persiennes fermées, les journées de ténèbres avec l'ennui spleenétique des jours de pluie, de neige, du vilain temps de Paris; – les brusques transitions de ces passages de la nuit du jour au jour flamboyant de la nuit, et des heures vides aux heures délirantes; – la fatigue insomnieuse d'une profession qui n'a pas d'heures qui appartiennent à l'ouvrière; – la discipline taquinante d'un gouvernement de vieille femme; – la constante inquiétude d'une dette qui grossit toujours et poursuit la femme de maison en maison; – la perspective, chez une fille d'amour vieillissante, du lendemain du jour où partout on la repoussera avec cette phrase: «Ma fille, tu es trop vieille;» – les séjours au dépôt, à Saint-Lazare, dans l'anxiété folle de n'en jamais sortir et d'y être éternellement retenue par le bon plaisir de la police; – le découragement de se trouver sur la terre hors du droit commun et sans défense et sans recours contre l'injustice; – la conscience obscure de n'être plus une personne maîtresse de son libre arbitre, mais d'être une créature tout en bas de l'humanité, tournoyant au gré des caprices et des exigences de l'autorité, de la matrulle, de qui passe et qui monte: une pauvre créature qui n'est pas bien persuadée, au milieu des restes de sa religiosité, que la miséricorde de Dieu puisse s'abaisser jusqu'à descendre à elle; – le sentiment journalier de sa dégradation jointe à la susceptibilité mortelle de son infamie; – toutes ces choses physiques et morales, par lesquelles vit et souffre l'existence antinaturelle de la prostitution, avaient, à la longue, façonné dans Élisa l'être infirme et déréglé représentant, dans la femme primitive modifiée, le type général de la prostituée.

Un esprit mobile, inattentionné, distrait, fuyant, vide et plein de vague, ne pouvant s'arrêter sur rien, incapable de suivre un raisonnement, tourmenté du besoin de s'étourdir de bruit, de tapage, de loquacité.

Une imagination, où, dans la terreur religieuse d'un de ces cultes de l'extrême Orient pour ses divinités du Mal, est tout en haut des tremblantes adorations de la femme: Monsieur le Préfet de police. Une imagination frappée et toujours troublée par des appréhensions, par des craintes, par des peurs de l'inconnu d'un avenir fatal, dont elle va d'avance demander le secret aux tireuses de cartes. «La Justice et une mort prochaine,» avait prédit à Élisa une pythonisse de la rue Git-le-Coeur. La prédiction revenait souvent dans l'effroi de sa pensée nocturne.

Une raison qui a perdu le sang-froid, qui est toujours au bord des résolutions extrêmes, du risque-tout d'une tête perdue; une cervelle malade traversée, à la moindre contradiction, des colères convulsives de l'enfance, toutes prêtes à mettre aux mains de la femme le peigne à chignon, faisant à la blessée des blessures dont elle ne guérit pas toujours.

Ça: c'est l'être psychologique.

L'être physiologique avec les diversités des organisations, des tempéraments, des constitutions, se personnifie moins bien dans une individualité. Cependant, Élisa présentait certains caractères génériques. Elle commençait à prendre un peu de cette graisse blanche, obtenue ainsi que dans l'engraissement ténébreux des volailles. Il y avait chez elle cette distension de la fibre, cette molasserie des chairs, ce développement des seins. Et ses lèvres, toujours un peu entr'ouvertes, étaient ces lèvres, où le ressort du baiser semble comme cassé.

XXIII

Élisa entrait alors dans une maison de l'avenue de Suffren, vis-à-vis de la façade latérale de l'École militaire, en face de ce grand mur jaune, montrant, à toutes ses fenêtres, des bustes de soldats en manches de chemise.

La maison faisait partie d'un pâté de constructions, logeant des industries misérables ou suspectes, flanqué de bouchons écrasés sous le nom sonore d'une de nos grandes batailles. C'était d'abord, à l'angle de l'avenue et du boulevard de Lowendal, la boutique loqueteuse d'un brocanteur d'effets militaires. Aux murs, confondus avec d'antiques carricks de cochers de coucou, se balançaient de vieux manteaux rouges de cuirassiers, des vestes pourries de hussards, des pantalons déteints à la doublure de cuir entre les jambes. À travers les carreaux verdis des deux fenêtres, se voyaient vaguement, ainsi que de la boue, du fumier et de la rouille, des plumets, des gants d'armes, des tabliers de sapeur précieusement roulés, des paquets de rasoirs, des bottes d'effilés d'épaulettes, des chapelets de boutons d'uniformes, et des dragonnes de sabre dans des litrons à noisettes. Après le revendeur de la défroque de la Gloire, venait une longue et sinistre maison basse, aux volets hermétiquement fermés, sans une apparence de vie intérieure derrière son mur peint en vert couleur d'eau croupie, où s'étalait superbement: HÔTEL DE LA VICTOIRE. À droite de l'hôtel garni, était appuyée une petite construction en bois, montée avec des matériaux de démolition, sur laquelle on lisait: AU PETIT BAZAR MILITAIRE. Un invalide y vendait, pendant la journée, des savons, des pommades, des eaux de senteur provenant de la faillite de parfumeries infimes. Le bazar touchait à un marchand de vin annonçant sur sa muraille: Petit noir à 15 centimes, et ayant pour enseigne: AU PONT DE LODI. Après un rideau sale, était attachée, par une épingle, une ancienne affiche du théâtre de Grenelle: Le Monstre magicien. La cinquième maison, où demeurait Élisa, était la belle maison de l'Avenue. Elle avait deux étages. Sa porte d'entrée s'avançait sur la chaussée, décorée de ces verres de couleur qui font l'ornement des kiosques. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient garnies de glaces dépolies à arabesques, les fenêtres de l'entresol étaient fermées par des persiennes vertes. Une teinte claire égayait la façade; des panneaux peints imitaient de transparentes plaques de marbre. Sur le panneau central, se détachait le numéro figuré par deux énormes chiffres dorés. À la suite de la maison au gros numéro, on apercevait au-dessus d'une brèche, en un vieux mur, un toit de hangar et de grands soleils: entre leurs efflorescences d'or séchait, l'été, du pauvre linge de soldat. Plus loin, dans la continuation du mur, une porte menait à une façade en vitrage sous un auvent de treillage, à un bâtiment de plâtras, rapiécé de planches, qui était un jeu de quilles couvert, pour l'amusement des militaires, les jours de pluie et de neige. Il y avait encore un rustique café de village, portant écrit sur une bande de papier collée à son unique fenêtre: Au rendez-vous des Trompettes. Puis se dressait un baraquement, où s'était installé un réparateur de vélocipèdes, étalant sur la voie toute sa ferraille roulante, au milieu d'un public d'enfants, traînant dans la poussière, un derrière culotté du rouge d'une vieille culotte de la ligne. Presque aussitôt, commençait une interminable palissade enfermant, dans les terrains non bâtis jusqu'à la Seine, des pierres de taille et des pavés, – une palissade toute noire d'affiches: À la Redingote grise.