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La maison d'un artiste, Tome 2

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CABINET DE TOILETTE

Moi! c'est particulier à ma nature, quand je me peigne ou que je me brosse les dents, j'aime à avoir au mur, pendant ces opérations ennuyeuses, un morceau de papier colorié ou un tesson de poterie, qui chatoie, qui éclaire, qui reflète de la lumière dans des couleurs de fleurs. – Et voilà pourquoi mon cabinet de toilette est littéralement couvert de porcelaines et de dessins à la gouache.

D'abord, au plafond, c'est une copie agrandie d'une page de l'album japonais qui a pour titre: les Oiseaux et les Fleurs des quatre saisons, de l'illustre Takeoka, une copie exécutée à l'huile par mon «Anatole» de Manette Salomon. Car Anatole Bazoche n'a pas terminé son existence au Jardin des Plantes, ainsi qu'il finit dans le roman. Il est, je crois, bien vivant encore, et même le malheureux, après la Commune, sans qu'il eût rien fait pour cela, a passé, sur les pontons, un temps assez long, pour, au jour de sa délivrance, avoir eu, à son premier repas à terre, un moment d'hésitation devant une fourchette et l'usage qu'on en fait.

Les murs disparaissent sous des nattes tendues dans des compartiments de bambous, et les portes, la fenêtre et la glace sont laquées en rouge, comme on fabrique ici le laque rouge, et de ce vermillon triste qui ressemble un peu au montant d'une guillotine. Bref, en Europe, il faut se contenter de cela!

Les dessus de portes sont faits d'académies de femmes couchées de Boucher, et sur chaque porte pend, frissonnant sous les courants d'air, un kakemono: l'un, qui est comme une fusée de coquelicots, de pavots, de roses trémières dans un tendre feuillage aux nervures d'or; l'autre, montrant un coq, la queue en faucille, le plumage effarouché, et semblable à un fantastique paraphe de calligraphe, lavé d'une encre de Chine qui rappelle les bistres noyés de Fragonard.

Ici, au milieu d'un mur, est accrochée la petite polissonnerie à la gouache de Mallet, représentant un peintre du Directoire tenant sur ses genoux son modèle nu, et que surmonte un des plus beaux dessins de Débardeuses de Gavarni, de sa puissante et solide facture de Londres.

Là, sur le mur qui fait face, des deux côtés d'un petit miroir du dix-huitième siècle, à la rocaille finement sculptée, les deux fonds de parcs français à la gouache de Moreau, de la vente Carrier, sous lesquels, contraste bizarre, se voit un panneau japonais, où se détache, sur le laque noir du fond, un poisson séché en nacre, qu'enroule une algue aux boutons de corail.

Au fond, une grande tablette de marbre blanc, portant une toilette de cristal d'Allemagne, où le soleil jette des lueurs de rubis dans des irisations laiteuses.

Et autour de ces objets, du plancher au plafond, sur la natte qui disparaît sous elle, des assiettes, des assiettes, des assiettes mettant à la muraille leurs disques émaillés.

Ce ne sont pas des assiettes aux sept bordures, et qui coûtent à l'heure qu'il est dix-huit cents francs pièce; ce sont tout simplement d'honnêtes assiettes de la Chine, aux émaux un peu brutaux, mais qui font sur le blanc de la porcelaine des taches si gaies, si riantes, si amusantes. Dans le nombre, quelques-unes cependant méritent d'être classées comme des pièces de collection. Il y en a une de la période Yung-tching (1723-1736), aux rinceaux d'une pureté et d'une netteté extraordinaires, une assiette rouge de fer glacé, et les céramistes connaissent la difficulté du glaçage du rouge de fer. Il y en a une autre de la Compagnie des Indes, au rebord pourpre brunâtre, dont les arabesques bleu et or fourniraient un original modèle à un fabricant moderne. Il y en a une dernière de fine porcelaine, représentant un moineau posé sur une branche fleurie, au plumage de l'oiseau et au feuillage de l'arbuste bleus, à la fleur déchiquetée couleur de lie de vin: une assiette d'une harmonie adorable. Il y en a deux encore, deux petites assiettes à manger le riz, à la marque du brûle-parfums, et aux riches émaux transparents, dont les iris d'eau et les fleurs de pêcher sont entremêlés de poésies, dont chaque lettre est tracée sur une pastille d'émail.

L'assiette aux iris d'eau dit: Tourmenté par les effluves du printemps, je ne suis pas encore réveillé de mon ivresse, lorsque le soleil paraît à l'horizon, car je pense à la belle Kiun-Wang, qui passe ses journées, le sourire sur les lèvres, dans son pavillon en bois de cèdre.

L'assiette aux fleurs de pêcher dit: Les fleurs du pêcher se fanent et laissent tomber leurs pétales pour former les fruits. L'arbre tout entier se dépare de ses belles couleurs, les feuilles tombent à leur tour: c'est là l'ordre naturel des choses; n'en accusez pas la brise du matin36.

Au milieu de ces assiettes est une grande plaque de porcelaine, sans doute un de ces carreaux employés pour la décoration des paravents et des lits, dans le bois desquels on les encastre: une plaque fleurie de larges pivoines échevelées de toutes les couleurs. Et je ne veux pas oublier non plus un petit plateau, dont le fond blanc mat, grummeleux, à dessins vermiculés, et la coloration légère, fouettée, volante des bouquets de fleurs, donnent à croire que cette porcelaine est un plateau de cuivre émaillé.

Et les assiettes de la Chine s'entre-croisent avec des assiettes du Japon, étalant, sur la faïence de Satzuma, des vols de grues, des vols de rouge-gorge, et sur de la grosse porcelaine de Kaga, à l'entour rouge, des grappes de petits fruits mi-violets, mi-dorés, dans un feuillage d'un vert dur.

De toutes ces choses plates se détachent du mur, de distance en distance, placées sur des portoirs, des potiches de la Chine et du Japon et notamment des bouteilles de Kioto, au col élancé de gargoulettes, à la décoration or, bleu, cendre verte, sur le craquelage bis et gris de la couverte, et qui semblent de rudimentaires produits de l'Orient des États barbaresques, toutefois d'un goût plus épuré, plus raffiné, plus Extrême-Orient.

Mais, au milieu de cette poterie de l'Asie, voici quelques porcelaines de l'Europe. Voici ce Saxe, la statuette du petit Chinois, aux pommettes à peine rosées dans sa blanche figure, aux babouches jaunes, à la robe à fleurettes, et auquel un balancier fixé à un collier de bronze doré fabriqué au dix-huitième siècle, fait la tête branlante: joli joujou de ce vieux Saxe aux pâles colorations des chairs, et qui se trouve être le premier bibelot acheté par mon frère37. Voici une pipe de Saxe trouvée dans un voyage d'Allemagne, à Nuremberg, et formée par une tête d'homme moitié satyre, moitié hulan, et dont la cadenette poudrée s'entortille autour de la rocaille fourchue de ses oreilles, une merveille de modelage. Voici encore une veilleuse tout enguirlandée d'œillets, de clochettes, de vergissmeinnicht en relief, et qui éclairait, de sa douce lueur opaline, le sommeil indigestionné du bourgeois, dont la laideur écrouelleuse a été immortalisée par le crayon de Daumier. Oui, cette veilleuse est la veilleuse du docteur Véron!

Sèvres, notre vieille et glorieuse fabrique nationale, figure aussi dans ce petit musée de porcelaines. Parmi les cannes de ce cannier, regardez cette béquille bleu turquoise, toute semée de fleurs de lys d'or: c'est une béquille sur laquelle a dû s'appuyer une vieille main royale. Et regardez encore ces deux pièces de blanc pâte tendre, ce compotier «à feuilles de choux», et cette assiette festonnée de Duplessis à la bordure d'or «à dents de loup». Le délicat modeleur que cet ornemaniste, orfèvre de son état et porcelainier par occasion, et les miraculeux bouquets en relief noués d'un ruban dont il relève le marli d'une assiette: légers gaufrages qui semblent repris et parachevés par le ciseau d'acier d'un ciseleur, par la pointe avec laquelle le sculpteur Nini retouchait ses terres cuites.

Pleurons, pleurons cette porcelaine tendre, au charme indicible, à la pâte onctueuse, mélangée de tout, et de je ne sais quoi, et même d'une partie de savon38, à la couverte faite comme de la glaçure transparente d'une feuille de verre; car elle est morte, cette porcelaine légendaire, tuée par un savant, par l'illustre Brongniart. Il a voulu, le savant, une porcelaine résistante, inrayable, et dont les pièces fussent toutes uniformément parfaites, en un mot une porcelaine de commerce supérieure. Et tout d'abord pour que la porcelaine dure ne rencontrât plus à l'avenir d'objet de comparaison, le nouveau directeur, – détail inconnu, – faisait, par un coup d'autorité directoriale, enfouir, dans le quinconce de Sèvres, toute l'ancienne provision de pâte tendre. Cela fait, Brongniart se mettait à appliquer à sa porcelaine naturelle cette couverte dans laquelle on pulvérise du biscuit, cette couverte en vigueur depuis, une couverte exempte de tressaillures dans les tournants, mais opaque, et qui empâte et englue le modelage du décor, et qui rend à tout jamais impossible le refaçonnage des assiettes de Duplessis. C'était logique, car il est une loi rigoureuse qui veut que là où le savant entre dans une chose d'art, il fasse de la chose d'art une chose d'industrie. Et savez-vous ce qui est arrivé? C'est que, quoiqu'on ait la recette de l'ancienne pâte tendre, fabriquée à Sèvres, on n'a jamais réussi à la refaire: dans tous les essais de récréation de la pâte, il a toujours manqué un certain tour de main inattrapable39? Et avec quoi ont été fabriquées les quelques pièces en pâte tendre du second Empire? – Le public ne s'en doute guère, – avec un barillet de la pâte tendre de la vieille manufacture, échappée à la destruction commandée par Brongniart!

 

CHAMBRE A COUCHER

Un lit, un immense lit, un lit prenant toute la chambre, un de ces lits monumentaux dans lesquels le dix-huitième siècle mettait à l'aise et la naissance et la mort de l'homme.

Et la merveille de sculpture que ce lit, avec son ample impériale surmontée d'une couronne de roses, avec ses dossiers du chevet et du pied aux nœuds de rubans faisant onduler leur léger chiffonnage à travers une avalanche de lilas, de volubilis, de marguerites aux pétales mous et fripés, avec son bateau sur l'enchevêtrement strié duquel se détache au milieu un listel enfermant un bouquet-miniature si bien fouillé! Et le joli plafond ovale du couronnement dont les baguettes enrubannées courent à travers l'étoffe, faisant les plus heureux compartiments sur les plans en retraite du ciel de lit! Et le goût de l'architecture générale du meuble, et les ingénieuses combinaisons des oves, des perles, des raies de cœur, des modillons, des palmettes, des cannelures, et l'habile mariage des lignes droites avec les lignes courbes, et la savante opposition des parties plates et tranquilles, où la sculpture n'est pour ainsi dire qu'à l'état de gravure auprès des parties chargées et détachées en plein relief! Dans cette mise en œuvre de la richesse et de la sobriété du décor sculptural, et qui sort ce meuble du dessin du mobilier banal et courant du temps, vous reconnaissez le caractère du lit de grande maison du dix-huitième siècle, du lit tout simplement peint en blanc, et dont toute la dorure était la discrète feuille d'or, appliquée sur les boulons de fer. Ce lit, provenant du château de Rambouillet, passait pour le lit où couchait la princesse de Lamballe, pendant ses séjours chez son beau-père.

Les tentures du lit, d'un satin bleu pâle aux dessins brochés en blanc, représentaient des branchages auxquels étaient suspendus des lambrequins retroussés par des glands, avec, de distance en distance, un vase Louis XVI, où se dressaient trois tulipes, et autour de la draperie flottait une grande frange de cannetille parsemée de petits glands en forme de fleurs de fuchsia. Mais malheureusement les soieries étaient en trop mauvais état, et elles n'ont pu resservir.

Deux fauteuils en tapisserie, une console Louis XVI d'une forme rare, une commode-tombeau dont le sombre bois sanguin disparaît sous les dorures des ferrures, des poignées, des coins, des sabots; c'est, avec le lit, tout le mobilier de la chambre, où l'heure sonne à une petite pendule du temps, entre deux flambeaux-carquois, ciselés par un ciseau digne de Gouthière, et dorés comme des louis.

J'oublie une cassette en marqueterie, fabriquée de ces beaux bois ondés et satinés des îles, recherchés par le siècle dernier. C'est la cassette où mon élégante grand'mère enfermait ses plus beaux cachemires, car elle en avait tant et tant… que je me rappelle, lors de sa mort, mon étonnement d'enfant à entendre, dans l'escalier de la maison, les marchandes à la toilette appeler la vente: la vente de l'Indienne. Aujourd'hui, de ma grand'mère, tout ce qu'il reste dans la cassette, est un curieux carnet de comptes sous le Directoire, au moment de la dépréciation des assignats, en des mois où un dindon coûtait 600 livres; et ce carnet se trouve au milieu de traités littéraires, de titres de valeurs, de factures de bibelots, de papiers de famille, de tout le fouillis des sérieuses archives de l'individu vivant, mêlées aux reliques qu'il garde de ceux qui ne sont plus, et où parfois mes doigts touchent la croix d'officier de mon père, l'anneau de mariage de ma mère, une blonde boucle de cheveux de ma petite sœur Lili, tuée par le foudroyant choléra de 1832, morte sur nos genoux dans un compartiment de diligence, en l'affreuse incertitude de ne pas savoir si nous devions descendre dans les villages que nous traversions, ou s'il ne valait pas mieux attendre notre arrivée dans une grande ville.

Et quoi encore dans la chambre? Quatre grands rouleaux de la porcelaine céladon, collectionnée par Mme de Pompadour, se dressant aux deux extrémités de la cheminée, aux deux côtés de la commode, et, posée sur la console, une glacière de Saxe, aux six coquilles, mouchetées de bouquets de petites fleurs. Un ensemble d'objets qui, le matin, lorsque j'ouvre les yeux, me donne l'impression de me réveiller, non dans mon temps que je n'aime pas, mais bien dans le temps qui a été l'objet des études et des amours de ma vie: en quelque chambre d'un château d'une Belle au Bois dormant du temps de Louis XV, épargnée par la Révolution et la mode de l'acajou.

Mais ce qui complète l'illusion, ce qui fait de cette chambre une chambre du siècle passé, c'est l'enfermement de ce lit, de ces meubles, de ces bronzes, de ces porcelaines entre quatre murs de tapisserie à fond blanc.

Au bout de rubans bleus, aux gros choux frisés, des médaillons à personnages, sous lesquels sont suspendues des corbeilles de fleurs, remplissent la claire tenture de notes gaies et pimpantes, éclatant comme dans une poussière de pastel. Les Fables et les Contes de La Fontaine ont fourni à la fois les sujets des médaillons: on y voit Perrette pleurant échevelée sur son pot au lait cassé, avec des douleurs de chanteuse d'opéra comique, et une femme renversée par un galant sur un cuveau, dans le fond duquel travaille son mari, vous donne une mise en scène fragonardesque du Cuvier. Ces scènes sont alternées de trophées, où sur des arcs et des carquois de Cythère, dans l'enroulement de trompes de chasse, se becquètent des colombes roucoulantes, au-dessus de l'épanouissement de gerbes de pavots, de roses trémières, de soleils, d'immenses fleurs déchiquetées que viennent rejoindre des chutes de fleurettes serpentant par tout le fond. Les personnages sont assez médiocres, et les bergères ont parfois les yeux trop rapprochés des oreilles; mais les trophées sont si charmants, et la flore de ce vieil Aubusson offre une séduction si grande: la séduction d'une esquisse de peintre largement brossée, exécutée et tissée dans de la laine.

Le charme qu'ont dans la chambre où l'on couche des murs de tapisseries! le joli éveil de l'aube sur le velouté de ces couleurs, qu'on dirait des couleurs de fleurs légèrement malades, et le doux et imperceptible allumement, dans la blancheur gorge de pigeon de la trame, des tendres nuances, des tons coquets; et comme, dans le premier rayon de soleil, ce qui n'était tout à l'heure que taches diffuses et riantes, se profile en des corps élancés de chasseurs à l'habit rouge et culottés de jaune, en des silhouettes de bergères poudrées, au corsage bleu de ciel, assises sur des tertres, dans de la verdure blonde.

Toutefois, la vraie, la bonne, et, le dirai-je? la mystérieuse représentation donnée par des tapisseries, c'est celle de la nuit, sous la danse tremblotante des lueurs d'un feu qui meurt dans la cheminée. Pourquoi la peinture est-elle une création sans magie, une figuration d'êtres, auxquels l'imagination de l'enfance ne prête jamais, sous leur vernis, une existence extra-naturelle, tandis qu'elle est disposée à nourrir un commerce de curiosité, de foi, d'affection avec les personnages de tapisserie au milieu desquels s'endort son sommeil? – Et d'où viennent parfois, à de certaines heures, et sous de bizarres éclairages, les sillonnements de vie humaine qui semblent parcourir et gonfler l'immobilité de ces plates créatures de soie et de laine?

Mais la voici éteinte, la lampe!.. et tout d'un coup le détail et le dessin du mobilier de la chambre, noyés dans de transparentes ténèbres, où le bleu et le rouge des tapisseries au milieu de la pâleur dorée du fond, ressemblent, au bout de quelques instants, aux coquelicots et aux bleuets d'un champ de blé mûr, enseveli dans l'épaisseur d'un brouillard. En les profondeurs livides de la glace obscure, en son luisant de perle noire, au-dessous du baldaquin blanc et de son bouquet à jour, le portrait de Jules se reflète, – tout lointain. Des filets de clarté lignent la boiserie, des scintillements dorés courent sur les baguettes de la corniche, jouent autour des poignées de bronze de la commode ventrue, pendant que le ruban sculpté du pied de mon lit se colore, en son découpage intérieur, d'une espèce de vernis de feu, d'un reflet brûlant de la braise du foyer assoupi.

Peu à peu l'obscurité se fait plus profonde, l'ombre remuante du dessus de la cheminée grandit gigantesque au plafond, et les colorations de la tapisserie, comme retournées contre le mur, semblent montrer l'écheveau brouillé de leur envers. A ce moment du foyer qui crépite, s'échappe un éclair qui parcourt la pièce d'une raie flamboyante, semblable au tortil colère de la mèche d'un coup de fouet, un second dans lequel s'entrevoit, un instant parmi l'invisible, une corbeille de fleurs, un troisième qui montre une jupe de femme se dessinant comme sous un courant de vaguettes roses, et d'autres éclairs encore, qui jettent, en une langue de flammes, sur le torse svelte ou le jarret nerveux d'une figure d'ombre, la lumière allongée et la tromperie d'un mouvement de danse ou de marche qui commence… C'est alors, coup sur coup, une succession de fulgurations, des tressaillements et des battements de lueurs ignées, des évanouissements et des rallumements d'incendies, un tremolo saccadé sur la muraille, de nuit et de jour, et où, dans l'éternel tressautement lumineux, pareil à une agonie de lumignons, la pastorale galante, avec ses visages de femmes, couleur de pêches vertes, semble s'animer d'une trépidation humaine dans du fantomatique souriant, – et que vos yeux regardent avec un peu un rêve qu'ils ont déjà sous leurs paupières demi-fermées. Puis, un silence dans la cheminée, et une grande ombre tranquille qui monte dans la pièce, et qui a l'air de recouvrir d'une housse grise les tapisseries, et leur vie de minuit… et après quelques minutes, en l'effacement général de tout, revient doucement un ton argenté dans le ciel des médaillons, avec le dessin, – le dessin qu'y voit votre mémoire.

Jeune, il est loisible de coucher dans un chenil. Vous avez autour de vous la bonne odeur de votre santé, et l'illumination de votre jeunesse. Mais à l'heure où l'on devient vieux, malingre, souffreteux, il faut songer à meubler pour la maladie un coquet logis, où elle sera moins laide pour les autres et pour soi-même, et se préparer, au milieu d'élégances, à accueillir la Mort en délicat!

CABINET DE L'EXTRÊME-ORIENT

Contre la porte, c'est une petite vitrine en bois de poirier noirci, semblable à un grand cadre, et qui contient des netskés.

Les netskés sont de petites sculptures d'ivoire ou de bois, percées de deux trous, au moyen desquels le Japonais retient par un cordonnet, à sa ceinture, la boîte à médecine, la blague à tabac, l'étui de pipe qu'il porte sur lui.

 

C'est pour ainsi dire une breloque-bijou, à la confection de laquelle travaille toute une classe de fins et délicats artistes, généralement des spécialistes, qui se consacrent exclusivement à la représentation d'un objet ou d'une créature: ainsi l'on parle d'une famille qui, depuis trois générations, sculpte, au Japon, des souris, rien que des souris. A côté de ces artistes professionnels, dans ce peuple manuellement adroit, il y aurait des sculpteurs de netskés amateurs, s'amusant à sculpter pour eux-mêmes un petit chef-d'œuvre. Un jour, M. Philippe Sichel, s'approchant d'un Japonais qui entaillait, sur le pas de sa porte, un netské déjà très avancé, lui demandait s'il voulait le lui vendre, quand il l'aurait fini. Le Japonais se mettait à rire, et finissait par lui dire qu'il en avait bien encore pour dix-huit mois, en lui en montrant un autre à sa ceinture, qui lui avait coûté plusieurs années de travail. Et la conversation s'engageait entre les deux hommes: l'artiste-amateur avouait à M. Sichel «qu'il ne travaillait pas comme cela tout d'une haleine… qu'il avait besoin d'être en train… que c'était seulement certains jours… des jours où, après avoir fumé une ou deux pipettes, il se sentait dispos, gai»; enfin lui laissait entendre qu'il avait besoin, pour ce travail, d'heures d'inspiration.

A l'époque de la fabrication soignée des netskés, les ivoiriers japonais employaient le plus bel ivoire, cet ivoire laiteusement transparent qui prend avec le temps cette belle patine, ce doux jaunissement, cette chaude pâleur qu'il ne faut pas confondre avec le saucement des netskés modernes, fabriqués avec les qualités les plus inférieures de la dent d'éléphant, de la dent de morse, d'os même de poissons, – netskés ayant quelque chose, dans les sébiles où ils sont amoncelés, de vieilles molaires dans un crachoir de dentiste. Même comme l'ivoire fut toujours un objet d'importation au Japon, et par conséquent a été toujours assez cher, la forme bizarre, étrange, extravagante d'un netské ancien vous est expliquée par le désir de l'ivoirier d'utiliser toute sa matière première; mais, il faut le dire, ç'a été souvent pour l'artiste l'occasion de trouver les conceptions les plus ingénieuses et les combinaisons de lignes les plus imprévues.

Les anciens ivoires sont en général laissés à leur couleur naturelle, sauf une discrète teinte de rouille dans des parties fuyantes; seuls les animaux sont presque toujours teintés du fauve de leurs poils ou de leurs plumes. Chez les personnages, les cheveux, la barbe, les poils, les détails d'armures, de costumes, etc., tout trait d'ombre, enfin, est gravé en noir, les yeux quelquefois sont exécutés en émail, la bouche parfois est colorée en rouge, des barbes blanches aussi sont faites en pierre dure, et il arrive, mais très rarement, que quelque ornement a été fait d'un grain de corail, d'un rien de verre coloré.

Tous les netskés, sauf de bien rares exceptions, sont signés du sculpteur, en quelque coin de l'ivoire ou sur une petite tablette minuscule de burgau, incrustée dans la sculpture.

Essayons le catalogue descriptif de ces petites sculptures, en commençant par les Dieux, les génies, les personnages saints, les personnages héroïques et légendaires.

L'Olympe du Japon, ivoire où sont groupés Benten, Bishamon, Daikoku, Yébisu, Fukuroku-jïu, Hoteï, Juro, les sept Kamis, objet d'un culte spécial de la part des Japonais: Benten, la déesse des arts et de l'habileté manuelle, la tête ceinte d'une couronne d'or, et qui joue ordinairement du biwa, de la mandoline à quatre cordes; Bishamon, le dieu et le patron des soldats, cuirassé et casqué, et tenant d'habitude, dans sa main gauche, une petite pagode où sont enfermées les âmes des dévots qu'il a mission de défendre; Daikoku, dieu de la richesse, un maillet à la main, assis sur un sac de riz; Yébisu, dieu de la mer et patron des pêcheurs, reconnaissable à sa ligne où pend un ta , le poisson préféré du Japonais; Fukuroku-jïu, dieu de la longévité, vieillard à barbe blanche, au front conique et démesurément élevé par sa méditation continuelle, appuyé sur un bâton de voyage; Hoteï, dieu de l'enfance, portant sur le dos un barillet rempli de friandises pour les enfants qui sont sages, et qui est quelquefois figuré avec des yeux tout autour de la tête, à l'effet de voir les enfants méchants; enfin Juro, dieu de la prospérité, le plus souvent monté sur un cerf, et qui est là sculpté sous un bonnet carré, déroulant un grand rouleau, un édit de bonheur général. Dans cette sculpture, ainsi que dans les nombreuses représentations et images de l'Olympe, l'ironie du peuple japonais, son athéisme instinctif et naturel40, ridiculisent de la manière la plus irrévérencieuse, ses patrons religieux, les incarnant dans l'humanité la plus triviale. Benten, avec ses airs et ses attitudes de courtisane, n'est au fond qu'une fille de yoshivara. Bishamon, le Mars japonais, offre tous les caractères outrés et grotesquement fanfarons d'un Tranche-Montagne de théâtre. Daikoku et Yébisu présentent l'aspect physique de Sancho Pança. On croirait vraiment que l'imagination des artistes japonais prenne un malin plaisir à montrer leurs dieux sous la représentation la moins divine, et à faire voir leur Olympe, dans le gaudissement d'une matérielle santé et de grosses joies41. Cet ivoire est signé: Ono-Massa-Tami42.

Yébisu, le père nourricier du Japon avec les centaines de poissons, de crabes, de mollusques, d'herbes marines comestibles de ses mers et ses vingt-six espèces de moules et coquillages43. Jeté à plat ventre sur le dos d'un énorme poisson, il étale le large rire de son visage de polichinelle osque, et le volume de son gros fessier dans un pantalon à damier.

Fuzïn, le dieu des vents. Le vieillard, à la barbe et aux sourcils blancs frisés, est en train de charger sa sacoche d'ouragans, sous le poids de laquelle s'affaisse et fléchit sa robuste échine, et sa terrible musculature toute faite de nodosités, bossuant la maigreur de son vieux corps. Cet ivoire est signé Idé mitzou.

Une petite figurine de femme assise, les jambes croisées sur un dragon, auquel un Japonais agenouillé offre à manger. La femme est la souveraine de l'île de Liou Gou, une île sous la mer, habitée seulement par des dragons et des femmes. L'homme est le pêcheur Kawara-Toda-Fide-Sato, dont la reine est devenue amoureuse, et a gardé des années près d'elle, et lui a donné, quand il l'a quittée, une grande cloche, encore conservée dans le temple de Isi Yama.

Une petite figurine de femme, jouant d'une grande harpe posée sur les replis d'un dragon, dont la tête se soulève au-dessus du kotô, comme charmé par son harmonie. C'est une seconde représentation de la reine de l'île de Liou Gou.

Une apsara, une de ces divinités volantes communes à la Perse et au Japon. La figure, avec quelque chose dessus, de la placidité des visages de Boudha, les cheveux ceints d'une guirlande de fleurs et dénoués sur le dos, et tenant contre sa poitrine, de ses deux mains, une tige de lotus, l'apsara flotte dans l'envolement des étoffes, et ses pieds qu'on ne voit pas, se relèvent vers le ciel en le soulèvement d'une jupe, qui se profile comme une queue de carpe.

Le chasseur Nitau-Nosiro, célébré par le roman et par le théâtre. Monté à califourchon sur le dos d'un sanglier, qui foule et écrase sous ses pieds un de ses compagnons, d'une main il se retient à sa queue, de l'autre il s'apprête à lui enfoncer dans le flanc son court sabre, retroussé derrière lui. Les exploits des princes japonais contre les sangliers sont nombreux, et, dans la Salle des Lions du corps de garde impérial, était conservé un sabre à la poignée garnie de nacre, avec laquelle un djogoun avait fendu un sanglier en deux.

Dans une sorte de djinriksha, un personnage, tenant, devant sa figure, un éventail de plumes, est traîné par trois farouches guerriers, portant des fauchards, le fer en bas. C'est un sujet légendaire chinois, ainsi qu'il s'en trouve beaucoup dans les sculptures japonaises. Le personnage traîné dans la voiture est le célèbre stratégiste Kô Meï, et les trois guerriers attelés à sa voiture sont les généraux Quan On, Shin So, Tyo hi, qui se rendirent célèbres dans la guerre des Trois Contrées. Cet ivoire est signé: Sakou Eï Saï.

Shiô Gui, accroupi à terre, et occupé à repasser un sabre sur une pierre, sa grande barbe noire répandue autour de lui. Ivoire exprimant supérieurement la calme violence d'une action, où se lit la sauvage concentration d'une vengeance. Cet ivoire est signé: Jugio Joudyo.

Un sennin, un personnage saint, à la grande barbe grise, au haut front semblable au front du dieu de longévité, drapé, encapuchonné, et tenant une lanterne.

Un ascète. Assis à terre, la loque qui l'habille coulée de la courroie l'attachant au-dessus d'une de ses épaules, de grandes boucles d'oreilles pendant au bout de ses oreilles avachies, des anneaux serrant ses biceps atrophiés, il tient de la main droite un petit bâton de cèdre, surmonté d'une touffe de rubans de papier, avec lequel les personnages saints et les prêtres font des exorcismes et purifient l'air des influences diaboliques. C'est un triomphe pour les ivoiriers japonais de rendre l'étisie de la sainteté de là-bas, et de reproduire l'émaciement de ces membres et le parcheminage de ces visages. Et vraiment il n'est guère possible de mieux et plus savamment sculpter une ostéologie, recouverte d'une peau desséchée et ridée, que dans cette figurine. Mais l'ivoirier a fait plus, il a donné au visage l'expression morale de l'hébétement sénile; d'un rien même d'émail coulé sous les paupières, il a fait à ce vieillard, je ne sais comment, le regard de la vieillesse avec sa buée. Il n'y a pas à dire, c'est de l'art, s'il n'était pas japonais, que le public français trouverait de l'ordre le plus élevé; – et, chose curieuse, la draperie, avec ses petits plis fripés, n'est pas sans analogie avec les draperies italiennes d'albâtre du quatorzième siècle. Cet ivoire est signé: Shisa-Kazou.

36Je dois la traduction de ces deux poésies à l'obligeance de M. Frandin, interprète attaché à la légation de France à Pékin.
37Dans les exemplaires modernes, la tête rasée du petit Chinois est coiffée d'une feuille de chou.
38Regnault, l'ancien directeur de Sèvres, après avoir pris connaissance des choses hétérogènes entrant dans la pâte tendre, aurait dit: «Ça, ce n'est pas de la chimie, c'est de la cuisine!» Il a fait quelques fournées d'une porcelaine tendre vitreuse qui n'a rien de l'ancienne porcelaine tendre.
39On a continué à faire de la pâte tendre à Saint-Amand et à Tournai, mais c'est une autre fabrication que celle de Sèvres; et si la porcelaine est aussi bonne pour la décoration, elle est loin d'être aussi belle dans le blanc. Très achetée par le bas commerce, qui avait le placement assuré des garnitures de cheminées sortant des deux fabriques, cette porcelaine tendre, à l'état de pièce blanche, a été surtout, entre les mains des truqueurs, une source de fraudes et de tromperies. Ils la faisaient décorer et la vendaient comme «vieux Sèvres». On cite notamment plusieurs pièces d'un service du Barry, décorées par un vieux peintre de Sèvres, fils d'un décorateur du temps de Louis XVI.
40«La religion, c'est des bêtises», répondait un Japonais au baron Hubner l'interrogeant sur la religion de son pays.
41Une caricature donne à voir les dieux de l'Olympe japonais en histrions ambulants. Benten raccommode les loques de la troupe pendant les intermèdes, et dans les représentations joue du luth. Daikoku l'accompagne de son maillet, et les rats de ses sacs de riz, dressés à des tours de saltimbanques, montent autour du bâton de voyage de Fukuroku-jïu qui fait le boniment.
42Je dois la traduction des signatures d'artistes japonais à l'obligeance de M. T. Otsouka, l'auteur d'un important travail, encore inédit, sur les légendes mythologiques et historiques de son pays, reproduites par les objets d'art: travail qu'un éditeur parisien devrait bien publier!
43Le peuple japonais est presque absolument ichthyophage, et l'introduction des boucheries est de date toute récente.