Tasuta

La maison d'un artiste, Tome 2

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Le second, un petit panneau laqué en bois naturel, et sur un bois jaune et fruste qui ressemble à une planchette de nos boîtes à cigares65, représente deux chiens de Corée aux yeux de nacre rosé, se disputant une boule sculptée: la sphère évidée sur laquelle on les voit, une patte posée, dans leur inaction rageuse. L'épaisseur des reliefs, jointe à la finesse des détails, fait de cette pièce un des plus parfaits morceaux de laque que j'aie vus. Cette planchette serait un ex-voto de laqueur, par lui attaché aux murs d'un temple. Ce panneau est signé: Kakou sen.

Au milieu de la cheminée, au-dessous d'une glace à compartiments dessinés par les rinceaux d'un cadre rocaille, est posé un grand vase de jade verdâtre, aux anses formées par des têtes de dragons aux yeux en cristal de roche, et sous lesquels se détachent des anneaux mobiles. La panse de ce vase aplati, forme un damier losangé aux dessins gravés et dorés, relevé d'un cloutis dont chaque tête de clou est un petit morceau de corail. Ce vase, de 36 centimètres de hauteur, formé d'un seul morceau, et avec son décor d'une opulence un peu barbare, avait été l'objet de ma convoitise le jour de l'ouverture de l'Exposition. On me l'avait fait 2,000 francs. Mais, au moment de retourner dans son pays, son possesseur, Tien-Pao, le Chinois à demi décapité par les Tai-ping, le dévôt musulman qui passa six mois à Paris, sans manger de viande, faute de trouver un boucher tuant les bêtes selon le rite de sa religion, Tien-Pao me laissait son vase de jade à 800 francs.

Le complément de la garniture de la cheminée est fait avec des flambés. Cette poterie à l'aspect de porphyre, d'agate, de jade, je l'avoue, est une de mes passions. Un singulier phénomène qui se passe au dedans d'un collectionneur de porcelaines, et mon histoire est celle de beaucoup d'amateurs. Nous commençons par aimer les porcelaines décorées, puis peu à peu le goût se déplace et va à des porcelaines, qui n'ont pour elles que la beauté de la matière. On s'éprend alors des blancs pâte tendre, des bleus turquoise, des violets aubergine, et, de là, il n'y a qu'un pas pour se passionner à l'endroit de ces porcelaines ou de ces faïences qui semblent enfermer le marbré d'un papier peigne dans une gemme. Les Chinois, ces curieux de pierres dures, sont très sensibles à ces fabrications appelées yao-pien (transmutations), à ces métamorphoses d'une porcelaine en un semblant de matière précieuse: métamorphoses obtenues par des combinaisons hasardeuses de feu, de flambage, de courants d'oxygène faisant passer le rouge de cuivre par le violet, par le bleu, par le vert, en des colorations chatoyantes et voltigeantes, et d'autant plus appréciées par les collectionneurs de l'Empire du Milieu, me disait M. Frandin, qu'elles ressemblent aux langues de feu qui ont léché le vase pendant la cuisson. Et remarque qui a son intérêt: les Chinois ne se sont pas contentés de copier les vrais porphyres, les vraies agates, les vrais jaspes; avec leur aptitude à trouver leur beau dans toutes les choses de la nature, et les plus éloignées de celles qui nous fournissent des modèles, et que n'aurait jamais songé à copier un potier de l'Occident, ils ont tenté dans le jaspe, l'agate, le porphyre de leurs porcelaines, de rendre le foie de porc, le poumon de mulet, le mucus du nez, autrement dit la morve.

Je me trouve posséder quelques flambés d'une qualité exceptionnelle. C'est d'abord une grande coupe, à la forme d'une pêche de longévité, et dont la dominante est une pourpre vineuse, dans laquelle se voient changeant de couleurs, sous les jeux de la lumière, des coulées de vert-de-gris, de grandes macules jaunes noyées dans du violet, des gouttelettes figées de vert émeraude, des agatisations de bleu lapis en de sombres rouges, veinés comme de la racine d'acajou; le tout éclaboussé d'une poussière de lumière qu'on dirait soufflée. Et toutes ces couleurs à l'assemblage à la fois heurté et harmonique, ressemblent à la palette d'un coloriste montrée sous un morceau de glace. Puis c'est une jatte, où l'émail se répand et se déverse en ondes violettes, vertes, bleuâtres, s'arrêtant comme des congélations au bas d'une fontaine, ou mourant, avec, au bout de chacune, un peu de blanc floconneux, pareil à l'écume d'un flot qui se brise, et cela sur un fond sale couleur de l'eau verdâtre et brunâtre du purin. Dans cette jatte, on croirait que les ondes qui la recouvrent, ont été posées après une première cuisson de la pièce sous couverte, couverte qui est irrégulièrement craquelée et dont le craquelage est peut-être dû au tsoui-yeou, au célèbre émail craquelant? C'est encore un petit godet à laver les pinceaux, de forme carrée, et décoré d'un dragon, qui est une imitation complète de lapis-lazuli, avec, sur le bleu foncé de la masse, les vermicellures bleu tendre de la pierre, et même les taches brunâtres et pourprées des corpuscules de terre incorporés à la surface.

Les quatre flambés qui garnissent les deux côtés de la cheminée sont:

Un grand flacon à pans carrés, où sur un fond de pourpre brunâtre, passant dans de certaines parties à de l'azur, est répandue toute une fine poussière vert-de-grisée.

Une gargoulette à trois goulots d'un bleu lapis profond à veinules bleues claires, et semée de taches mordorées.

Une bouteille où le violet aubergine se dégrade en pourpre, traversée de fumées agatisées de couleur bleue. Un cornet octogone, dont le fond blanc jaunâtre est sillonné de lavures bleues, violettes, roses couleur rubis, qui s'arrêtent en gouttes de suif sur le pied.

Les beaux, les vieux flambés, vous ne vous tromperez pas à leur apparence marmoréenne qui n'a rien de l'aspect carton des modernes. Et je ne m'y trompais guère, quand M. du Sartel m'a donné un moyen mécanique de les reconnaître à quelques exceptions près, car il y a en ces choses toujours des exceptions. Le craquelé dans les flambés modernes est à fleur de couverte, il a le fendillement vitreux, l'étoilement d'un carreau fraîchement cassé, tandis que, dans les flambés anciens, la craquelure est profonde et noirâtre.

De l'autre côté de la cheminée, sur un tabouret en bois de fer, est posé un chibatchi (le brasero pour fumeur), ce petit meuble d'usage à toute minute, et l'objet aimé qu'avant tout autre, dans un incendie, un pauvre diable de Japonais se met à emporter.

Le couvercle à jour, avec un passage pour la pipette japonaise, est formé par le découpage sculpté d'un fong-hoang dans un morceau de cuivre rouge, de ce cuivre dont Thunberg attribue l'éclat exceptionnel au coulage du métal dans l'eau, procédé qui n'appartient qu'au fondeur de cuivre japonais. Le rebord du couvercle où sont gravés des nuages, est semé de distance en distance de trois fleurettes d'argent en relief. La panse du chibatchi, qui est de bronze, représente, dans une grecque, de grands arbres dessinés par un ton de rouille, avec feuillage en étoiles niellées d'argent, et sous lesquels errent des daims fantastiques qui évoquent l'idée des daims familiers de Kin-kwa-san, parmi les grands sugni de cette île-forêt, apparaissant comme un bateau chargé de verdure, tant son feuillage, dit un voyageur, la recouvre jusqu'aux pieds. Ce brasero, auquel est fixé un pied de laque rouge, vient de la vente du duc de Morny.

Je possède quelques autres chibatchi: l'un, en bronze jaune, a une anse mobile formée d'un dragon à la coléreuse tourmente du corps, se dressant au-dessus d'un couvercle ajouré de fleurs ornementales. Il offre un charmant contraste: tandis que la partie supérieure est toute sculptée, ciselée, les huit pans de sa partie inférieure sont complètement planes et nues.

Et c'est un autre chibatchi fait d'un bois rare et dont la blonde nuance de citronnier est flammée de grandes taches naturelles qui ressemblent à des parties brûlées. Son revêtement de cuivre intérieur est surmonté d'un couvercle en bronze figurant un fouillis de roseaux délicatement évidés, avec des parties frottées d'or.

Un brasero plus précieux que celui-ci, et dont on a enlevé le récipient de métal, est une sorte de petite cage carrée, formée par une palissade de planchettes, plaquées du plus beau bois tigré et satiné, sur lesquelles sont jetés, moitié à jour, moitié appuyés aux planchettes, des rameaux d'arbustes à fleurs, des bouquets de chrysanthèmes, de petites raves en nacre, aux feuilles en ivoire colorié en vert. On ne peut se faire une idée du soin et de la perfection du travail: les plats et le haut de chacune de ces petites planchettes inégales et formant des compartiments à jour variés, sont décorés d'une grecque incrustée en ivoire, et le fond qui s'enlève, est recouvert d'une marqueterie d'hexagones en bois brun, rouge et bois mordoré, d'une perfection qui rappelle les petites tables à ouvrage de Riesener.

Au-dessus du chibatchi de bronze se trouve, appliqué contre le mur, un grand plat de laque rouge du Japon, sur lequel sont modelés, avec des pâtes de couleur au milieu de chauves-souris aux ailes déployées, des chrysanthèmes d'or: les chrysanthèmes qu'on effeuille sur le saki des libations, et dont l'effeuillement doit allonger la vie des buveurs.

Au Japon, le saki chauffé au bain-marie dans des flacons de porcelaine, on le boit chez tout le monde dans de petites coupes de laque rouge, représentant les paysages et les villes les plus remarquables du Tokaïdo, on le boit chez les gens riches dans des coupes faites de la nacre, de l'héliotis montée en filigrane d'argent, mais on le boit encore, certains jours, dans d'immenses coupes, en forme de boucliers, et tout semblables à mon plateau, et qu'on passe autour de la table, en se portant des défis, et en chantant des rondes qui remontent au huitième siècle, et surtout la ronde de Daïnagong Ootomo, le célébrateur du saki et du vin doux d'Osaka:

 

«Dites-moi quel était le sage qui a déclaré que le vin était une sainte chose?»

Combien il a dit vrai! Y a-t-il rien de plus précieux au monde?

Si je n'étais un homme, je voudrais être un tonnelet!

Et des deux côtés de la fenêtre, donnant sur le boulevard Montmorency, et sur la muraille en retour, faisant face à la cheminée, des foukousas aux riches broderies sur les nuances les plus tendres.

Au milieu de ce dernier panneau, un meuble dont la partie supérieure forme une longue et étroite vitrine, renferme la fleur de la curiosité, le dessus du panier que MM. Sichel et Bing reçoivent depuis cinq ou six ans: petits objets précieux de matière dure, d'or, d'argent, d'ivoire, d'écaille, – triés au déballage des caisses.

D'abord c'est une réunion de tabatières chinoises en forme de flacons, dont le bouchon est adapté à une petite spatule, à l'aide de laquelle le priseur retire une pincée de tabac, qu'il renifle dans le creux formé au-dessus de son poignet par son pouce raidi.

Ces tabatières-flacons sont très appréciées à Pékin, où M. de Butsow, ministre de Russie, et M. Von Brandt, ministre d'Allemagne, ont formé des collections, dont la dernière, estimée 30,000 francs, est aujourd'hui au Musée de Berlin. Ces tabatières sont généralement en porcelaine décorée, représentant des bouquets de pivoines, des gros-becs dans des pêchers en fleurs, des jeux d'enfants, etc. Quelques-unes, également peintes, ont des reliefs colorés figurant des papillons, des échelles de crabes attachés à cette plante marine, au bout de laquelle on les porte au marché, figurant l'enguirlandement d'un feuillage de calebasse aux petites gourdes, etc. Les plus estimées de ces tabatières, taillées dans la pierre dure, sont en cornaline avec des caractères porte-bonheur sculptés, en jade incisé de rouleaux d'écriture attachés par des cordelières, en cristal de roche imitant le clissage d'un petit flacon d'osier, en pierre schisteuse onyx, nuancée des plus belles marbrures, en agate, où le goût baroque du lapidaire trouve dans une tache le dessin d'un canard mandarin66.

Mais il est surtout une matière commune, vile, sans valeur, dont les Chinois ont tiré un parti merveilleux: je veux parler du verre. Ils ont fabriqué en verre des tabatières qui imitent, à s'y tromper, la pierre précieuse, et qui demandent l'essayage d'une pointe d'acier pour avoir la certitude qu'on n'a pas affaire à une sardoine ou à un jaspe. Ils sont même les inventeurs, les créateurs d'un travail particulier dont les amateurs du Céleste Empire se montrent fous: la sculpture en manière de camée d'une tabatière composée de deux, trois, quatre, et même cinq couches de verre superposées, de couleurs différentes dans le rejet, le creusement, la ciselure desquelles l'ouvrier trouve le moyen de faire un bas-relief colorié. Ces tabatières, qui se payent de 4 à 500 francs à Pékin, sont très rares en Europe, où l'on ne trouve guère que des tabatières travaillées dans deux couches de verre.

Les Chinois, ces porcelainiers par excellence, sont également, on le voit, de très grands artistes dans la fabrication du verre coloré, et ce qu'on ne sait pas, c'est qu'ils ont, dans ces tabatières, réalisé toutes les irisations arcencielées de la verrerie de Venise, et qu'ils sont encore arrivés à des nuances tendrement impossibles que jamais n'a pu réussir l'Europe: je possède ainsi une tabatière du rose savoureux de l'intérieur d'un quartier de pêche, qui est bien la chose la plus douce à regarder.

A ces tabatières sont mêlés quelques bibelots de la Chine, mais en très petit nombre.

Voici seulement deux petits objets en yu, en jade, la pierre de prédilection des Chinois, la pierre d'amour ainsi qu'ils l'appellent, la pierre qu'ils comparent à la pensée du sage, la pierre qu'ils portent sur eux comme une amulette sacrée et un préservatif des coliques néphrétiques, la pierre à demi transparente, si laiteusement blanche, si limpidement vert d'eau de mer, et dont la variété jaune orange est la plus estimée des pierres dures de l'Empire du Milieu. Le premier de ces objets est une plaque de ceinturon en jade gris, où, dans l'évidement de la matière si difficile et si longue à fouiller, des oiseaux d'eau piétinent au milieu de fleurs de nénuphar. Le second est un petit étui de jade vert émeraude, percé de deux ouvertures dans le fond, et portant une inscription sur son couvercle.

En cristal de roche, un seul objet: un crapaud renfermant, – allante et venante, – une goutte d'eau antédiluvienne, emprisonnée dans la formation de la pierre.

Une petite casserole pour brûler des pastilles parfumées, et que les Chinoises portent à la ceinture, est un échantillon curieux de ces ivoires sculptés et coloriés qui ont apparu aux ventes de MM. Titzingh et Sallé, et où se vendait une merveille, une corbeille qu'on a l'habitude de servir en Chine au dessert, toute pleine des fruits du focheou au milieu des fleurs odorantes de kouei. La petite boîte de la vitrine, complètement évidée, est entourée d'anses à la façon des écuelles d'argent du dix-huitième siècle, des anses plates et évasées formées de feuilles et de fleurs de nénuphar finement sculptées à jour, et doucement teintées de vert et de rose violacé.

Un autre objet en ivoire est une élégante petite cuiller en ivoire, formée d'une longue feuille lancéolée un peu recourbée, tandis que l'autre feuille, rabattue sur la tige noueuse du bambou, forme le manche. Est-ce une cuiller semblable à celle qui figurait à la vente de M. Sallé, et qui est la cuiller avec laquelle les Chinoises jettent de l'eau sur le poisson qu'elles pêchent à la ligne?

Parmi les curiosités de la Chine, il se trouve encore un objet charmant. C'est une pêche en boccaro jaune à l'extrémité du fruit seulement tiquetée de pourpre. Sur la pêche pendille et se répand le feuillage de la branchette à laquelle elle était attachée, et dans l'intérieur est figuré, en sa couleur naturelle, le noyau. C'est un produit, au dire du catalogue du consul général en Chine, de Guignes, des fabriques de Vou-sse-hien dans la province de Kiang-nou, où se fabriquaient seulement, en terre nankin, en terre violette, en terre brune, en terre rouge, en terre grise, les vases à chauffer le vin, les théières: des poteries qui conservent, pour ainsi dire, la mollesse d'une terre encore humide, et où l'admirable modelage du feuillage et des fruits a le gras d'une chose qui sort du pétrissage des doigts d'un modeleur, et comme une empreinte animée que n'a pas durcie et fait disparaître la dessiccation du four.

La véritable richesse de la vitrine est en objets japonais et principalement en pièces de laque67.

Quel est le peuple du monde ancien ou moderne qui a inventé une industrie où la main-d'œuvre soit poussée à un fini qui paraît irréalisable par des mains humaines? Dans quel pays a-t-on trouvé une matière à meubles et à bimbeloterie d'une perfection si merveilleuse? Où a-t-on créé une chose d'un si beau poli que, dans l'orgueil de la pureté de son travail, l'artiste laqueur n'y veut point d'ornement, satisfait d'avoir réussi un laque-miroir? Et quand, ce laque, les Japonais l'ont décoré, l'artistique imagination que celle de cette nation, imaginant de faire, sur une couche de gomme durcie, de petits tableaux à moitié bas-reliefs, qui, par des saillies, des oppositions, des contrastes d'ors divers, se trouvent à la fois peints et sculptés, dans la riche monochromie du plus beau métal de la terre. Et le choix et le goût et la distinction, avec lesquels le Japonais associe au laque le jade, la nacre, le burgau, l'ivoire, les microscopiques ciselures du fer et de l'or. Et dans le laque qu'on appelle laque d'or, l'étonnante transformation de cette couche de poudre d'or appliquée sur un cartonnage, et qui prend l'intensité sourde et profonde d'une épaisse surface de vieux métal.

M. Maéda, le commissaire général du Japon à l'Exposition universelle, nous a raconté la fabrication du laque68. Il nous a montré ces escouades d'inciseurs du rhus vernicifera, la figure et les mains enduites de graisse, les défendant contre la pénétration du poison par les pores. On les voit, de la fin de juillet au 15 septembre, répandus dans toutes les campagnes69, pratiquer leurs incisions horizontales sur ces arbres qu'une ordonnance de Mommu-Tennô, quarante-neuvième empereur du Japon, et qu'un édit de Uda, cinquante-neuvième empereur, contraignent les paysans à cultiver. On les voit recevoir dans leurs spatules le vernis blanc assez semblable à de la crème, et qui se colore en brun et finit par devenir presque noir.

Le vernis ainsi obtenu et remué au soleil dans une grande cuvette en bois, pour le débarrasser, par l'évaporation, de son excédent d'eau, le laqueur prépare l'âme de sa boîte, de son petit cabinet, avec des planchettes d'une minceur extrême, des planchettes de l'épaisseur d'une carte de visite: la légèreté étant toujours dans les boîtes de laque une annonce de la beauté, de la perfection du travail. Puis le laqueur bouche les interstices de l'emboîtage avec une pâte composée de froment, de sciure de bois, de vernis brut, recouvre le tout d'un enduit d'argile calcinée, enferme quelquefois cette carcasse dans un morceau de toile de Boehmeria, collée sur l'argile avec le mélange de froment et de sciure de bois déjà cités. Alors seulement s'applique la première couche de vernis que suit un polissage avec la pierre à aiguiser.

C'est le moment des successifs séchages de l'objet dans la fameuse armoire noire, appelée furo, et construite dans de certaines proportions, et lavée d'avance à grandes eaux, et où le laque durcit et sèche dans une moite obscurité. Le laque n'est sec que lorsque l'humidité de l'haleine laisse une buée sur sa surface. Le séchage demande un jour, deux jours, trois jours, et même autrefois, d'après des traditions conservées chez les vieux Japonais, le séchage était beaucoup moins hâtif et durait des mois, – et des boîtes demandaient des années pour être terminées. On pose jusqu'à dix-huit couches de vernis sur une boîte, et dix-huit fois la boîte rentre dans l'armoire, et dix-huit fois elle en sort pour être polie, à sa sortie, avec du charbon de bois de camelia japonica et de la corne de cerf pulvérisée.

Pour les dessins qui sont de deux sortes, dessins unis, dessins en relief, ils s'obtiennent ainsi: Pour les dessins unis, on trace le dessin sur le recto d'une feuille de papier dit kin-yoshi, on retourne la feuille et on enduit à l'envers le dessin d'un mélange de vermillon et de vernis chauffé sur un feu doux. Puis on frotte l'endroit avec un morceau de bambou, et au moyen d'un petit sac de soie, rempli de poudre de pierre à aiguiser, réduite en poussière impalpable, en frappant légèrement, on fait ressortir le laque de la partie calquée. Et le relief aplani avec du charbon de bois de Hônoki, et le dessin recouvert d'une couche de vernis pour faciliter l'adhésion, on le recouvre de poudre d'or, tantôt à l'aide d'un petit tube, tantôt au moyen d'un pinceau fait de poil de cheval ou de cerf.

 

Pour les dessins en relief, et spécialement pour les dessins de laque d'or, l'épaisseur en est faite par un mélange des plus célèbres vermillons, nommés San Yoshu et Komioshu, avec un vernis dont une moitié est cuite, et sèche plus lentement que l'autre; en sorte que les poudres d'or, d'argent, de bronze, sont appliquées dans une matière solide encore à l'état de liquéfaction, et arrivent à former une pâte presque métallique.

Je ne ferai pas une longue histoire du laque. Les Annales du Japon disent: «Vers cette époque (sous Teiko-Tenno, le douzième empereur qui régna de 71 à 130 de l'ère chrétienne), le prince O-usu, ayant découvert l'urushi, rhus vernicifera, ordonna à Toko-Hiva-no-sukume de faire fabriquer des objets recouverts de la laque de cet arbre et lui donna le titre de Nuribe (directeur de la fabrique de laques)70. Des boîtes destinées à contenir des livres de prières conservées dans le temple de Todaijï à Nara, province de Yamato, passent pour avoir été fabriquées au troisième siècle. Le mémorial intitulé Engishiki mentionne, en 380, des laques rouges et des laques d'or. Le livre qui a pour titre Utsubo Monogatari cite, en 410, sous le nom de nashiji, des laques orange parsemés de paillettes, qui désignent très clairement les laques aventurine. Enfin la lettrée Mura-Saki Shikibu relate, en 480, l'invention d'un nouveau genre de laque incrusté de nacre71. Et cependant, en dépit de ces documents irrécusables, je me demande si ces laques ne sont pas de rudimentaires antiquailles, et si les parfaits laques ne sont pas du dix-septième et même du dix-huitième siècle. Je n'ai qu'une très médiocre confiance dans les attributions des exposants japonais, dotant telle ou telle pièce de 1100, de 450, de 300 ans. Ce que je puis dire, c'est qu'un jour Wakai, visitant la collection de mon ami Burty, parmi les très charmants laques qu'il possède, souleva, avec des mains religieuses, une très médiocre boîte, qu'il affirma avoir 400 ans. Quant à moi, et je crois que Burty est tout à fait dans mes idées, si les beaux laques étaient ceux-là, je n'aurais pas la moindre tentation de me ruiner pour les posséder, et je regarde comme seulement désirables les pauvres petits laques, vieux d'un siècle ou de deux, pareils à ceux de la collection de Marie-Antoinette72.

Donnons une description raisonnée des principales pièces de laque de la vitrine.

Cabinet à laque couleur olive, sablé d'or avec de profonds reliefs dans les terrains, et dont les arbustes de laque d'or de divers tons portent des fleurs d'or, d'argent, de burgau, de cornaline. Une merveille de travail compliqué et délicat que ce petit cabinet, avec son panneau minuscule représentant, sous des iris fleuris, une troupe de lapins, aux oreilles peureusement dressées, et au milieu desquels est un lapin d'argent, qui s'apprête à boire dans l'eau d'un étang. Le meuble, qui a une hauteur de 7 centimètres sur 6 de largeur, contient dans l'intérieur six tiroirs, dont l'un renferme un petit plateau décoré d'un bouquet de fleurs de métal et de pierre dure sur un fond de laque d'or qui est le plus extraordinaire travail dans l'infiniment petit. Et l'un des six tiroirs du cabinet renferme trois petites boîtes, des chefs-d'œuvre de fabrication lilliputienne, des boîtes qui ont une largeur de 2 centimètres sur une profondeur d'un demi-centimètre.

Petite écritoire en laque d'or. Forme quadrangulaire. Sur le couvercle des tiges de chrysanthèmes fleuries, au-dessus desquelles volent deux papillons; sur le pourtour des têtes d'oiseaux terminés par une accolade. A l'intérieur, la pierre pour l'encre de Chine avec le petit réservoir d'eau formé par une grue, les ailes éployées, de métal blanc. Dessous de l'écritoire, laque noir sablé d'or.

Le laque d'or n'a jamais été commun. Le Père Amyot, faisant, en 1786, un envoi de boîtes de laque au ministre Bertin, lui écrivait: «Elles sont à fond noir, on n'en trouve plus ici à fond d'or.73»

Grande écritoire en laque rouge sur un bois ondé. Forme carrée. Le couvercle enfermé dans un filet noir comme semé de fétus de paille d'or; aux quatre angles, des coins en cuivre ciselé où sont découpés des papillons en émail cloisonné. Pourtour, laque rouge. Intérieur et dessous de l'écritoire, laque aventurine.

Grande écritoire en bois naturel, forme carrée. Sur le couvercle des buffles paissent dans une prairie aux fleurettes de corail rose, sous un ciel aux nuages de nacre. Pourtour et dessous, bois naturel. Intérieur de l'écritoire, laque aventurine.

Bouteille a saki en laque marron. La partie supérieure, fermée par un petit bouchon d'argent, est décorée d'un semblant de recouvrement exécuté en laque d'or mat avec fleurs rouges et vertes, et qu'attache en passant, autour du goulot, une cordelière en laque d'or bronzée.

Grande boite a gateaux en bois naturel, à quatre compartiments superposés. Forme carrée aux angles arrondis74. Sur le couvercle est représenté un guerrier japonais, couvert d'un manteau de jonc, traçant des caractères sur le tronc d'un arbre. Voici la traduction de ces caractères: Kosen, pendant la guerre de sept provinces, a été battu. Hanlé n'abandonnera pas Kosen. Cette composition se rapporte à un vieil épisode de l'histoire du Japon, très souvent répété pour la sculpture des objets usuels. L'empereur Godaï Go Tenno, bloqué dans Kassaki, pris et emmené en une province des plus lointaines, le guerrier Kosima Nori de Bingo, revêtant un costume de paysan, alla seul jusqu'à Massagari, où était relégué l'empereur. Là, pendant la nuit, il entra secrètement dans la résidence de l'empereur, et ne pouvant pénétrer dans la maison, il arracha un morceau d'écorce de cerisier, et grava sur le bois mis à découvert, la poésie traduite plus haut, et qui est quelquefois rédigée ainsi: Dieu ne vous abandonnera jamais, mais vous trouverez un homme qui vous sauvera et vous protégera facilement, comme autrefois le roi de Hetzou, dans son embarras, rencontra un homme, appelé Haureï, par qui il apprit que son pays était presque entièrement devenu la proie du roi de Gô. Les gardiens, n'ayant pas compris cette poésie, avertirent l'empereur qui éprouva une grande joie, mais se garda bien de la montrer. La figure de Kosima Nori de Bingo est en ivoire colorié, et ses vêtements en nacre, en écaille, en laques de différentes nuances, avec des incrustations en corail, en serpentine verte; et des cloutis d'or donnent les infiniment petits détails de son armure et de ses chaussures. Sur la laque aventurine du dessous du couvercle, sont jetés trois masques de théâtre en laque d'or et en ivoire teinté. Le pourtour de la boîte est semé de bonnets de fonctionnaires, d'écrans, de coffrets, de flûtes, d'oreillers, d'éventails, exécutés en laque mélangé de nacre, de burgau. Intérieur de la boîte, laque aventurine.

Boite a fiches en bois naturel. Forme hexagone. Sur le couvercle et les six pans de la boîte, serpente une vigne aux feuilles laquées d'or, aux grappes de raisin laquées de couleur pourpre. Intérieur de la boîte, laque aventurine.

Boite en bois naturel, sur le couvercle de laquelle est laquée, couleur or et acier, une scie à poignée. Cette boîte est pleine de petits carrés représentant des armoiries de prince japonais laquées en or, et servant, je crois, de fiches pour le jeu.

Petit vase à brûler des parfums en forme de pot. Recouvrement de laque aventurine sur lequel se détachent, en laque d'or, des sapins, des arbustes fleuris, des rochers aux épais reliefs et aux petits trous qui ont l'air des enfoncements de clous tombés d'une feuille de métal, appliquée sur le laque. Ce vase a deux fois répétées sur la panse et le couvercle les armoiries du taikoun: trois feuilles de mauve dans un cercle. Doublure intérieure de vermeil.

Petit chibatchi. Forme festonnée à six lobes. Couvercle en bronze avec ouverture pour allumer la pipe, et décoré de palmettes de sapin incisées et dorées, et terminées par de petits bourgeons en trèfles repercés à jour. Le pourtour du brasero minuscule est en laque noir moucheté d'or, sur lequel sont jetées des feuilles en laque d'or, et d'où se détachent des caractères japonais ciselés en argent. Intérieur doublé de métal. Dessous du chibatchi, laque noir moucheté d'or.

Boite en laque d'or. Forme quadrangulaire. Le couvercle et le pourtour décorés d'éventails, tantôt à la peinture, tantôt aux panaches, faits d'or vert; l'un de ces éventails montre un écureuil mangeant un melon. Un petit plateau renfermé dans la boîte représente un chariot de fleurs. Intérieur de la boîte et dessous, laque aventurine.

Boite en laque d'or. Forme hexagone. Sur le couvercle des cryptomerias et des pêchers fleuris; le terrain et les fleurs or vert. Le pourtour formé de carrés d'or rouge dans des cadres d'or vert. Sur deux des pans sont attachés deux petits anneaux d'argent. Intérieur de la boîte et dessous, laque aventurine mordorée. Boîte de la plus grande légèreté. L'or a dans cette boîte ce bel aspect du vieil or, et non du cuivre, que l'on trouve dans les boîtes modernes où la poudre d'or est remplacée par des poudres de bronze.

Boite en laque aventurine. Forme d'écran. Sur la laque aventurine du couvercle se détachent en relief des bambous et des arbustes fleuris. Petit plateau intérieur où volent deux fong-hoang, même laque. Pourtour de la boîte, un quadrille pavé de fleurettes d'or vert. Le dessus, le dedans, le dessous de la boîte, laque aventurine orange du plus merveilleux poudroiement: c'est le laque appelé au Japon, d'après Thunberg, salpiquat, par Humbert salvocat.

65C'est du bois de kiri (pawlonia imperialis).
66Il y a des tabatières anciennes en cristal de roche agatisé, où sont des herborisations en forme de poils; des faussaires chinois en font maintenant de modernes où ces herborisations sont faites avec de vrais poils d'animaux collés à l'intérieur, et qui se décollent quand on lave la tabatière à l'eau chaude.
67Les Chinois font du laque. On connaît leur laque dit de Pékin, laque rouge de couleur cire à cacheter, quelquefois décoré de feuillages en relief, teintés en nuance verdâtre et jaunâtre, mais c'est un laque très inférieur aux laques japonais, et l'on peut considérer cette industrie d'art comme appartenant uniquement au Japon.
68Le Japon à l'Exposition universelle, deuxième partie; Paris, 1878. —Les Laques japonais au Trocadéro, par Charles Éphrussi; Quantin, 1879.
69Le meilleur vernis est recueilli dans un endroit appelé Yosi-no ou la plaine heureuse, située dans la province de Yamato.
70Nous devons dire qu'un livre historique japonais parle de meubles de laque employés à la cour, 180 ans avant l'ère chrétienne.
71La fabrication des objets de laque, appelés au Japon Jidaimono, interrompue par les guerres civiles de 664 à 910, reprit avec éclat de 910 à 1650. Les Japonais des hautes classes se montrèrent toujours très jaloux de la possession de ces produits, et seuls, les princes de Kaga et d'Oji avaient le droit de donner des coupes à saki. Les Hollandais, les membres de la factorie de Dezima qui, à titre de cadeaux, reçurent quelques laques, n'en reçurent que de seconde qualité, et quand par hasard un laque de première qualité leur était offert à vendre, il l'était à des prix inabordables. Écoutons Thunberg: «On voulut ici vendre à l'ambassadeur un petit meuble garni de plusieurs tiroirs, haut d'un quart d'aune et large d'une demie, en vieux laque bien supérieur à celui qu'on fait aujourd'hui (1776) tant pour le vernis que pour l'uni des fleurs, qui étaient bien relevées en bosse. Mais le prix était aussi bien différent, il nous parut même exorbitant. On ne voulait pas le donner à moins de soixante-dix kobans ou quatre cent vingt rixdales.» En dépit de la cherté et de la prohibition de sortie des laques, quelques-uns cependant étaient parvenus en Europe, et n'est-ce pas curieux d'en trouver un dans l'inventaire de Molière?
72Ils sont conservés au Louvre, et sont décrits dans l'inventaire des effets curieux qui sont déposés dans la maison des citoyens Daguerre et Lignereux, marchands bijoutiers, rue Saint-Honoré, 85, par les ordres de la ci-devant reine, le 10 octobre 1789… inventaire que vient de publier M. Charles Éphrussi.
73Catalogue de la collection chinoise… composant le cabinet de M. Sallé, avril 1826.
74M. Humbert fait la remarque qu'on ne trouve pas, pour ainsi dire, d'objets parfaitement quadrangulaires, que l'ouvrier japonais a horreur de l'angle aigu, et qu'il le rabat et l'arrondit presque toujours.