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La maison d'un artiste, Tome 2

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Du reste, l'on peut se rendre compte du nombre d'objets chinois que contenait, que contient une collection japonaise, par ce curieux inventaire d'objets d'art possédés au dix-septième siècle par Yodoya-Fatsgro, l'un des plus riches marchands d'Osaka, inventaire si renseignant sur les goûts d'un bibeloteur exotique.

EFFETS PRÉCIEUX

Un coq d'or pur, apporté de la Chine qui avait appartenu à l'empereur Genso-Koté (Han-kao-tsou).

Un tableau peint par l'empereur Kiso-Koté, représentant un coq et une poule, et jugé hors de prix.

Une natte pour servir de jalousie faite de corail rouge86.

Deux tuiles du palais de l'empereur Kan.

Quatre tuiles du palais de l'empereur Koo-ko-te (Soung-Kao-tsou).

Trois lettres de l'officier du Daïri, le fameux écrivain Teïka87.

Un poids en or, pesant sept cent cinquante taels, que Taïko avait donné en présent à un de ses parents.

Un encensoir d'or en forme de chariot.

Seize figures de moineaux d'or et d'argent.

Treize petites idoles d'or.

Un chaudron d'or.

Un vase d'or pour faire bouillir l'eau.

Deux tasses à thé en or.

Trois boîtes à thé en or.

Un chapelet de cent vingt-huit grains de corail rouge, dont cent huit de la grosseur d'un œuf de pigeon et vingt de moindre grosseur.

Dix branches de corail.

Cinq tasses à thé en argent.

Sept soucoupes faites du bois de calamback (bois d'aigle, que les Japonais tirent du Cambodge et de la Cochinchine et qu'ils payent au poids de l'or)88.

Un damier avec les dames d'or et d'argent dans une caisse de bois d'ébène.

Un grand encrier chinois enrichi d'une pierre précieuse.

Un magnifique pot à l'eau chinois.

Vingt-huit fermiers à carreaux.

Quarante-huit tapis ayant chacun trente pieds de long et dix-huit pieds de large.

Cinq cents tapis plus petits.

Trois cent trente tableaux japonais différents.

Cent soixante-dix sabres de toutes longueurs.

Trente-sept piques ou sabres.

Trois harnais de cheval89.

Au fond, parmi les vieilles choses du Japon qui ne sont pas des objets chinois ou des imitations imparfaites de chinoiseries, qu'est-ce que vous trouvez? Des bronzes, sans conteste, inférieurs aux bronzes chinois, des peintures d'un primitif baroque, des laques que je crois, jusqu'à preuve du contraire, inférieurs aux laques de choix des dix-sept et dix-huitième siècles, et en dernière ligne cette porcelaine or, rouge et gros bleu, ce vieux Japon qui n'est pas sans mérite, mais d'une monotonie désespérante90. Mais tout ce que j'aime, tout ce que je vois aimer par ceux dont j'estime le goût: les bronzes qui ont la mollesse de la cire, les peintures au dessin de nature, les broderies qui sont de tendres et chatoyants tableaux, les délicates ciselures du fer, la décoration enchanteresse des Satzuma, les jolis travaux d'incrustations dans le bois, tout cela, à l'exception des laques, est moderne, oui moderne, n'a pas plus de quatre-vingts ans, appartient enfin au dix-neuvième siècle. Les plus souples bronzes sont de bronziers morts il y a vingt, trente, quarante ans. Et à quelle époque remonte la statue de Ban Kurobioë par Murata Shosaburo Kunihissa, possédée par M. Cernuschi, la seule pièce de bronze qui puisse entrer en comparaison avec la grande sculpture de notre antiquité? A la fin de Louis XVI, peut-être à la période du Directoire. Combien de gardes de sabres, à la rondissante facture, après le déchiffrage de la signature de l'armurier, se sont trouvées des ciselures ne remontant pas à plus de vingt-cinq ans! Qui oserait affirmer que les plus vieux foukousas ont plus d'un demi-siècle? Et les bols de Satzuma achetés par les amateurs les plus difficiles, à quelle date remontent-ils? Enfin même, les boîtes à médecine et les étuis de pipes à luxueuse ornementation, seraient, au dire de certaines personnes bien renseignées, de création assez récente. En un mot, l'objet d'art original, l'objet d'art bien japonais ne semble né là-bas qu'à la suite de la révolution introduite dans le dessin par O-kou-sai, et de son affranchissement de l'art chinois91, et de son retour à la nature, vue pour la première fois par un œil japonais.

 

Et pour moi, c'est seulement en toutes les dernières années du siècle dernier, et dans les cinquante premières années du siècle actuel, qu'ont été fabriquées, toujours à l'exception des laques, les originales japonaiseries où l'élément européen n'a pas eu encore le temps de s'introduire, et qui ont eu la fortune d'être exécutées et parfaites par la vieille génération d'ouvriers anciennement aux gages des princes92, et qui ont mis au service d'O-kou-sai et du groupe d'artistes dans tous les genres, évoluant autour du novateur, une main-d'œuvre qui ne s'est jamais peut-être rencontrée chez aucune nation.

Maintenant ces objets de 40, de 50, de 60 et bien rarement de 100 ans, ces objets choisis, triés, et qu'il est même bon de payer cher, ces objets qui possèdent une qualité que n'a pas l'objet chinois, l'amusant, ces objets, il faut le dire bien haut, sont merveilleux, uniques, incomparables, et tels qu'ils doivent sortir de l'imagination et des doigts de ce peuple artiste jusqu'au dernier des hommes, et où le paysan n'ayant pas que des yeux comme le nôtre pour sa récolte, avec deux ou trois pierres, se crée dans son champ une cascatelle, y plante un abricotier à fleurs doubles93, et jouit, des heures entières, de la floraison de son arbuste au-dessus de la musique de l'eau, ainsi qu'un peintre et un poète.

BOUDOIR

A droite, au fond du cabinet de japonaiseries, une porte enlevée livre passage dans un petit boudoir pas beaucoup plus large que la porte-fenêtre ouvrant sur le balcon du boulevard Montmorency. Le boudoir est laqué en noir, et au plafond sur un carré de soie jaune, la princesse Mathilde a jeté des oiseaux et des fleurs aquarellés dans le goût japonais. Une robe de crêpe de Yédo, brodée en or et en soie, au fond gorge de pigeon et commençant et mourant dans du violet, recouvre un petit divan appuyé au mur. Sur les parois sombrement luisantes, entre de gaies et claires porcelaines de la Chine, provenant des ventes de doubles qu'a faites le Musée de Dresde, sont accrochés seulement trois objets de haut goût.

Le premier est un immense foukousa représentant, sur un morceau de velours noir, une double et noueuse tige de bambou brodée en or: une broderie, dont l'originalité distinguée est due à la grandeur du dessin et à l'opposition à peine sensible de l'or vert des feuilles et de l'or rouge des tiges. Il est signé: Kakou-Leï.

Le second figure sur un panneau de laque une branche de magnolia en fleurs, dans un vase de bronze vert, fouetté d'or. Les fleurs sont sculptées en ivoire, et les boutons en formation sont composés de fragments de jade un peu transparents, pris dans les tons les plus frais de la nature, et le vase en bronze vert, le sculpteur a su en faire, au moyen de matières ignorées, un trompe-l'œil qui pose, en sa légère saillie, sur un vrai pied de bois de fer. D'un côté, il y a une grenade entr'ouverte sous son semblant d'écorce de carton pourpré, et dont le rose aqueux, où baignent ses pépins, est rendu avec un art inimitable par de la nacre. De l'autre côté sont une petite théière en boccaro, une tasse de faïence de Satzuma sur sa soucoupe en bateau de métal, obtenus avec le boccaro, la faïence, le métal ou je ne sais quoi. Ce tableau sculpté est intéressant comme un spécimen du soin, de la perfection, de la menue et infinie imagination d'art apportés par l'artiste à tous les détails de son œuvre. C'est ainsi que le cadre en bambou, exécuté là-bas, montre, près de l'intersection des nœuds, de petites pousses, des folioles en ivoire découpé, et coloriées, et jouant les jeunes pousses, et qu'un escargot, d'un glaireux à jeter par la fenêtre, monte, les cornes rigides, le long du cadre du bas-relief. Ce tableau porte deux cachets que n'a pu déchiffrer M. Otsouka.

Le troisième objet est un tapis de soie persan du seizième siècle, le desideratum des peintres-banquiers, la chose d'industrie artistique qui vous laisse hésitant, si elle n'est vraiment pas de l'art, et si elle ne vaut pas le plus beau tableau de fleurs, enfin la loque radieuse par excellence. N'ayant jamais pu réunir assez d'argent pour acheter de ça, je m'étais dédommagé en en créant un, dans les Frères Zemganno, quand un de ces hasards étranges m'a mis face à face avec l'original du tapis de fantaisie, que j'avais inventé pour les siestes de la Tompkins. C'était bien le morceau de velours ras, tissé dans le lumineux et la tiède tendresse de l'or bruni, de l'argent éteint, du bleu lapis-lazuli. Et elle était si séduisante, la bordure de ce tapis au vert, qui était à la fois une couleur de mousse et d'émeraude, et où couraient des branchages d'un pâle et presque imperceptible violet d'améthyste! Et le fond étalait un si harmonieux ton d'or de paille, d'or chaud de nattes de Manille, avec dessus des rinceaux si maladivement bleus, blancs, jaunes! Et chaque secousse de la main du marchand, dans le tapis de soie, glaçait d'un si éblouissant givre les douces colorations se cassant avec des brillants micacés! Je ne pus résister. Au fond, si mon tapis, je l'ai payé cher, fort cher, j'ai, pour me consoler, la croyance, l'illusion, si l'on veut, que tout au plus une soixantaine de ces tapis, – on les dit tous venir d'une bataille dans laquelle les bagages du shah auraient été pris par les Turcs, – oui, tout au plus une soixantaine sont dispersés en Europe. Pourquoi n'étais-je pas à Constantinople, le lendemain de l'incendie du vieux Sérail? J'aurais pu aussi bien que M. Gutun, parmi les objets jetés la veille par les fenêtres, acheter au bazar, moyennant 112 francs, soit 56 francs pièce, les deux merveilleux tapis aux suaves couleurs, entremêlées de vers d'argent chantant la femme et le vin, – ces tapis dont on demanderait de chacun 25,000 francs, aujourd'hui?

A l'heure présente, c'est bizarre, quand je me prépare à écrire un morceau, un morceau quelconque, un morceau où il n'entre pas le moindre bric-à-brac, pour m'entraîner, pour me monter, pour faire jaillir le styliste, de l'écrivain paresseux et récalcitrant à l'arrachement douloureux du style, j'ai besoin de passer une heure dans ce cabinet et ce boudoir de l'Orient. Il me faut me remplir les yeux de la patine des bronzes, des ors divers des laques, des irisations des flambés, des éclairs des matières dures, des jades, des verres colorés, des chatoiements de la soie des foukousas et des tapis de Perse, et ce n'est que par cette contemplation d'éclats de couleur, par cette vision excitante, irritante pour ainsi dire, que peu à peu, et, – je le répète sans que cela ait aucun rapport avec le sujet de ma composition, – je sens mon pouls s'élever, et tout doucement venir en moi cette petite fièvre de la cervelle, sans laquelle je ne puis rien écrire qui vaille. Mais l'excitation produite par le bibelot de lumière obtenue, et le moment arrivé pour me mettre au travail, j'ai besoin pour écrire de me trouver dans une pièce qui n'ait rien aux murs, et que j'aimerais toute nue et blanchie à la chaux.

SECOND ÉTAGE

L'escalier tourne et monte, du premier au second étage, toujours entre des dessins de l'école française et des kakemonos japonais.

Le kakemono est une bande longitudinale de gaze peinte à l'aquarelle94, collée sur un morceau de soie qui la marge tout autour d'un dessin de fleurs, généralement tissées en or ou en argent, et que tient tendu un petit rouleau de bois, terminé par deux rondelles d'ivoire pendant en bas. C'est le tableau du Japon, la seule peinture que les amateurs de là-bas95 et le commun des martyrs accrochent à ses cloisons. Dans ces aquarelles toujours étroites, mais d'une longueur qui va d'un à deux, à trois mètres, il est des œuvres d'art qui font l'ébahissement de nos aquarellistes, en présence de ces immenses machines peintes à l'eau. Devant un de ces kakemonos, de Nittis96, qu'on sait n'être pas un maladroit, déclarait qu'il n'y avait pas d'Européen capable d'exécuter ces étonnantes décorations. Dans l'atelier du peintre Hirsch est suspendue une grue parmi les roseaux d'un marais, la nuit, sous une lune voilée d'un nuage. Dans le gris perle des ténèbres, c'est un chef-d'œuvre que l'échassier blanc, en son arrêt suspendu, avec l'interrogation de sa petite tête dressée et retournée, de son œil qui veille à travers le fouillis obscur, – l'échevellement des lances de roseaux, d'abord jaunes d'or, puis noires, puis couleur des choses vues dans le lointain de la nuit. Un modelage désespérant des détails, d'une science de procédés incroyable, avec des oppositions singulières, et qu'on n'ose pas en Europe: ainsi, dans cette aquarelle délavée et sans aucune épaisseur de couleur, la patte relevée de la grue est empâtée de gouache, et de toute la peinture seule ressort en relief, absolument comme si elle était brodée. Chez moi, dans mon escalier, battent contre le mur des tortues jouant sur une grève à la mer basse, d'un matutineux extraordinaire97, et une tige de pavots violets entrelacée dans un rameau d'arbuste aux fleurs cerise d'un charme tout réjouissant, et bien encore une demi-douzaine représentant des oiseaux de rivière au milieu de plantes aquatiques. Toutefois la merveille est une guenon tenant son petit dans ses bras. Il est vraiment impossible de rendre, par une coloration plus vraie, le rose violacé de la face et des bouts de sein de la singesse, de la face et des callosités ischiatiques du petit, au milieu de l'envolée fauve du pelage, où, çà et là, se voient des aplatissements, de lumineux versements de poils faits d'un ton bleuâtre indescriptible. Ce kakemono est signé: Leï Meï Wan Sossen. Sossen, au Japon, est reconnu comme le grand peintre du singe, et ne peint uniquement que le singe.

 

Donnons ici un rapide historique des anciens peintres du Japon d'après la grande encyclopédie, intitulée: Wa-kan-Sanzai Dzuyé, dont un fragment a été traduit par M. Dickins dans son livre sur le Fusi-yama.

Mih-Hi (2697 avant Jésus-Christ) dessina, le premier, les diagrammes au lieu de les écrire. Ce fut l'origine du dessin.

Tsao-fuh-hing, le premier, dessina les choses appartenant aux hommes.

Shi-tao-shih dessina, le premier, des oiseaux et des bêtes.

Quelques-uns des vieux maîtres possédaient une puissance miraculeuse: l'un ayant dessiné un dragon, aussitôt qu'il eut terminé l'œil, le dragon s'envola; un autre, nommé Han kan, ayant dessiné un cheval, un démon l'enfourcha, trompé par la ressemblance.

Les peintres célèbres des époques postérieures sont innombrables. Il y eut d'abord Kose no Kanaoka, après vint Fujihara no Takayoshi qui fut suivi par Takuma Temeyuki et Tosa Tsuné taka.

Dans la succession des plus renommés des époques postérieures, se trouvent Tsunemori, Tosa Mitsunobu, Sesshiu, Josetsu, Oguri Sotan, Schiubun, Sesson et le plus célèbre de tous, Kano Motonobu.

Tsunemori s'est illustré par ses oiseaux sur l'aile, oiseaux volants.

Tosa Mitsunobu, qui a été surintendant de la peinture, est le fondateur de l'école de Tosa, dont les élèves peignent avec un pinceau fin comme un cheveu, et affectionnent la feuille d'or.

Sesshiu, qui avait été prêtre dans sa jeunesse, était un disciple des écoles de Josetsu et de Shiubun. Sa renommée arriva jusqu'à l'empereur de la dynastie des Ming régnante alors en Chine, qui le décida à se charger de la décoration du palais impérial. Son début fut celui-ci: Sesshiu remplissant un balai d'encre de Chine, sans que sa main hésitât une minute, dessina un dragon, éclaboussant l'encre autour de lui; et l'admirable vigueur de l'esquisse fit bientôt que son nom et sa gloire se répandirent dans tout l'Empire du Milieu. Il était habile à retracer les paysages, les fleurs, les oiseaux, les quadrupèdes, les hommes. Il travaillait avec une grande rapidité, et, pour ainsi dire, d'un seul trait courant, avait une préférence marquée pour les tons gris clair, évitait le rouge et les verts. Il est le fondateur de l'école de Sesshiu, l'école du noir et du blanc, une école de grisaille distincte de l'école de Tosa, l'école coloriste du pays, et de l'école éclectique de Kano, qui cherchait à fondre les deux écoles.

Sesson était un fameux peintre pour les effets de clair de lune en automne.

Kano Motonobu, le prince des peintres chinois et japonais, a été appelé aussi souvent Kohôgen.

Les principales couleurs, employées autrefois par les peintres japonais, étaient pourpre clair, jaune et rouge, gris brun d'écorce d'arbre, couleur de pêche, bleu vert, jaune vert, gris de thé, gris de souris, brun jaune, feuille morte. Les matières colorantes servant à la composition de ces couleurs étaient l'ocre, la terre d'ombre, le cinabre, l'orpiment, l'airo, sorte de pigment bleu, le nakuroku, vert formé d'un pigment arsénieux, le noir de fumée, le charbon ou la cendre de laine de coton.

Dans le livre chinois Rui-yen (Jardin des Miscellanées), on raconte une curieuse anecdote sur un procédé de peinture japonaise. Nous y lisons qu'un nommé Sû-Nogh dessina, dans un tableau, un taureau qui quittait, le jour, la toile, pour aller pâturer, et revenait prendre sa place dans la peinture le soir. Ce tableau arriva dans les mains de l'empereur Taï-Tsung (976-998), qui demanda à ses courtisans, mais en vain, une explication de ce prodige. A la fin, cependant, un certain prêtre révéla que les Japonais trouvaient une substance nacreuse dans la chair d'une espèce d'huître qu'ils ramassaient sur les rochers à la marée basse, et que cette substance broyée en une matière colorante faisait des tableaux invisibles le jour, visibles la nuit.

Mais il nous a été donné de surprendre un peu du secret de ces peintures, de ces aquarelles pendant l'année de l'Exposition, aux trois soirées du commissaire général Matzugata, de l'éditeur Charpentier, de Burty, ces trois soirées où les japonisants de Paris ont pu regarder travailler des artistes japonais. Chez Matzugata, nous avons vu un Japonais, debout devant une table, sans l'aide d'un fusinage, d'un crayonnage, attaquer du premier coup, et à main levée, avec un pinceau, des dessins, sur des morceaux de mousseline, retenus par les deux bougies qui éclairaient le peintre, et les commencer par un bec d'oiseau, par une queue de poisson; et des extrémités de l'ensemble, de fragments de dessin se rejoignant à la fin bout à bout, réaliser, dans l'étonnement de tous, un être de l'air ou de l'eau qui semblait dessiné d'après nature.

Chez Charpentier, un autre peintre japonais, la joue labourée par une contraction du muscle zygomatique, sa grosse bouche sérieuse gonflée et avancée, et le front peinant, comme si sa mémoire cherchait à refaire identiquement un dessin déjà fait, tenait le pinceau entre la première phalange du pouce et l'index, et, pour ainsi dire, à pleine main. Je me rappelle un surprenant dessin de trois corbeaux, et l'adresse avec laquelle, de son pinceau écrasé et aux poils presque secs, dans une teinte plate d'encre de Chine encore humide, l'artiste facsimila le duveteux de la poitrine d'un des noirs oiseaux.

Mais jusque-là, rien que des improvisations, rien que des croquis à l'encre de Chine; chez Burty, nous avions la représentation dans les coulisses, de l'élaboration, pleine de ficelles, d'un grand panneau à l'aquarelle, poussé au dernier fini: d'un véritable kakemono. Disons d'abord qu'un dessin, pour être précieux au Japon, doit être dessiné sans aucune reprise du trait, sans aucun repentir. On attache même une certaine importance à la rapidité du faire, et le compagnon du peintre alla regarder l'heure à la pendule, quand il commença. L'artiste japonais s'était muni cette fois d'un coupon de soie gommée presque transparent, se fabriquant pour cet usage au Japon seulement, et le coupon de soie était tendu sur un châssis de bois blanc. Sauf deux ou trois bâtons de couleur, parmi lesquels il y en avait un de gomme-gutte et un autre d'un bleu verdâtre, l'aquarelliste se servait de couleurs au miel, de couleurs européennes. D'abord, pour commencer, ce fut au milieu du panneau comme toujours un bec d'oiseau devenant un oiseau, puis encore trois autres becs, trois autres oiseaux: le premier grisâtre; le second au ventre blanc, aux ailes vertes; un troisième ayant l'apparence d'une fauvette à tête noire; le quatrième avec du rouge dans le cou d'un rouge-gorge. Il ajouta à la fin, au haut de son panneau, un cinquième grimpereau, un calfat au bec de corail. Ces cinq oiseaux furent exécutés avec le travail le plus précieux, et presque avec le froufrou révolté de leurs plumes. Et c'était charmant de voir notre Japonais travailler, tenant deux pinceaux dans la même main: l'un tout fin, et chargé d'une couleur intense, et filant le trait; l'autre plus gros et tout aqueux, élargissant la linéature et l'estompant; tout cela, avec des prestesses d'escamoteur debout devant sa petite table aux gobelets.

Les oiseaux paraissant terminés, Watanobé Seï Sé a jeté dans un coin des feuilles, des bouts de branchages, sans le dessin des branches. A ce moment, d'un gros pinceau sans couleur et trempé d'eau, il a mouillé le fond resté vierge de toute coloration, en épargnant, autour des oiseaux, de petites déchiquetures, laissées par lui sèches, dans le papier mou. Le panneau a été séché, un moment, à la flamme d'un journal dans la cheminée, et retiré lorsqu'il conservait un rien d'humidité. Alors brutalement, et comme sans souci de la délicatesse de son dessin, il a laissé pleuvoir, sur tout son panneau, de gros pâtés d'encre de Chine, qui, étendus avec un blaireau, ont tout à coup mis la plus douce demi-teinte autour des branchages et des oiseaux, enfermés dans une couche de neige faite miraculeusement par les espèces d'archipels, gardés secs dans le papier. Puis, quand le panneau a été ainsi préparé, ainsi avancé dans certaines parties, ne voilà-t-il pas que notre peintre japonais s'est mis à le laver à grandes eaux, donnant, sur la tête colorée des oiseaux, de petits coups de pouce amortissants et ne laissant sur le papier que la vision effacée de ce qui y était tout à l'heure. Et le panneau est encore une fois remis au feu et retiré mollet, et l'artiste indique le tronc tortueux par un large appuiement, mais interrompu, mais cassé, et pique avec la plus grande attention, dans le vide et l'effacement, les petites fleurs rouges d'un cognassier du Japon, ne plaçant qu'au dernier moment la valeur noire de son dessin, la tache intense à l'encre de Chine du tronc de l'arbuste. Et ç'a été encore des lavages, des séchages, des reprises, des relavages, au bout desquels le lumineux et moelleux dessin était parachevé, tirant de tout ce travail dans l'humide quelque chose du joli flottement des contours que l'on voit en un dessin baignant dans l'eau d'une cuvette de graveur, et sans que, – selon l'expression d'un peintre, – dans cette chose soufflée se sentît la moindre fatigue.

Je revoyais ces jours-ci ce kakemono, dont Watanobé Seï Sé a fait cadeau à Burty, et j'admirais l'art doux et délicat de ce dessin noyé dans un si charmant brouillard gris, et où cependant tout est dessiné, achevé, fini. La merveille de nature, que ces cinq grimpereaux, et la perfection et la vie de leur plumage, et l'intelligente opposition, au milieu de la sautillante allure des quatre bien portants, de la pose frileuse et ratatinée du petit malade, la tête rentrée dans le soulèvement de ses plumes en boule. Du reste, le dessin a été enlevé avec amour: l'artiste japonais était véritablement exalté par le plaisir admiratif qu'il nous voyait prendre à son travail, et le lendemain il disait à son compagnon que c'était la seule soirée en France qui lui eût rappelé une soirée de dessin du Japon.

Sur le palier s'ouvrent des chambres inhabitées, ensevelies dans la poussière des capharnaüms, où tout bibeloteur emmagasine et entasse les choses boiteuses et estropiées, les choses achetées les jours d'erreur, où le goût est embourgeoisé, et les choses pour lesquelles une inexplicable indifférence est venue. Il y a là, pêle-mêle, dans le fouillis pittoresque d'un grenier du bric-à-brac, des porcelaines égueulées, des grues de bronze aux frêles et longues pattes cassées par la trépidation du chemin de fer, des cadres dédorés qui doivent aller en visite chez le doreur, des dessins chassés de l'entresol et du premier étage par des acquisitions récentes, des piles de cuirs japonais destinés à fabriquer des reliures de livres orientaux, des objets de toutes sortes et de toutes formes, dont la mémoire est comme perdue, et dont le regard se détourne, ainsi que d'achats dont on rougit: cela au milieu de paquets intacts de fiches commandées pour rédiger des catalogues, qui ne seront jamais faits. Et ce sont des cabinets de laque délabrés, aux ferrures arrachées, dont la restauration ruineuse est indéfiniment ajournée; des tapis persans qui ne sont plus que la trame de lumineuses couleurs, – revivront-elles? – Et à côté de vieilles malles, couchés sur le plancher, de gras amours en bronze du dix-huitième siècle, qui, le lendemain d'un gain inespéré en littérature, feront, avec une tablette de marbre bleu turquin, un royal buffet de salle à manger.

Au milieu de cet amoncellement de choses, disparates et hétéroclites, des armoires entre-bâillées laissent voir des rangées interminables de livres modernes.

Et tout d'abord de Chateaubriand, le créateur de la langue littéraire d'aujourd'hui, l'édition de 1809 d'Atala, avec son titre rococo: Atala, ou les Amours de deux sauvages dans le désert. – Et de Hugo, presque toute sa prose et sa poésie dans ces élégants in-octavo d'Eugène Renduel, et au milieu desquels se trouve la petite édition de 1829, ornée de son fac-similé, de la complainte en argot du livre enfanteur, qui a pour titre: le Dernier Jour d'un condamné. – Et de Musset et de Mme Sand et de Sainte-Beuve, les éditions originales de la Confession d'un enfant du siècle, de Lélia, de Volupté: les trois romans, les trois livres documentaires sur l'état d'âme inassouvi et splénetique des romantiques de 1830; et encore de Mme Sand, la romancière si peu réelle, la première et belle édition de l'Histoire de ma vie, où la faiseuse de mémoires rencontre des pages si vraies, pareilles à la page, où elle raconte la mort de sa mère, cette Parisienne pur sang, ne voulant pas mourir dans son lit, mais dans un fiacre qui la roule agonisante parmi le bruit et l'animation joyeuse de Paris, montant l'avenue des Champs-Élysées. – Et de Mérimée, l'homme sec, l'auteur sec, la Double Méprise, le joli volume typographié par Fournier en 1833, un exemplaire sur chine de la Chambre bleue, et la sceptique notice sur Beyle, publiée à Eleutheropolis en 1854, avec une figure érotique. – Et de Stendhal, malheureusement un si pauvre styliste, les éditions originales De l'Amour, et du roman bien humain: le Rouge et le Noir. – Et de Janin, l'habile équilibriste de phrases impossibles, l'éminent jongleur de mots, peut-être trop dédaigné à l'heure présente, l'Ane mort et la Femme guillotinée, avec l'illustration du Bon Lapin par le talent ingénu de Tony Johannot, et le pimpant et casseur petit volume de Deburau, Histoire du théatre a quatre sous.

Mais arrivons aux livres des amis morts ou vivants, donnés par eux, ou achetés par moi sur des papiers durables.

C'est de Michelet, le sublime visionnaire de l'histoire, l'artiste en style par excellence, de Michelet qui m'a fait l'honneur de me signer, dans une de ses préfaces, un brevet d'historien, la vieille édition de sa monumentale Histoire de France, publiée par la librairie classique de Hachette. – De mon cher Théo, indépendamment de presque tous ses livres dans les premières éditions, l'exemplaire d'Émaux et camées, où Jacquemard l'a gravé en poète olympien, et qui a en tête la dernière dédicace, que l'écrivain, déjà bien malade et cherchant ses idées et ses mots, ait écrite:

 
Aux graveurs sur pierre fine de la prose,
Edmond et Jules de Goncourt.
Un maintenant, mais toujours double.
 
Leur ami
Théophile Gautier.

– De Feydeau, un des cent exemplaires du tirage in-octavo de Fanny. – De Fromentin, un exemplaire sur papier Whatman, avec une affectueuse dédicace de l'auteur, du Sahara et d'Un été dans le Sahel. – De Monnier, l'édition embryonnaire, à la date de 1830, de ses Scènes populaires, un mince volume avec ses petites vignettes à l'encre lithographique, et l'apparition pour la première fois du profil et de la signature de M. Prudhomme; et encore le volume des Bas-Fonds de la société, – imprimé on n'a jamais su pourquoi en caractères elzéviriens, – volume dans lequel il n'est demeuré que bien peu de la féroce réalité, que le soir, au coin d'une cheminée, le raconteur, avec sa tête d'un Tibère au Café Turc, et tout en somnolant, fumant, éructant, jetait dans ses admirables et cruelles et toujours nouvelles improvisations. – De mon vieux Flaubert, l'édition, en un seul volume, de Madame Bovary, et une Salammbô, pour laquelle j'ai inventé une vraie reliure carthaginoise, faite d'un cuir japonais brunâtre, qui a l'air d'une peau humaine sortie de la tannerie de Meudon, et de gardes fabriquées d'une soie barbare, représentant des chouettes tissées d'or sur un fond de sang. – De Chennevières, les Contes normands, qui contiennent le chef-d'œuvre ému de Georgine, en cette édition aux petites imageries enfantines, imprimée avec des têtes de clous sur du papier de journal de sous-préfecture, cette édition agréablement provinciale, sortie de l'imprimerie de Hardel, de Caen. – De Banville, du poète, de l'homme d'esprit et de cœur, un exemplaire, des Odes funambulesques, de l'édition de Poulet-Malassis, l'éditeur-artiste. – De Barbey d'Aurevilly, Une vieille Maîtresse, le chaud et verveux roman, et à l'état de premier jet, que renferment les trois volumes publiées par Cadot en 1853. – De Tourguéneff, tous ses livres, toutes ces délicates et intimes études de nature humaine, en des paysages si profondément sentis par le rêveur, en des dessous de bois si fraîchement peints par le chasseur. – De Claudius Popelin, ses Cinq Octaves de sonnets, aux originaux encadrements dessinés par le gentil rimeur, et, s'il vous plaît, un des deux exemplaires sur chine, avec un envoi dans une branche de fleurs à l'aquarelle, et encore du poète et de l'écrivain d'art, un exemplaire sur peau vélin, de son savant livre sur les Vieux Arts du feu. – De Renan, l'aimante notice nécrologique, consacrée par le frère à sa sœur bien-aimée: Henriette Renan. – De la princesse Mathilde, deux raretés bibliographiques, une biographie de sa dame lectrice, Armande Dieudé-Defly, une charmante vieille femme du bon vieux temps, et une monographie du blanc Didi, sous le titre d'une Histoire d'un chien: une plaquette pour laquelle l'auteur a bien voulu me broder le morceau de soie qui lui servira de reliure. – De d'Hervilly, Mesdames les Parisiennes, où nos Parisiennes de l'heure actuelle sont croquées dans une prose à talon rouge. – De Cladel, ses robustes paysanneries, toutes ensoleillées du soleil de la Provence. – De Jules Vallès, Jacques Vingtras, cette autobiographie à la grande et rageuse ironie, avec des coins de style si délicats. – De Burty, son excellent livre des Maîtres et Petits Maîtres, où il a inséré une amicale notice sur mon frère, et un des deux exemplaires sur Whatman, de la curieuse correspondance qu'il a publiée de Delacroix. – De Zola, l'Assommoir, Nana, ces vivaces et plantureux romans, ces poussées de 550 pages d'impression, qui font de vrais blocs en papier de Hollande. – D'Alphonse Daudet, les Femmes d'artistes, Fromont jeune et Risler aîné, Jack, le Nabab, les Rois en exil, tous en papier de choix, avec, dans l'exemplaire du Nabab, la dédicace si glorieuse pour la femme de l'auteur, dédicace tirée seulement à quelques exemplaires pour les amis intimes du ménage. – Les jeunes aussi sont sur ces planches, en beau papier, à côté de leurs aînés, et il y a là les livres du poète Jean Richepin, à la prose si vivante, d'Huysmans, de Liesse, de Guy de Maupassant, d'Hennique, de Paul Alexis; et bientôt, j'espère, un livre d'Henry Céard.

86Ces jalousies, qu'on place, en Chine et au Japon, devant les portes et les fenêtres pour empêcher les insectes d'entrer, et qu'on appelle lien-tsée, sont fabriquées souvent de matières précieuses. Dans la collection envoyée du Japon à l'Exposition universelle de 1867, il y avait une de ces jalousies en perles de cristal taillé de diverses couleurs, formant un paysage.
87La beauté de l'écriture a une très grande importance au Japon, et quand on reconstruisit, en 977, le palais du Daïri, entièrement détruit par un incendie, le mémorialiste japonais rappelle que les gakf, les inscriptions sur les planchettes au-dessus des portes, ont été tracées au pinceau par Fousiwara-no-Soukemasa, célèbre en Chine même pour sa belle écriture.
88Voici une note curieuse sur l'importance du bois de calambac: «Selon la tradition, une grosse pièce de bois de calambac fut jetée, pendant une tempête, sur le rivage de Sakaï, bourg situé à peu de distance d'Osaka. On la conserve dans le temple de Tô-daï-si. Lorsque le Shogun désire en avoir un morceau, il s'adresse au Daïri, qui lui en accorde un de la grosseur d'un pouce carré. Il y envoie deux officiers de sa cour, sous les yeux desquels le morceau est scié, et inscrit sur les registres du temple.»
89Mémoires et anecdotes des Djogouns, par Titsingh, publiés par Abel de Rémusat, 1820.
90Il y a bien encore l'ancien Japon première qualité coloriée; mais est-ce bien sûr que ce vieux Japon ne soit pas une imitation d'un plus vieux Chine?
91A la note envoyée par le Japonais Narushima à M. Bergerat, un livre tout récemment publié en Angleterre: «Fuyaku Hiyokukei: A hundred views of Fuji (Fusi-yama) par E. Dickins, London 1880», ajoute quelques renseignements sur la vie et l'œuvre d'O-kou-sai. O-kou-sai serait né en 1760, et aurait eu pour père un fabricant de miroirs de métal, nommé Nakajima Isé. On trouve, dans le travail de M. Dickins, la confirmation des nombreux changements de noms de l'artiste, et entre autres de son premier nom d'Hotteyimon Miuraya, venant de la maison de Honjo, le quartier de Yédo, où il était né, et encore de son nom de Saitô, sous lequel il est désigné dans le quatrième cahier du Manguwa. Le livre anglais parle également des nombreuses illustrations des romans de son ami Bakin, le Walter Scott du Japon, et dont il illustra le «Satomi Hakenden» en quarante volumes. O-kou-sai serait mort, d'après M. Anderson, en 1849, à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, mais la publication du Fusi-yama en 1834, annoncée comme une publication de feu O-kou-sai, dément cette assertion, et doit faire adopter la tradition qui le fait mourir en 1834, à l'âge de soixante-quatorze ans. O-Kou-sai est le fondateur de l'école de Katsushika, dont les productions ukijo-yé peuvent se traduire par «les peintures du monde passant». L'œuvre capitale d'O-kou-sai, publiée entre 1810 et 1820, est sa suite des quinze cahiers (n'est-ce pas quatorze?) portant pour titre: Manguwa, ou Esquisses de premier coup. Les préfaces en tête de chacun de ces cahiers sont curieuses, et je vais en donner quelques extraits. Voici la préface du premier cahier: «L'apparence extérieure et les gestes des hommes rendent abondamment l'expression de leurs sentiments de joie et de désappointement, de souffrance et de réjouissance. Les collines et les torrents, et les arbres et les herbes, ont également chacune une nature particulière. Et en même temps, les bêtes, les oiseaux de l'air, les insectes, les reptiles, les poissons, contiennent tous en dedans d'eux une essence vitale, propre à chacun d'eux, qui réjouit nos cœurs, lorsque nous reconnaissons une telle abondance de joie et de bonheur dans le monde. Cependant, avec les changements de lieux et de saisons, tout s'évanouit, tout disparaît. Comment donc transmettre aux âges futurs, et porter à la connaissance des hommes, éloignés par des milliers de lieues, l'esprit et la forme de toute la joie et le bonheur que nous voyons remplissant l'univers? L'art seul peut perpétuer la réalité vivante des choses du monde, et le vrai art, le seul qui habite les hauteurs du génie! Le rare talent d'Hokusai est connu par tout le pays. Cet automne, pendant son voyage vers l'Ouest, le Maître, par une bonne fortune inespérée, a visité notre ville, et là, pour le délice des deux hommes, a fait la connaissance de Bokusen de Gekko (Maison du clair de lune), sous le toit duquel plus de 300 compositions furent projetées et exécutées. Les choses du ciel et de Boudha, la vie des hommes et des femmes, oui même les oiseaux et les bêtes, les herbes et les arbres, tout fut essayé, et le pinceau du maître retraça toutes les phases et toutes les formes de l'existence. Depuis quelque temps le talent de nos artistes diminuait, la vie et le mouvement manquaient à leurs productions, et leur exécution était de beaucoup inférieure à leurs conceptions. On ne manquera pas de reconnaître l'admirable puissance des esquisses présentées ici, toutes ébauchées qu'elles soient. Le Maître a essayé de donner la vie à tout ce qu'il a peint, et son succès éclate dans la joie et le bonheur qu'il a si fidèlement exprimés. Qui pourra ajouter à son œuvre? Pour l'étudiant aspirant à l'art, cette collection est un guide, un instrument inestimable. Le titre de Manguwâ, esquisses de premier coup, a été choisi par le Maître lui-même. «Écrit par Keijin de la maison Hanshu à Beroka en Owari (dans l'année 1812) pendant la période Bankuwa, au temps où les lettres florissaient.» Le préfacier du cinquième cahier dit: «La fleur des jardins de pruniers, la fleur de cerisier de Sudadzutsumi, les festons de fuji (wistaria) de Kamedo, les fleurs de hadji (lespedeza) de Yanagishima (l'île des Saules), les asters et les chrysanthèmes de Tarashima (l'île des Temples), ces cinq lieux de plaisance bien connus à Katsushika, sont visités par des foules, dans les saisons de floraison du printemps et de l'automne, qui remplissent les chemins, discutant, par petits groupes, les beautés qu'ils viennent de contempler. Par là demeure le Maître Hokusai, depuis son enfance; et sa renommée est maintenant tellement répandue que sa gloire est arrivée à surpasser celle de toute la fragrance des cinq jardins dans toute leur floraison.» Le préfacier du septième cahier dit: «Ils me disent comme quoi ils ont traversé hier le Fukagava à Hirohata, où les hommes prient le dieu Tametomo, comme quoi ils sont allés aujourd'hui écouter le coucou, s'ébattant parmi les arbustes de Asaji-hara et Hashiba, et me parlent de beaucoup d'autres choses agréables. Et maintenant mes amis voudraient bien que je me lève de mon siège près de la fenêtre, où j'ai paressé toute la journée, pour m'en aller avec eux… Doucement, doucement… je suis debout et parti… Je vois les innombrables feuilles vertes trembloter à la cime des arbres feuillus, j'observe les nuages floconneux dans le ciel bleu, se groupant fantastiquement en toutes sortes de formes déchirées… Je marche, de-ci de-là, indolemment, sans volonté et sans but… A présent je traverse le pont des Singes, et j'écoute comme l'écho renvoie les cris sauvages des grues… Me voici dans le champ de cerises d'Owari… A travers les brouillards qui traînent sur les rivages de Miho, je vois les célèbres pins de Suminoye… Maintenant je suis debout en tremblant sur le pont de Kameji, et je regarde avec étonnement la gigantesque plante de fuki (pétasites)… Ceci est le rugissement de la cataracte vertigineuse d'Ono… Un frisson me traverse. Ce n'est qu'un rêve que j'ai rêvé, couché près de la fenêtre, avec ce volume du Maître, comme oreiller sous ma tête.» Enfin, dans le huitième cahier du Manguwa, le préfacier fait dire, par Hokusai, à ses élèves qui lui demandaient de publier ses croquis pour leur instruction: «On n'enseigne pas l'art, vous n'avez qu'à copier la nature pour devenir un artiste.»
92Cette génération, dont il reste encore quelques octogénaires, est en train de s'éteindre tous les jours; et quand elle sera complètement enterrée, la main-d'œuvre artiste n'existera plus au Japon.
93Promenade autour du monde, par le baron de Hübner, Hachette, 1873.
94Il y en a de peints sur soie, sur papier, il y en a de brodés, quelques-uns même ne sont qu'un tissage d'or dans la soie. C'est ainsi que, chez moi, deux kakemonos représentent des vases de fleurs, encastrés dans des zones où volent des grues hiératiques aux couleurs qu'on dirait cherchées dans les mosaïques de Saint-Marc. Mon ami, le poète de Heredia, en possède dans ce genre deux très supérieurs. C'est un canevas blanc, entouré d'une première bande amarante sur lequel courent des branchages d'or, d'une seconde bande réséda sur laquelle sont jetées également en or des armoiries de prince. Le canevas blanc est brodé d'une paonne et d'un paon, la queue déployée. Ces deux broderies, sur cette trame à jour, ont à la fois des tons assoupis de tapisseries passées et de vieilles orfévreries émaillées.
95Car il faut que l'Europe sache que le Japon a ses curieux de peinture, et des curieux maniaques comme les nôtres. M. Réal, l'associé des Sichel, achetant des kakemonos au Japon, et s'étonnant de la différence du prix entre deux kakemonos, dont le faire lui paraissait identique, le marchand lui disait: «Oui, tous les deux sont du même, mais celui-ci est du temps où sa célébrité était faite.»
96De Nittis a acheté le beau et grand kakemono de l'Exposition, représentant une vingtaine de pigeons s'ébattant à la margelle d'une vasque en pierre. Il l'avait acheté pour le copier et avoue modestement y avoir renoncé devant la difficulté. Il me faisait toucher, avec l'enthousiasme qui jaillit de son individu en présence d'une vraie chose d'art, tous les détails de l'exécution, et ces contours dans l'ombre, et qui sont faits simplement du balayage et du rebroussage lavé des teintes de la pleine lumière.
97D'après une inscription tracée au pinceau, ce kakemono ne serait qu'une répétition par un élève d'un célèbre dessin du dessinateur spécialiste des tortues. Voici l'inscription: Copie de Oh-kio.