Tasuta

La maison d'un artiste, Tome 2

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Mais de tous les écrivains modernes, l'auteur collectionné avec le plus d'amour, de passion, de persévérance, de recherches dans les catalogues de vente et à prix marqués, de furetage chez les libraires: c'est Balzac, dont l'Œuvre, sauf quelques brochurettes, est dans une armoire tout entier en éditions originales. Les voilà, ces beaux vilains livres de cabinet de lecture, sous leurs couvertures à peine défraîchies, avec leur texte si lisible, en leurs grandes marges pas bien blanches et peu satinées. Cela commence par le Code des Gens honnêtes dont je rappelle la première phrase de l'avant-propos, daté de 1825: «L'argent, par le temps qui court, donne le plaisir, la considération, les amis, les succès, les talents, l'esprit même; ce doux métal…» Cette longue phrase, et, pour ainsi dire, la première phrase du début de l'écrivain, n'est-elle pas typique chez l'homme qui, quelques années après, fera de l'Argent le nouveau ressort dramatique du roman moderne. Et l'Œuvre continue l'année suivante par l'in-24, qui a pour titre: le Petit Dictionnaire critique et anecdotique des Enseignes de Paris, par un batteur de pavé. Puis ce sont: les Derniers Chouans, les quatre volumes in-12 publiés en 1829, chez Urbain Canel. Enfin toute la titanesque série de l'épopée bourgeoise, publiée et chez Werdet et chez Hippolyte Souverain et chez Charles Gosselin et chez Chlendowski et chez de Potter, et qui se termine par les Parents pauvres, les Paysans, le Député d'Arcis98.

A ces éditions de Balzac, sont mêlées quelques plaquettes faites d'épreuves, ainsi que l'article de la Femme comme il faut, où l'on retrouve en marge sa lisible et ronde écriture d'expéditionnaire, son impérieux deleatur, et son bon à tirer fait d'un B, suivi d'un paraphe, qui a quelque chose du serpent se tortillant sur la couverture de la Peau de chagrin. Une de ces plaquettes qui vient de la vente Dutacq, et qui contient les Martyrs ignorés, une de ces créations les plus géniales, a un petit intérêt: dans les corrections, le Courlandais Grodninski passe lithuanien en marge, et Balzac change en blonds les cheveux noirs de Raphaël, et à la place de son œil d'émerillon lui donne tout bonnement un œil bleuâtre, etc., etc. Le curieux, c'est que ces corrections n'ont point été faites dans la réédition de l'opuscule, à la suite de la Dernière Incarnation de Vautrin, publiée en 1848.

Dans la même armoire, Gavarni voisine avec Balzac, et les lithographies du dessinateur avec les livres du romancier. C'est l'armoire, je ne crains pas de le dire bien haut, des deux grands génies du siècle, des talents les plus originaux de l'art et de la littérature, des deux hommes sans prédécesseurs.

De Gavarni, je n'ai pas tout à fait les trois mille planches cataloguées par MM. Mahérault et Bocher; mais j'en ai beaucoup, beaucoup, beaucoup, et surtout des avant la lettre, de ces épreuves dont Gavarni faisait tirer six sur chine et six sur papier blanc99, épreuves auxquelles ne ressemblent en rien les feuilles du tirage courant. Car, sous quelques coups de presse, bien vite s'en va le léger velouté de la pierre lithographique avec son joli ton de mine de plomb dans les demi-teintes. Et c'est tôt fini des noirs brillants, qui deviennent des taches boueuses, de la douceur nourrie des gris qui se mettent à ressembler à du pointillé où il y a des manques, et de l'étroite réserve des blancs dans la cernée enveloppante et voltigeante d'une légère estompe. Et vous n'avez plus qu'une lithographie, dont le travail à fleur de pierre a disparu, une épreuve à la fois charbonnée et dépouillée, où les caresses infinies du modelé s'en sont allées, et où, dans une froideur bleuâtre, n'apparaît plus, pour ainsi dire, que le squelette du coup de crayon lithographique. Je voudrais, par exemple, qu'on pût comparer du no 8 des Impressions de ménage, une épreuve avant la lettre avec même une bonne épreuve ordinaire, je voudrais qu'on vît à côté l'une de l'autre, dans les deux états, cette jeune femme vue de dos, en robe d'été, la nuque, les épaules, les bras à l'air, et qui, toute lumineuse, n'a de noir sur elle que ses longues papillotes et l'envolée de son petit tablier de soie: on verrait que le clair ensoleillement et de la blanche peau et du blanc linon s'est envolé dans le second état. Et la même chose est à répéter pour toutes les planches, et surtout pour ce chef-d'œuvre du clair-obscur, qui a pour titre: Monsieur à la cuisine, Madame au piano. Un jour, Gavarni, me parlant de cette lithographie, me disait: «J'ai trouvé pour cette planche un certain noir qu'il m'a été impossible de retrouver jamais!»

Beaucoup de ces avant la lettre sont amusantes par les recommandations, les confidences au crayon ou à la plume jetées en marge: celle-ci, en haut de laquelle est écrit le nom de M. Ricourt, le fondateur de «l'Artiste» porte: Un peu – très peu plus de ton; celle-là, faite pour la série inédite, qui a pour titre les Caractères, a inscrit en dessous: Il faudra mettre ces titres petits et bien gris; cette autre, qui est un travestissement, est pleine de renvois, indiquant dans le blanc du fond les infiniment petits détails de couleur du costume; cette autre de D'après nature est toute contournée de chiffres mathématiques; cette dernière enfin m'a été envoyée, avec la suscription: A mes Goncourt.

Et les curieuses et les rarissimes planches dans les inédites, et surtout dans les procédés, dans ce temps où Gavarni était en quête d'un moyen d'intercaler ses dessins en pleine impression d'un volume, sans recourir à la traduction d'un graveur. Je vois encore ce petit homme sec, nerveux, silencieux, nommé Jacquin, cet avocat devenu inventeur, se glissant, sans qu'on l'annonçât, dans l'atelier de Gavarni, lui mettant, sans mot dire, sur son chevalet, une planche de métal, sur laquelle aussitôt l'artiste crayonnait un bonhomme, – puis disparaissant comme il était venu. Du procédé qui n'était jamais trouvé satisfaisant, une, deux épreuves revenaient, et c'était tout. Dans ces rares petits bouts de papier, que Gavarni ne jugeait pas dignes d'entrer dans son Œuvre, il en est deux bien intéressants pour moi. L'un est une tête de vieillard aux cheveux et à la barbe blanche, autour de laquelle Gavarni, que cela ennuyait d'en faire plus, pria mon frère de mettre quelque chose de son cru; et mon frère y a dessiné une tête de femme de profil en madras, et deux têtes de drolatiques de carnaval, dont l'un porte sur le nez de grandes besicles. L'autre est une tête d'homme, de face, à la barbe et aux cheveux incultes, au front plissé par la contention d'un regard appliqué et clignotant, au méplat charnu du bout du nez; – le portrait le plus ressemblant qui ait été jamais fait, et sans le vouloir, de Gavarni, du vrai Gavarni, – par Gavarni.

Parmi ces chambres, il en est une, où il y a un lit aux rideaux fermés, et sur les murs, deux ou trois eaux-fortes, signées J. G., au milieu desquelles est accroché l'original et macabre dessin d'Une Parisienne, portant cette dédicace de Rops: A MM. Edmond et Jules de Goncourt, après Manette Salomon.

C'est la mansarde d'étudiant, où mon frère aimait à travailler, la chambre choisie par lui pour mourir, et demeurée telle qu'elle était le lendemain de sa mort, avec le fauteuil-balanceur dans lequel il se plaisait à fumer après un morceau de style. Au milieu se trouve encore cette grande table en bois blanc, où, sa faible tête appuyée sur les deux mains, il me lisait, très malade, une page de son livre préféré, une page des Mémoires d'outre-tombe, quand il bégaya un mot, le répéta, sans pouvoir bien le dire, et plusieurs fois avec colère, – se leva le front pâle, chancela.

De certains anniversaires et des jours de tristesse, où le long passé inoubliable de notre vie à deux me revient au cœur, je monte dans cette chambre, je m'assois dans le grand fauteuil près du lit vide, et dans le recueillement de la demi-obscurité, et parmi ce que gardent et vous font retrouver d'un mort bien-aimé les choses de sa chambre mortuaire, je me donne la douloureuse jouissance de me ressouvenir.

Et je le revois, mon bon et joli frère, quand je le relevai, et que je l'interrogeai, et que je lui parlais sans qu'il eût l'air de m'entendre, et que je lui demandais s'il ne me reconnaissait pas, et enfin qu'il me répondait par un gros rire moqueur, qui semblait dire: Crois-tu cela possible?

Puis quelques instants après, ce cri qui n'avait rien d'humain, et ces convulsions pendant deux heures, où la sueur froide de sa tête appuyée contre ma poitrine traversa mes habits, ma chemise.

Et enfin cette agonie de cinq jours sans reprendre connaissance.

C'étaient des élancements qui ressemblaient à des tentatives d'envolées d'oiseau blessé; c'étaient, sous ses draps, des blottissements épouvantés devant des visions, auxquelles, une fois, il cria, de sa parole retrouvée: «Va-t'en!» c'étaient des tendresses de corps pour d'autres visions qu'il appelait de ses mains tendues, leur envoyant des baisers; c'étaient des sonorités de phrases tumultueuses, jetées avec l'air de tête, le ton ironique, le sifflant mépris d'une intelligence hautaine qui lui était particulier, quand il entendait une stupidité ou l'éloge d'une chose inférieure. Un suprême rêve délirant, dans lequel revenaient, par moments, la mimique de son existence vécue, l'action de soulever des haltères, avec lesquels je fatiguais ses derniers jours, le geste de mettre son lorgnon, et le simulacre de faire son métier, d'écrire sur une feuille de papier.

 

Et à mesure que les jours, les heures passaient, – encore vivant, déjà il n'était plus mon frère, – ses yeux profonds, larmoyants, ténébreux, son teint enfumé et doré, le sourire indéfinissable de ses lèvres violettes, lui donnaient une ressemblance troublante avec une figure mystérieuse et non humaine du Vinci, que j'avais vue en Italie, dans un coin noir, de je ne sais quel tableau, de quel Musée.

Le pauvre cher enfant mort, cette expression disparut; il lui remonta alors sur la figure une tristesse terrestre que je n'ai encore vue sur la face d'aucune personne morte. Sur ce jeune visage, on croyait voir, au delà de la vie, le désolé regret de l'Œuvre interrompu.

JARDIN

Quelques centaines de mètres à soi, où des choses de nature poussent, verdissent, fleurissent: l'intime et particulière jouissance pour un vieux Parisien, pour un homme d'appartement! Et la passionnette qui vous prend pour ce coin de terre, et les folies qu'on y fait!

Que de journées de novembre, pendant lesquelles, levé avec le jour, je battais les horticulteurs et les pépiniéristes de la grande banlieue, pataugeant dès dix heures dans la boue de mauvais chemins, revenant dans la nuit, mouillé, gelé, harassé, affamé! Et que de journées encore de ce même mois de novembre, passées à voir planter, à planter moi-même, les arbustes arrivant par charretées; et où, le soir venu, la fatigue de tout le jour dans la bise et le vent, l'heureuse et immense lassitude du plein air, me faisaient bien souvent coucher sans dîner!

Et la Providence, qu'est vraiment un jardin, au milieu des grands chagrins, quand toutes les volontés d'un homme sont brisées, quand il n'a plus le courage du travail, quand il a horreur de la société des heureux de la terre, et lorsque la vie lui pèse dans la solitude et l'inaction de la pensée! A cet homme qui ne veut pas de distraction, le discret et insensible détournement de sa douleur que cette occupation, qu'il croit n'être qu'un moyen mécanique d'user le temps, et comme en se mettant à aimer les plantes et les fleurs, il se reprend tout doucement, et sans qu'il s'aperçoive, à raimer la vie!

Le jardin que j'avais acheté avec ma maison, planté d'arbustes communs, vulgaires, bourgeois, possédait cependant une beauté. C'était au fond, une superbe trochée d'immenses arbres de l'ancien parc Montmorency, tout habillés de lierre, et dessinant, au-dessus d'un petit rocher, un de ces grands éventails de verdure dont Watteau abrite le repos et la sieste de ses sociétés galantes. Il fallait garder cela, en arrachant tout le reste, et mettre ce bouquet de grands arbres dans un milieu d'arbustes à feuilles persistantes, d'arbres restant verts toute l'année, et qui vous jouent un jardin d'été par un coup de soleil d'hiver; – et ces arbustes, les choisir parmi les arbustes rares, car le rare en tout, quoi qu'on die, est presque toujours le beau. Il y avait plus, avec les recherches et les progrès actuels de l'horticulture, et son retravail et son recoloriage artiste de la verdure naturelle, il y avait pour un homme de lettres coloriste, à faire un jardin de peintre, et à se mettre en grand, sous les yeux, une palette des verts, allant des verts noirs aux verts tendres, en passant par les verts bleuâtres des genévriers, les verts mordorés des cryptomerias, et par toutes les panachures variées des houx, des fusains, des aucubas, qui, dans l'absence des fleurs, font l'illusion de fleurs avec la pâleur de leurs feuilles. Disons-le, dans ce goût de jardinage où se mêle un peu de bibeloterie, l'arbuste élégamment branché, joliment architecturé, coquettement tacheté, devient une espèce d'objet d'art qu'on revoit les yeux fermés, auquel on rêve dans son lit, et qu'on songe à conquérir dans tel jardin privé de grand horticulteur, tout comme une rareté cachée sur une tablette de la collection particulière d'un marchand de curiosités. Et l'arbuste enfin obtenu, on le place dans son jardin, absolument comme un meuble de goût, qu'on poserait dans sa chambre.

Mais des arbustes, et des plus rares et des plus chers, ce n'était pas assez. L'Italie avec ses villas, m'avait donné le goût des jardins meublés, de ces jardins où, de tous côtés, apparaissent, dans le vert du feuillage, des morceaux de bronze, de marbre, de terre cuite, de faïence. A défaut d'antiques, qui étaient tout à fait au-dessus de mes moyens, à la sortie d'une porte de jardin, je faisais poser contre un treillage, exécuté sur un modèle du dix-huitième siècle, deux termes de faïence, terminés par des gorges de femmes et de petites têtes riantes portant des corbeilles. A la descente d'un escalier, aux rampes et aux dessous de marche tapissés de lierre, je plaçais deux amours de bronze, provenant d'une vente de Monbro, deux amours d'une exécution imparfaite, mais d'un maniérisme plaisant. En tête de la petite pelouse, je dressais une grande grue japonaise, à la marche élancée en avant, à la tête retournée en arrière, et si vivante sur sa feuille de nénuphar, qu'une fois un chien est tombé, une seconde, en arrêt sur l'échassier de bronze. Dans un cippe de pierre, enguirlandé de plantes grimpantes, je faisais encastrer une terre cuite, – elle s'effrite, hélas! un peu à l'air, – un bas-relief d'amours d'Angelo Rossi, le puissant et gras sculpteur des anges de Saint-Pierre de Rome, et qui, – remarque que n'a faite personne, – est le vrai père de notre Clodion, mais un père à la Michel-Ange.

Enfin, j'enfermai mes massifs dans un encadrement de porcelaine, de biscuit, dont je crois être l'inventeur, et formé des ronds à jour sur lesquels on cuit les soupières, et qui, à moitié enfoncés en terre, à moitié croisés l'un sur l'autre, forment un enchevêtrement tout à fait ornemental.

Pour mon coin aimé, pour mon petit rocher sous les grands arbres, et après lesquels j'ai fait monter des rosiers grimpants, maintenant aussi hauts que les arbres, je sacrifiais une porcelaine de blanc de Saxe, un dauphin au corps, au mufle, aux nageoires modelés dans la tourmente d'une gracieuse rocaille, et qui fait, dans la verdure mouillée de la fontaine, la plus heureuse tache blanche.

Là dedans, un sécateur à la main, les longues heures qui paraissent si courtes, et où l'on se dit, toutes les cinq minutes: «Allons, il faut remonter», et où l'on ne remonte pas; – continuant à émonder, à couper, à tailler.

Tous les mois, le jardin a son spectacle; même l'hiver, il a des fleurissements de nature, à vous tenir planté sur les deux pieds, devant un arbuste, dans cette pose à la fois imbécile et béate, si bien rendue par l'amateur des jardins, Gavarni, faisant sa propre caricature. N'ai-je pas, dans mon jardin, un certain jasmin jaune, qui fleurit en plein décembre, une bruyère paradoxale qui fleurit avec les lauriers-tin, tout le mois de janvier, un chèvrefeuille printanier, qui met sa fragrance de fleurs d'oranger dans l'air humidement glacé de février?

Mais le premier mois, où vraiment le jardin vous prend, vous retient, vous garde, vous fait paresseux à revenir à votre table de travail: c'est le mois d'avril, ce mois dans lequel vos yeux, sur ce bois qui vous paraît mort, ont chaque jour la surprise de la revie verte de l'arbre et de l'arbuste. Alors, sur les sarments desséchés du deutzia, l'arbuste symbolisant le printemps de l'Extrême-Orient, en ces endroits qui ont quelque chose d'une aisselle humaine, commencent à jaillir de petites feuilles frisées. Alors les boutons gonflés des cognassiers du Japon montrent une pointure de rouge, sous le coup de soleil pluvieux d'une giboulée, qui suspend au bout de chaque brindille une perle de cristal. Alors le vert naissant des clématites du Japon se recouvre d'un poilu argenté. Alors les mahonias du Japon, à la feuille de cuir, entr'ouvrent un peu du jaune de leurs graines d'immortelles. Alors les azalées de pleine terre, en leurs extrémités rondissantes, prennent une teinte pralinée. Alors les magnolias à feuilles caduques, au milieu de leur squelette rameux, laissent percer, au travers des enveloppes brunes de leurs fleurs, un peu de blanc verdâtre, s'ils sont blancs, et du blanc où s'allonge une tache violacée, s'ils sont mauves. Et déjà parmi les aucubas, dont les graines rouges ressemblent en ce moment à des cerises, le groseillier de la Californie étale ses longues grappelettes roses, à moitié fleuries.

Au Japon, on se rend solennellement, en mars, dans les vergers de Muméyashi, sur le Tokaïdo, pour regarder fleurir les pruniers mumé; au mois d'avril, on se rend à Muko-sima, à Tlèno, à Ojï, pour regarder neiger les cerisiers100; moi qui suis un amoureux des floraisons d'arbres, je descends tous ces mois, en pantoufles, dans mon jardin, pour voir fleurir les pruniers triloba, et les genêts blancs, dont le blanc frappé par le soleil est comme de l'argent en fusion parmi des ombres d'argent bruni, et les ébéniers avec leurs grandes grappes jaunes, et les cognassiers du Japon qui paraissent constellés de rosettes d'officier de la Légion d'honneur, et les magnolias pourpres, aux larges coupes entr'ouvertes dans l'éther, et qui ont l'air de ces roses bols de porcelaine, imitant un sein de femme, dans lequel le dix-huitième siècle buvait son lait. Et, quoique je ne sois pas encore assez Japonais pour attacher aux branches de l'arbre admiré un sonnet commémoratif, il m'arrive de demeurer un long temps à jouir de la vue, dans le ciel bleu, de ces tendres et riants bouquets, sur lesquels, à tout moment, les vols rapides des oiseaux qui font leurs nids, laissent tomber de grands fétus de paille, trop lourds pour leurs petits becs.

Voici juin avec la floraison des rhododendrons, et le chiffonnage de leur tulle rose et mauve, qui éveille des idées de robes de bal, et leurs belles macules fauves ou noires, simulant des bourdons endormis dans le cœur de la fleur; et voici, avec la floraison des rhododendrons, la floraison des rosiers grimpants, montés après les grands arbres et perdus dans le lierre. Des fusées, des guirlandes, des chutes aussi bien disposées que celles des anciens maîtres vénitiens autour de la panse de leurs aiguières: des chutes de roses blanches, jaunes, roses, qui illuminent, du soleil enfermé en leurs pétales translucides, la verdure noire. Et, le soir venu, des journées qui finissent dans des senteurs de poivre mêlées à des odeurs de parfumerie d'Orient, dans des chants lentement modulés d'oiseaux las, et où, dans un jour sans lucidité, un ton de soleil disparu fait jaune, encore à huit heures, le vert de la pelouse. C'est le moment, parmi le crépuscule, des ébats de jeunes et imprudentes merlettes, encore sans queue, surveillées par un vieux merle grave et très noir. Et au milieu de l'endormement des couleurs, où le blanc d'un viorne macrocéphale, le jaune d'un bouquet d'iris, le cerise d'un rhododendron Broughton, ne sont plus que des fantômes du blanc, du jaune, du cerise, des zigzags de petites chauves-souris effacées qui ne semblent plus des vols, mais des ombres de vols. Enfin, dans le brouillard des choses et le jardin obscurci, plus rien que la pâleur presque spectrale d'un negundo panaché, dont le feuillage argenté et rosé, sous la lune qui se lève, me fait penser à un arbre enchanté de minuit, où va venir battre des entrechats, dans un linceul de satin blanc, une svelte trépassée de l'ancienne Comédie-Italienne.

 

Le mois de juillet, encore tout un mois de roses, et tout un mois dans le feuillage, de rouge corail, de rouge groseille, de rouge cramoisi, de rouge nuancé de ponceau, de rouge amarante, d'écarlate velouté, de pourpre noirâtre, illuminé de feu, et de rose vif et de rose tendre satiné, et de rose carminé et de rose lilas, et de rose saumoné, et de rose velouté de violet d'évêque, et de rose carné virginal… Puis c'est le mois, où l'arbre au pied duquel Chateaubriand dormit toute une nuit, la tête des deux Floridiennes sur sa poitrine, l'arbre d'amoureux souvenir, soigné par lui avec tant d'affection dans sa Vallée aux loups, où le magnolia détache, sur le lustre bombé de ses feuilles, le blanc de moelle de ses grandioses fleurs odorantes, en leur dessin de force, en leur contournement turgide et crispé.

Août est arrivé: un ruissellement d'une lumière comme mouillée sur le recroquevillage luisant des houx, d'une lumière pétillante et micacée sur le frisotis des genévriers, d'une lumière métallique sur le lisse des magnolias, des lauriers, des crategus dont la tête semble laquée de rouge. Tout luit, tout brille, tout éclaire. L'incendie du soleil met sur toute cette verdure exotique un vernissage aveuglant, et moi à qui on reproche d'aimer les arbres de zinc, je regarde cela parfaitement heureux, d'une petite allée à l'ombre parfumée, au cailloutis de rivière si joliment blanc après une ondée, et qui serpente entre des troncs d'arbres habillés de lierre, et qui est bordée de petits arbustes baroques, un peu parents des chênes en pot de la Chine. Souvent, de cette allée qui serpente autour du rocher, où se dresse mon dauphin de Saxe, j'ai l'amusante représentation d'un oiseau venant prendre son bain dans la vasque, du barbotage tapageur et presque colère avec lequel il s'inonde d'eau, et dont il sort, le vol lourd et secouant des gouttelettes de pluie.

Puis septembre, où dans l'affolement de la feuillée, dans les projections désordonnées d'une verdure délustrée, et qu'on ne sent plus parcourue par la vie humide de la sève, apparaissent quelques roses aux maigres folioles et qui ne sont plus doubles, quelques incomplètes clématites du Japon, quelques tardives fleurs de magnolias au milieu de feuilles qui se bronzent. Et c'est encore l'heure du fleurissement frisé des althæa au cœur mauve, et l'heure dans l'échevellement des fuchsias, des mille petites fleurs aux longs pistils, toutes semblables à de petits glands de passementerie rouge, accrochés à un arbuste. Et parmi les derniers rouges de la flore, dans le jardin défleuri, l'heure de la note intense, brutale, massacrante des géraniums, ces fleurs qui semblent peintes avec le minium dont on enduit le fer.

Octobre! les rhododendrons grippés jusqu'à midi par la gelée blanche des matinées, les grandes feuilles caduques des magnolias, au vert mangé par les limaces, et dont le réseau textile, à jour, ressemble à une toile d'araignée perlée de rosée, le feuillage des azalées devenu pourpre; et sur le pourpre, le roux, le jaune, et sur le noir des ramilles et des branchettes des grands arbres à moitié dépouillés, et sur la constriction des dernières feuilles, et sur ce violet de l'hiver qui commence à se glisser dans les fourrés, d'étroits coups de soleil bornés par de l'ombre froide.

Novembre. Une lumière d'éclipse, dans laquelle vole la rouille des dernières feuilles.

Décembre. De la neige, partout de la neige. Un jardin disparu, abîmé, où de temps en temps, de dessous la blancheur, émerge un rameau vert aux feuilles contractées et colères, tandis qu'un gros flocon descend à terre, en se balançant à la façon d'une plume tombée d'une aile. Et dans le jardin peu à peu réapparaissant, les deux amours de bronze du perron, gardant des jours entiers sur leur tête, un monceau de neige qui leur fait d'énormes perruques blanches, au-dessus de leurs mignons petits corps.

Ou bien si ce n'est pas de la neige, c'est la vue, dans un bain de lumière jaune, des grands arbres filigranés de grésil, et faisant l'effet de gigantesques madrépores de cristal, aperçus dans l'eau sale d'un aquarium abandonné.

Infortuné jardin, qui peut-être est mort, tué par la gelée de cet hiver, au moment où j'en fais la description, bien souvent au retour d'un dîner d'hommes de lettres, les yeux pleins des reflets brûlants du gaz, la cervelle encore échauffée du capiteux des idées, des paradoxes, des paroles de tout à l'heure, j'ouvre une fenêtre sur la nuit, et m'appuyant à la barre, la tête avancée dans le noir, le silence, la senteur de bois montant d'en bas, en ce grand calme de la nature, où ne se perçoit plus que pianissimo le chœur coassant des grenouilles de la mare d'Auteuil, j'éprouve comme une jouissance de me sentir, à la fois, si près et si loin de Paris.

98On ne sait pas si le Député d'Arcis a été complètement terminé par Balzac, mais l'on sait que les dernières parties des Paysans ont été écrites par Rabou.
99Ce tirage n'a rien d'absolu: il y a certaines lithographies, dont il y a eu tout au plus deux ou trois épreuves avant la lettre, tandis que d'autres, et particulièrement celles des derniers temps de la vie de Gavarni, ont de beaucoup dépassé le nombre douze.
100On lit dans les Annales des Empereurs du Japon: «Le deuxième mois de la troisième année (812 de J. – C.), le Daïri alla au jardin de Sin-yeu-sen (le jardin de la source des génies) pour s'amuser à y contempler des fleurs et à faire des vers. C'est à cette époque que commence au Japon le goût pour les fleurs.» Et depuis ce temps les Empereurs qui se succèdent ne manquent pas de venir, dans ce jardin, voir fleurir les arbustes à fleurs, voir rougir à l'automne les feuilles des arbres.