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Quelques créatures de ce temps

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IV

Nous eûmes, ce poète malade et moi, de belles soirées remplies de promenades, de spectacles, de paroles. Nous courions la ville la nuit. Nous regardions, sur le fleuve, la danse des rayons voilés. Nous nous enfoncions dans les faubourgs, dans les quartiers lointains, cherchant et surprenant un Paris mystérieux, lugubrement superbe et terriblement muet, théâtre vide et noir du peuple. Ou bien, mangeant quelques pommes de terre tirées de son petit jardin, et cuites dans son poêle-il était fier et ne voulait rien accepter, – nous causions. Il parlait singulièrement, merveilleusement, et comme je n'ai jamais entendu parler. Il sautait d'idées en idées, s'accrochant aux sommets, traînant votre bon sens après sa verve, pensant au delà des livres, mêlant son art et son âme, bousculant les mots, se précipitant aux vérités vierges; puis soudain se perdant, se brouillant, bataillant contre les nuées, blasphémant l'humanité, retombant à terre, balbutiant avec des craintes, des tons de voix baissés tout à coup, avec je ne sais quelle peur de je ne sais quelle chose. Puis des retours, et de nouvelles éloquences, et la femme toujours revenant au milieu de l'art et tout à coup à l'imprévu:

–Mon cher, la femme n'a pas de traits. Son visage est tout fait d'une clarté. Un rayonnement, vous le savez, n'a pas de lignes. Toute la figure de la femme n'est qu'une esquisse dont la lumière de la physionomie fait une peinture finie qui ne ressemble pas à l'esquisse. Il y a des femmes dont on n'a jamais vu le nez, parce qu'elles le cachent avec un regard. Vous savez bien que les photographies ne ressemblent pas. Mais, chut! on écoute… la police… – Quand je serai marié, j'aurai des enfants. Ils n'apprendront rien… J'aurai des luttes avec la mère; mais j'ai mes idées… rien! L'alphabet, voilà le mal. Oh! avoir une cervelle qui ne regarde ni dans les tableaux, ni dans les livres ni dans le ciel! la cervelle, – l'ennemi! Non, ils n'iront pas à l'école apprendre des choses qui tuent le bonheur… Quand ils me diront: Qu'est-ce que ça, papa? Pourquoi ça, papa? – Je ne sais pas; je ne sais pas… Vivez… – Seulement il ne faut pas mécontenter les gendarmes, vous concevez? – Leur cervelle? ce que j'en ferai? Un instinct qui vous gare des roues d'omnibus, une machine qui vérifie la monnaie qu'on vous rend, un guide aux yeux crevés qui vous mène à la mort sans vous dire: Mais retournez-vous donc! – Paradoxe? Allez, dites le mot! Eh! bien, quoi? c'est un lieu commun qui n'est pas mûr? Mais l'Amérique est un paradoxe de Christophe Colomb! Le paradoxe! c'est la seconde vue de l'esprit, la veille qui devine le lendemain, un homme qui avance comme une montre!.. Quand je serai marié-c'est bon de n'être pas seul, quand le soleil n'est pas là; – je vous dis cela à vous, parce que vous êtes mon ami-elle me fera mon petit dîner. J'aime le bleu. Elle sera habillée en gaze bleue-imaginez une vapeur! des vêtements comme il y en a dans les clairs de lune! Et puis je la ferai poudrer. Elle a des cheveux noirs; avec des yeux bleus, cela jurerait, tandis que poudrée… ce sera charmant, oui, charmant, ma parole d'honneur! et sur ses cheveux poudrés-vous devinez bien? – un beau disque d'argent. Seuls, tout à nous, les volets fermés, nous bouderons le soleil toute la journée; le soir, nous irons, nous marcherons… Oh! alors, je ferai des choses!.. Il faudra bien qu'on parle de moi; j'aurai des jaloux, des envieux… les critiques… mon talent… Bête que je suis! je passerai tout mon temps à l'aimer! – Après tout, qu'est-ce que ça me fait, la postérité, avec ces grandes lessives du monde par l'eau ou le feu, tous les vingt mille ans? Une immortalité de deux sous! – Et puis c'est une injustice. Si je suis aussi fort que Rembrandt, qui me rendra l'admiration qu'il touche depuis cent cinquante deux ans? Je suis volé. Je vous dis, c'est une injustice.

V

J'aperçus mon monsieur Thomas à côté d'un musicien, dans l'orchestre. Il dévorait du regard la petite Marie, qui jouait avec ses yeux bleus et ses cheveux noirs.

C'était d'Outreville qui m'avait entraîné aux Délassements-Comiques, pour voir ce qu'il appelait «sa petite machine», l'Amour au Mont-de-piété. – Quoique d'Outreville fût mon ami, sa pièce ne me parut pas plus stupide qu'à un autre.

–Eh bien! trouves-tu ça assez Beaumarchais, hein?

–Trop!

Il me serra la main. – Allons dans les coulisses! – Dis donc, Marie, – fit d'Outreville en lui parlant tout haut à l'oreille, – et tes amours avec M. Thomas?

–Comment, vous qui êtes un bon enfant, vous allez vous ficher de ce pauvre toqué qui m'aime-et moi aussi! Eh bien! il m'a demandé ma main, n'a! Maman va le flanquer à la porte comme un balai. Il n'a pas le sou, que voulez-vous? Maman a vécu: elle sait la vie, n'est-ce pas?

VI

J'étais dans mon lit, ne dormant plus, pensant à peine, les yeux clos, tout le corps assoupi encore, l'esprit bercé, confit dans mes draps, tapi, enfoui, baigné des moiteurs de l'édredon, couvant et cuvant ma paresse, caressé d'un petit soleil que je sentais dans la chambre, avec, dans la tête, le plus gai bégayement d'idées; et, sans remuer, m'éveillant à petits coups, benoîtement, bâtissant des châteaux de cartes à tâtons, embrassant mes projets dans le nuage, indolent comme une aube, je m'amusais à rêver. Je rêvais que s'il m'arrivait de vendre un livre trois cent mille francs, je les dépenserais ainsi: dans l'entre-deux de mes deux fenêtres, à ces deux rubans plats surmontés d'un gros gland où pendaient les tableaux de l'hôtel Soubise, – les gravures m'ont montré cela, – je pends le dessin qui n'existe pas-du Chat malade de Watteau; les joues de la gentille commère effarée, caressées et battues d'une rouge sanguine, et sa belle prunelle allumée de crayon noir, l'empressement grotesquement charbonné du docteur, et Minet qui si furieusement se défend de guérir, – je les vois. C'est bien. Au dessous du chat malade, voici installé ce secrétaire signé Riesener au pied gauche du meuble, qui était à vendre 30,000 francs, je ne sais plus où. Sur le secrétaire, il trône, ébouriffé, vieux de trois siècles, beau comme un cauchemar, un chien de Fô d'ancien bleu céleste, la crinière violette, la gueule en tirelire, roulant sous ses sourcils deux boules furibondes, la queue en une énorme flamme, – ce monstre chinois qui m'a fait une si mémorable grimace au coin d'une rue d'Anvers. De chaque côté, c'est fort simple, les deux grands pots de blanc de Saint-Cloud, à lourdes et riches fleurs à la Pillement, boîtes à thé où la Régence puisait le thé noir avec la petite spatule, et le thé vert avec la petite cuiller de chine à tête de coq: – ils me sourient d'ici, chez Lambert Roy, au fond de leur caisse aux armes de Philippe d'Orléans. La tablette du secrétaire est large: quoi encore? Pour le devant, ce sera sur leur plateau, six petites glacières de Saxe en feuilles de vigne, semées de fleurettes, assises sur des pieds de fleurs en relief. Pour la gauche, un de mes amis me cède la tasse de Sèvres, signée 2000-ainsi signait avec un calembour l'ouvrier Vincent-tasse royale où Louis XVI buvait tous les matins son eau de chicorée. A droite… à droite, je verrai. Pour les fenêtres, révolution complète. J'ai horreur des rideaux à plis droits et tombants: je prends les rideaux dont Saint-Aubin a donné le modèle dans la planche du Concert: vraies jupes à volants, à bouillons, du haut en bas, et qu'on remonte sans les tirer. Du papier aux murs, vous pensez bien qu'il ne pouvait en être un moment question. J'envoie un ministre plénipotentiaire, mais habile, vers une vieille dame, chez laquelle j'ai fait un excellent dîner à Troyes: il me faut les quatre tentures de son salon, des bergeries de Boucher, réjouissantes à l'œil comme un lever de soleil pris au traquenard dans les métiers des Gobelins. Assis aux coins de ma cheminée, deux Amours-faunes de Clodion se balancent dans un serpentement de rocaille dorée d'or moulu d'où montent des bougies. Mais le milieu? Point de pendule d'abord! Une pendule, c'est la main du temps sur votre vie, comme le doigt d'un médecin sur votre pouls… Le milieu… le milieu…

Ici un coup de sonnette très-vif, – et la petite Marie dans ma chambre.

–Monsieur, vous êtes l'ami de M. Thomas. On m'a dit qu'il était malade. Je veux le voir.

Une demi-heure après, une voiture nous descendait rue Saint-Victor. Je ne me rappelle pas que nous nous soyons parlé pendant la route.

La porte de l'allée était ouverte. Le jardin sonnait sourdement sous des coups. Une petite pluie fine était survenue qui tombait. Thomas, en manches de chemise, piochait furieusement. La moitié du jardin était déjà retournée. Thomas poussait son ouvrage sans se soucier de nous qui marchions derrière son dos.

–Eh bien! Thomas, voilà comme on reçoit ses amis?

Sans tourner la tête, et sans regarder, sa pioche allant toujours:

–J'ai fini. Encore une cinquantaine de coups de pioche.

–Mais au moins regardez une dame que je vous amène.

Thomas passa sa manche sur son front baigné de sueur, regarda fixement la jeune femme:

–Madame, j'ai l'honneur de vous saluer. Asseyez-vous.

Il n'y avait dans le pauvre jardinet que quelques tiges flétries de pommes de terre.

Et se tournant vers moi:

–Eh bien, voilà! Le tour est fait, mon cher Monsieur! Vous vous demandiez pourquoi j'avais peur d'eux? Elle est là-dessous! Je la cherche. Ils l'ont tuée… Oh! il n'y aura pas de trace, vous verrez! Je les ai bien entendus cette nuit: aussitôt la lune disparue du ciel, ils sont venus; – doucement, doucement, ils sont entrés dans le jardin… les misérables! Moi, j'étais couché sur un matelas de liége, et toute ma chambre était remplie d'eau-forte… Je ne pouvais pas descendre… je ne pouvais pas descendre… comprenez-vous? – Il s'arrêta suffoquant. – Le reste, parbleu! reprit-il d'un ton brusque, il faut que vous ayez la tête diablement dure… ils l'ont enterrée ici… Savez-vous où elle est, vous?.. Ah! là!.. Otez-vous, Madame, vous me gênez!

 

–Mais qui, mon Dieu! ont-ils enterré? – lui dit Marie en lui prenant les mains.

–Qui! Rien! la petite Marie!

Et il se remit à piocher.

Thomas est mort, il y a de cela six semaines.

Deux amis, le Silence et l'Oubli, l'ont mené à la fosse commune; et son propriétaire a fait six casseroles des cuivres de ses belles planches: les Amours de la Nuit et de la Seine.

L'ORGANISTE DE LANGRES

DE LA VILLE DE LANGRES ET D'UN QUI Y HABITAIT

Langres est une petite ville de la Champagne, ayant un évêché, sept mille six cent soixante-dix-sept habitants au dernier compte, une belle promenade, beaucoup de prêtres sur la promenade, une bibliothèque, une cathédrale, presque une société, un collége communal, un musée qui a un gardien, et un tribunal de première instance. – De plus, Langres est la patrie d'Éponine et de Sabinus. – Les géographes qui l'ont découverte parlent de sa coutellerie, de son vinaigre, de ses bougies et de ses meules à émoudre. – Comme la ville est sur une hauteur, les rues montent naturellement, et comme les rues montent, les casaquins à petites fleurs bleues et roses s'arrêtent à tous les pas de porte, et se reposent à causer. – Langres est très-fière d'avoir été brûlée par les Vandales en 407, et rebrûlée par Attila en 451. Tous les ans, un savant du lieu publie une petite brochure de cinquante pages qu'il tire à vingt-cinq exemplaires, sur les «Lingones», ou le «tumulus» nouvellement trouvé à la côte d'Orbigny. – A ces petites brochures près, on naît, on mange, on médit et on meurt à Langres à peu près comme dans toutes les villes de province.

Or, en cette petite ville habitait un singulier petit homme, singulièrement vêtu: chapeau rond à larges bords, carrik gris à trois collets, culotte courte et bas noirs, souliers à boucles de jargon, et breloques au gilet.

CE QUE LA VILLE DE LANGRES SAVAIT ET DISAIT DE L'HOMME AU CARRIK

L'homme au carrik était arrivé à Langres quelques jours après la mort de M. Lebeau, l'organiste de la cathédrale, celui qui toucha l'orgue au mariage de mademoiselle Pinel, la demoiselle aux trois cent mille francs de dot.

La place de M. Lebeau avait été promise à M. Dujeune, le maître de piano des demoiselles Delchez, dont l'oncle était président du tribunal.

L'homme au carrik en arrivant alla à l'évêché. – On parla beaucoup d'une lettre qu'il remit à l'évêque.

Autour du 15 mars, ce fut une chose officielle que M. Dujeune était «sacrifié», et que l'homme au carrik lui avait pris sa place. – M. Mettret, qui était au conseil municipal, en exprimait tout haut son opinion chez madame Delchez, profitant de l'occasion pour dire: C'est encore Paris qui nous vaut ça! – et parler dix minutes contre la centralisation.

Au dimanche de Pâques, l'homme au carrik toucha l'orgue pour la première fois. Madame Maréchal, qui avait pris à Paris quinze leçons de Quidant, à vingt francs le cachet, dit «qu'il jouait des choses qui n'en finissaient plus, et qu'il faisait de la musique qui donnait envie de pleurer.» – M. Delbneck, qui était président de la Société philharmonique et qui était chargé des comptes rendus musicaux dans le Veilleur de Langres, écrivit dans cette feuille «que le nouvel organiste manquait entièrement de brio,» un mot tout neuf à Langres, et qui y fit fortune.

L'évêque ayant recommandé l'organiste à plusieurs personnes, l'homme au carrik fut invité à plusieurs réunions. Mais deux ou trois fois ayant été prié «de toucher du piano», il avait pris son chapeau; et aussitôt après son départ, M. Dujeune avait joué trois ou quatre morceaux sans désemparer, entre autres la fameuse Promenade en nacelle, – en sorte qu'on finit par ne plus inviter l'homme au carrik.

Il y a partout des originaux, qui croient bon sur l'étiquette tout ce qui vient de la capitale, Les quelques originaux de Langres demandèrent à l'homme au carrik des leçons de piano pour leurs enfants; l'organiste refusa net.

L'homme au carrik avait pris pour servante la fille qui était chez M. le curé d'Épinay.

On savait que s'il y avait deux bons morceaux au marché, – deux bonnes truites ou deux beaux cents d'écrevisses, – l'un était acheté par mademoiselle Pélagie, la cuisinière de l'évêque, et l'autre par la fille de l'homme au carrik.

On savait que l'homme au carrik remplissait ses devoirs religieux avec soin.

On savait que l'homme au carrik se couchait après souper, se relevait la nuit, prenait du café noir, et restait à son piano jusqu'au matin.

On savait qu'il avait été payé deux cents francs de plus que M. Lebeau, et que tous les trois mois il touchait, chez le receveur particulier, quelque chose qui lui venait de Paris. – A ce propos, M. Noulins, des contributions directes, disait à l'oreille qu'il était peut-être «de la police.»

On savait qu'il n'aimait pas les enfants et encore moins les chiens. On lui avait entendu répéter «que les chiens aboient faux quand on ne les bat pas; – et que les enfants sont de petits sans-oreilles qui font leurs dents quand on fait de la musique.»

COMMENT DE TROIS CONNAISSANCES L'ORGANISTE N'EN GARDA QU'UNE

Il restait à l'organiste trois portes ouvertes.

Il allait chez madame Comantin, une vieille femme qui habitait rue Saint-Jean et qui avait un vieux perroquet.

Il allait dans le ménage Malu, maison charmante où l'on recevait une fois par semaine, avec des petits-fours, et où l'on commençait à jouer au whist. Madame Malu avait un petit garçon «étonnant pour la musique», et à qui l'organiste, longuement prié, avait consenti à donner quelques leçons de violon.

–«Madame,» – dit un jour, sans penser à ce qu'il disait, l'organiste renversé dans un grand fauteuil chez madame Comantin, l'esprit tout entier à un vieux motet d'Orlando de Lassus et l'œil vaguement se promenant sur le plumage multicolore de l'ara, – Madame, croyez-vous qu'un perroquet à la broche serait un bon manger?

Ici, madame Comantin appela l'organiste «bourreau», et lui signifia qu'il eût à ne plus remettre les pieds chez elle.

A quelques jours de là, le petit Malu ayant, contrairement aux remontrances de l'organiste, cinq fois réitéré une note fausse, l'organiste, dans une colère à la Lulli, lui cassa son violon sur la tête. Son moment de vivacité passé, l'organiste regretta son violon. M. Malu lui dit sévèrement qu'il en parlerait à M. Mettret, – et le petit Malu, sur la porte, tira la langue à son ancien maître.

La troisième maison où l'organiste allait, c'était chez Monseigneur.

D'UN DINER CHEZ L'ÉVÊQUE, ET DES DISCOURS EXTRAVAGANTS QUE LE TOUCHEUR D'ORGUES TIENT PAR LES RUES

-Du beurre d'écrevisse, Monseigneur!

–Du beurre d'écrevisse! Vous avez dit le mot, monsieur l'organiste. Pélagie est prodigieuse pour les bisques. – Avez-vous remarqué comme le crustacé n'abandonne rien de son goût et profite du coulis sans s'y assimiler? – On dit qu'à Paris, on mange les écrevisses très-épicées.

–Une hérésie, Monseigneur! En Pologne, on les fait bouillir dans le lait.

–Dans le lait?.. – Au fait, j'oubliais de vous dire que j'ai fait demander à Paris un orgue expressif.

–Un orgue expressif! – exclama l'organiste comme mordu par une vipère. – Musique d'enfer! Un orgue expressif dans la… la cathédrale? – Et l'organiste jeta sa serviette sur son assiette, et se leva de table.

–«Un orgue expressif! disait-il en descendant l'escalier tête nue, – un orgue expressif! – Monseigneur! monseigneur! à tous les diables votre orgue expressif! Haendel, entends-tu? l'art mondain dans le sanctuaire, l'expression terrestre des passions, la sensibilité théâtrale! Oh! oh! Monseigneur, cela est beau et canonique! Tu l'as entendu, maître Palestrina! Et qu'en diraient les anciens, Landrino, Milleville, John Bull? Vieux amis rappelés là-haut et que je consulte pour ma messe toutes les nuits, Frescolbaldi, Lebègue, Nivers! Ami, mon vieil ami Bach… j'ai le front brûlant, les mains froides! Oh! les profanes!.. un orgue expressif!»

Et il était dans la rue, et il marchait, et il trottait, tantôt le menton dans son gilet, tantôt levant les bras. Quelques fenêtres s'ouvraient; une tête passait; un mot partait: «Tiens! le toucheur d'orgues qui n'a pas de chapeau!» Quelques chiens aboyaient.

«Les massacres du XVIIIe siècle! les Calvière, les Daquin, les Balbatre! les hérésiarques et les Pompadour, qui ont voulu faire de la musique pour leur rocaille et leurs chapelles dorées! La voix humaine dans l'orgue, massacres, mais c'est la voix divine! La voix humaine dans l'orgue! elle doit parler, sans inflexion, sans modulation, sans caresse! – Du bon Dieu, vous feriez un ténor! Monseigneur, si vous les laissez faire de l'expression et augmenter et diminuer l'intensité du son… Monseigneur, vous faites abdiquer à l'orgue sa mission illimitée dans l'ordre humain des conceptions musicales! Vous me dites: «Bonne nouvelle, un orgue expressif!» Et qu'est-ce que je vous demande? De me laisser mes moissons d'airain comme elles sont, moi! – marier l'orgue avec le plain-chant: là est l'effort, là est le beau! – Orgue expressif! – que la foudre l'écrase! Gravité, immobilité, universalité, perpétuité, tout cela reçu de l'institution ecclésiastique; tranquillité plane, rompant avec l'émotion sensuelle; les mille voix de l'air dans les mille tuyaux, depuis le trente-deux pieds du bourdon jusqu'au filet de son se perdant dans l'aigu; la pédale de bombarde qui roule comme un tonnerre; une masse d'harmonie soutenue et prolongée; tenant l'esprit de l'homme suspendu et le jetant dans l'infini de l'extase, – c'est l'orgue!»

L'organiste s'échauffait en parlant. Ses gestes s'animaient; et les quelques braves gens qui le rencontraient passaient de l'autre côté de la rue, le pensant fou.

«L'orgue!.. Des ignorants, et l'évêque tout le premier! L'orgue! emblème et symbole du chant ecclésiastique!.. L'orgue qui a reçu une destination dans l'ordre religieux! Oui, oui, il porte en lui l'écho de toutes les harmonies du monde! Il est la synthèse harmonique des lois cosmogoniques! – Je le vois bien! vous voulez qu'il se ravale à l'imitation des instruments, qu'il prenne, comme vous dites chez vous, un rayon de vous-même! et qu'il se fasse matière à votre image! Parce qu'il ne leur répond pas comme un gosier de prima donna! Et savent-ils ce que le concile de Mayence a dit là-dessus? Canticum turpe et luxuriosum!-Ils l'accusent de monotonie! Eh! vous avez les répons brefs alléluiatiques, et les neumes de jubilation! Et la diversité des claviers, et la prodigieuse variété des jeux et des timbres! Et est-ce ma faute si vos Milanais ont abandonné le jeu tremblant de la Chèvre, la belle marche des Rois, et pour le premier dimanche de mai le Chant des oiseaux… La monotonie! les Vandales! Ils parlent de monotonie, ô Sébastien Bach! renvoie-les donc à tes chorals à quatre voix!.. Et puis ce que j'ai trouvé, moi, et ce que je puis faire!»