Tasuta

L'île de sable

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

VIII. L'ÉRABLE

Par un bonheur inespéré, une grande quantité d'outils de charpentier et de forgeron se trouvaient au nombre des objets arrachés au naufrage de l'Érable. L'inventaire de ces objets amena aussi la découverte de plusieurs armes et de quelques barils renfermant des semences et graines de diverses espèces.

Le Maléficieux se mit aussitôt en devoir de construire un radeau, avec lequel il se proposait de conduire Jean de Ganay vers la carcasse du navire échoué. L'esquif terminé, tant bien que mal, tous deux le poussèrent à flots; et le vicomte ayant chargé les trois autres matelots de veiller pendant son absence, Philippe Francoeur et lui montèrent sur l'embarcation et se dirigèrent à l'aviron du côté de l'épave.

En dix minutes le vicomte et le Maléficieux y arrivèrent.

Ce fut avec un profond serrement de coeur que Jean s'approcha du vaisseau où il avait vu embarquer et périr tant de braves gens parmi lesquels, au moment du départ, on comptait plusieurs rejetons des plus illustres familles de France. Mais quand après avoir attaché leur radeau à la joue de tribord de l'Érable, ils commencèrent à se hisser sur le pont, l'écuyer était si vivement ému qu'il fut obligé de recourir à l'aide du matelot pour effectuer son ascension.

Philippe Francoeur lui-même, tout endurci qu'il fût par une longue vie de périls, avait les larmes aux yeux en posant le pied sur le gaillard d'avant.

– Pauvres diables! murmura-t-il; ils ont payé bien cher leur révolte!

– Que dites-vous? demanda le vicomte.

– Hélas! messire; les soupçons que j'avais conçus hier soir se confirment. Il y a eu une émeute à bord et c'est à elle probablement qu'il faut attribuer la perte de l'Érable. Voyez!

En prononçant ce mot, le Maléficieux étendit la main et indiqua du doigt à Jean de Ganay le cadavre d'un homme lié à des boulons de fer, sous l'accastillage.

– Le capitaine! s'écria Jean reconnaissant l'uniforme que portait le cadavre.

– Oui, dit Philippe d'une voix émue en se découvrant. Les misérables, ils l'auront assassiné!

– Pauvre capitaine! reprit le vicomte. Mais, grand Dieu! que s'est-il donc passé ici?

– On s'est insurgé, répliqua le matelot. Les rebelles auront été les plus forts, ils auront tué les officiers, garrotté le commandant et abandonné le vaisseau à la merci de l'Océan.

– Transportons ce corps sur l'île, dit Jean. Nous lui donnerons la sépulture.

– Pardon, messire, objecta respectueusement Philippe Francoeur; nous n'avons guère de temps à dépenser. L'Érable est tout disloqué. Le retour de la marée achèvera de le mettre en pièces. Il vaudrait mieux s'emparer des effets précieux qui peuvent se trouver dans les cabanes, non encore submergées.

L'avis était bon à suivre; aussi, l'écuyer y répondit-il par un signe de tête affirmatif. Laissant donc la malheureuse victime du drame probable, ils entrèrent dans le château d'arrière. Partout régnait un affreux désordre. Quoique la mer eût balayé et lavé en grande partie le traces de la révolte, on sentait immédiatement qu'elle avait dû être affreuse. Des débris de vaisselles, d'armes, de poteries; des tonnes défoncées à coups de hache; des lambeaux de vêtements; des fragments de meubles, disaient assez que les mutins, après avoir massacré l'équipage, s'étaient livrés à une dégoûtante débauche et que la mort les avait surpris au sein de l'orgie.

– Insensés! dit Jean de Ganay d'un ton douloureux: ils ont cruellement expié leurs forfaits. Puisse le Seigneur qui les a punis sur cette terre leur pardonner là-haut!

– Ne les plaignez pas, messire, repartit le matelot brusquement; ils n'ont eu que ce qu'ils méritaient.

– Les Saintes Écritures nous apprennent qu'il faut pardonner à ceux qui ne sont plus, dit le vicomte avec une pieuse sévérité. Qui de nous peut répondre qu'il restera innocent devant Dieu? Mais dites-moi, comment se fait-il qu'à l'exception du capitaine nous ne trouvions aucun vestige des officiers qui étaient à bord?

– Ils les auront ou enfermés dans la cale ou jetés à la mer.

A cet instant un frémissement courut dans la charpente du navire qui oscilla sur lui-même.

– Hâtons-nous, messire! s'écria le Maléficieux.

– Hâtons-nous?

– Oui, l'épave de l'Érable menace de se démembrer entièrement.

– Partons alors, car je ne vois rien ici…

– Dans la chambre du capitaine, peut-être…

– Vous avez raison.

Jean pénétra à travers des amas de lambris dans une petite pièce et, d'un coup d'oeil, s'assura qu'elle ne renfermait qu'une malle défoncée. Il allait s'éloigner, quand le matelot qui avait fouillé la malle le rappela en lui disant qu'elle était à double boîte. Et, plongeant la main dans la caisse, il retira un coffret qu'il remit au vicomte. Le vicomte le prit, l'examina avec une sorte de satisfaction curieuse et dit à Philippe:

– Sans doute l'entrepont est entièrement submergé?

– Entièrement, messire, jusqu'à la lisse de gabari.

– Alors regagnons le rivage et emportons le corps du capitaine. Je veux qu'on lui rende les honneurs funèbres.

Philippe Francoeur poussait à l'excès le sentiment de l'obéissance à ses chefs. Bien qu'il ne goûtât pas l'idée d'ensevelir le capitaine, autre part que dans la tombe qui se fermait sur le squelette de l'Érable, il s'abstint de toute observation; et, saisissant un tronçon de sabre, il coupa les liens qui fixaient le cadavre aux oeuvres mortes. Ensuite il s'agenouilla, le chargea sur ses épaules, et dit au vicomte qui l'avait regardé faire, les bras croisés, la tête mélancoliquement inclinée sur la poitrine:

– Maintenant, si vous daignez m'en croire, messire, nous ne resterons pas une minute de plus ici. Entendez-vous ces craquements dans l'intérieur du navire?

Le conseil arrivait à point. Ébranlée par les terribles secousses qu'elle avait reçues, et incapable d'une plus longue résistance, la carène de l'Érable se disjoignait au retour de la marée, et déjà les eaux s'engouffraient avec fracas dans les ouvertures béantes qu'elle offrait à leur irruption.

D'un bond, Jean de Ganay fut sur le radeau. Malgré le poids de son fardeau, le Maléficieux voulut aussi sauter, mais soit qu'il eût mal calculé la distance, soit que sa charge fût trop lourde, il tomba à la mer.

Le vicomte poussa un cri.

– Larguez l'amarre! pour l'amour du ciel, larguez l'amarre, messire! lui dit le matelot en reparaissant à la surface.

L'écuyer obéit machinalement, et presque aussitôt la, carcasse du bâtiment naufragé se morcela en une multitude de fragments qui devinrent le jouet des flots.

Philippe Francoeur n'avait pas lâché le corps du capitaine. D'une main, il le traînait avec lui; de l'autre, il nageait vigoureusement vers le radeau. Quand il l'eut atteint, se cramponnant à l'une des pièces de bois qui étaient entrées dans sa structure, il essaya de s'y placer à califourchon, avec son faix, mais cela était au-dessus de ses forces.

– Abandonnez ce cadavre, lui dit Jean de Ganay.

Le matelot laissa aller la masse inerte, qui surnagea quelques secondes et disparut dans l'abîme sans fond.

Telle qu'une fournaise ardente allumée aux confins de l'horizon, le soleil embrasait de teintes rouges les plaines de l'île de Sable, lorsque Jean de Ganay et le Maléficieux rejoignirent leurs compagnons, qui les attendaient impatiemment le long du rivage.

IX. LE COFFRET

Pendant ce temps, les routiers n'étaient pas restés inactifs. Dirigés par les trois matelots, ils avaient réparé leurs tentes et construit pour le vicomte de Ganay une sorte de pavillon, grossier, il est vrai, mais fort confortable, vu la dureté des circonstances. Jean trouva dans son coeur quelques bonnes paroles pour les remercier de cette attention, à laquelle il ne s'attendait pas.

Après le souper en commun, notre héros se retira dans sa nouvelle demeure, suivi du Maléficieux, qu'il considérait dès lors plutôt comme un ami que comme un vassal.

L'infortune a cela de bon qu'elle rapproche les caractères les plus opposés, égalise les conditions les plus diverses et nivelle les classes les plus distinctes. Autant la richesse et le bonheur creusent de démarcations entre les individus, autant la misère et le malheur tendent à combler l'abîme qui les sépare. «La douleur, a dit l'abbé Constant, est la fatigue de l'humanité au progrès.» Cette idée profonde et juste appuie celles que nous venons d'exprimer.– Pour que l'humanité marche rapidement dans la voie de la perfection, il faut détruire les préjugés séculaires, éteindre ce tison de haines allumé par la division des castes, réunir dans un ensemble harmonieux toutes tes fractions éparses d'une société, équilibrer ses forces; et, pour cela, il faut aussi que les membres de cette société souffrent, que les mieux partagés aient besoin de ceux qu'on nomme les déshérités! Rarement, ceux-ci peuvent s'élever d'un coup, mais toujours ceux-là peuvent descendre. Comme d'ordinaire les facultés morales sont plus développées chez les premiers que chez les derniers, leur sensibilité est plus grande. Quand ils pâtissent d'un mal, ils pâtissent doublement, en comparaison des autres. C'est pourquoi ils les appellent ou vont à eux car nous cherchons toujours à nous décharger du poids de nos afflictions sur ceux qui nous semblent plus forts que nous et même à les étayer avec l'indifférence d'autrui…

Brisé de lassitude, Philippe Francoeur, aussitôt entré dans le pavillon, s'étendit en un coin et s'endormit. Le vicomte était abattu; mais son esprit, travaillé par la variété des émotions qu'il avait éprouvées depuis deux jours, ne lui permit pas de livrer immédiatement son corps au repos.

Le Maléficieux bourdonnait toujours son sommeil sonore et régulier. En s'arrêtant pour contempler son visage calme et ouvert, qui reflétait une âme tranquille, Jean aperçut la cassette qu'il avait rapportée de l'Érable et déposée sous la tente, à son arrivée. Autant par curiosité que pour faire diversion à sa mélancolie, il prit cette cassette, s'approcha d'une torche et se mit à l'examiner. C'est une simple boîte de palissandre, incrustée d'argent et portant, ciselées en relief, sur une plaque, deux initiales entrelacées.

 

– Ce coffret appartenait au capitaine de l'Érable, M. de Pentoêk murmura l'écuyer à la vue du chiffre que surmontait une couronne de comte. Il est bien léger! Que peut-il contenir? ajouta-t-il en soupesant l'objet dans sa main; des papiers, sans doute. Peut-être y trouverais-je des renseignements sur les premiers actes du drame…

D'un autre côté, s'il renfermait des choses privées… je les brûlerai ou je conserverai le tout pour le rendre à sa famille, si jamais…

Un long soupir termina la phrase du jeune homme; il reprit, après quelques minutes de recueillement:

– Oui, mon devoir est d'ouvrir ce coffret; l'honneur et la délicatesse ne sauraient s'en offenser.

Mais l'ouverture de la cassette n'était pas affaire aisée; le vicomte y perdait son temps et ses peines, quand le bruit qu'il faisait en essayant de forcer la serrure éveilla Philippe Francoeur. Saisissant du premier coup d'oeil l'intention du vicomte, il lui dit:

– Pardon, messire, mais si vous voulez me confier cette boîte, je crois savoir le secret pour l'ouvrir.

– Vous, Philippe! et comment cela? fit le jeune homme en souriant.

– Oh! je me connais en serrurerie, messire. Mon père était arquebusier, et, quand j'étais jeune,– un bon temps que celui-là!– il m'exerçait au métier.

– Alors, essayez, mais je crains bien que vous n'en veniez pas à bout, dit Jean de Ganay, en lui tendant la cassette.

Le Maléficieux la prit, l'examina attentivement, la tourna dans ses doigts pendant près d'un quart d'heure, et déjà l'écuyer riait de ses vains efforts, lorsque, tout à coup, Philippe s'écria avec joie:

– Ah! j'y suis!

– Vraiment! exclama Jean de Ganay, d'un ton à demi incrédule.

– Tenez, messire, répliqua triomphalement Francoeur.

– Voyons, dit le premier, en s'approchant du matelot qui, ayant, à force de fureter, fini par apercevoir un petit bouton presque imperceptible au milieu des incrustations du coffret, le pressait avec le pouce.

– Eh bien? demanda Jean.

– Eh bien, j'y suis, messire. Voici votre cassette ouverte.

Au même moment, le couvert, mû par un ressort intérieur, se souleva brusquement.

– Donne! dit le vicomte d'une voix émue.

François lui rendit la boîte et s'éloigna discrètement à quelques pas.

Jean de Ganay courut à la table et regarda dans le coffret. D'abord, il ne trouva que des papiers jaunis qu'il retira. C'étaient des parchemins, puis des lettres qu'on avait dû lire et relire bien des fois, à en juger par l'usé des plis et les taches dont elles étaient maculées. Le vicomte se demanda s'il les lirait à son tour. Il hésitait. Mais l'adresse de l'une d'elles attira son attention, en lui rappelant le nom de la famille des de la Roche, dans laquelle il devait entrer. Mettant alors de côté ses scrupules, il ouvrit la lettre, la parcourut en entier avec une avidité fiévreuse, puis dévora de même toutes les autres. Dans son maintien, dans les exclamations qui lui échappaient, de moment en moment, on pouvait voir que le jeune homme était surpris jusqu'à la stupéfaction.

Après avoir fini, il se promena rapidement dans la chambre; ensuite, il revint au coffret, y plongea la main, comme pour chercher d'autres papiers, et ramena un médaillon richement monté en or et en pierreries. Ce médaillon contenait un portrait. A peine Jean l'eut-il aperçu qu'il poussa un cri.

– Comme elle est belle!

– Et un moment après, il ajouta avec émotion:

– Pauvre Guyonne de la Roche! si noble, si charmante, si malheureuse!

C'était, en effet, une belle et noble femme qu'il avait sous les yeux. De grande prestance, elle avait cet air digne et imposant particulier aux vieilles familles. Ses traits étaient fins, mais nettement dessinés. Ses cheveux noirs, ses yeux bleus et l'expression mélancolique de sa bouche imprimaient à sa physionomie un caractère sympathique. Vêtue à la mode du temps de Charles IX, elle portait une robe de taffetas montante, avec fraise de dentelle, et chaperon de velours. Tout en elle respirait l'élégance alliée à la simplicité, la douleur à la résignation.

Sous le portrait était gravé le millésime 1573.

Jean de Ganay la contempla longuement. Il semblait qu'il ne pût se rassasier de ce tableau. Parfois, il se frappait le front, et paraissait chercher à rassembler des souvenirs fugitifs ou indécis et murmurait:

– C'est singulier!… je connais quelqu'un qui ressemble à s'y méprendre à cette personne… Ce n'est pas la mère de Laure de Kerskoên; non, elle était plus grêle, plus délicate. Qui est-ce donc? Pourtant, j'ai vu cette tête quelque part, et il n'y a pas longtemps… Mais où…? où…?

Reprenant le portrait, il le considéra encore avec un redoublement de fixité, enfouit sa tête dans ses mains pour réfléchir, et, par mégarde, laissa échapper le médaillon.

Philippe, qui l'observait silencieusement, se précipita pour ramasser l'objet, sur lequel, en le présentant au vicomte, il jeta un coup d'oeil qui lui arracha une exclamation.

– N'est-ce pas qu'elle est bien belle? dit celui-ci, répondant à ses propres pensées.

– Belle, messire! mais on dirait que c'est Yvon, répondit le matelot.

– Yvon! cet exilé!… Ah! j'y suis, repartit Jean de Ganay, comme un homme qui vient de retrouver le fil d'une idée vainement et longtemps cherchée.

– N'est-ce pas, messire?

– Oui, en effet, il y a de la ressemblance… une ressemblance frappante… C'est vraiment extraordinaire! Plus je le regarde et plus j'en suis saisi… On dirait que cette dame fut sa mère, et si ce jeune homme était une fille…

– Eh! pourquoi pas, messire? dit le matelot d'un air fin.

– Que dites-vous, Philippe?

– Eh! messire j'ai le flair bon, et je gagerais dix ans de ma vie contre rien que notre Yvon ferait meilleure figure sous une cornette que sous un casque.

– Ah! bah! folie, rêve, de mon imagination! s'écria le vicomte en faisant signe à Philippe de se coucher.

Celui-ci s'étendit sur son lit, où il ne tarda pas à se rendormir.

Jean de Ganay aurait bien voulu l'imiter; mais, malgré lui, il était en proie à mille préoccupations, et il ne put fermer l'oeil pendant, le reste de la nuit.

X. MYSTÉRIEUX

Deux nuits d'insomnie, jointes aux incessantes fatigues morales et physiques essuyées depuis son débarquement sur l'île de Sable, avaient considérablement abattu le vicomte de Ganay. Le sommeil réclamait impérieusement ses droits. Néanmoins, depuis la lecture des papiers trouvés dans le coffret, l'esprit du jeune homme était agité d'une idée si brûlante, que, repoussant les désirs de la nature, il éveilla dès l'aurore Maléficieux et lui dit:

– Philippe, je crois qu'il nous faut recommencer nos explorations. Le retour du Castor est incertain. Quoique le naufrage de l'Érable nous ait fourni quelques provisions, il serait imprudent de les consommer avant de nous être assurés que nous pourrons nous en procurer de nouvelles! Le littoral de la mer n'est point propre à la culture. Comme moi, vous avez sans doute remarqué que les bords du lac, où nous nous sommes déjà rendus, paraissent fertiles. Il serait donc urgent, à mon avis, d'y retourner au plus tôt et d'essayer d'en labourer une partie. Qu'en pensez-vous?

Le matelot réfléchit quelques instants et il répliqua:

– Votre opinion, messire, me paraît judicieuse. Autant que j'aie pu voir, le gibier n'abonde pas sur l'île, quoi qu'en ait dit ce satané…

Arrêté par un regard sévère de l'écuyer, il se reprit:

– Je veux dire le pilote Chedotel. Tenez, messire, je ne sais pas si je me trompe, mais ce diable de marin…

Un nouveau regard expressif lui coupa la parole.

– Passons! dit brièvement le vicomte.

– Enfin, continua Philippe Francoeur avec obstination, ce Chedotel, voyez-vous, messire, il m'avait toujours fait l'effet d'un loup-cervier, oui bien, par… Pour revenir à l'affaire en question, je l'envisage, comme vous, messire. Il y a plus de corbeaux que de bécasses ici, et plus de grains de sable que de lièvres. La pêche ne donnera pas longtemps.

– Alors, il faut se mettre à l'oeuvre au plus vite.

– Au plus vite, messire. Dans ce pays, c'est comme dans la Nouvelle-France, la saison n'attend pas.

– Voici mon projet, dit Jean. Nous laisserons ici dix hommes; ils seront chargés de terminer les tentes, de préparer la nourriture et de veiller au camp. Avec les autres, j'irai commencer les travaux.

– Mais des instruments? objecta Philippe.

– Des instruments, c'est vrai! répondit le vicomte en se frappant le front, des instruments! nous n'en avons pas… à moins…

Un éclair d'espérance illumina son visage.

– Appelez Pierre!

Pierre était un des trois matelots qui avaient été préposés à la garde des caisses laissées par la mer sur la grève après l'engloutissement de l'Érable et transportées depuis, comme nous l'avons dit, au camp des bannis.

Il accourut.

C'était un homme de moyenne taille, à la mine basse et sournoise,– un de ces êtres qui durent inspirer à Shakespeare son type de Caliban, surnom dont on l'avait affublé.

– Que renferment les coffres? demanda Jean de Ganay.

– Des farines et des graines avariées.

– Il y a aussi des instruments?

– Oui, messire, les outils du charpentier.

– Est-ce tout?

– Des pelles et des pioches!

– Ah! exclama l'écuyer, comme s'il eût été soulagé d'un grand poids.

Une caisse contenait des armes, deux barils de poudre. Mais Caliban s'était bien gardé de faire part de cette circonstance au vicomte. Il avait même enfoui, de ses propres mains, et durant la nuit précédente, à l'insu de tous ses compagnons, la caisse d'armes et un des barils de poudre.

Caliban avait ses desseins.

– C'est bien, lui dit l'écuyer; tu peux sortir.

Le matelot salua humblement et se retira en jetant à la dérobée au vicomte un regard plein d'une jalousie haineuse.

– Le ciel exauce mes voeux, oh! béni soit-il! murmura dévotieusement de Ganay quand Caliban fut parti.

– Philippe!

Le Maléficieux qui, par respect, s'était tenu à l'écart, se rapprocha.

– Vous demeurerez ici, et en mon absence, vous commanderez. Mieux que tout autre vous êtes capable de remplir ce devoir. Si la Providence permettait que le Castor revînt, vous me feriez prévenir immédiatement. Je compte sur Votre dévouement.

Francoeur s'inclina.

– Peut-être, poursuivit Jean, ne retournerai-je que dans quelques jours. Chaque matin, envoyez-moi un courrier avec un rapport de la situation! je vous transmettrai mes ordres par lui.

Bien qu'il lui en coûtât de ne pas accompagner dans cette entreprise le seigneur de Ganay, pour lequel il avait conçu une sorte de vénération, Philippe Francoeur répondit:

– Oui, messire.

– Et, ajouta encore le Bourguignon, en désignant au matelot le coffret dont il avait extrait les papiers, sans en enlever le portrait, et vous aurez soin de cette cassette. Je vous la confie.

Il n'en dit pas davantage; mais le ton de ses paroles, le geste qui les accentua, équivalaient, à une injonction.

– Elle ne me quittera ni le jour, ni la nuit, répondit le Maléficieux, en se découvrant.

– Merci, Philippe, s'écria le vicomte, tendant au matelot, une main que celui-ci n'osa d'abord toucher, mais qu'il serra avec chaleur, et en se mettant à genoux, quand de Ganay lui eut dit:

– Quoi, Philippe, refuserez-vous de me donner un signe d'amitié?

Les préparatifs de l'expédition furent promptement terminés. Ceux des routiers qui étaient malades ou peu robustes furent laissés au camp, et les autres, munis de vivres, instruments aratoires, haches et cognées, se mirent gaiement en marche.

Un mousquet sur l'épaule, le vicomte Jean de Ganay s'avançait en tête de la colonne.

Dans les rangs, on chantait, on riait, on causait. L'infatigable Nabot tarabustait son bon ami Brise-tout, qui jurait, tempêtait, menaçait. L'ex-lansquenet essayait d'adapter à un air impossible une tentative de bardit, non moins impossible; enfin, malgré la tristesse du temps nébuleux et humide, la troupe paraissait presque satisfaite de son sort.

Seul, Jean de Ganay ne partageait point la loquacité générale. Il réfléchissait. Le vicomte semblait s'être rattaché à la vie. Dans ses yeux animés, on lisait je ne sais quoi de mystérieux comme le titre de certains livres. Sans doute, Jean n'était pas un esprit vulgaire. Si singulière, si critique que fût sa situation au milieu de cette bande de routiers dissolus et forcenés quand la passion les enflammait, il n'avait point encore faibli. Mais pourtant, il eût été naturel que le découragement amollît son énergie et couvrît son front. Pourquoi donc alors, une anxiété fiévreuse empourprait-elle ses joues? pourquoi ce feu dans ses prunelles? pourquoi ces regards pénétrants de côté et d'autre, ces pas tantôt lents, tantôt précipités? pourquoi ces mouvements brusques, cette incertitude? Quelles émotions le peignaient! qu'attendait-il? que désirait-il? que redoutait-il?