Tasuta

L'île de sable

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

XI. DÉCOUVERTS

Tout à coup, l'ex-lansquenet s'interrompit au beau milieu d'une gamme chromatique du plus bel effet, et courant de la queue à la tête de la colonne:



– Pardon, monseigneur, dit-il en abordant Jean de Ganay.



– Qu'y a-t-il? demanda un peu brusquement le vicomte, fâché d'être troublé dans sa rêverie.



– Regardez, s'il vous plaît, messire, répondit Grosbec; là, dans la direction de mon doigt…



La troupe s'était arrêtée et faisait silence.



– Je ne vois rien, repartit l'écuyer.



– Il vient de se cacher derrière ce gros buisson; mais il ne tardera pas à reparaître… Tenez, voyez-vous, maintenant?…



– Bien, dit Jean, lui ordonnant de se taire, par un geste de la main gauche, tandis que de la droite, il apprêtait son mousquet.



On distinguait parfaitement, à cinquante pas de distance, un animal qui paissait le gazon.



L'écuyer l'ajusta et fit feu. Le quadrupède bondit sur les quatre pattes, en poussant un bêlement et retomba sur le tapis de mousse. Il était mort.



– Un mouton! c'est un mouton, s'écria triomphalement un des routiers, qui aussitôt après s'était élancé pour saisir le gibier que venait d'abattre Jean de Ganay.



Le routier ne se trompait pas; c'était un mouton et un mouton de magnifique espèce.



On comprend le cri de joie que souleva cette découverte. Jamais dépouilles opimes rapportées par un conquérant ne furent plus fêtées que le cadavre du pauvre membre de la race ovine.



Évidemment il ne devait pas être, il n'était pas seul. L'un prétendit avoir remarqué des traces de nombreux troupeaux; l'autre assura qu'il en avait vu plusieurs fuyant à travers les broussailles, mais que, craignant de leurrer ses compagnons d'une fausse espérance, il n'avait osé en parler. Enfin, ce fut un déluge de paroles au milieu desquelles se heurtaient les assertions les plus saugrenues, les hypothèses les plus incroyables.



Jean de Ganay ne savait trop que penser, quoique son contentement égalât, s'il ne surpassait, l'allégresse bruyante de ses subordonnés. Une crainte atroce cessait de mordre son esprit;– puisque l'île renfermait des moutons, ils ne risquaient plus de mourir de faim.



– Ventre et corne, faut allumer du feu et manger la bête! s'écria Brise-tout, en caressant de la langue sa barbe rousse.



– Un moment! riposta Nabot, sautant sur le dos du colosse; un moment, mon ami, monsieur Galimâfré; il nous faut est fort bon, mais je vous ai gagne votre ration de déjeuner et par conséquent…



Le nain ne put achever sa phrase, Brise-tout, usant de la facilité qu'il avait de faire jouer sa tête sur son cou comme un pivot, avait tourné son épouvantable visage en arrière, et empoigné l'épaule du malheureux imprudent entre ses mâchoires. Celui-ci lâcha un cri aigu: il aurait culbuté à la renverse, si Brise-tout, le tenant toujours avec les dents par l'omoplate, ne l'eût apporté devant lui, comme il eût fait d'un fétu de paille, et, nonobstant les efforts du petit homme pour se débarrasser de la douloureuse étreinte, nonobstant les coups de poings qu'il lui assénait, balance une demi-minute en l'air et finalement déposé à califourchon sur le dos du mouton.



Cet incident causa une hilarité générale, qui gagna même le vicomte Jean de Ganay, malgré la gravité que lui commandait son rang. Une fois délivré des serres de son terrible ennemi, pour échapper aux huées dont, à son tour, il était devenu l'objet, Nabot courut digérer son dépit et les brûlures de sa morsure derrière le cercle des routiers.



– En avant! dit l'écuyer. Que l'un de vous se charge de cet animal. Nous le dépècerons et le ferons rôtir sur le bord du lac.



Puis il rechargea son mousquet, et la petite troupe reprit sa marche.



Le soleil se dégageait des humides vapeurs qui avaient voilé ses rayons, quand on arriva au terme du voyage. Toutes chargées des perles du matin, les rives du lac reflétaient entre les brins d'herbes des millions de diamants, éclairées qu'elles étaient par les premiers feux de l'astre du jour. Vraiment, ce site, surtout après qu'on avait parcouru les landes arides qui le précédaient, portait un cachet féerique; c'était comme l'oasis au sein du désert.



Diaphanes et ridées par le souffle d'une brise capricieuse, les eaux du lac miraient la tremblante image des oseraies qui lui formaient une ceinture d'émeraudes. Des poissons, aux écailles étincelantes sautillaient à travers les larges feuilles de nénuphar pour happer les moucherons dont les essaims, semblables à des atomes, tournoyaient au-dessus des ondes. L'air était imprégné de senteurs parfumées, et pour ajouter aux charmes du paysage, tandis que des hirondelles, au svelte corsage, à la noire envergure, se croisant en tous sens, rasaient la vague de leurs ailes légères, abrités dans les buissons circonvoisins, quelques oiseaux chanteurs disaient leur romance d'amour.



Cette puissance hâtive de végétation qui, en cinq ou six jours, dans l'Amérique septentrionale, brode la mantille des campagnes, tisse le parasol des arbres, avait tellement transformé ces lieux que Jean de Ganay se refusait presque à les reconnaître.



Après quelques instants de repos, le vicomte, ayant donné l'ordre de préparer le déjeuner, manda près de lui Grosbec.



– Tu vas m'accompagner, lui dit-il. Munis-toi d'une hache.



– Oui, monseigneur, répondit l'ex-lansquenet.



Puis, ils longèrent les bords du lac, du côté de la hutte que Jean de Ganay avait aperçue lors de sa première excursion. Ils ne tardèrent point à atteindre le fourré au delà duquel elle s'élevait. L'écuyer, avant d'aller plus loin, renouvela l'amorce de son arme, et enjoignant à Grosbec d'être sur ses gardes, s'avança d'un pas discret à travers le bois.



– Oh! exclama soudain l'ex-lansquenet, découvrant la cabane. Qu'est-ce?



– Chut! fit son guide, en redoublant de précautions.



Le zéphyr caressait la cime des arbres avec un doux frémissement, un ruisseau mêlait sa voix argentine au murmure de l'air. Aucun autre bruit ne se faisait entendre.



Une main sur la garde de son épée, l'autre à la platine de son mousqueton, le vicomte arriva jusqu'à la porte de la hutte. Cette porte était grande ouverte; de Ganay entra bravement. Nulle fenêtre n'éclairait l'intérieur du réduit. D'abord, l'écuyer se trouva enveloppé dans des ombres épaisses; mais, peu à peu, ses yeux s'accoutumant à l'obscurité perçurent les objets qui l'entouraient. C'étaient, pour la plupart, de grossiers instruments de pêche, des vaisseaux de bois, des ferrures rouillées pendues à la muraille d'argile, et, au centre de la cabane qui semblait fuir sous terre, quatre pierres noircies, sur lesquelles, par une ouverture pratiquée dans le toit, filtrait un rayon de soleil, composaient le foyer.



Jean de Ganay s'abandonnait à la surprise, lorsque le son d'une respiration agitée l'avertit qu'il n'était pas seul dans la cabane. Attachant ses regards vers l'endroit d'où partait ce son, il discerna une personne étendue sur un lit d branchages.



– Sois vigilant, dit-il à Grosbec qui était resté à la porte.



Ensuite il s'approcha du lit en toussant fortement. L'individu endormi s'éveilla.



– Je souffre! dit-il d'une voix faible.



– Qui êtes-vous? interrogea le vicomte.



– Ah! monseigneur de Ganay! s'écria l'autre, essayant de se mettre sur son séant.



– Serait-ce vous, Yvon?



– Oui, monseigneur! O ciel! quel bonheur! ma sainte patronne a donc exaucé mes ardentes prières!



– Mais, comment?… Que faites-vous ici?



– Monseigneur! oh, que je suis heureuse…, disait Guyonne, folle de joie et oubliant son rôle.



– Enfin!…



La jeune fille couvrait de baisers la main de l'écuyer.



– Enfin? reprit-il, quand elle se fut un peu calmée.



– Oui, monseigneur… Que Dieu est bon de m'avoir accordé la faveur!…



– Parlez, Yvon, dit Jean de Ganay, d'un ton un peu sévère.



Puis il ajouta plus doucement:



– Que vous est-il survenu?



– Messire, répondit Guyonne, au retour de l'excursion dans l'île, étant demeurée en arrière, j'ai voulu accélérer la marche pour vous rejoindre. Mais en courant, mon pied glissa, je tombai et me cassai la jambe.



– Vous vous êtes cassé la jambe? s'écria Jean avec une vive sympathie.



– Hélas! messire! répondit naïvement Guyonne, j'avais sans doute offensé le Seigneur. Que sa sainte volonté soit faite!



Mais cette cabane!…



– Je passai la nuit sur le lieu de ma chute, incapable de faire un mouvement, et je me résignais à mourir de douleur et de faim, quand le matin je vis venir un être étrange, qui me parut un démon. Croyant que c'était la mort, je me résignais à demander pardon à Dieu de mes péchés; mais lui, dès qu'il m'aperçut, il se cacha, puis revint lentement, se cacha de nouveau, revint une troisième fois, avançant de plus en plus. Ce manège dissipa mes appréhensions. Je lui parlai, il ne répondit pas; je fis des signes alors, et peu à peu il approcha tout à fait.



– C'était un sauvage? s'enquit anxieusement le vicomte.



– Non, monseigneur; c'est un Français.



– Un Français!



– Oui, il est complètement muet et idiot, le pauvre homme! Je crois qu'il aura fait naufrage, il y a bien des années, et aura réussi à gagner cette île où l'instinct de la conservation lui a enseigné les moyens de pourvoir à son existence.



– Et vous… Yvon?



– Oh! messire, votre bonté pour un pauvre serf est trop grande! Il m'a transporté dans sa cabane et nourri…



– Mais votre fracture?



– Ma jambe me fait encore horriblement souffrir, répliqua la jeune fille.



– Est-elle remise, au moins?



– Oui, messire. Il me l'a remise lui-même. Ça n'a pas été sans peine, mais j'ai tant prié le bon Dieu de me conserver la vie et la santé, pour vous la consacrer, messire, qu'il a daigné m'accorder les secours de sa toute-puissance.

 



– Où est cet homme?



– Il est sorti pour pêcher, messire.



– Rentrera-t-il bientôt?



– Je ne saurais le dire. Mais votre vue le ferait…



– Fuir, ajouta le vicomte, observant qu'Yvon n'osait achever.



– Je le crains, monseigneur.



Jean de Ganay réfléchit durant quelques secondes.



– Il vous est impossible de marcher?



– Impossible, messire.



– Attendez jusqu'à ce soir, je reviendrai vous chercher pour vous transférer au camp.



Après avoir encore échangé quelques paroles avec le faux Yvon, Jean de Ganay sortit de la hutte, et retourna vers ses compagnons, en commandant à Grosbec de ne rien révéler de cette aventure.



XII. MORT DE BRISE-TOUT

Comme le vicomte de Ganay et l'ex-lansquenet Grosbec approchaient du lieu où ils avaient laissé les routiers, ils remarquèrent qu'une grande agitation régnait parmi ces derniers. Rassemblés en cercle au pied d'un chêne, les déportés semblaient discuter chaudement. Ils trépignaient, criaient à haute voix, tendaient la presse, se remuaient en tous sens, et, de loin, avaient l'air de gens prêts à se battre.



Le premier, Grosbec distingua cette scène extraordinaire; il appela sur elle l'attention de son chef:



– Messire! dit-il.



Jean de Ganay, dont les pensées s'égaraient dans le royaume de l'idéal, tressaillit et leva la tête.



– Messire, reprit son interlocuteur, je crois qu'il se passe quelque chose d'insolite là-bas.



Et son doigt s'étendit dans la direction du campement.



Le jeune seigneur regarda dans cette direction.



– Une querelle, sans doute, dit-il ensuite. Avançons!



Ils doublèrent silencieusement le pas et bientôt atteignirent les premiers rangs de la ceinture formée par les bannis.



L'esprit de ceux-ci était si puissamment tendu vers d'autres objets qu'ils continuèrent leurs clameurs et leurs gestes sans s'occuper de la présence du vicomte. Au milieu d'eux la foule était étroitement annelée. Jean de Ganay fut dans la nécessité de sommer ses subordonnés de se séparer pour avoir connaissance de ce qui les réunissait ainsi.



Son ordre demeura d'abord sans effet; mais Grosbec l'ayant réitéré d'un ton impérieux, les turbulents cédèrent et Jean put pénétrer sur le théâtre même de l'action.



Un drame des plus tragiques paraissait sur le point de s'y dénouer, tandis que les spectateurs hurlaient diaboliquement autour de deux individus dont l'aspect était aussi différent que l'emploi dans lequel ils figuraient.



L'un de ces personnages n'était autre que notre vieille connaissance, le géant François Rivet, surnommé Brise-tout. Mais le deuxième était un étranger, singulièrement accoutré, d'un habillement composé de diverses peaux cousues ensemble par des plantes ligamenteuses. Il portait ce costume comme un manteau: sa tête, ses jambes et ses bras étaient nus. Rien de bizarre comme la physionomie de cet individu. Une épaisse chevelure ébouriffée couvrait son crâne et descendait, en touffes longues et incultes, sur ses épaules tannées par le haie. Elle servait de cadre à un visage maigrelet, rechigné, qui avait un caractère enfantin, quoique la vieillesse en eût déjà marqué les traits de son sceau indélébile. Les membres de cet être étaient secs, démesurément longs, et velus comme ceux d'une bête fauve. Cependant, sa face était veuve de tout poil. On discernait facilement que cette glabréité n'était pas due à des moyens artificiels, mais à la nature.



La position de l'inconnu était celle d'un condamné à mort.



Il avait les mains liées derrière le dos et à son cou s'enroulait un cordeau, grossièrement fabriqué, dont un bout, jeté par-dessus une branche basse du chêne, était tenu par deux robustes routiers, qui attendaient sans doute un signal pour tirer la corde et étrangler la victime placée à l'autre extrémité.



Soit qu'il n'eût pas le sentiment du supplice auquel on le destinait, soit qu'il méprisât les tortures, le malheureux ne faisait aucun mouvement pour essayer d'échapper à ses bourreaux et promenait sur eux des regards indifférents. Devant lui, le corps de Brise-tout. La, poitrine du colosse était toute découverte, et au-dessous du sein gauche on voyait une large blessure de laquelle sortait un sang noir et épais. François Rivet n'avait pas encore exhalé le dernier soupir, mais l'heure suprême approchait pour lui. Sa respiration était inégale et sifflante; une pâleur verdâtre envahissait peu à peu sa figure et ses prunelles s'éclipsaient sous la paupière dans ses grands yeux écarquillés.



Au moment où le vicomte se présenta, Brise-tout, comme une lampe qui se ranime avant de s'éteindre, se souleva sur un coude et traînant vers les assistants une menace hideuse, il râla plutôt qu'il n'articula les mots suivants:



– Corne de boeuf! accrochez-le haut et court, compaings; mais hâtez-vous, si vous voulez que je voie la dernière danse du maudit avant de descendre chez monsieur Satan!



– N'oublie pas de lui présenter mes respects, ami Piffard, dit Nabot qui trouvait, à son habitude, matière à plaisanter, même dans une circonstance aussi grave.



François Rivet essaya de prononcer quelques autres paroles; mais il fut pris d'une convulsion soudaine; sa bouche rejeta des caillots de sang, en grimaçant un rire sardonique, ses dents s'entre-choquèrent bruyamment, ses bras qu'il tenait douloureusement croisés contre sa poitrine se détendirent et il expira.



– Un phénomène animal de trépassé!

De Profundis!

 glapit la voix aigrelette du nain.



– Silence! s'écria le vicomte tristement impressionné.



Cette scène s'était accomplie en bien moins de temps que nous n'avons mis pour la raconter et sa dernière phase avait été si rapide que les routiers avaient presque oublié l'étranger qui, la corde au cou, considérait tout cela d'un air impassible. Mais, dès que François Rivet eut rendu le dernier souffle, les cris «A la hart! à la hart, le meurtrier!» grondèrent de tous côtés.



– Oui, pendons l'assassin, pendons l'assassin! répéta Nabot du milieu de la foule où il s'était réfugié.



Déjà les deux exécuteurs improvisés, pour témoigner de leur bonne volonté, tiraient le cordon fatal qui devait lancer une vie humaine dans l'éternité, quand l'écuyer, mettant son épée au vent, d'un coup trancha le lien. L'inconnu retomba à terre, en poussant un cri strangulé.



– Que pas un de vous ne touche à cet homme! dit Jean de Ganay avec un geste irrésistible.



Et, remarquant que, malgré son commandement, le matelot Pierre manifestait des dispositions récalcitrantes, il marcha sur lui, l'épée haute, et lui dit résolument:



– Encore un mot, et tu es mort.



Rien n'est plus propre, on le sait, à intimider les masses que l'audace jointe a la spontanéité: aussi les déportés frissonnèrent-ils sous le regard intrépide du vicomte. Certain de leur obéissance, celui-ci ordonna à l'un de ses voisins de délier la victime. Son ordre fut exécuté sur-le-champ. Et, l'inconnu aux vêtements de peaux se releva lestement, bondit à travers la cohue de spectateurs qui l'environnait, et, avant qu'on eût même songé à s'opposer à son dessein, se précipita dans le lac.



Là, il plongea et disparut à tous les yeux.



Revenu de sa surprise, Jean de Ganay s'imagina aisément que cet individu était le propriétaire de la hutte, qui avait prodigué ses bons offices à Yvon. Mais restait un mystère à éclaircir: celui de la mort de Brise-tout.



L'écuyer interrogea ses gens. Il apprit qu'après son départ, François Rivet, étant allé explorer la partie sud-est de l'île, avait aperçu un homme qui pêchait. Supposant que c'était un sauvage, le géant s'élança sur lui avec l'intention de le faire prisonnier. Une lutte s'en serait suivie, pendant laquelle l'attaqué aurait frappé son adversaire avec un instrument tranchant. Se sentant blessé, Brise-tout appela au secours, mais sans lâcher prise. Quelques compagnons qui vaguaient près de là accoururent. Ils s'emparèrent de l'étranger, le garrottèrent, le conduisirent au camp, et se préparaient à le pendre pour venger leur camarade et se conformer à ses désirs, lorsque l'arrivée soudaine du vicomte les en empêcha.



Ce récit avait un caractère de vraisemblance assez plausible. Jean de Ganay s'en contenta pour le moment, il fit creuser une fosse et inhumer le malheureux Brise-tout, dont la fin prématurée souleva peu de regrets.



En guise d'oraison funèbre, le Nabot récita sur la tombe du défunt, avec une légère variante, le sixain qu'il avait composé quelques jours auparavant:





Passant, sous cet amas de sable amoncelé,

           Gît la pourriture d'un goinfre ensorcelé

             François Rivet, surnommé Brise-tout

             Passé maître dans l'art de faire atout,

                     Qui, faute de soudure

                     Creva d'une blessure.



XIII. PERPLEXITÉ

La fin de l'été de l'année mil cinq cent quatre-vingt-dix-huit approche. Depuis trois mois bientôt le

Castor

 a débarqué sa cargaison humaine sur l'île de Sable; depuis ce temps, chaque jour les malheureux abandonnés se sont bercés de l'espoir de voir poindre à l'horizon le navire qui les a amenés, et chaque jour cet espoir a été déçu. L'anxiété plombe leurs fronts, le découragement amollit leurs bras, des colères sourdes grondent dans leur tête. Cependant, sur le rivage de la mer et sur le bord du lac, des tentes, puis des cabanes se sont élevées, l'existence des proscrits s'est régularisée, ils jouissent d'un certain bien-être. Ceux-ci tuent du gibier, ceux-là capturent du poisson; tous travaillent plus ou moins; les provisions ne manquent point. Outre une assez grande quantité de viandes salées et fort peu avariées qu'ils ont recueillies du naufrage de l'

Érable

, ils trouvent encore sur le lieu de leur exil bon nombre de moutons, chèvres et autres herbivores domestiques, qui ont été probablement laissés par des colons qui l'ont précédemment habité

11


  Ce fait est historique.



. Mais les causes d'afflictions abondent: pour la plupart, l'ignorance absolue de la situation de l'île qu'ils occupent, l'obligation de se livrer à des labeurs auxquels ils n'ont point été accoutumés, la sévérité de la discipline à laquelle les soumet le vicomte, la monotonie des relations, sont des motifs de cuisants soucis; pour quelques-unes, pour les meilleurs natures, la stérilité du sol, l'isolement, l'incertitude, sont des sujets de dégoût; chez tous, déjà, la perspective d'un hiver dans ces régions sauvages suscite de terribles appréhensions.



Le vicomte Jean de Ganay lui-même est en proie au doute et à la crainte. Son fidèle matelot, Philippe Francoeur, cherche, vainement à le rassurer. L'écuyer triomphe difficilement de ses chagrins. Mille angoisses lui déchirent l'âme. Le souvenir de sa chère Bourgogne, de sa famille, de ses amis, des gais romans dont son imagination de jeune homme avait brodé les fleurs, planent souvent devant son esprit. Néanmoins il pense rarement à la reine de ses premières amours, à Laure de Kerskoên, et, quand l'image de la charmante châtelaine lui sourit encore, il s'impatiente et se dérobe à ce sourire. Les nuits du vicomte sont pleines d'insomnies, ses veilles pleines de conjectures. L'abattement des gens laissés à son commandement, leur mauvais vouloir, leurs instincts turbulents ne lui ont pas échappé. Il a conçu des soupçons sur la loyauté du matelot Pierre ou Caliban. Cet homme lui, apparaît comme un scélérat capable de tout. Mais, jusqu'ici, rien n'est venu justifier sa méfiance, et il n'ose l'exprimer, de peur de s'attirer la haine des partisans du matelot, car ce dernier, tout en protestant de sa fidélité au chef, s'est formé une sorte de parti qu'il dirige à son gré. Ce parti est composé de tous les plus mutins de la bande, de ceux qui opposent des murmures ou la résistance de l'inertie aux ordres de l'écuyer, qui délibèrent parfois en conciliabule secret et contrarient les projets d'amélioration conçus par Jean de Ganay.



Voulant se mettre à l'abri des intentions malveillantes qu'il leur présumait, l'écuyer les avait renvoyés avec Caliban au poste de la côte, et avait rappelé le Maléficieux près de lui au camp du lac. Les premiers, pensait-il, ennemis de la culture, proféreraient s'adonner exclusivement à la pêche et à la chasse, tandis que ceux qui demeuraient avec lui défricheraient la terre. Par ce moyen, aussitôt la récolte achevée, les deux troupes feraient l'échange de leurs divers produits, et pourraient vivre commodément. Ce plan, au premier abord, paraîtra assez sage. Mais en y réfléchissant, on s'apercevra qu'il ne pouvait produire que des résultats désastreux. Et, on effet, il créait la jalousie, la rivalité entre des gens aigris par le malheur, et, de plus, il habituait les amis de Caliban à méconnaître le contrôle du vicomte pour ne plus admettre que celui du matelot. Or, si ce dernier était réellement animé de sentiments bas et envieux, sans doute il profiterait de son ascendant temporaire pour indisposer ses subordonnés contre leur chef réel et peut-être même s'emparer du pouvoir. S'il avait eu plus d'expérience des hommes et des choses, Jean de Ganay n'aurait pas agi aussi imprudemment. Il est hors de question que la jalousie peut commettre les plus noirs forfaits pour satisfaire ses appétits. Ne pourrait-on pas en dire autant de l'ambition, si le code social de l'hypocrisie n'avait légalisé l'une et condamné l'autre? Mais, comme nous ne nous sommes pas proposé la tâche de réformer les passions et les lois, abandonnons le thème aux philosophes et retournons à l'île de Sable.

 



Il était huit heures de relevée; la chaleur, durant tout le jour, avait été suffoquante. A ce moment, le soleil, penché à l'occident, semblait plaquer d'or les eaux du lac. Une brise caressante gazouillait dans les rameaux des arbustes; et, couchés à l'ombre, les routiers jouaient aux dés ou respiraient la fraîcheur du soir.



Après s'être promené pendant quelques minutes à travers les groupes, le vicomte s'approcha d'une hutte au seuil de laquelle le Maléficieux échiffait un lambeau de voile pour faire du fil et confectionner des rets.



– Eh bien! fit l'écuyer d'un ton mystérieux.



Philippe Francoeur jeta un coup d'oeil autour de lui avant de répondre.



– Y a-t-il du mieux? poursuivit Jean de Ganay.



– Du mieux! non, messire; non, la fièvre augmente, hélas! et tenez, ça me fend le coeur rien que d'y songer…



– Chut! fit l'écuyer portant le doigt sur ses lèvres à la vue d'un routier qui rôdait près de la cabane.



Le matelot comprit ce geste, et apostrophant le routier:



– Ohé, Poitevin, va donc lever la nasse que j'ai posée ce matin au bas du lac, tu sais?… Elle doit être bellement grosse de fretins, oui bien, par la fourche de Neptune!



– Cuides-tu, vieux loup de mer? repartit l'autre.



– Par tous les diables, j'en suis aussi sûr que si je l'entendais déjà chanter dans la poêle, mon gars! s'écria Philippe.



– Jarnidieu! alors j'y cours… mais j'en aurai ma part?



– Oui bien, par la fourche de Neptune!



Quand l'importun se fut éloigné, Philippe Francoeur dit à voix basse au vicomte:



– Pourtant, il y a de l'espoir… beaucoup d'espoir… je me connais un peu en choses médicales, messire…



– Le délire a-t-il cessé?



– Je le crois. Voyez vous-même. Je veillerai tandis que vous y serez.



Le vicomte poussa une claire-voie d'osier qui servait de porte à la hutte et entra. L'intérieur était nu, mais d'une propreté remarquable. Filtrant par une ouverture pratiquée A hauteur d'homme et tamisée par un rideau de toile fixé devant cette ouverture, le soleil répandait dans la cabane une clarté douce et rosée. Vis-à-vis de la fenêtre, sur un lit de bruyères, gisait une personne. Elle semblait profondément endormie, quoique sa respiration fût saccadée. Un drap grossier, mais d'une grande propreté, était jeté sur elle.



Le vicomte avança d'un pas imperceptible, en retenant son baleine.



Longtemps, il considéra silencieusement la malade.



Est-il nécessaire de dire que c'était Guyonne?



On l'avait transférée au camp. La fièvre et le délire s'étaient emparés d'elle, le soir même de son arrivée, et ne l'avaient point quittée depuis lors.



Le premier, Philippe Francoeur, qui s'était chargé de la soigner, avait découvert le sexe du faux Yvon. Informé de cette découverte, Jean de Ganay en recommanda le secret au Maléficieux. Celui-ci n'avait pas besoin de la recommandation; il savait trop bien à quels désordres pourrait donner lieu