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L'île de sable

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XIV. INTRIGUE

Ça mouvement ayant dérangé le drap qui couvrait Guyonne, ses bras, ses épaules et jusqu'à la naissance de sa gorge apparurent dans une éblouissante blancheur dont la matité faisait songer involontairement à l'albâtre. Jean de Ganay baissa les regards, son visage s'empourpra et un indicible frissonnement courut dans ses artères.

– A boire! murmura Guyonne d'une voix dolente.

Le vicomte jeta autour de lui un regard rapide.

– A boire! répéta la jeune fille, en dessillant pour la première fois ses paupières.

D'abord, elle ne reconnut pas l'écuyer qui, dans un coin de la cabane, emplissait d'eau une écuelle de bois; mais remarquant le désordre de sa toilette, elle ramena le drap traître à sa pudeur.

Le jeune homme revint près du lit, apportant l'unique boisson qu'il pût donner à la pauvre malade.

En s'approchant, il tremblait de tous ses membres; un vif incarnat colorait ses joues, et la sueur perlait son front. Il avait l'air d'aller commettre une mauvaise action.

Guyonne, à sa vue, poussa un cri; ensuite, honteuse, confuse, elle ferma les yeux sang oser prononcer une parole.

– Buvez! lui dit, bien bas, Jean de Ganay, plus timide, plus effrayé peut-être que sa protégée.

Et, comme elle hésitait, ou plutôt ne comprenait pas cette prière, il ajouta, en s'agenouillant devant la couche et portant l'écuelle aux lèvres de la jeune fille:

– Buvez! cette eau apaisera la soif qui vous dévore. Que ne puis-je vous offrir quelque chose de plus!…

– Merci, monseigneur, votre bonté est pour moi trop grande, bégaya le faux Yvon, d'un accent profondément ému.

– Vous avez été bien malade!

– Bien malade? dit-elle avec surprise.

– Oh! oui, répliqua naïvement l'écuyer; bien malade… tellement que nous appréhendions… Mais votre santé…

– Oh! messire, ma santé s'est améliorée… grandement.

– Souffrez-vous toujours de cette fracture! demanda le vicomte.

Guyonne ne répondit pas sur-le-champ; et observant qu'elle cherchait à remuer sa jambe, afin sans doute de s'assurer si la guérison avançait, Jean de Ganay reprit:

– Non, non, ne bougez pas, les mouvements pourraient vous nuire; restez…

Après ces mots, il y eut entre les jeunes gens un silence de plusieurs minutes. Ils évitaient de se regarder, et il semblait qu'ils craignissent de se communiquer leurs pensées.

Le soleil s'inclinait de plus en plus à l'horizon. Insensible et les ténèbres envahissaient l'intérieur de la cabane, dont une douce brise rafraîchissait l'atmosphère, en soulevant avec un frou-frou continuel le rideau de la petite fenêtre.

L'heure était mystérieuse, parfumée d'arômes et de poésie; le coeur se dilatait joyeusement à ces tièdes haleines du soir; on se sentait noyé dans une énervante langueur.

Jean de Ganay conservait la même position. Prosterné devant Guyonne, de sa main gauche il tenait le bras de la malade, et, accoudé sur le lit, cachait son visage dans sa main droite; les battements de son coeur répondaient à l'unisson aux battements du coeur de la jeune fille; de leurs poitrines gonflées s'échappaient des souffles brûlants.

Le mal de Guyonne était-il contagieux? avait-il gagné Jean? et maintenant tous deux avaient-ils la fièvre?

Tout à coup, le vicomte attira passionnément la main de Guyonne et se pencha comme pour y déposer un baiser, puis repoussant soudain la pensée qui l'entraînait, il se leva brusquement, avant d'avoir accompli cet acte, et se mit à parcourir la cabane en tous sens.

N'eût été l'obscurité, Guyonne aurait pu remarquer que les traits de l'amant de Laure de Kerskoên étaient décomposés et que des larmes ardentes jaillissaient de ses paupières.

De son côté Jean de Ganay se serait aperçu que le faux Yvon pleurait.

Un quart d'heure s'écoula sans qu'ils échangeassent une parole. Des mondes d'idées tourbillonnaient dans l'esprit du vicomte; Guyonne attendait dans une fébrile impatience la fin de cette scène. Involontairement elle laissa échapper un sanglot. A cette expansion de douleur, l'écuyer tressaillit. Il s'arrêta, fit sur lui-même un violent effort, et ensuite, d'un pas tranquille et ferme, vint s'asseoir près de la malade.

Le silence recommença; mais il fut de courte durée. Bientôt Jean de Ganay, qui paraissait en proie à une lutte intérieure, triompha de ses hésitations et, d'une voix presque solennelle, il demanda à la jeune fille:

– Ne m'avez-vous pas dit que vous étiez fils d'un pêcheur, vassal du soigneur de la Roche?

– Oui, messire murmura d'un ton inintelligible Guyonne, intimidée par le début de cet interrogatoire.

– Son fils! reprit le vicomte sans déguiser le mécontentement que lui causait la réponse.

Guyonne ne répliqua point. Elle avait peur; elle pressentait que son secret n'existait plus pour le vicomte! Et quand celui-ci répéta pour la troisième fois: «Son filas!» incapable de dissimuler plus longtemps, elle s'écria en joignant les mains:

– Oh! messire, pardonnez, pardonnez à une pauvre fille!… Je vous dirai tout… toute la vérité…

Accablée par cette confession, elle poussa un long soupir et se tut.

La nuit était complète; on ne distinguait plus les objets dans la cabane.

Jean de Ganay étonné, effrayé de ne plus entendre la voix de son interlocutrice, appela:

– Yvon! Yvon!

Son appel n'obtint pas de réplique. Tremblant à son tour, le jeune homme porta vivement la main sur le visage de Guyonne: il était froid comme le marbre.

– Grand Dieu! exclama-t-il; ma brutalité aurait-elle hâté la mort de cette malheureuse enfant?

Puis il ajouta eu courant vers la porte:

– Philippe! Philippe! un flambeau… une torche!…

Mais, à cet instant, le Maléficieux entrait brusquement dans la cabane en criant:

– Aux armes, messire! aux armes! Nos hommes sont révoltés…

Une décharge de mousqueterie, accompagnée de vociférations épouvantables, vint aussitôt confirmer l'assertion de Philippe Francoeur.

Oubliant tout, le vicomte bondit, plutôt qu'il ne s'élança au dehors.

Il avait mis son épée au vent, et tandis que sa main droite brandissait la lame étincelante dans l'obscurité, sa main gauche armait un pistolet.

Derrière lui, mais ayant de la peine à le suivre, tant les allures du jeune homme étaient précipitées, courait Philippe Francoeur. De son côté, le matelot était bien armé de toutes pièces pour ainsi dire. A sa ceinture pendait une hache d'abordage à deux tranchants; un mousquet était jeté sur son épaule, et, tandis qu'attaché par la dragonne un sabre se balançait à l'un de ses poignets, serrée à la hampe par les doigts, une pique hérissait son acier luisant à dix pas devant lui.

Les ténèbres couvraient la terre. Au ciel, d'un bleu sombre, quelques rares étoiles, oubliées sur un azur terne scintillaient en décrivant des fractions de corde. Des nuages gris de fer, cotonneux, estompaient la voûte céleste vers l'occident. La brise était toujours tiède et fraîche, mais de temps en temps un coup de vent bref, piquant, lui succédait. Rien n'annonçait un prochain orage; rien n'annonçait que la nuit serait sereine et tranquille. Dans la plus grande partie des régions américaines, du nord au sud, les variations atmosphériques sont si soudaines, si inopinées, qu'elles déjouent souvent les calculs des météorologistes les plus expérimentés.

Devant le lac, se déployait une pelouse d'un quart de mille de rayon à peu près. Les tentes des proscrits en occupaient une partie, leurs essais de culture et des bruyères une autre: un cordon de bois feuillu servait de rideau à la clairière.

Quand le vicomte et le matelot sortirent de la hutte, tout était plongé dans l'ombre; mais ça et là on voyait se profiler des masses et des silhouettes plus opaques que l'opacité des ténèbres, et des étincelles éblouissantes trouaient la profondeur de la nuit.

Mille cris étranges déchiraient le calme; et puis des détonations intermittentes précédées d'éclairs, venaient ajouter à l'horreur de tous ces mystères.

– Mort! mort! mort au tyran! mort au vicomte Jean de Ganay! hurlaient des voix lointaines.

– Secours! secours! saint Denis! Montjoie! aux armes! aux armes! clamaient d'autres voix: plus proches.

XV. INSURRECTION

Avant de rapporter les événements de cette nuit, mémorable dans la vie des routiers abandonnés sur l'île de Sable par le marquis de la Roche, disons en quelques lignes ce qui s'était passé durant les journées précédentes.

Le lecteur se souvient sans doute que le vicomte Jean de Ganay avait jugé à propos de partager ses gens en deux bandes: l'une qui devait camper sur le bord de la mer, l'autre s'établir près du lac et s'employer plus spécialement à des travaux de défrichement et de colonisation. Cette seconde troupe, composée de dix-neuf hommes seulement depuis la mort de Brise-tout, formait pour ainsi dire l'état-major. Le lieu qu'elle habitait était une sorte de quartier général où l'écuyer avait, fait transporter les munitions et tous les objets qui n'étaient pas d'un usage immédiat et journalier. N'ayant laissé entre les mains du détachement sous les ordres du matelot Pierre qu'un petit nombre d'armes, il pensait être assuré contre une tentative de révolte de la part de ceux qu'il regardait avec raison comme les plus indisciplinables de la troupe. Par malheur, Jean de Ganay avait compté sans son hôte. On a vu dans un chapitre précédent que lors du naufrage de l'Érable, le matelot Pierre avait clandestinement détourné et caché en lieu sûr une caisse d'armes. Dès cette époque, le traître ruminait un complot. Sournois, ambitieux, il aspirait à renverser Jean de Ganay, n'importe par quel moyen, et à le remplacer au commandement. Si Pierre n'avait pas cette vigueur d'esprit et cette force musculaire qui imposent aux masses, il possédait à un haut degré l'art de la dissimulation et de faire rayonner autour de lui les mauvais desseins qu'enfantait son imagination. Les soupçons du vicomte sur ce misérable n'étaient donc que trop fondés. Que si l'on est surpris que Jean de Ganay, devinant, comme c'était le cas, les dispositions hostiles du matelot, lui eût confié une autorité aussi grande que celle dont il l'avait investi nous répliquerons qu'en procédant de cette manière l'écuyer avait pensé qu'il s'attacherait le matelot, et que, d'ailleurs, nul autre que Pierre, sauf le Maléficieux, n'était capable de maîtriser une partie quelconque des bannis. Au surplus, Jean de Ganay, malgré ses appréhensions, n'avait eu jusque-là qu'à se féliciter de la mise en oeuvre du plan qu'il avait adopté, et si l'esprit de Pierre n'eût été une espèce de creuset où les plus détestables passions s'amalgamaient aux plus perfides projets, probablement les routiers auraient insensiblement réussi à jouir d'une existence tolérable. Mais l'envie ne compte qu'avec ses intérêts. Peu importait à Pierre que la moitié de ses compagnons d'infortune mourussent d'une mort affreuse, pourvu qu'il supplantât le vicomte, et se débarrassât, du même coup, de Philippe Francoeur pour qui il éprouvait une haine implacable, surtout depuis que ce dernier, l'ayant surpris dans un état d'ivresse complet, avait averti son seigneur et maître, et attiré sur le débauché une verte semonce! Pierre renferma ses fureurs et ses aspirations. Puis, adroitement, il répandit parmi les siens que les Colons (ainsi on avait désigné les bannis qui habitaient le bord du lac) vivaient dans l'abondance, tandis qu'eux, les Soudards, ils manquaient souvent de nourriture. Pour expliquer cette rumeur, Pierre disait avoir remarqué au camp des Colons une immense quantité de barils et de coffres, provenant de l'Érable, et qui renfermaient tous des viandes salées et des conserves. Ces assertions faites à demi, avec des restrictions habiles, et toujours confidentiellement, trouvèrent des crédules. Passées de bouche en oreille, elles grossirent vite. Bientôt il y eut des Soudards qui affirmèrent que les Colons se gorgeaient des mets les plus délicats et prenaient moult soulas et esbattement. Si absurde que soit un mensonge, il trouve toujours des partisans chez ceux dont il flatte les instincts ou les désirs. Peu à peu les Soudards se prirent d'inimitié contre les Colons. Rassemblés le soir sur le rivage de la mer, ils se plaignaient, blasphémaient et s'excitaient à la révolte. Caliban riait sous cape; l'hypocrite leur prêchait la patience et l'abnégation pour leurs frères plus heureux, sachant bien que c'était jeter de l'huile sur le feu. Quant à leurs marques non équivoques de mécontentement, il n'avait garde de les mentionner au vicomte dans le rapport qu'il lui envoyait quotidiennement. Au contraire, selon lui, les Soudards étaient doux comme des moutons et prêts à tout sacrifier au service du sire de Ganay.

 

Quoiqu'il ne s'endormît point dans une fausse quiétude et suspectât une partie de la vérité, Jean ne croyait pas qu'une révolte fût possible et encore moins prochaine. Le jour où s'accomplirent les faits que nous nous disposons à consigner ici, il avait condamné à un châtiment corporel un des Soudards pour avoir provoqué, battu et grièvement blessé un Colon. La punition était juste, mais pas au point de vue des Soudards. Le soir, à leur habitude, ils s'attroupèrent et proférèrent des menaces contre les Colons, que le vicomte de Ganay favorisait sans cesse, disaient-ils, à leurs dépens. Cela ne pouvait durer. Il fallait une fin, et si on les poussait à bout, ils prouveraient qu'ils avaient du sang dans les veines. L'orateur de la bande, l'âme damnée de Pierre, un Italien nommé Ludovico Ruggi, mais plus connu sous le sobriquet de Long-croc (sobriquet que lui avait vraisemblablement valu le développement de ses moustaches), monta sur une tonne vide et harangua la foule. Il rappela la condamnation qui avait eu lieu dans la matinée, démontra, en dénaturant les incidents de la querelle entre le Soudard et le Colon, que la peine infligée au premier aurait dû l'être au second, passa en revue plusieurs vieilles sentences rendues par le vicomte contre ses braves compaings au profit des privilégiés, récapitula cent griefs imaginaires, parla de courage, valeur, égalité, et enfin termina en s'écriant qu'au nom de la justice ils étaient tous tenus de demander, d'exiger, d'obtenir une réparation! Ludovico improvisait chaleureusement; son éloquence de tribun savait faire vibrer les cordes sensibles dans un auditoire populaire. Des tonnerres d'applaudissements accueillirent sa péroraison. L'opportunité était belle, Pierre ne la manqua point:

«Oui, dit-il, lorsque Ruggi eut achevé son discours, oui, je commence à m'apercevoir, enfin, qu'on nous traite en lépreux, et que nous ne sommes que les serfs des Colons. Jusqu'ici, j'avais fermé les yeux à la lumière aujourd'hui, me voici forcé de les ouvrir…. Je tremblé en songeant que ma tonne foi a été indignement trompée… et, comme notre cher ami Long-croc, je suis convaincu qu'au nom de la justice, nous sommes tous tenus à demander, exiger et obtenir une prompte et décisive réparation.»

La conclusion du matelot fut reçue par des bravos non moins énergiques, non moins bruyants que celle de Ruggi. Bis repetita placent.

Mais s'il est aisé de discourir, il n'est pas aussi aisé d'agir. Pierre ne l'ignorait point. Quand l'un des mécontents s'écria: «Comment avoir cette réparation?» il se fit un grand silence dans l'assemblée. L'Italien tortilla sa moustache en interrogeant Pierre du regard; celui-ci se pinça le nez d'un air embarrassé, non qu'il ne fût pas préparé à cette question,– Pierre avait à l'avance combiné sa tactique— mais il était poltron, n'aimait pas à se compromettre, et il attendait qu'un autre prît l'initiative, quitte à diriger ensuite tous les fils du complot. Ce qu'il avait prévu arriva. Pendant que Ruggi étirait ses crocs et que lui-même se tourmentait les fosses nasales, un petit homme, grêle et fluet, à la mine de furet, répondit légèrement:

– Sac à papier! c'est donc bien difficile que de changer de camp avec les Colons?

Pour ça, non, dit un voisin; mais le seigneur de Ganay y consentira-t-il?

– That is the question! murmura un Anglais remarquable par son teint lie de vin et ses formes osseuses et décharnées.

– Corne de boeuf! cria un quatrième, quel besoin avons-nous du consentement de celui-ci ou de celui-là! Ne sommes-nous pas les plus forts?

La digue venait d'être rompue. Timides et incertaines d'abord, mais peu après rageuses et menaçantes, des imprécations furent proférées de toutes parts contre le vicomte de Ganay.

Pierre se frotta les mains, l'Italien se travailla les poils en tous sens.

– Corne de boeuf! reprit l'homme qui venait de parler si vingt gaillards comme nous ne sont pas capables de dire «viens ici que je t'envoie» à cette volée d'oisons de là-bas…

– On les étrillera, cria une voix.

– Mais ils ont des armes, dit une autre.

– Des armes… c'est vrai! objectèrent plusieurs.

– Et nous aussi! fut-il dit d'un ton perçant par un individu caché dans la foule.

– Nous…

– Oui! oui! oui…

– Où çà?

Cent demandes, cent interpellations se croiseront à la fois.

– Allez à la grotte de sable! dit la même voix perçante qui avait crié: Et nous aussi!

La grotte de sable était l'endroit où Pierre avait caché sa caisse d'armes.

On y courut, la caisse fut rapportée en triomphe.

– Et maintenant, vociféra l'Italien, compaings, nous sommes tous déterminés, n'est-ce pas?

– Oui, oui, oui…

– Il faut battre le fer quand il est rouge. Qu'on se partage fraternellement les armes, et en avant!

XVI. COMBAT

Le commandement des rebelles avait été offert au matelot Pierre. Mais celui-ci, trop fin pour assumer une si lourde responsabilité, l'avait refusé. Son sosie, Ruggi, appelé ensuite à la direction générale, s'était empressé d'accepter. Vantard et fanfaron, mais néanmoins brave et amoureux des périls, l'Italien avait toutes les aptitudes requises peur faire un chef d'insurrection.

Pris à l'improviste, les proscrits du camp du lac n'avaient point eu le temps de se mettre sur la défensive.

Ne sachant d'ailleurs à quelle sorte d'ennemis ils avaient affaire, appréhendant que ce ne fussent de ces sauvages Indiens dont ils avaient ouï raconter les horribles expéditions, ils se laissèrent d'abord aller à l'épouvante.

Mais Jean de Ganay connaissait les assaillants; d'une voix puissante, il commanda à ses gens de le suivre et de faire résistance. Chacun s'arma à la hâte, et en quelques minutes les Colons éparpillés sur la rive du fossé qu'ils avaient creusé devant leurs tentes étaient prêts à bien recevoir les agresseurs. On ne distinguait rien encore que des corps se mouvant dans l'ombre. D'intervalles en intervalles des clameurs retentissaient au milieu d'une fusillade nourrie qui partait du bois seulement.

L'ex-lansquenet Grosbec et Philippe Francoeur s'étaient rangés à côté du vicomte de Ganay; près de la porte d'entrée. L'accès du camp devenait donc difficile, car il était protégé par le fossé qui décrivait autour une demi-circonférence dont le lac était la corde.

Avec moins de précipitation, plus de ruse et d'entente, les conjurés auraient eu bon marché de leurs compagnons. Pour cela il eût suffi d'arriver sans bruit jusqu'à l'issue et de se précipiter ensuite dans le camp. Mais la première troupe aperçut un groupe d'hommes qui se promenaient. Caliban, chef de cette troupe, crut que l'un de ces hommes était Jean de Ganay. Comme le but du rebelle était surtout de se débarrasser du vicomte, il ordonna de faire feu. Une fois la première explosion opérée, d'autres se succédèrent alternativement. Ce fut en purs perte. Soit que la nuit les empêchât de viser juste, soit qu'ils fussent inhabiles au maniement des armes à feu, les Soudards n'atteignirent personne.

Jean de Ganay avait ordonné à ses subordonnés fidèles de ne tirer que sur son injonction expresse.

Remarquant que les insurgés ralentissaient leur feu, il jugea le moment favorable pour les engager à rentrer dans l'ordre, en les priant, s'ils avaient des griefs, de les lui signaler pour qu'il avisât à les redresser.

Ce discours fut couvert par des cris sauvages, et une triple détonation vint apprendre aux Colons que les Soudards étaient décidés à tout braver pour assouvir leurs passions.

– Ventre de biche! dit Grosbec en tombant à la renverse, je suis touché.

Jean de Ganay se retourna.

– Les rufians m'ont lesté pour l'éternité…. Adieu, monseigneur! adieu! ventre de biche, autant cette mort qu'une autre, ventre de…

– Un de tué! mâchonna le Maléficieux entre ses dents. Par le trident de Neptune, je le vengerai, oui bien…..

Un grand bruit, suivi de deux décharges de mousqueterie, l'une au nord, l'autre au sud du camp, coupèrent court au soliloque du matelot.

– Ils ont formé un plan, dit froidement le vicomte. Leur résister n'est pas chose difficile, mais nous devons essayer de nous emparer des chefs. Ce Pierre…

– Pierre, oui, monseigneur, lui seul a pu les exciter et les pousser à une semblable équipée.

– Bien. Prenez cinq hommes avec vous. J'en prendrai également cinq et nous sortirons. Les autres veilleront.

– Restez plutôt, messire. Vous exposez…..

– Point de réplique! allez et faites vite!

Philippe Francoeur s'éloigna à grands pas.

Le vicomte appela. Aussitôt cinq Colons des plus robustes et des mieux armés se trouvèrent réunis près de lui.

– Vous me suivrez, leur dit-il, et quoi qu'il advienne, ne faites usage de vos armes que dans le cas de nécessité absolue. Souvenez-vous que ce ne sont pas des ennemis, mais des frères de malheur, égarés, que nous avons à combattre.

Philippe Francoeur et cinq hommes s'étant joints à eux, ils sortirent en bon ordre du retranchement, et, malgré le feu continuel des Soudards, se portèrent vers le bois.

En ce moment les nuances gris-bleu d'un gros nuage qui s'étendait au-dessus du camp se dégradèrent. Une lueur soudaine éclaira ses franges.

C'était une de ces aurores boréales si communes dans les régions de l'Amérique septentrionale.

Le phénomène s'était annoncé par un brouillard vaporeux voltigeant au nord; quelques secondes après, un arc lumineux se dessina au faîte, puis des cercles concentriques également lumineux se formèrent entre des zones obscures d'où jaillirent des rayons éclatants; ensuite les cercles et les zones s'ébréchèrent, et enfin une éblouissante auréole de feu vint couronner le sommet et inonder la campagne de clartés.

Alors, assaillis et assaillants furent en état de s'observer mutuellement.

 

Se voyant découvert, le chef des révoltés résolut de jouer le tout pour le tout.

– Rendez-vous et il vous sera lait grâce! cria Jean de Ganay.

– Mort aux privilégiés! répondit Pierre.

De son mousquet, il ajusta le vicomte, le coup partit, le plomb siffla aux oreilles de l'écuyer, mais sans l'effleurer.

Ce fut le signal de l'engagement.

Furieux, les colons, à leur tour, firent feu sans attendre d'ordre. Les soudards répondirent, et des deux côtés plusieurs hommes tombèrent.

Le matelot Pierre, craignant que sa troupe ne fût pas assez forte, prit un sifflet et en tira un son aigu pour rallier les deux détachements qu'il avait chargés d'attaquer le camp en flanc. Philippe Francoeur sentit de quelle importance il était pour sa cause d'empêcher ce mouvement. Avec ses cinq hommes, il se jeta au-devant de l'Italien Ludovico Ruggi et le chargea vigoureusement. L'ayant atteint lui-même sur la lisière du bois, il le saisit à bras le corps et essaya de le faire prisonnier; mais l'Italien était souple autant au moins que le Maléficieux était robuste. Pendant quelques minutes il déjoua tous les efforts du matelot pour le renverser. A la fin, haletant, épuisé, il tomba à terre. Philippe lui mit le genou sur la poitrine.

– Rends-toi; lui dit-il.

– J'étouffe! bégaya Ludovico.

– Ta parole de m'obéir, et je te donne merci.

– Je jure sur les saintes reliques! proféra l'Italien.

Philippe Francoeur ne doutant pas de la loyauté de ce germent retira son genou; mais à l'instant, même, Ruggi, sortant de son habit un long stylet, s'élança sur le matelot et il allait l'assassiner lâchement, lorsqu'une détonation retentit.

L'Italien tourna deux fois sur lui-même et retomba sur le gazon.

– Eh bien, que dites-vous de mon coup d'essai, maître Philippe? nasilla une voix.

– Comment, c'est toi, morveux! repartit le matelot.

– Oui bini, par la fourche de Neptune! reprit Nabot en ricanant. Moi qui vous ai débarrassé de ce fai-chien-là? eh! eh! dites donc que je ne suis bon qu'à plumer des oisons! Savez-vous que le signor Ludovico vous ménageait un vilain quart d'heure!

– Tu es un brave garçonnet.

– Fausse monnaie que les louanges, marmotta le Nabot en rechargeant le pistolet dont il s'était si adroitement servi.

La lutte était toujours acharnée à l'endroit où Philippe avait laissé le vicomte. Il y courut. L'aurore boréale s'éteignait déjà, les ténèbres reprenaient leur empire.

Comme le Maléficieux reparaissait dans la mêlée, il aperçut un individu accroupi derrière un pin qui, le mousquet à l'épaule, la main sur la détente, ajustait Jean de Ganay. S'élancer sur cet individu, rabattre violemment l'arme, fut pour le matelot l'affaire d'une seconde; mais le coup partit, et Philippe Francoeur reçut la balle dans la cuisse.

Exaspérés, les Colons se ruèrent sur les Soudards, qui commencèrent à fuir dans toutes les directions. Un quart d'heure après, ils étaient entièrement dispersés.

La révolte apaisée, le vicomte fit apporter des torches, et on procéda à l'examen des pertes. Heureusement elles n'étaient pas considérables. Trois colons et deux soudards étaient restés sur le champ de bataille; les premiers avaient, en outre, quatre hommes de blessés plus ou moins grièvement; les seconda avaient enlevé les leurs. Les victimes furent transférées au camp, les unes pour y recevoir les soins qu'exigeait leur état, les autres une sépulture commune.

Ces devoirs accomplis, le vicomte posa des sentinelles autour du camp, et avant de se livrer au repos voulut rassurer sa mystérieuse protégée.

Le jour se levait.

Jean trouva le Maléficieux étendu en travers de la porte de la cabane.

– Que faites-vous là? demanda Jean.

– Messire, répliqua simplement le digne matelot, je gardais.

– Mais votre blessure!

– Ce ne sera rien. Ceux qui m'ont apporté là prétendaient me déposer dans la cambuse, mais…..

Philippe posa le doigt sur ses lèvres en souriant.

– Généreux ami! s'écria le vicomte avec une effusion sincère; oh! je n'oublierai jamais la noblesse de votre coeur!

– Ne pensez pas à moi, messire. Entrez plutôt.

Jean de Ganay poussa la claire-voie, et aussitôt une exclamation vibrante jaillit de ses lèvres.

Guyonne avait disparu!