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L'île de sable

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TROISIÈME PARTIE. OU GUYONNE ET JEAN DE GANAY

I. CINQ ANS APRÈS

Il est environ huit heures du matin. L'air est froid et imprégné d'une moiteur pénétrante. Des vapeurs épaisses, grisâtres, s'élèvent de toutes parts. On ne distingue pas à dix pas devant soi.

Debout sur la glace, deux Individus se livrent à la pêche.

Ils sont hermétiquement enveloppés dans des peaux de loup marin, qui leur encapuchonnent la tête de telle sorte que l'on n'aperçoit que leurs yeux.

La coupe de ces vêtements est aussi grossière que la matière dont ils sont faits. Cependant celui du plus petit des deux individus a une forme moins brute; et soit que la personne qui le porte sache mieux s'habiller que son compagnon, soit que sa conformation ait plus de souplesse, ce costume, quoique singulier, n'a pas mauvaise apparence.

C'est une espèce de blouse descendant jusqu'aux genoux, puis des pantalons à pied qui s'attachent à la ceinture. Des gants de pelleterie emprisonnent les mains.

Près des deux individus, un bon feu, au-dessus duquel rôtissent des poissons; et, à côté du feu, une large planche plate, légèrement recourbée à l'une de ses extrémités, et qui sert probablement aux inconnus de traîneau pour véhiculer les produits de leur pêche.

A cette pêche, ils procèdent de la manière suivante:

Par un trou pratiqué dans la glace avec une pique, ils passent une corde de nerf d'animal que termine un hameçon fait avec un clou. Un morceau de chair tient lieu d'amorce. Quand le poisson mord, ils retirent la corde, et une sole ou une morue va grossir le tas de victimes amoncelées au bord du trou.

Les deux pêcheurs n'articulent pas une parole. Mais, de temps eu temps, le plus grand tousse; l'autre alors lève la tête, et ils se font des signes à la façon des muets.

Cependant le brouillard se dissipe peu à peu. Mais le ciel reste couvert de nuages cotonneux qui roulent lentement du nord au sud. Insensiblement, l'horizon étend ses barrières. La nappe de glace s'allonge, puis elle se frange de bizarres déchiquetures, et enfin aboutit à la mer, de laquelle s'élancent des brumes follettes qui dansent à la cime des vagues.

D'intervalle en intervalle, des bruits se font entendre. Ils ressemblent au fracas lointain du canon ou à des mugissements souterrains.

Les deux pêcheurs ne paraissent pas s'inquiéter de ces sons. Mais, tout à coup, un grognement sourd retentit vers l'ouest: nos inconnus tressaillent, échangent un regard, et fixent leurs yeux dans la direction d'où vient le grognement.

La densité du brouillard les empêche de rien découvrir encore. Toutefois, ils ont interrompu leur occupation. L'un et l'autre ont empoigné une pique et un couteau.

Un second grognement frappe leurs oreilles; il est plus rapproché que le premier. Alors, le plus grand des deux individus prenant son compagnon par la main, lui montre du bout de sa pique un point, noir se dessinant derrière un glaçon. Le point grossit: c'est une masse, c'est un corps animé, un quadrupède, un ours!

Une minute s'écoule. Les pêcheurs guignent d'un oeil l'animal qui s'avance avec lenteur, et, de l'autre, se consultent réciproquement. Leurs bras s'agitent comme dans une discussion. On dirait que le grand vent aller à la rencontre du terrible carnivore, et refuse au petit la permission de l'accompagner. D'autre part, le petit insiste. L'ours avance toujours. Il est parfaitement visible. En marchant, il aspire l'air et pousse des grondements sinistres.

La taille du carnassier est énorme. Son pelage, d'un roux foncé et luisant, est, malgré la longueur des poils, froncé de plis qui annoncent la maigreur. Ses prunelles ardentes, flamboyant comme des escarboucles, sa langue qu'il promène sur ses labiales, sa langue d'un rouge de sang, indiquent qu'il cherche une pâture.

Il vient de flairer la chair, il renifle bruyamment, s'arrête, lève son museau et aperçoit, les pécheurs. Sa queue s'agite, ses muscles frémissent, puis il fait un mouvement comme pour prendre sa course; puis il hésite, reste là le corps démesurément tendu, le nez au vent; puis il projette une patte, la retire, ferme vivement ses paupières, les rouvre plus vivement encore, lance un regard farouche et incertain, se consulte, se dresse à demi sur les pattes de derrière, retombe pesamment, fait un bond et se retient encore.

Alors, le plus grand de nos personnages, ayant triomphé des insistances de son camarade, sa porte en avant. Mais, il a déposé sa pique, enlevé son gant de la main droite, et se dirige vers l'animal, sans autre arme qu'un long coutelas.

L'ours sent un ennemi. Ses indécisions cessent. Il s'assied sur son train de derrière, et, tout en surveillant le pêcheur de sa pupille éclatante, il peigne complaisamment sa robe avec ses griffes acérées comme des pointes d'acier.

Déjà le pêcheur n'est séparé que par une distance de cinq pieds de son formidable adversaire. A son tour, il fait halte. Une demi-minute durant, ainsi que deux athlètes prêts à s'étreindre corps à corps, l'homme et la bête se toisent, s'étudient.

L'autre pêcheur accourt; et, à cet instant, le premier s'élance bravement sur l'ours qui se dresse debout, ouvre ses membres de devant, entre lesquels se précipite le hardi pêcheur. Son bras droit brandit le couteau, et, quoiqu'à demi-étouffé par la patte gauche du plantigrade, qui tâche de lui briser les reins contre sa poitrine, il va le frapper au défaut de l'épaule, quand, d'un coup d'ongle, ce dernier lui déchire la main droite et fait choir le couteau.

La douleur arrache un cri à l'homme, et il roule sur la glace avec le quadrupède.

C'en est fait de l'assaillant, car déjà on entend le cliquetis de ses vertèbres qui se disloquent, et des flots de sang rougissent le théâtre du combat. Mais un secours survient. Le second pêcheur fond sur l'ours, le frappe vigoureusement de sa pique sur le dos. La pique rebondit sans entamer la carapace du roi des régions boréales.

Néanmoins, il abandonne sa proie pour se ruer sur le nouvel agresseur, lorsque grince un craquement lugubre. Puis, en moins d'une seconde, la glace ploie, elle se disjoint, se divise!

L'ours et le cadavre de sa victime disparaissent dans un abîme.

L'irruption des eaux couvre le bruit de ces deux corps qu'elles ont reçu dans leur sein.

Mais, chassé par les flots courroucés, un gigantesque fragment de glace dérive, s'éloigne. Par bonheur, le deuxième inconnu s'est trouvé dessus au moment de la séparation. Espérant que son malheureux ami remontera à la surface du gouffre, il s'accroupit au bord du glaçon et interroge anxieusement le cercueil liquide. Déjà l'onde bouillonne, éructe des myriades de globules, une espérance se glisse au coeur de l'homme! Ses yeux disent au ciel une prière de gratitude, mais ce mouvement de joie fébrile s'évanouit plus vite que l'éclair. Des incommensurables profondeurs de la mer surgit une tête velue!

Plein d'angoisses, le pêcheur saisit sa pique. Un duel s'engage entre l'animal et lui. Mais le premier n'a pas l'avantage. Obligé de se soutenir sur l'eau, il tâche d'ancrer ses ongles dans les parois du glaçon. Elles s'exfolient, cèdent. Le monstre enfonce. Il reparaît, recommence ses tentatives. Un coup de pique sur le crâne le précipite de nouveau au fond des plaines aquatiques. Ruisselant d'eau, de sang, la langue pantelante, les narines fumantes, il ne se décourage pas. Le voici qui s'agite, qui fend ces lames, se cramponne à l'épave naturelle, et cherche à se hisser. La pique du pêcheur bat son crâne comme le bélier bat une muraille. Et vainement! le fer s'émousse contre l'os. Un marteau produit plus d'effet sur l'enclume!

L'ours, échauffé, haletant, exhale des souffles ronflants comme ceux d'un soufflet de forge, et ses yeux ne quittent pas l'ennemi qui le harasse. Enfin, il fléchit, ses jarrets se détendent; l'inconnu, pensant que le monstre va s'engloutir, suspend ses coups pour reprendre haleine. Mais ce n'est qu'un moment de trêve. Son ennemi s'apprête à faire un suprême effort. Il thésaurise un reste d'énergie, ranime une étincelle de vigueur, puis, rivant soudain ses pieds dans la glace concassée, il ramasse son torse et émerge de l'eau! Le pécheur a frémi. Il a brandi son arme et l'a dardée dans la gueule de l'ours, qui lâche prise et retombe dans les flots, avec le vainqueur entraîné par l'impétuosité mal calculée, de son élan!

L'onde tourbillonne, tourbillonne!

Mais l'inconnu est bon nageur; il ne tarde guère à revenir à fleur d'eau. A lui maintenant de s'accrocher au glaçon! Heureusement, les griffes de l'ours y ont creusé des entailles qui permettent aux doigts de s'incruster. Bien que gêné par son vêtement, bien qu'alourdi par le poids de l'eau dont il était trempé, notre personnage, déployant toutes les forces que la nature lui a données, réussit, avec ses poings et ses genoux, à sa replacer sur le glaçon.

Ensuite, brisé de fatigue, il s'affaisse sans connaissance.

Cela se passait le vingt-sixième jour du mois d'avril de l'an de grâce mil six cent trois!

II. CINQ ANS APRÈS. (SUITE)

L'intensité du froid agit comme un réactif sur le pêcheur. Ayant recouvré ses sens, il essaya de se remuer; mais la gelée avait glacé ses vêtements. Ce ne fut qu'avec beaucoup de difficultés qu'il parvint à étirer ses membres, puis à reprendre la position verticale. Une fois la rigidité qui guindait ses mouvements vaincue, il interrogea sa mémoire. L'image du combat avec l'ours lui apparut. Songeant à la triste fin de son compagnon, il poussa un profond soupir et se prit à sangloter. Puis, ses regards se portèrent vers l'horizon. L'Océan l'entourait de toutes parts. Il frissonna. N'avait-il donc si courageusement lutté contre une bête féroce que pour périr de froid et de faim? Tout à coup, une lueur de joie l'illumina:– l'infortuné avait aperçu sur le glaçon-esquif le feu que son camarade et lui avaient, allumé pour faire cuire leur modeste repas. Il s'approcha immédiatement du brasier, le raviva, et, tandis qu'une flamme pétillante s'en échappait, il rabattit, le capuchon qui cachait son visage.

 

Le lecteur l'a deviné: le pêcheur c'était Guyonne. Mais que la belle jeune fille était changée! Où était cette carnation fraîche et rosée qui eût défié le pinceau de l'Albane? où ces chairs souples et fermes que le printemps de la vie avait pétries? où ces traits si purs, si charmants, qui séduisaient le regard, enchantaient l'imagination? où cette sève de jeunesse dont sa physionomie révélait jadis l'abondance et la force? Tout cela, hélas! avait disparu. C'était bien encore cette chevelure opulente et soyeuse, ce front large et bombé, cette figure d'une grandeur imposante; mais la figure était sèche, le front plissé par des rides précoces, la chevelure sillonnée ça et là par des fils argentés. Quelle maladie physique ou intellectuelle avait donc torturé Guyonne, depuis cinq années? car, si son aspect annonçait les douleurs physiques, il exprimait aussi les angoisses mentales. Dans ses yeux on lisait tout un livre de misères.

Ah! bien des attentes déçues, bien des soucis cuisants avaient stigmatisé la pauvre fille de leur empreinte indélébile!

Cependant le jour avançait. Les brouillards s'étaient complètement dissipés. Avec leur résolution, l'atmosphère s'était adoucie. Il était près de midi, et le soleil déchirant, enfin, les voiles qui l'obscurcissaient, brilla dans toute la splendeur de sa majesté.

Sur le glaçon qui portait les destinée de Guyonne, se trouvait une assez bonne quantité de bois. Elle jeta dans le foyer une partie des combustibles, et quand la chaleur combinée du brasier et de l'astre du jour eut réchauffé son corps, elle fit griller un poisson et le mangea. Restaurée par la nourriture, elle réfléchit ensuite à sa situation. Cette situation était aussi triste, aussi désespérée que possible.

Seule la Providence divine pouvait sauver l'infortunée. Guyonne était pieuse: elle se mit en prière.

Sa prière terminée, elle se releva plus confiante.

Poussé par une légère brise du nord, le glaçon naviguait toujours vers le sud. Guyonne, les yeux attachés dans cette direction, espérait que le vent et la marée le porteraient près d'une île. Une partie de l'après-midi se passa ainsi. Mais, quand le soleil commença à descendre au couchant, la pauvre fille sentit renaître ses terribles appréhensions. Elle avait épuisé sa provision de bois. Le froid reconquérait son empire, et pour ne pas geler sur pied, notre héroïne était obligée de faire et refaire à grands pas le tour de sa glaciale embarcation. A quatre heures, Guyonne exténuée par la fatigue, et saisie par l'inclémence de la température, Guyonne tomba à genoux, tira de son sein un scapulaire qui ne l'avait jamais quittée, le baisa dévotement, et élevant ses mains jointes au ciel, avec un air de douloureuse résignation se prépara à mourir.

A ce moment, son existence entière se refléta comme dans un miroir aux yeux de son esprit. Elle retourna au toit natal, à la chaumière de sa famille, près de Saint-Malo; elle revit sa tendre mère, prêta l'oreille aux légendes qu'elle lui racontait le soir pendant la veillée, entendit la bénédiction que lui avait donnée le vieux Perrin, son beau-père, au jour où elle s'était sacrifiée pour Yvon; puis elle aperçut le Castor, frissonna devant Chedotel, rougit de plaisir en contemplant le visage du vicomte de Ganay, répliqua en balbutiant aux questions du jeune homme, admira sa belle prestance, ses brillantes qualités, nagea au milieu des rêves d'amour que tant de fois elle avait évoqués, et intercéda la grâce du Seigneur pour le salut du bien-aimé.

Le sang lui figeait de plus en plus dans les veines; tout son corps grelottait, et la mort imprimait déjà son sceau sur la pauvre créature. Mais avant de rendre l'âme, talonnée par l'instinct de la conservation, plus impérieux que la volonté même, elle étendit son regard droit devant elle.

Alors, il lui sembla distinguer une ligne blanche qui tranchait sur le vert foncé de l'Océan. D'abord, Guyonne pensa être le jouet d'un vertige. Elle abaissa ses paupières, les releva au bout de quelques secondes. La ligne blanche se dessinait plus ferme, plus sensible. Elle était même pointillée d'ombres noires, et ressemblait à une plaine de neige parsemée d'arbres dépouillés de leur feuillage, vue de loin.

– Sainte-Marie, mère de Dieu, se pourrait-il que vous eussiez exaucé mes voeux! murmura Guyonne d'une voix affaiblie.

Elle essaya de se lever, mais ses jambes refusèrent de la servir.

– Ma patronne! pensa la jeune fille, plus effrayée de sa nouvelle position qu'au moment où elle aspirait presque à exhaler le dernier soupir; ô ma patronne miséricordieuse, prêtez-moi la force nécessaire pour vivre encore, et je jure de consacrer le reste de mes jours au culte de notre miséricordieux Sauveur.

Après cette invocation, elle s'agita en conservant toujours la même posture. Le fluide vital, fouetté par un retour d'énergie et par ses mouvements en tous sens, reprit sa circulation. Guyonne frictionna alors tour à tour ses jambes. Elle parvint à en bouger une, puis l'autre, et enfin à se mettre debout.

Là, ligne blanche s'élargissait. Il n'en fallait pas douter, c'était une île.

Guyonne réitéra ses efforts, peu à peu, l'engourdissement de ses membres se dissipa. Elle s'habitua à faire un pas, deux. Elle marcha, elle courut! Et l'espérance, et le bonheur faillirent la rendre folle de joie!

La marée montait!

Une demi-heure s'écoule! L'île n'est plus qu'à quelques toises de la jeune fille, qui pousse des cris, autant pour s'assurer qu'elle existe, qu'elle a échappé à un affreux trépas, que pour traduire les émotions désordonnées de son coeur! Et subitement, elle se tait, elle examine! Guyonne vient de remarquer une spirale de fumée tournoyant au-dessus d'un monticule de neige; et elle appelle de toute la puissance de ses poumons!

Un être humain sort du monticule. Il chemine avec défiance vers le rivage, et il aperçoit la personne dont les clameurs l'ont attiré. Aussitôt il fait un geste de surprise.

– Sauvez-moi! oh! sauvez-moi! répéta la jeune fille éperdue.

Au son de cette voix, la surprise de l'homme augmente. Il s'éloigne avec rapidité. Guyonne, craignant qu'il ne l'abandonne, se laisse aller à une indicible terreur; car repoussé par le renvoi des vagues, son glaçon double lentement la pointe de l'île, et semble près de regagner la haute mer. Mais ce surcroît d'affliction ne dure pas, l'homme reparaît. Il est monté dans un canot et fait force de rames pour rejoindre l'épave de glace. Il arrive. Guyonne va se trouver mal.

– Yvon! s'écrie l'homme, on la recevant dans ses bras.

Il lui pose sur la bouche le goulot d'une gourde qui contient du genièvre; Guyonne en avale une gorgée.

– Philippe! dit-elle en lui pressant la main.

Le Maléficieux lui frotte les tempes avec le tonique. Elle le remercie des yeux. Il l'enlève sur ses bras et la dépose dans le canot.

En moins d'un quart d'heure, le brave matelot a transféré sa protégea dans une cabane pratiquée sous la neige. Un feu ardent flambe, au centre. La chaleur redonne des forces à la jeune fille. Un pâle sourire vient effleurer ses lèvres décolorées.

– Encore un coup, dit Philippe en lui présentant la gourde.

Guyonne fit un signe négatif.

– Buvez, reprit le matelot avec insistance.

Puis quand elle eut obéi, il lui dit avec timidité;

– Pouvez-vous changer de vêtements?

Guyonne rougit.

– Je vais, ajouta le Maléficieux, aller quérir des aliments. Pendant ce temps-là…

Ne trouvant pas de mots pour achever sa phrase, il sortit.

Quoique bien faible, et souffrant cruellement de tous les membres, la jeune fille s'empressa de remplacer par un habillement de fourrures que le Maléficieux avait étalé près d'elle, son accoutrement hérissé de frimas et de glace. Mais elle fut incapable de se chausser; et, se sentant froid aux pieds, elle eut l'imprudence de les approcher près du foyer. Philippe Francoeur étant rentré sur ces entrefaites, remarqua à la lueur des charbons que l'épiderme des jambes de Guyonne était marbré de taches livides.

– Insensée! s'écria-t-il, en l'emportant loin du feu, ne savez-vous pas à quoi vous vous exposez!

Et sans dire un mot de plus; il ramassa une poignée de neige et se mit à frictionner rudement les parties attaquées par la gelée.

Quant il pensa avoir suffisamment rétabli la sécrétion dans les canaux sanguins, il prépara en un coin de la cabane un lit de branchages secs, recouverts de peaux de mouton, et y coucha la jeune fille qui ne tarda à s'endormir.

La nuit était tout à fait venue.

Le matelot s'agenouilla près de la couche de Guyonne, la considéra avec la tendre sollicitude d'une mère pour son enfant. A la vue des ravages que cinq années avaient faits sur la physionomie de la jeune fille, le rude marin éprouva une de ces tristesses navrantes qui courbent parfois les natures les plus insensibles. Deux grosses larmes jaillirent de ses yeux.

– Pauvre enfant! dit-il, on essuyant ses pleurs avec le revers de sa main calleuse; pauvre enfant! que lui est-il advenu depuis cette nuit fatale?…

Guyonne s'agita, ses lèvres s'entr'ouvrirent:

– Jean! murmura-t-elle.

Et sa main alla se placer dans celle du matelot qui la pressa doucement dans les siennes.

– Monseigneur de Ganay! pensa-t-il; comme il sera content de la revoir! car sa disparition… Malheureux jeune homme! il l'aime autant qu'elle l'adore, c'est sûr… oui bien, par le trident de Neptune! Demain, au point du jour, j'irai… Oui. Mais d'où venait-elle? Oh! j'ai hâte de savoir…

Le sommeil surprit notre brave matelot au milieu des milliers de conjectures enfantées par l'étrange circonstance qui lui avait fait retrouver Guyonne.

III. LE MUET

Philippe Francoeur s'éveilla le premier. Il n'était pas encore jour. Des ténèbres profondes, à peine combattues par les lueurs ternes de quelques tisons agonisants, régnaient dans la cabane. Le matelot écouta un instant, en se soutenant sur le coude. La cadence régulière d'une respiration lui apprit que Guyonne dormait profondément. Il s'occupa aussitôt à ranimer le feu. Ensuite, il plaça sur les cendres chaudes un vase de terre cuite, dont la rude fabrication accusait un ouvrier peu exercé au pétrissage de la glaise, fit fondre dans le vase de la graisse, y versa des graines de maïs, puis de l'eau, boucha le tout avec un couvercle, et s'asseyant sur un billot de bois, surveilla la cuisson du déjeuner.

La flamme éclairait la cabane, et se livrait dans son intérieur à des jeux de lumière et d'ombre vraiment fantastiques. Cet intérieur était de la plus grande pauvreté. Quatre poteaux fichés en terre, reliés entre eux par des claies d'osier plâtrées de boue; un toit presque plat, percé au centre pour donner issue à la fumée, en formaient la bâtisse. Le long d'un des pans de la muraille s'étendait le lit sur lequel était couchée Guyonne. Vis-à-vis s'étalaient quelques grossiers ustensiles de ménage, de pêche, de chasse et de labour. A deux perches croisées sous le toit pendaient des chapelets de harengs, morues, sardines; des bottes d'herbages potagers et des guenilles sans nom. La porte, faite d'écorces, était placés au sud.

Alors que les clartés brillantes de la flamme commençaient à pâlir sous les feux de l'aurore, la jeune fille ouvrit les yeux.

Philippe, qui la guettait, s'approcha, d'elle sur-le-champ.

– Je suis bien, lui dit Guyonne, en devinant qu'il allait s'informer de sa santé.

– Et vos membres?

– Un peu courbaturés, répliqua-t-elle. Mais je puis marcher, et… monseigneur…

– Noble vicomte, il est cruellement changé! dit Philippe d'un ton ému.

– Ah! il vit! s'écria Guyonne avec transport.

– Il vit, oui. Mais le chagrin, les privations… Ah! il s'est passé de tristes événements depuis cette nuit… Et vous?

Guyonne ne répondait pas. Elle priait mentalement.

Le matelot, craignant de troubler la pieuse hymne que la jeune fille élevait de son coeur vers le trône de l'Éternel, le matelot sortit discrètement.

Quand il rentra, au bout d'un quart d'heure, Guyonne était levée.

– Nous allons déjeuner, dit gaiement Philippe; et ensuite, si vous vous sentez assez forte, nous démarrerons pour aller au camp. Le vicomte sera bien heureux.

Philippe acheva sa phrase par un coup d'oeil significatif à Guyonne qui rougit.

Le matelot connaissait parfaitement, avons-nous dit, le sexe du faux Yvon; mais un sentiment de délicatesse exquis l'empêchait de montrer, même en cette circonstance, à la jeune fille, qu'il avait cette connaissance. De son côté, Guyonne ne doutait pas que pour Philippe Francoeur son secret n'existât plus, mais sa pudeur l'empêchait aussi de féminiser sa personne. Il semblait qu'une convention tacite guidât ces deux êtres, si nobles, si purs, si dignes d'être unis par les liens d'une tendresse filiale et paternelle. Quand les âmes sont naturellement belles, elles font preuve dans leurs relations d'une suavité de manières d'autant plus grande qu'elles ont été moins dégrossies par l'éducation. L'amour ou la sympathie font éclore en elles des fleurs d'un parfum pénétrant. Elles inventent des cajoleries, des mignardises dont s'étonnent les gens des sphères raffinées. C'est que ces âmes ne se prodiguent pas; c'est qu'elles meurent fréquemment vierges de toute affection; c'est que rarement elles rencontrent l'âme soeur qui seule peut enfanter et développer aux rayons de ses tendresses la plante exotique dont le germe est caché sous les rugosités de leurs plis.

 

Cependant le Maléficieux avait servi le déjeuner sur un banc de bois.

Ce déjeuner était frugal: de la soupe au maïs et du poisson boucané rôti sur les charbons. Mais la faim l'assaisonnait, et les convives y firent honneur.

Quand ils eurent fini, Philippe dit à Guyonne:

– Comme ça, on est capable de naviguer jusqu'au camp?

– Oh! oui; partons, repartit-elle avec empressement.

– Un moment, un moment! Avant de mettre à la voile, il faut se lester, oui bien, par le trident de Neptune! Allons, buvez une gorgée!

Guyonne fit un signe de refus.

– Buvez, buvez! insista le matelot. Nous avons douze bons noeuds à filer, et une goutte de cette liqueur…

– Non, je vous remercie.

– Ça ne vous fera pas de mal, au contraire, oui bien… C'est une distillation de notre invention, voyez-vous, mon gars! Un tout petit coup!

Plutôt pour ne pas désobliger le matelot que par goût, la jeune fille accepta. Elle se contenta de mouiller ses lèvres à la gourde que lui tendait Philippe et la lui rendit. Le Maléficieux ingurgita trois ou quatre lampées, fit claquer sa langue contre son palais, la promena sur ses lèvres, et prenant dans un coin de la cabane deux bâtons ferrés:

– Levons l'ancre, dit-il en présentant à Guyonne un des bâtons.

Il ouvrit la porte, et un flot d'éblouissante lumière envahit la hutte.

– Marchez devant, dit Philippe à Guyonne. Je m'en vais matelasser l'huis de la cambuse…

– Comment!.

– Par tribord, vous ne savez donc pas tous les tours de diable que nous jouent ces damnés Soudards? Ah! s'ils dénichaient la pêcherie des Colons…

En disant cela, il amoncelait de la neige devant la porte de la cabane. Après quoi, il monta sur le faîte, calfeutra le trou avec un glaçon et le recouvrit aussi de neige amassée par le vent.

Dès qu'il eut terminé, Philippe rejoignit la jeune fille, qui contemplait tristement la mer.

– Qu'avez-vous, mon enfant? lui demanda-t-il en remarquant qu'elle avait les yeux gonflés de larmes.

– Oh! bon Philippe, je souffre! répondit Guyonne d'une voix brisée.

– Venez, reprit le matelot avec un accent sympathique qui la toucha au coeur; venez! vous me conterez vos peines chemin faisant; ça vous soulagera.

Elle s'arracha à sa pénible rêverie et le suivit.

Le ciel était clair et d'un bleu de turquoise. Dans le miroir de l'Atlantique le soleil réfléchissait ses paillettes d'or. Une brise légère fredonnait à travers les rameaux des arbres chenus. C'était la mise en scène d'une de ces belles journées d'avril, grosses des promesses du printemps. Le cadre n'appartenait plus à l'hiver, le tableau le représentait encore, mais ses teintes glaciales allaient se dégradant comme dans un diorama; l'imagination voyait déjà les tapis verts de la végétation se substituer à la nappe de neige déployée sur la terre.

Les deux piétons marchaient en silence, comme absorbés par leurs propres réflexions.

Le chemin qu'ils parcouraient était d'ailleurs difficile, coupé de fondrières et de monticules formés par le tassement des glaces. Mais lorsqu'ils se furent un peu éloignés du rivage de la mer, la route devint plus praticable. Philippe Francoeur dit alors à Guyonne, en hochant la tête:

– Voilà cinq ans!

– Cinq ans! répéta-t-elle comme un écho.

– Ah! ce maudit Chedotel!

La jeune fille pâlit.

– Si jamais je jette sur lui mon grappin…

– Probablement le Castor aura fait naufrage.

– Naufrage! non, répliqua Philippe d'un ton sombre. J'ai là quelque chose qui me dit… Mais suffit. Par la fourche de Neptune, la carcasse du Maléficieux est encore solide, oui bien!

– Mon Dieu! quelle existence pour monseigneur le vicomte! murmura la jeune fille.

– Une existence qui l'a blanchi et courbé comme un vieillard, dit amèrement Philippe. Vaillant jeune homme il a tout supporté, la faim, la soif, le froid, le dénûment et sans se plaindre, sans gémir! Il nous encourageait; il… Pauvre jeune homme!

Le vieux marin essuya une larme avec la manche de son habit.

– Et vous? dit-il brusquement pour faire trêve a ses cuisants souvenirs.

– Moi! dit Guyonne du ton d'une personne interrompue au milieu d'une profonde préoccupation.

– N'avez-vous point disparu dans la nuit de la révolte des Soudards?

– Cette nuit-là même!

– Et comment?

– Vous vous souvenez, dit Guyonne, que j'étais malade?

– Oui bien, vous aviez la fièvre… une suite de…

– La chute que j'avais faite et dans laquelle je m'étais cassé la jambe.

– C'est vrai, je me le rappelle, comme d'hier.

– Monseigneur avait eu la bonté de me venir visiter, continua Guyonne en baissant les yeux.

Le matelot sourit d'un air fin.

– Et puis, poursuivit-elle, vous êtes entré en criant: aux armes! et j'ai entendu des coups de mousquet.

– Les brigands, ils voulaient nous égorger!

– Tandis que j'écoutais, sans pouvoir me bouger, le Muet…

– Le Muet, qu'est-ce que c'est que ça?

– L'homme qui m'avait sauvé la vie.

– Ah bien! cette espèce de singe qui a tué Brise-tout?

– Je ne sais, dit Guyonne, mais…

– Par le trident de Neptune, il vous lui a planté un couteau pleine poitrine à ce diable de Camus, comme l'appelait Nabot, à telle enseigne que les routiers voulaient lui faire danser la danse des pendus, et sans monseigneur de Ganay… Mais vous disiez?

– Le Muet entra dans la cabane où j'étais couchée. En m'apercevant, le pauvre homme se jeta à genoux, riant et pleurant tour à tour comme un fou, me faisant des signes et…

– Et?

– Et baisant mes mains!

– Ah! le fripon! s'écria Philippe.

– Et, reprit-elle vivement, il modéra ses accès de démence, prêta l'oreille, entre-bailla la porte, lança un regard au dehors, revint près de moi, m'enroula dans les couvertures du lit, me plaça sur son épaule…

– Oui-dà, fit le Maléficieux s'arrêtant court.

– Me plaça sur son épaule et se mit à courir.

– J'y avais songé, dit Philippe en se frappant le front.

– Il m'était impossible de résister. Une torpeur accablante paralysait tous mes mouvements. A peine avais-je la conscience de ce qui m'arrivait. Le Muet marcha jusqu'au bord de la mer. Là, il me déposa dans un canot, et se mit à ramer en poussant un cri bizarre que je lui avais déjà entendu articuler quand il avait été heureux à la chasse ou à la pêche.

– Mais qu'était-ce donc que cet homme? s'enquit Philippe.

– C'était mon père! répliqua Guyonne avec émotion.

– Votre père!

– Ah! je n'en puis douter. Il avait sur la poitrine un signe que j'ai vu un jour…

Elle se mit à fondre en larmes.

– Comment! dit le Maléficieux quand elle se fut un peu calmée.

Guyonne reprit d'une voix entrecoupée de sanglots:

– Il avait fait naufrage; on le croyait mort. Ma mère se remaria; mais il paraît qu'il avait réussi à aborder sur l'île de Sable, où l'absence de tout compagnon le rendit sans doute muet et idiot à la longue.

– C'est bien étrange… bien étrange… Qu'est-il devenu?

– Il est mort!

– Mort!

– Oui, hélas! Mais laissez-moi vous finir mon récit.

Soit que ma fièvre se fût augmentée, soit que la fatigue l'emportât sur ma résolution de rester éveillée, pour voir où il me conduisait, je m'endormis. Lorsque je m'éveillai, il était à côté de moi, semblant attendre ce moment pour m'offrir à boire. Mon corps était étendu sur le gazon et un arbre touffu nous abritait contre la chaleur du jour. Recueillant mes souvenirs, je pensai que le pauvre insensé nous avait transportés dans une autre partie de l'île de Sable. Pour m'en assurer, je lui fis des signes qu'il ne comprit pas ou feignait de ne pas comprendre.