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L'île de sable

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– Il était fou, dit le matelot.

– Oui, hélas! il avait perdu la raison. Il construisit promptement une cabane avec des branchages. C'est dans cette cabane que nous avons passé cinq années!

– Mais où étiez-vous?

– Je ne sais. Dès que ma santé me fut revenue, un matin, je profitai de son départ pour essayer une reconnaissance, et bientôt je dus me convaincre que nous avions quitté l'île de Sable. Le point où nous nous trouvions était un îlot, ayant au plus une lieue de circonférence. Cette découverte me plongea dans une stupéfaction affreuse. Je cherchai le canot qui nous avait amenés. Mais sans doute il l'avait submergé, car je n'en aperçus aucun vestige.

Guyonne se tut, et Philippe Francoeur la considéra avec une surprise profonde.

Au bout d'un instant, elle reprit;

– Oh! si vous saviez, Philippe, comme il fut toujours bon et dévoué pour moi, quoiqu'il ne me reconnût pas, lui! J'étais son idole. Quand il me voyait triste, il se couchait à mes pieds et pleurait; quand parfois j'étais gaie, il avait des accès de joie… Pauvre malheureux, il a péri pour moi! Sa mort a encore été un sacrifice pour me sauver… Durant les cinq années que j'ai coulées avec lui sur cet îlot, il n'a jamais manifesté d'humeur… Il ne voulait pas me voir travailler. A peine me permettait-il de l'accompagner à la pêche ou à là chasse! Pauvre Muet, pauvre père bien-aimé! car c'était mon père, j'en suis sûre, voyez-vous! Cette marque sur sa poitrine, je me la rappelais bien. Le bon Dieu veuille avoir son âme! Lorsque je faisais mes dévotions, il s'agenouillait près de moi et semblait aussi adresser une invocation au ciel.

– Quelle étrange aventure! dit le matelot. Et votre subsistance? ajouta-t-il.

– Oh! il y pourvoyait abondamment. L'îlot est plein de gibier. Le Muet était d'une adresse extraordinaire. Il s'était fabriqué un arc et rarement ses flèches manquaient le but.

– Mais l'hiver?

– Nous vivions de poisson fumé. Avec des peaux de veau marin je faisais mes vêtements. Quant aux siens, il les façonnait lui-même sans vouloir que j'y misse les mains.

– Refusait-il de vous ramener à l'île de Sable?

– Bien souvent, vous le comprenez, je témoignai ce désir. Mais alors il sanglotait, et ses larmes me tombaient sur le coeur…

– Quelle horrible situation! dit le matelot avec attendrissement;.

– Oh! j'ai bien souffert, allez! répliqua Guyonne. Cependant, si grandes qu'aient été mes souffrances, durant ces longs jours de misère et d'abattement, elles n'ont pas égalé celles que j'ai ressenties, quand je l'ai vu disparaître sous les flots.

– Il s'est noyé!

– Hier nous étions allés à la pêche sur un banc de glace qui s'était fixé à la rive sud de l'îlot. Pendant que nous pêchions, un ours énorme arriva près de nous. Mon père se précipita au-devant de l'animal, qui l'enlaça dans ses pattes et le broyait dans cet embrassement, lorsque je volai à son secours. A ce moment, la glace se rompit et l'infortuné s'enfonça dans le gouffre avec le monstre.

– Mais vous?

– Par hasard, je me trouvais sur le glaçon détaché, répondit Guyonne avec des larmes dans la voix. L'ours revint sur l'eau, il suivit le glaçon à la nage et essaya de grimper dessus; je le tuai avec une pique, mais je tombai moi-même dans la mer. Ce fut avec beaucoup de difficultés que je réussis à rattraper ma planche de sauvetage…

– Pauvre chère enfant! s'écria Philippe en attirant la jeune fille sur sa poitrine.

IV. PHILIPPE ET GUYONNE

Oubliant son rôle, Guyonne se jeta au cou du matelot et l'embrassa tendrement.

– Chère enfant! reprit Philippe avec effusion. Oh! je suis aussi heureux de vous avoir retrouvée que si vous étiez ma propre fille. Cependant, dites-moi, par quel hasard avez-vous été comprise dans la catégorie des déportés?

La jeune fille raconta son histoire.

– Oh! c'est beau, trop beau! s'écriait le Maléficieux en écoutant le récit de cet admirable dévouement.

– Mais, sainte Vierge, je n'ai fait que mon devoir, répondit Guyonne avec une charmante candeur. Vous ne savez pas combien mon beau-père aime son fils! Si on le lui avait arraché, il serait mort de chagrin; oh! c'est sûr. Et, d'ailleurs, ce pauvre Yvon, est-ce qu'il était capable d'endurer les fatigues et les privations de la vie coloniale? Moi au contraire, j'étais naturellement forte; mon départ ne devait causer qu'une affliction temporaire au vieux Perrin. Vous voyez donc bien que ma conduite est toute simple. A ma place, est-ce que vous n'en eussiez pas fait autant, vous, Philippe?

– Moi, moi! dit le Maléficieux en la couvrant de caresses, moi, je ne sais trop. Ainsi… Enfin, ça n'empêche… je ne croyais pas qu'il y eût tant de vertu sous une cotte, oui bien, par la fourche de Neptune. Mais monseigneur de Ganay sait-il tout cela?

– Oh! s'écria la jeune fille avec un geste suppliant, je vous en prie, Philippe, qu'il l'ignore toujours!

– Qu'il l'ignore! et pourquoi, mon enfant?

– Pourquoi? dit-elle en fixant sur le Maléficieux ses beaux yeux mouillés de pleurs.

– L'action que vous avez accomplie n'est-elle pas héroïque, comme dirait feu notre ami Grosbec.

– Mais, j'ai fait un mensonge à monseigneur; c'est un gros péché!

Philippe sourit.

– Que ne commet-on souvent de pareils péchés, noble fille! il y aurait moins de croquants sous la calotte du ciel; oui bien… Au surplus, Guyonne, ajouta-t-il d'un air fin, vous n'êtes peut-être pas ce que vous croyez être!

– Hein? fit la jeune fille surprise.

– Bien, bien; je m'entends. Le Maléficieux a bon oeil, bon nez, bonnes oreilles.

La soeur d'Yvon envoya au matelot un regard plein de curiosité.

– Ah! dit-il joyeusement, je vous ai mis la puce à l'oreille, demoiselle Guyonne! Hé! hé! nous redevenons fille à ce qu'il paraît. Par les flèches de Cupidon, comme ces grands yeux-là me mitraillent! Si madame ma mère m'avait seulement conçu et mis au monde vingt-cinq ans plus tard, hé! hé!

– Méchant! vous n'auriez pas été ici, et la pauvre Guyonne eût succombé, répliqua-t-elle en partageant la gaieté de son compagnon.

– C'est ma foi vrai, dit Philippe, émerveillé de cette observation qui lui parut très-profonde.

Après ces mots, ils marchèrent pendant quelque temps en silence. Guyonne était femme malgré tout; et les demi-confidence du Maléficieux lui avait mis la puce à l'oreille, suivant l'expression de ce dernier. Se rappelant son entretien avec le vicomte de Ganay, un instant avant la révolte qui avait favorisé son enlèvement, elle soupçonnait un mystère. Mais quel était ce mystère? Voilà ce que se demandait intérieurement la jeune fille, voilà ce qu'elle brûlait de demander à Philippe, voilà ce qu'elle n'osait faire, ce qu'elle ne pouvait résoudre. Le matelot la lorgnait malicieusement en dessous; mais soit qu'il ne voulût pas parler, soit qu'il craignît d'en avoir trop dit, il se taisait.

Tous deux côtoyaient alors le bord de la mer. Une chaîne de collines de glace entassées sur le rivage les empêchait de découvrir l'Atlantique. Parvenus à un coude, ils furent tout à coup arrêtés comme dans une impasse. En cet endroit, les flots avaient empilé des môles de congélations qui obstruaient la voie. Il était indispensable de franchir cette barricade, car elle s'étageait au milieu de l'unique sentier qui conduisît au camp. Essayer de tourner l'obstacle eût été périlleux, vu l'épaisseur des couches de neige dont la terre était encore cotonnée.

– Diable! exclama le Maléficieux, en mesurant de l'oeil l'obstacle au pied duquel ils venaient d'arriver; diable! voici une citadelle qui ne semble pas des plus aisées à emporter! Bon signe, toutefois, bon signe! Par la bouche de Neptune, j'aime mieux voir ces rochers de glaces qu'une gelée blanche! Ça, au moins, ça indique que monsieur l'hiver fait la grimace à monsieur le printemps qui lui répond par une nique. Allons, Yvon, donnez-moi la main et à l'assaut!

– Oh! dit Guyonne, merci, je monterai bien toute seule.

– En avant donc!

Ils commencèrent à gravir, en s'aidant de leurs piques, de leurs mains et de leurs genoux. Mais l'ascension était plus difficultueuse encore que le matelot n'avait supposé. Les blocs de glace avaient été précipités pêle-mêle les uns sur les autres; et tantôt ils projetaient une arête aiguë, tranchante, tantôt offraient un angle rentrant, tantôt une surface plane et lisse de cinquante au soixante pieds carrés. S'élever sur ces concrétions monstrueuses était un projet téméraire autant que dangereux. Four le réaliser, il fallait plus que de l'audace,– du sang-froid;– plus que de la force, un coup d'oeil sur,– Guyonne fut bien obligée d'avoir parfois recours à son compagnon, et celui-ci, quoiqu'il lui répugnât d'en appeler à l'assistance de la jeune fille, fut également obligé de réclamer ses services en plus d'une occasion. Enfin ils atteignirent une espèce d'anfractuosité située presque au sommet de cette Alpe factice. Là ils s'arrêtèrent afin de reprendre haleine. Pour être au faîte, ils n'avaient plus qu'à escalader un énorme glaçon dressé perpendiculairement sur le flanc. Mais, tandis que le Maléficieux empruntait philosophiquement une dose de vigueur à sa gourde, la glace manqua sous les pieds des deux voyageurs, et ils tombèrent dans une fondrière.

Un cri de joie jaillit de la poitrine de Guyonne. Mais Philippe, quoique surpris par la soudaineté de l'éboulement, ne perdit pas la tête. Dans sa chute, il se raccrocha au bord de l'excavation; et, grâce à ses gants de peau, il put se soutenir assez pour calculer la largeur de l'orifice. Remarquant qu'il était étroit comme le tuyau d'une cheminée, il s'arc-bouta à la paroi opposée, tira son couteau, le ficha entre deux glaçons, mit le pied sur le manche et sortit, du puits.

Une minute à peine lui avait suffit pour opérer son sauvetage.

Restait Guyonne.

 

Philippe aussitôt se couche à plat ventre, passe la tête dans la gueule de la fosse et aperçoit la jeune fille. Elle est à plus de dix pieds au-dessous de lui. Mais elle est debout, elle lui parle; le matelot respire.

– Les deux bâtons ferrés sont près de vous, n'est-ce pas? dit-il.

– Les voici.

– Plantez-en un à la hauteur de vos hanches; vous enfoncerez l'autre à la hauteur de votre tête, vous monterez sur le premier, en vous servant du second comme d'un point d'appui pour vos mains. Là, je vous tendrai ma ceinture, pour vous aider à vous établir à califourchon sur la deuxième pique, d'où il sera possible de vous haler, en me donnant les mains.

Guyonne se hâta de mettre ce plan à exécution.

Il eut tout le succès désirable. La jeune fille fut enfin dans les bras de son ami.

– Chère enfant, vous n'êtes pas blessée, au moins!

– Non, non, mon brave Philippe.

– Mais du sang! s'écria le matelot palpitant d'inquiétude.

– Oh! ce n'est rien, une légère écorchure que je me suis faite à la joue.

Philippe examina la blessure; elle était effectivement insignifiante.

– Sainte patronne, comment nous tirer d'ici? demanda Guyonne.

Le matelot réfléchit pendant une minute.

– Il n'y à qu'un moyen, dit-il ensuite. Je vais m'adosser à ce glaçon et vous faire la courte échelle.

– Et vous, Philippe?

– Moi! Oh! rassurez-vous. Est-ce que je n'ai pas le pied marin? est-ce qu'il y a un chat capable de passer là où le Maléficieux ne passerait pas?

– Dame! dit Guyonne en souriant, c'est qu'un chat serait fort embarrassé pour…

– Ta! ta! ta! L'escalier est prêt; houp!

Il s'était planté debout contre le monolithe de glace, le buste droit, la jambe gauche un peu avancée et un peu ployée, les bras collés aux mains, et les mains croisées, la paume tournée vers la face.

Guyonne, saisissant Philippe par la manche de son habit, posa un pied sur le genou du matelot, l'autre dans l'étrier formé par ses doigts, puis s'exhaussa sur ses épaules, sur sa tête, et finalement s'assit à la crête du glaçon.

– Et la descente! demanda le Maléficieux.

– Oh! fort aisée.

– Heureusement! pensa Philippe.

– Mais, pour l'amour du ciel, comment ferez-vous? dit Guyonne.

– Par le diable, je ferai comme… hum! hum! hum!… Ah! j'y suis…

En achevant ce monologue, le Maléficieux retira de sa poche une corde à noeuds.

– Mort de vie, dit-il, j'avais oublié ma garcette. Attrapez! et amarrez-la quelque part.

Il lança le bout de la corde à Guyonne qui l'attacha à un bloc de glace. Philippe se suspendit au câble et grimpa avec l'agilité d'un écureuil.

– Ouf! souffla-t-il en rejoignant sa compagne! Si la route de l'enfer est aussi raboteuse que celle-ci, je plains ma pauvre âme!

– Oh! ne blasphémez pas, mon cher ami. C'est mal que de plaisanter des choses sacrées, dit Guyonne avec un accent de doux reproche.

– Vous avez raison, répliqua Philippe. Mais que voulez-vous, nous autres loups de mer, nous avons toujours le petit mot pour rire, oui bien! Voyons, maintenant laissons-nous couler!

Le versant méridional de la montagne de glace était en pente assez unie. Nos héros furent promptement au bas.

– Mille sabords! s'écria Philippe d'un ton moitié colère, moitié lamentable.

– Qu'y a-t-il!

– Par la fourche de Neptune, ma gourde est demeurée dans le trou. Pas plus de chance qu'un vaisseau qui a perdu son gouvernail! Une gourds toute pleine! J'ai envie d'aller la chercher.

– La chercher!

– Elle était toute pleine, répéta piteusement le matelot en dévorant des yeux le monticule.

– Mais Philippe, vous ne commettrez pas cette folie!

– Au fait, dit-il en se ravisant, elle n'est qu'égarée. Après la fonte des neiges, je pourrai la ravoir, oui bien! Alarchotis! C'est une fameuse gourde, tout de même. Je ne l'aurais pas échangée pour dix angelots d'argent.

– Je crois bien, riposta Guyonne en riant. De quelle utilité vous seraient dix angelots d'argent, voire même d'or.

– Elle à de l'esprit comme un démon! marmotta Philippe.

Puis il ajouta à voix haute;

– Nous approchons, Yvon. A présent, reprenez le nom de votre frère. Personne autre que monseigneur de Ganay, vous et moi, ne doit savoir… Vous comprenez, mon enfant?

– Oh oui! exclama Guyonne en le remerciant du regard.

– Avant d'outrer au camp, vous vous arrêterez, afin que j'aille prévenir le vicomte.

– Mais, dit la jeune fille, êtes-vous tous réunis?

– Tous réunis, jour de Dieu! Non, hélas! Ce misérable Pierre a été pour nous un brandon de discorde et un agent de malheur. Ce fut à son instigation que les soudards s'insurgèrent pour la première fois, il y a cinq ans. Depuis lors, ni la communauté de misères, ni les tentatives de M. de Ganay n'ont pu les amener à de meilleurs sentiments. Je m'imagine que ce scélérat de Pierre les a ensorcelés. A vingt reprises nous avons été contraints de les repousser par la force des armes; à vingt reprises ils ont tenté de nous surprendre, à la faveur de la nuit, et de nous massacrer. Cependant, Dieu sait si le vicomte a été indulgent pour ces bandits. Sans lui, ils auraient tous crevé de faim. Tout a été inutile. Présentement, ce qui reste de cette clique est disséminé sur l'île, et subsiste par le pillage de nos biens. Mais ce Pierre, ce Pierre!… Ah! si jamais je lui mets la main au collet…

Un geste menaçant compléta la phrase de Maléficieux, dont les traits contractés annonçaient une colère sourde et terrible.

– Mais j'aperçois le quartier-général, reprit-il après quelques minutes. Yvon, cachez-vous derrière ces pins je cours avertir monseigneur de Ganay.

Ayant affectueusement pressé la main de Guyonne, Philippe Francoeur s'éloigna à grands pas.

V. FRAGMENTS DE JOURNAL

Nous sommes dans une petite chambre quadrangulaire.

Cette chambre a une apparence plus que rustique. Ses murailles sont tendues de pelleteries bariolées, au milieu desquelles se mêlent le manteau chatoyant du renard argenté, la toison bouclée de la brebis, le poil ras et luisant du phoque, et la blanche robe de l'hermine. Une simple toile jaunie par l'usage dérobe le plafond. Sur le plancher, en guise de tapis, s'étend une mosaïque de peaux. Le mobilier est rare; quelques escabeaux de bois, deux valises, un bahut grossièrement fabriqué et une lourde table le composent. Une large cheminée en cailloux non crépis embrasse tout un côté de la pièce. Le côté parallèle est occupé par un lit recouvert de pelleteries comme les murailles, et le plancher. Au milieu de l'un des deux autres côtés, on voit une fenêtre carrelée de parchemins en place de vitres, et une porte basse vis-à-vis.

Des armes sont pendues ça et là ou réunies en faisceaux.

Un homme est assis près de la table; il a les jambes croisées l'une sur l'autre, le coude gauche appuyé sur la cuisse et la tête soutenue dans la paume de sa main. Devant lui gisent divers papiers et un cahier qu'il feuillette avec distraction. Cet homme est entièrement vêtu de fourrure. Une épée à la coque ornée d'un ruban flétri est passée à sa ceinture. Il porte longs cheveux et longue barbe; barbe et cheveux sont bruns, soyeux et abondants. Sa physionomie a une beauté typique. Visage bronzé par le hâle; traits réguliers, fins, traits de race; expression fière, mais empreinte de mélancolie; oeil vif, hardi, et cependant voilé par une douleur lente et continue; taille mince, hardie dans son jet, quoique un peu voûtée par l'habitude de la concentration; tel est le portrait de cet homme à qui l'on donnerait de trente-cinq à quarante ans.

– Avec quelle rapidité fuit le temps, murmurait-il on tournant une à une les pages du manuscrit, couvertes d'une écriture cursive, serrée. Bientôt cinq années!– cinq années d'afflictions!– Pourtant, il me semble que c'est hier seulement que nous avons débarqué. Vivons-nous donc plus d'espérance que de souvenir? Bon ou mauvais, le passé s'escompte toujours à la banque de l'avenir, et, rarement, le présent est un billet qui, pour nous, a de la valeur. Chose indéchiffrable que la vie humaine! Pour éveil, nous avons un rêve. Que vaste est donc la distance qui sépare notre petitesse de la grandeur divine! Ne pas même posséder la maîtrise de sa volonté!

Il s'arrêta et regarda la flamme de la lampe qui brûlait sur la table; car, bien qu'il fît grand jour, les carreaux de parchemin tamisaient à l'intérieur trop peu de clarté pour qu'il fût possible de lire sans le secours d'une lumière.

Après un instant de muette contemplation, ses yeux se reposèrent sur le manuscrit.

Isle de Sable, 29 octobre 1598.

«Seigneur, Seigneur! ne vous lasserez-vous pas de frapper votre humble serviteur! Voyez, mon corps est abattu, mon âme endolorie; je marche, à l'abîme du désespoir.

«Quelles émotions m'agitent! je sens et je ne sens pas. Les pensées montent à mon cerveau comme les bulles montent à la surface de l'eau bouillante. Tout me frappe; tout me navre. Je voudrais pouvoir pleurer; les larmes me soulageraient; mais mes yeux sont secs et brûlants. Je n'ai pas même la faiblesse de la douleur. Les peines m'épuisent, et j'ignore où est mon mal. C'est bien étrange! A ma chère France, à ma bien-aimée Laure, pourtant je songe moins. Les privations de toute espèce me trouvent indifférent, mais je souffre! Mystère, me permettras-tu de déchirer ton voile? D'où vient cette agitation; d'où viennent ces troubles, dis? J'attends avec impatience le retour du marquis de la Roche, et je ne sais pourquoi je crains de le voir arriver. Cotte île, elle me plaît, toute stérile qu'elle est. Y demeurer avec une femme tendre et vertueuse, entouré de vassaux honnêtes et laborieux, me paraîtrait un bonheur! Une femme, ai-je dit… Qu'est-elle devenue, elle qui était parmi nous? Comment, dans quel but s'était-elle glissée au sein de cette troupe de malfaiteurs? Elle avait l'air bon; sa conduite était, exemplaire; son courage, son énergie, surpassaient l'imagination, et puis quelle mâle beauté sur son visage! Oh! la vie de cette femme devait celer un bien profond secret! Sans doute quelque sublime dévouement l'avait poussée… Mais, ne suis-je, pas; insensé! Cette, femme avait peut-être un amant parmi les déportés! Oh! non, non, bannissons cette monstrueuse, présomption! Elle, un amant! elle, une femme, dépravée! cela, n'est pas, mon coeur me le dit, ma raison me le prouve! Est-ce ainsi que j'honore la mémoire de celle qui, au péril des siens, sauva les jours de monseigneur de la Roche et les miens? Ma reconnaissance se traduirait par une insulte! Ah! pardonne, noble inconnue, pardonne, si tu es morte; ignore, si tu respires encore. Dieu! comme, elle était belle! Quel port de reine! Quelle dignité dans la maintien! Quelle angélique douceur sur sa figure! Non, cet ange n'avait pas reçu sa naissance dans la cahute d'un serf; je me refuse à le croire. C'est un manoir qu'elle eut pour berceau; ce sont de hauts et puissants seigneurs qu'elle eut pour parents… Encore cette pensée! elle m'obsède sans cesse! je la chasse sous une forme, elle me reparaît sous une autre. Je ferme les yeux elle se réfléchit comme dans un miroir; je les rouvre, elle est devant moi je me promène, elle me suit; je travaille, elle se mêle à mes labeurs; je me couche, elle est sous mon chevet; je m'endors, elle voltige au-dessus de ma tête. On dit que la Providence divine nous envoie souvent des avertissements pour nous instruire; en serait-ce un? A quoi bon m'en occuper? A quoi bon m'user à la recherche d'une chose désormais inutile? Plus de deux mois ne se sont-ils pas écoulés depuis sa disparition? N'ai-je pas fait battre l'île en tous sens, fouiller tous les taillis, dans l'espoir de la retrouver? Le lac n'a-t-il pas été sondé par Philippe?… Pauvre jeune fille, elle est morte! peut-être de mort horrible! Qui sait? peut-être que, durant la nuit de la rébellion, un de ces misérables… Oh! je frémis à cette seule appréhension. Quoi! il se serait rencontré un être à face humaine assez lâche, assez féroce pour profiter de l'état de malaise de cette pauvre enfant!… Mon Dieu, les hommes sont donc bien méchants, puisqu'ils peuvent même supposer la possibilité de pareils crimes!… Des ténèbres épaisses m'environnent. Ces papiers recueillis à bord de l'Érable… ce portrait dont la ressemblance avec elle est si frappante… ce portrait, je viens de l'examiner de nouveau attentivement. Plus je le compare, plus mes soupçons prennent consistance. C'est sa fille; quelque chose me le crie au fond des entrailles. Ai-je le droit de me mentir à moi-même? Et ne me rappelé-je, pas les dernières paroles échangées, entre elle et moi? Quand je lui ai demandé s'il était vrai qu'elle se nommât Yvon, n'a-t-elle pas balbutié; puis n'a-t-elle pas avoué son sexe?… Quel dédale! je m'y perds… Ne jamais la revoir! n'être pas certain de connaître la vérité! Seigneur, aidez-moi à effacer toutes ces impressions qui m'ardent comme autant de fers rouges! Rétablissez la paix dans mon âme, et que je puisse renoncer à des mondanités condamnables, pour remplir mes devoirs envers vous et envers tous ces pauvres gens que vous m'avez donné mission de former à l'adoration de votre nom et à l'obéissance à vos saintes lois!»

 

Le jeune homme n'avait pas parcouru ces lignes sans faire de fréquentes pauses pour méditer.

– Mon Dieu! s'écria-t-il en achevant, les heures, les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années, se sont écoulés, et ni le temps, qui ronge tout, ni les maladies physiques, qui affaiblissent le corps, ni les maladies morales, qui oblitèrent la sensibilité, n'ont pu user ces empreintes laissées sur mon esprit et sur mon coeur. Le Tout-Puissant n'a pas eu pitié de moi!

Il baissa tristement la tête et souleva avec son pouce quelques feuilles du journal.

2 janvier 1599.

«Comme la journée d'hier m'a doucement ému! J'étais bien loin de m'attendre à cette délicieuse surprise. Brave Philippe! quel coeur sous sa rude enveloppe de matelot! C'est lui, sans nul doute, qui a décidé les colons à me souhaiter une heureuse année! Oh! j'aurais été bien heureux, si tous ils étaient venus! La certitude que j'avais des ennemis ici, où tous nous devrions être unis comme des frères, a répandu un léger nuage sur cette fête de famille. Fasse notre divin Rédempteur que les soudards,– ces brebis égarées plutôt par la lassitude que par la malignité,– ne persévèrent pas dans leur endurcissement! Combien il eût été agréable de remercier tous ensemble le ciel qui a daigné jusqu'ici pourvoir à notre subsistance, et de le supplier de nous continuer ses bienfaits! Que c'eût été dignement et délicieusement saluer l'aube d'une nouvelle année!– Il était huit heures quand mes chers colons sont arrivés, parés de leurs meilleurs vêtements. Philippe marchait en tête. L'honnête matelot a essayé de me débiter un compliment; mais l'éloquence ne répondant pas à son intention, il s'est jeté à mes genoux, et a baisé ma main, en s'écriant les larmes aux yeux:– Excusez, monseigneur, j'aurais voulu… j'aurais désiré… enfin, pour vous dire la chose en deux mots, les camarades et moi nous vous souhaitons toutes les prospérités…– Bien, bien, Philippe, ai-je répondu, en voyant qu'il ne pouvait continuer. Et m'adressant à la troupe, qui criait à tue-tête: Vive, vive! monseigneur de Ganay! j'ai fait un petit discours qui a touché ces bonnes gens. Ensuite, nous avons élevé nos coeurs à Dieu!– Le dîner a été gai, plus copieux que d'ordinaire, et au dessert j'ai fait distribuer le reste de la dernière barrique d'eau-de-vie qui nous restât! Étaient-ils joyeux mes sujets! En un instant, ils oublièrent les incertitudes de leur situation, les rigueurs de cet horrible hiver qui soumet la mer elle-même à son empire! Ils oublièrent que si, demain, la pêche manquait nous mourrions de faim! Ah! si je pouvais oublier, moi! hélas!»

6 février.

«C'est horrible! deux de nos hommes ont été gelés ce matin en allant à la chasse. On me dit que les soudards sont en proie à la famine. Je vais leur envoyer un peu de poisson. Pourquoi, mon Dieu! refusent-ils de suivre mes conseils.»

11 février.

«Dieu tout-puissant, éloignerez-vous de moi ce calice d'amertume! Il a fallu nous défendre contre le meurtre conduit par le pillage; il a fallu verser le sang de nos frères!– L'esprit malin s'est-il emparé de ces malheureux? Dans la matinée, ils sont arrivés, armés jusqu'aux dents; et, sans la valeur de nos colons, nous serions tombés sous les coups de ces forcenés. La lutte a duré deux heures. Il tombait une neige abondante! Nous fûmes obligés de faire usage de nos mousquets. Six hommes ont été tués; deux colons et quatre soudards. Cette leçon profitera-t-elle aux derniers? J'en doute. A moins que leur chef, ce Pierre, ne périsse, ils reviendront tôt ou tard à la charge. Par malheur, nous n'avons plus que quelques onces de poudre et j'ai tout lieu de craindre qu'ils n'en possèdent encore une grande quantité. Si j'en croyais le Maléficieux, nous marcherions sur les baraques des soudards et les forcerions à nous livrer leurs armes. Mais ce plan me répugne. Il ne pourrait s'effectuer que par des moyens violents; je préfère attendre encore. Dieu aidant, les infidèles rentreront au bercail. Seulement je vais enjoindre à mes gens de tâcher de s'emparer de Pierre. Si je réussis à le prendre, l'ordre régnera promptement et nous pourrons en sûreté entreprendre au printemps prochain la culture des terres.»

1 mars.

«La colère divine pèse sur nous de tout son poids. Mon Dieu, que votre sainte volonté soit faite, sur la terre comme au ciel! Mais, je vous en supplie, épargnez ces pauvres malheureux… Le scorbut sévit au camp!»

2 mars.

«Un routier, le nommé Ludovic Bernard, est mort du scorbut, ce matin, à dix heures. Deux autres sont affectés de cette horrible maladie. Un soudard a déserté pour venir se joindre à nous. J'ai donné des ordres pour qu'il fût bien reçu. Espérons que son exemple trouvera des imitateurs.»

– Le misérable! dit le lecteur en se levant avec agitation; il avait été dépêché par ses complices pour m'assassiner. Sans la prudence de Philippe qui découvrit le complot, c'en était fait de moi.

Il fit quelques tours dans l'appartement, revint s'asseoir et ouvrit le cahier au hasard.

7 avril.

«Le froid est toujours excessif et nous avons faim… Ah! que c'est hideux, la faim! Des visages rechignés, des esprits irritables; des hommes qui sanglotent ou blasphèment, voilà, pour mon entourage. A l'exception de Francoeur, dont la fermeté et l'abnégation sont à toute épreuve, je ne vois que prostration et haine à mes côtés! Moi-même, je sens fléchir mon énergie. J'ai faim… La pêche ayant soudain fait défaut, nous avons mangé des peaux de lapin bouillies; puis nous avons creusé dans la neige pour extirper quelques racines, et, au moment où j'écris, cette dernière ressource manque… Mon Dieu! j'apprends qu'ils veulent déterrer les cadavres des deux hommes gelés en mars, pour assouvir le besoin qui les presse… Seigneur, Seigneur, faites que cette profanation n'ait pas lieu!»

8 avril.

«J'ai la fièvre, ma tête brûle, une sueur froide trempe mon corps… Mes cheveux se hérissent sur ma tête… La plume tremble dans ma main! Infortunés, ils ont réalisé leur dessein. Ces corps morts, ces corps livides, ils les ont retirés de dessous les glaces… je n'ose achever…»

9 avril.

«Dieu tout-puissant, fais-moi mourir… la faim me dévore… Il y a du feu dans mon estomac… Oh! si je pouvais mourir…»

– Oui, dit le jeune homme, je souhaitais de mourir alors! Mais c'était moins à cause des épouvantables tiraillements d'entrailles que j'endurais, qu'à cause des sinistres projets que le jeûne enfantait dans mon cerveau! J'en frissonne… Il me prenait des fureurs de cannibale! Loin de me répugner, la chair humaine m'attirait invinciblement. Je me souviens que je me suis levé de mon lit, j'ai saisi mon poignard, et si, dans ce moment, un homme se fût présenté, je l'aurais égorgé pour sucer son sang, déchirer ses membres avec mes dents… Horreur…

Il cacha son visage dans ses mains et demeura plongé dans une préoccupation interrompue, d'intervalle en intervalle, par des tressaillements spasmodiques.

Un bruit venu du dehors arracha le rêveur à ses amères réflexions. Il courut à la fenêtre, et s'apercevant que le bruit avait été produit par la chute d'une avalanche de neige tombée du toit de la maison où il se tenait, il retourna à son siège.

Agitée par un courant d'air, la page du manuscrit se balançait à droite et à gauche.

Le jeune homme, du bout du doigt, la coucha sur le verso, et son visage s'égaya à la vue de la date suivante:

1 mai 1599.

«Enfin le printemps a fondu les frimas de l'hiver. Souriante est la nature; mon âme nage dans une suave ivresse. Ah! qui saurait méconnaître la bonté de Dieu à la vue des magnificences déployées autour de nous! Ce soleil chaud et vivificateur qui baigne l'or fluide de ses rayons dans la mer; ce ciel sans tache, qui éblouit par la pureté de son azur, et puis ce monde qui s'anime à nos pieds, à nos côtés, sur nos têtes! ah! comme tout cela est donc ravissant! Voyez, l'herbe pousse ses émeraudes; les fleurettes allongent leurs corolles de toutes couleurs; les arbres ouvrent leurs bourgeons aux caresses de la brise! Entendez! ce sont les oiselets; ils disent les timidités, les impatiences, les jalousies et les voluptés de l'amour, et leur langage vous ravit en extase! Chantez, chantez encore petits oiseaux! vos romances endorment mes peines, comme autrefois la ballade de ma nourrice endormait mon enfance… Tout le monde est radieux au camp. Une ardeur, nouvelle comme l'ardeur de la création, anime mes gens. Ils réparent leurs maisonnettes endommagées par l'hiver, plantent des pieux autour de l'enceinte, et me construisent un petit castel, comme dit Philippe. Oh! j'aime ce retour à l'espérance. Il est de bon augure. L'homme qui a pris une détermination, fût-elle fausse, est toujours plus fort que celui qui languit dans l'indécision. Et mes colons sont bien résolus à mettre cette année en culture le peu de terres arables qui entourent le lac. Le Maléficieux a eu l'heureuse idée d'enfouir dans le sable une barrique, de graines de diverses espèces; de plus, il a eu le courage de n'y point toucher durant l'horrible disette que nous avons traversée; nous les sèmerons, et, de cette façon, s'il plaît au Seigneur, on pourra, dès cette année, obtenir une récolte qui permettra d'attendre… Attendre! La Providence guidera-t-elle un navire jusqu'à ces rives? Le Castor n'a-t-il pas sombré? Monseigneur de la Roche vit-il encore? Ces questions se heurtent continuellement dans mon esprit. Mais aujourd'hui, je veux leur imposer silence. Elles empoisonneraient encore la béatitude dont m'inonde le premier soupir du renouveau. Nos destinées sont entre les mains du Très-Haut. Je me confie humblement à lui. Avec la foi, la certitude de revivre dans un monde meilleur, la créature humaine n'est jamais malheureuse.