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L'île de sable

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«Il n'y a que les impies et les athées qui maudissent la lumière, car le Seigneur a dit:

«Celui qui conteste avec le Tout-Puissant lui apprendra-t-il quelque chose? Que celui qui dispute avec Dieu réponde à ceci.»

«P.-S.– Philippe vient de tuer deux renards argentés que des glaçons en dérive avaient amenés sur l'île. Serions-nous donc si près de la terre ferme?»

29 septembre.

«Quelles angoisses rongent ma pauvre âme saignante.» le doute m'accable. O mon pieu!

«N'y a-t-il pas un temps de guerre limité à l'homme sur la terre? et ses jours ne sont-ils pas comme les jours d'un mercenaire?

«Comme le serviteur soupire après l'ombre, et comme l'ouvrier attend son salaire.

«Ainsi il m'a été donné pour mon partage des mois qui ne m'apportent rien et il m'a été assigné des nuits de travail.

«Si je suis couché, je dis; Quand me lèverai-je? et quand, est-ce que la nuit aura achevé sa mesure? et je suis plein d'inquiétudes jusqu'au point du jour.

«Mes jours ont passé plus légèrement que la navette d'un tisserand et ils se consument sans espérance.»

3 octobre.

«Déjà l'automne a rougi les feuilles des arbres et des buissons. Les chantres ailés fuient vers les climats plus doux, et nous, hélas! nous ne pouvons même attacher une espérance au jour de demain. Seigneur, arrêtez la malédiction sur mes lèvres! Cette île doit-elle nous servir de cercueil jusqu'au dernier!

«Les déceptions me brisent? Cependant ne jouissons-nous pas du bien-être matériel? Nos prévisions sur la récolte se sont vérifiées. Notre grenier est comble. La faim ne nous armera pas cet hiver les uns contre les autres. Les colons s'améliorent. Une discipline salutaire et des exhortations quotidiennes ont dompté ces natures sauvages. Maintenant je devrais m'applaudir de mon oeuvre, car j'ai fait le bien autant qu'il était en mon pouvoir. Ils écoutent ma voix, ces hommes farouches! ils prient avec ferveur et si la Providence nous ramène dans la patrie, ils feront des citoyens probes et pieux. Pourquoi, dis-je, cette agitation qui me mine? D'où vient qu'à certaines heures ma poitrine se resserre, des larmes brûlantes jaillissent de mes yeux? pourquoi suis-je à charge à moi-même?

«Ce matin, dans une promenade solitaire, j'ai poussé jusqu'à, la hutte en ruines qu'elle a habitée avec le naufragé. M'étant assis sur une poutre, j'ai longuement rêvé d'elle. Qui était-elle? Où, comment a-t-elle péri?

La nuit répand ses ombres sur cette vie éteinte, et jamais une lueur n'en éclaira le fil perdu! Mon Dieu, si pourtant mes pressentiments ne m'avaient pas trompé!»

Comme le jeune homme finissait cette phrase, on frappa doucement à la porte. Il se hâta de fermer le cahier et le cacha au fond d'un coffret de palissandre.

– Entrez, dit-il ensuite.

VI. LA SURPRISE

La porte s'ouvrit et Philippe Francoeur parut.

– Ah! c'est toi, mon vieil ami, dit le jeune homme se levant et allant serrer la main du matelot. Mais qu'as-tu donc? tu es tout essoufflé…

– Oh! monseigneur, monseigneur, répondit Philippe d'une voix entrecoupée, je savais bien, je savais bien…

– Que savais-tu?

– Ah! le vieux Francoeur est plus matois qu'il n'en a l'air, allez!

– De quoi s'agit-il?

– Ça m'étouffe, oui bien…

– Assieds-toi, et remets-toi de ton émotion.

– Mon… émotion, vous avez dit le mot, car je suis diantrement ému. Le moyen de ne pas l'être aussi!

– Raconte-moi ça, dit le vicomte de Ganay en frappant amicalement sur l'épaule du Maléficieux.

– Mais au moins, monseigneur, vous me promettez…

– Tout ce que tu voudras.

– C'est que, voyez-vous, dit Philippe dont les yeux pétillaient de joie, voyez-vous, cette nouvelle est si extraordinaire…

– Aurais-tu découvert un banc de harengs?

– Oh! que nenni.

– Seigneur! un navire…

– Non, non, répondit Philippe en hochant la tête. L'heure de notre délivrance n'a pas encore sonné.

Une lueur brillante qui avait illuminé le front du vicomte de Ganay s'éteignit.

– Alors parle, mon dévoué serviteur, dit-il.

– Je crains que cette nouvelle…

– Serait-elle mauvaise? s'écria Jean en fronçant les sourcils.

– Au contraire.

– Explique-toi donc.

– Si j'étais sûr que… Enfin, je n'y puis plus tenir; oui bien, par la fourche de Neptune. Elle est retrouvée!

Le matelot jeta cette dernière phrase avec une vivacité si grande qu'on eût cru que les paroles lui brûlaient le gosier.

– Retrouvée! qui? fit le vicomte en pâlissant.

– Oh! s'écria Philippe, pardon, j'ai été trop brusque! Je savais qu'on vous apprenant cela tout à coup… Excusez-moi, j'ignore ce que c'est que les ménagements.

– Mais qui, elle? répétait le vicomte d'une voix strangulée.

– Monseigneur, monseigneur, ne m'en veuillez, pas, reprit Philippe, effrayé de l'agitation de son chef.

– Qui, elle… pour la troisième fois?

– Yvon! dit le matelot, d'un ton si bas que Jean pensa avoir mal entendu.

– Yvon!… cette jeune fille… retrouvée!…

– Oui, monseigneur!

– Tu l'as retrouvée!

– Oui, monseigneur.

– Ah! mais tu ne me, leurres pas Philippe, n'est-ce pas, mon ami? dit le vicomte pressant fébrilement dans ses mains les doigts du matelot.

– Vous leurrer, jour de Dieu! moi vous leurrer, monseigneur!

– Mais où est-elle, Philippe? Vite! courons!

Puis, soudain, le visage du jeune homme blêmit, ses muscles frissonnèrent. Il s'appuya à la table, pour ne pas tomber. L'immensité de son bonheur venait de sauter sous la mine d'une simple réflexion. Il fit un mouvement ouvrit la bouche pour parler et les sons expirèrent sur ses lèvres.

Philippe fut épouvante par cette révolution qui s'opérait dans le vicomte.

– Donne-moi de l'eau, articula Jean avec une extrême difficulté.

Il avala quelques gouttes et s'humecta les tempes. Peu à peu il parut se calmer, et quoiqu'un volcan couvât dans son coeur, il dit assez tranquillement au matelot:

– Et où l'as-tu retrouvée?

– A la Pêcherie, sur le bord de la mer.

– Noyée? balbutia le vicomte avec un douloureux effort.

– Noyée! non, monseigneur, mais sur le point de périr de froid!

– Elle vit! tu dis qu'elle vit! exclama le vicomte d'un ton passionné.

– Elle est à quelques pas d'ici.

– Oh! merci, mon Dieu! dit Jean en levant au ciel ses yeux rayonnants de gratitude.

Le matelot narra brièvement au vicomte l'histoire de Guyonne, depuis sa disparition du camp jusqu'au moment où elle avait été si miraculeusement sauvée. Jean écouta ce récit avec une attention muette et pour ainsi dire suspendu aux lèvres du conteur.

– Viens, viens, dit-il aussitôt que Philippe eut cessé de parler. Allons la chercher. Car tu ne sais pas qui elle est, cette jeune fille… Tu ne sais pas qu'elle appartient, à la noble famille… Mais le saisissement, me rend fou! Hâte-toi… dépêchons!

– Pardon, monseigneur, dit le matelot sans bouger.

– Non, marche! je grille d'impatience, s'écria le vicomte, tout frémissant de cette impétuosité égoïste dont une félicité imprévue anime notre sang.

– Monseigneur, écoutez-moi, je vous en conjure, objecta Philippe en arrêtant l'écuyer par un regard. Avant tout il faut prendre nos précautions. Soyons circonspects. Le retour de Guyonne pourrait nous être funeste à tous, si son sexe était connu. Du sang-froid donc.

Cette sage admonestation réprima la fougue du jeune homme.

– Tu as raison, mon cher Philippe, et je suis mi insensé, dit-il, en tendant la main au Maléficieux.

– Oh! je comprends cet empressement, répondit Francoeur, avec un sourire que lui permettaient son âge et les nombreux services qu'il avait rendus au vicomte de Ganay. Vous resterez ici, continua-t-il, votre rang et votre dignité le commandent. Moi je retournerai près d'Yvon et vous l'amènerai. Soyez sur la porte du castel quand nous arriverons; et, en présence des colons qui savent déjà la bonne nouvelle, accueillez-le de façon à ne pas exciter les soupçons. Vous excuserez votre vieux matelot. Il est bien hardi de vous donner des conseils.

– Donne toujours, mon bon Philippe. Tout t'est permis, à toi.

– Ensuite, reprit le marin en se grattant le front, ensuite, monseigneur… ma foi, vous savez ce que vous avez à faire.

– Oui, oui, oui. Vole la quérir!

– C'est Yvon, rien qu'Yvon, le N° 40, n'oubliez pas, monseigneur, dit Philippe en s'éloignant.

Dès qu'il fut parti, Jean de Ganay ouvrit son coffret de palissandre, en tira le portrait dont nous avons parlé dans les chapitres précédents et le contempla avec adoration. Puis il le baisa respectueusement, le replaça dans le coffret qu'il ferma et sortit.

Les colons au nombre de dix étaient attroupés devant l'habitation du chef. Ils causaient à haute voix de la miraculeuse trouvaille qu'avait faite le Maléficieux. L'apparition du vicomte mit fin à leurs conversations.

Tous les regards se tournèrent vers lui comme pour l'interroger. A son tour, il raconta en peu de mots les aventures d'Yvon. Et quand Philippe revint suivi de la jeune fille, toutes les curiosités étaient satisfaites. Les routiers se précipitèrent au-devant de leur faux compagnon, rivalisant d'avidité pour lui serrer la main ou lui adresser une parole d'amitié. Car tous aimaient Guyonne qui en maintes occasions les avait tour à tour plus ou moins obligés.

Nabot lui sauta au cou et la baisa bruyamment sur les deux joues en disant:

– Tiens, mon bijou, tu es si beau et si bon, que si tu eusses porté cornettes et jupons au lieu de haut-de-chausses, je t'aurais offert mon coeur.

L'assemblée se mit à rire, et Guyonne rougit vivement. Les roses de son teint s'empourprèrent bien davantage quand elle aperçut le vicomte Jean. Philippe, qui lui donnait le bras, craignant que son émotion ne la trahît, lui dit à l'oreille:

 

– De la fermeté!

Elle s'avança timidement. Le vicomte la félicita, avec assez de calme, sur sa miraculeuse délivrance. Elle répondit par un bégayement inintelligible. Et Jean de Ganay, pour mettre fin à une scène qui devenait embarrassante, lui dit:

– Yvon, entrez et chauffez-vous. Le froid pourrait nuire à votre santé qui paraît avoir déjà tant souffert.

Le matelot entraîna sa protégée dans la chambre du vicomte qui, quelques minutes après, se trouvait seul en tête-à-tête avec elle.

VII. DEMANDES ET RÉPONSES

Assise près du feu, Guyonne avait les yeux baissés. Ce qu'elle éprouvait alors, nous ne pourrions le peindre. C'était un mélange indéfinissable de timidité, de crainte, de honte et d'amour. Son coeur battait à rompre sa poitrine. Des pensées confuses se heurtaient dans sa tête, et mille sensations différentes l'oppressaient.

Jean de Ganay n'était ni moins ému, ni moins gêné. Debout, près de la table, il affectait de mettre de l'ordre dans ses papiers pour se donner une contenance. Mais le tremblement de sa main, les regards indécis qu'il jetait tantôt sur la jeune fille, tantôt à droite, tantôt à gauche trahissaient la perturbation à laquelle il était en proie.

Un quart d'heure s'écoula ainsi. Le silence Ses deux jeunes gens n'était interrompu que parlé pétillement du bois dans le foyer. Dix fois le vicomte ouvrit la bouche pour parler, dix fois il manqua de force.

Enfin, se faisant violence, il vint s'asseoir près de notre héroïne, qui, succombant au poids de ses impressions, fondit en larmes et plongea son visage dans ses mains. Cet incident agit sur l'écuyer comme un réactif. Il apaisa les palpitations désordonnées de son coeur et interpella doucement Guyonne:

– Mademoiselle…

– Oh! pardon, monseigneur! pardon de vous avoir abusé, sanglota la jeune fille, tombant à ses pieds.

– Relevez-vous, relevez-vous, dit-il vivement, et détournant la tête pour dérober les pleurs qui mouillaient ses yeux.

– Non, monseigneur, c'est la seule posture qui convienne à une misérable pécheresse comme moi, répliqua-t-elle avec exaltation. J'ai gravement offensé notre Père qui est aux cieux, et vous, monseigneur. Mais croyez à ma parole; si mon frère Yvon était parti, son père serait mort de chagrin. Pour pénitence, monseigneur, imposez-moi les plus durs travaux… Oh! je serai trop heureuse de vous être utile à quelque chose…

– Noble fille! S'écria le vicomte en la forçant de se rasseoir, séchez ces larmes. Le trait que vous avez accompli est digne des plus beaux éloges sur la terre et d'une récompense éternelle dans l'autre monde. Ne Courbez pas le front, Guyonne, car vous êtes l'honneur de votre sexe. Qui, moi, j'oserais blâmer un semblable dévouement, j'oserais le traiter de faute! non, non! bien plutôt je proclamerais à la face du globe que vous êtes la plus vertueuse et la plus héroïque des femmes.

– Quoi, monseigneur, vous ne me repoussez pas? vous m'absolvez? dit Guyonne, en saisissant la main du jeune homme qu'elle baisa malgré lui.

– Je vous admire! murmura-t-il d'un accent enthousiaste.

Alors seulement Guyonne osa lever ses yeux humides sur Jean de Ganay, qui à son tour, par une impulsion irréfléchie, lui prit la main et la porta à ses lèvres.

Par cette action, le vicomte de Ganay montait jusqu'à lui Guyonne la poissonnière. Cependant celle-ci fut plus charmée que surprise, car, avec la pénétration que les femmes conservent, même dans les positions compliquées, elle pressentait l'amour du jeune homme pour elle.

– Vous vous nommez Guyonne? demanda-t-il, après un moment de silencieuse rêverie.

– Oui, monseigneur.

– D'où êtes-vous?

– Du hameau de la Roche.

– Du hameau de la Roche! ce n'est pas cela, dit pensivement l'écuyer.

Guyonne n'entendit pas ces paroles, et le vicomte reprit:

– Que fait votre père?

– Il était pêcheur, monseigneur.

– Pêcheur! mais ne m'avez-vous pas dit jadis qu'il était cabotier?

– Il est vrai.

– Remplirait-il ces deux professions?

– Non, monseigneur; mon père, à moi, était cabotier; il fit naufrage, on le crut mort et ma mère se, remaria à un pêcheur de la seigneurie de la Roche, le vieux Perrin, qui ainsi est mon beau-père.

– Ah! exclama le vicomte avec une satisfaction marquée. Mais vous avez un frère?

– Yvon, monseigneur. Il est enfant du second lit, et coûta la vie à notre mère.

– Et votre mère, vous l'appeliez?

– Marguerite, monseigneur.

– Marguerite! s'écria le jeune homme qui bondit aussitôt, courut à la table, déplia une lettre, la lut avidement et revint en demandant:

– Votre père ne se nommait-il pas Siméon?

– Siméon, oui, monseigneur, répondit Guyonne avec un profond étonnement.

– Surnommé Leroux, n'est-ce pas?

– Mais oui.

– Il était originaire de la Normandie… et fut s'établir dans un petit village près de Nantes, à Chantenay, où il épousa votre mère…

– Oui, oui, répliqua Guyonne à ces questions faites avec une rapidité fiévreuse. Mais comment savez-vous, monseigneur?

Il résidait dans ce village lors de votre naissance?

– Oui, monseigneur, car je suis venue au monde en 1573.

– Oh! quel rayon de lumière! fit le vicomte en lisant à haute voix les mots suivants sur la lettre qu'il tenait toujours à la main:

«Ce fut le cinq février mil cinq cent soixante-treize, vers quatre heures du matin, que je donnai le jour au fruit de cet amour malheureux et réprouvé par la justice de Dieu et des hommes. C'était un enfant du sexe féminin. Le chapelain du château la baptisa sous le nom de Guyonne: puis, sans égard pour les prières de la mère qui demandait à voir sa fille, on l'enleva…»

La poissonnière entendit la lecture de ce passage avec une stupéfaction qui touchait presque à l'hébétement. Depuis la veille, elle avait reçu tant de commotions, qu'elle se demandait si elle n'était pas le jouet d'un affreux cauchemar. Des incidents qui autrefois lui avaient paru sans importance, des souvenirs oubliés, se représentaient en foule dans sa mémoire, se classaient, et formaient comme un fil conducteur dont elle entrevoyait le point de départ, quoiqu'elle ne le distinguât pas encore nettement.

Aussi quand le vicomte, s'interrompant, lui dit:

– Votre enfance, Guyonne, ne vous rappelle-t-elle rien? elle répondit d'un ton assuré:

– Mon enfance me rappelle des choses étranges.

Jean rapprocha son escabeau de celui de la jeune fille.

– J'étais bien petite, poursuivit-elle, quand nous demeurions à Chantenay, aux portes de Nantes. Pourtant j'ai souvenance que chaque dimanche, une belle dame, richement vêtue, venait à notre maison après la grand'messe.

– De haute taille? dit le vicomte.

– Oui, monseigneur, elle avait la taille élevée et majestueuse. Lorsque mon père était au logis, elle se contentait de me donner des bonbons ou des joujous; mais si j'étais seule ou avec ma mère, alors elle me prenait sur ses genoux, et me mangeait de caresses. Aussi je l'aimais bien! Elle était si bonne pour nous!

Guyonne cessa de parler, deux larmes roulaient sous ses longues paupières.

– Vous rappelez-vous le nom de cette dame? dit le vicomte.

– Son nom? repartit Guyonne; non, je ne me le rappelle plus. Ma mère l'appelait toujours madame la comtesse…

– Est-ce là tout? demanda encore l'écuyer.

– Tout?… oh! attendez! Un soir que mon père était à la mer, une vieille femme entra chez nous. Elle dit quelques mots à ma mère qui poussa un grand cri. Ensuite on me mit à la hâte mes plus beaux atours; la vieille femme, ma mère et moi, nous montâmes dans une voiture qui attendait à la porte. Je m'endormis. En m'éveillant, je me trouvai dans une vaste chambre; couchée sur un lit. La belle dame que j'avais vue à la maison était étendue à côté de moi. Elle était livide de pâleur, et cependant une tendresse infinie allumait son oeil quand elle l'attachait sur moi. Agenouillées au pied du lit, ma mère et la vieille femme gémissaient et pleuraient. La dame m'embrassa en soupirant, puis elle dit à ma mère:

– Marguerite, tu me promets de l'élever comme ton enfant?

– Oh! elle l'est! elle l'est! s'écria ma pauvre mère.

– Tu en auras bien soin, n'est-ce pas, ma bonne? continua la dame d'une voix si faible qu'on l'entendait à peine.

– Elle sera ma fille! dit ma mère en me pressant sur son sein.

– Merci, Marguerite. Je compte sur ta parole. Adieu! je puis maintenant mourir on paix. Adieu donc, Marguerite!!! Priez pour moi, quand je ne serai plus.

Un prêtre entra dans la chambre et ma mère m'emporta dans ses bras. La même voiture nous ramena à la maison. Je m'endormis de nouveau durant le trajet. Quand, le lendemain, j'interrogeai ma mère sur la scène dont j'avais été témoin, elle me répondit que j'avais rêvé. Nous quittâmes le pays peu de jours après. Ma mère était triste et habillée de noir. Arrivés au village de la Roche, mon père s'embarqua pour aller faire le trafic sur la côte de la Nouvelle-France, mais il ne reparut plus. Nous étions sans ressources. Un pêcheur eut pitié de notre détresse. L'année suivante, il offrit sa main à ma mère. Elle accepta, et je devins la belle-fille d'Yvon Perrin.

– Connaissez-vous cette figure? dit Jean de Ganay, en montrant tout à coup à Guyonne le portrait dont nous avons précédemment parlé.

Guyonne prit le cadre des mains du vicomte et alla le contempler à la lueur de la lampe.

Mon Dieu! s'écria-t-elle, c'est elle!

– Cette dame, n'est-ce pas?

– Oui, oui; je ne saurais me tromper. Voici bien sa physionomie gracieuse et sévère en même temps; ses magnifiques cheveux bouclés avec lesquels je jouais, et la robe de taffetas brune, et la fraise de dentelle, et le chaperon de velours bleu qu'elle portait habituellement… O monseigneur, c'est elle! j'en ferais le serment!

Les doutes du vicomte s'évanouissaient. Son visage rayonnant reflétait la joie qui débordait de son coeur. Toutefois il voulut une assurance entière; car quoique la lumière l'éclairât de toute part, comme les gens à qui l'on a fait l'opération de la cataracte, il aimait à se faire répéter qu'il voyait clair. C'est pourquoi il posa cette interrogation:

– Et votre mère ne vous a pas révélé le secret…

– Quel secret, monseigneur?

– Elle ne vous a donc rien dit?

– Rien.

– A l'heure de sa mort? insista le vicomte, dont le regard plus encore que les paroles questionnaient Guyonne.

– A l'heure de sa mort, dit-elle avec mélancolie, la pauvre femme me passa au cou un scapulaire, en me recommandant de ne le jamais quitter, et en ajoutant d'un ton qui résonnera toujours à mes oreilles: «Souviens-toi, mon enfant, que c'est là tout l'héritage que t'a laissé ta mère infortunée.»

– Voyons! s'écria Jean.

La jeune fille, rougissante, tira de son corsage deux petits morceaux d'étoffe cousus ensemble et pendus à son cou par un cordon de cuir.

– Pouvez-vous me le confier? dit Jean en examinant l'objet.

– J'ai juré à ma mère de ne jamais m'en séparer, répliqua la jeune fille.

– Pour quelques instants?..

– Je voudrais pouvoir ne pas vous refuser, monseigneur, dit Guyonne d'un accent triste. Mais j'ai promis à ma mère,– à une mourante…

– Si votre avenir, si votre bonheur dépendaient de cette infraction?

– Je ne la commettrais pas volontiers.

– Et, si j'ordonnais! fit le vicomte d'une voix plutôt suppliante qu'impérative.

– Mon devoir, monseigneur, répondit péniblement la jeune fille, est de vous obéir. J'obéirais!

– Alors, reprit le vicomte, non sans hésiter, Guyonne, je vous ordonne de me remettre ce scapulaire, et je m'engage à vous le rendre aujourd'hui même.

Elle tendit, avec une douloureuse résignation, l'objet au vicomte. Celui-ci le serra sous son habit et dit en balbutiant:

– Encore un mot, Guyonne: n'avez-vous pas une tache de rousseur, ayant la forme d'un papillon, au dessous du coeur?

– Oui, monseigneur, dit bien bas la jeune fille dont les joues s'étaient colorées de l'incarnat du coquelicot.

Aussitôt Jean de Ganay appela:

– Philippe!

Le Maléficieux entra et s'approcha du vicomte.

– Yvon est fatigué, dit Jean. Montre-lui sa chambre.

Francoeur fit signe à Guyonne qui sortit avec lui toute bouleversée de la scène qui s'était passée entre l'écuyer et elle.

Dès que la porte fut fermée, Jean de Ganay trancha les fils qui liaient les deux pièces du scapulaire.

Sur l'une d'elles on voyait brodé avec de la soie rouge un G et sur l'autre un P.