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L'île de sable

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IV. L'ONCLE ET LA NIÈCE

Cependant, Laure de Kerskoên s'était de nouveau jetée dans sa chaire et elle réfléchissait.

– Quelle folie! m'écrire qu'il viendra ce soir! ne lui avais-je pas dit que j'attendais mon oncle! Mais, que signifient ces mots: «Ne craignez rien. Mes précautions sont bien prises; demain, si vous le voulez, nous serons unis par des liens indissolubles!» Oh! je tremble! que prétend-il faire? Cher Bertrand, il est capable de tout… il m'aime tant!… Pourquoi faut-il qu'une inimitié mortelle divise nos parents? Mais, non, non, je n'aurai jamais d'autre époux que lui au monde! oh! plutôt je préférerais m'enterrer dans un cloître! Mon amour n'est-il pas juste, n'est-il pas légitime? mon existence ne la dois-je pas à ce valeureux champion? Où serais-je sans lui, bonne Sainte-Marie! Au péril de sa vie, il m'a arrachée aux flammes qui dévoraient le couvent de ma tante… Comme il est beau, comme il est brave! Et puis, si timide avec moi! affrontant tous les dangers pour venir soupirer un instant sous les fenêtres de sa reine! Quelle différence avec ce Jean de Ganay, dont les assiduités m'importunent! D'ailleurs, quoi qu'en pense le marquis de la Roche, il ne me semble pas loyal catholique, le Bourguignon! Je ne me souviens pas de lui avoir vu faire le signe de la croix, et il trouve toujours un prétexte pour ne pas assister au divin sacrifice de la messe. Bien au contraire, Bertrand n'y manque jamais, lui! Chaque dimanche, déguisé en serf, je l'aperçois pieusement humilié en un coin de l'église du hameau, où je vais régulièrement depuis la mort de notre digne chapelain… Venir ce soir, quelle imprudence! Si je pouvais l'avertir! Impossible, Adresse est trop grièvement blessée! Que résoudre?… Si je savais où il est!… Et cet écuyer qui rôde sans cesse sur les remparts! En disant à monseigneur de la Roche de doubler les gardes, parce que… parce que… Mauvais moyen, mauvais moyen; mon oncle concevrait des soupçons! Fatalité! quelque magicien m'aura jeté un sort, c'est sûr… Il faut implorer le secours de ma miséricordieuse patronne!

Ayant formé ce dessein, la dévotieuse jeune fille courut s'agenouiller devant son prie-Dieu.

Tandis qu'elle était ainsi prosternée, Guillaume de la Roche entra sans bruit chez elle.

Ne voulant point troubler ses oraisons, il allait se retirer, car il était bien loin de se douter, le rigide tuteur, que c'était une pensée terrestre, une pensée mondaine, une pensée d'amante insoumise, qui absorbait ainsi l'attention de sa pupille; mais tout à coup celle-ci s'écria avec allégresse:

– Oh! merci, merci! bienheureuse patronne, vous avez exaucé mes voeux; il est sauvé!

– Qui cela? demanda le marquis.

– Monseigneur de la Roche! balbutia Laure interdite.

– Eh bien! chère enfant, est-ce ainsi que vous recevez votre oncle après deux mois d'absence?

– Pardon, pardon, dit Laure en rougissant, je…

– Vous ne m'attendiez pas, méchante fille, reprit Guillaume en la baisant tendrement au front. Mais grâce au ciel, nous sommes revenus sains et saufs et tout est prêt pour notre prochain départ.

– Votre prochain départ!

– Ah! ma mie, vous gémirez, car j'emmène avec moi le chevalier de vos pensées. Jean de Ganay m'accompagnera à la Nouvelle-France. Ça, ne te désole pas, ma Laurette; ne baisse pas ces grands yeux bleus pour cacher ton affliction. Je te promets de te le rendre dans un an au plus.

– Mais, monseigneur…

– Mais quoi, mademoiselle? dit Guillaume en s'asseyant et l'attirant sur ses genoux.

– Mais…

– Puisque je te promets de te le rendre. Ne vas-tu pas être jalouse de ton vieil oncle? La séparation vous fortifiera tous deux, et vous me saurez gré de vous avoir tenus éloignés durant quelque temps. Tu passeras ton veuvage chez l'abbesse du moustier de Blois.

– Mais, mon oncle, dit enfin la jeune châtelaine qui s'était peu à peu remise de son émotion, ne m'avez-vous pas annoncé que votre projet de fonder une colonie à la Nouvelle-France était ajourné?

– Ah! répliqua le marquis en souriant, c'est moins mon projet de colonisation que le colon que j'enlève qui m'attire cette insidieuse question.

– Vous avez donc obtenu vos lettres patentes? dit-elle avec une agitation qui échappa à son interlocuteur.

– Bien mieux, répondit-il; j'ai triomphé des pièges que m'avait tendus le duc de Mercoeur.

Laure tressaillit.

– Chère enfant, dit de la Roche en la pressant affectueusement contre sa poitrine, tu me pardonneras de te délaisser. Mais la voix de Dieu parle à ma conscience. Il faut que je parte. Nouveau Pierre l'Hermite, je porterai la bannière de l'Église romaine au milieu des infidèles, et bientôt l'autre rive de l'Atlantique retentira de louanges au Tout-Puissant. Courage, ma fille! offre ton âme à Dieu! il t'aidera à supporter cette épreuve.

Laure était sensible. Élevée par Guillaume de la Roche qui l'avait gâtée, elle le chérissait à l'égal d'un père. Si les longues expéditions de son tuteur ne l'avaient jamais effrayée, à cette époque de troubles et de guerres civiles, l'idée d'un voyage au delà de l'Océan, vers des contrées qu'on jugeait beaucoup plus lointaines qu'elles ne le sont réellement, cette idée, disons-nous, ne pouvait manquer de l'attrister. Elle fondit en larmes.

Persuadé que ces larmes avaient plutôt son écuyer pour objet que lui-même, Guillaume essaya de la consoler par des caresses. Puis s'imaginant opposer un remède souverain à la douleur de sa nièce, il lui dit en la quittant:

– Allons, enfant, sèche tes pleurs. Vous serez fiancés avant que nous nous embarquions.

Aussitôt qu'il eut laissé la chambre, Laure frappa trois fois sur un gong avec une baguette d'argent. Sa camériste, jeune Picarde accorte, avenante, parut.

– Suzette, quel est le sergent de garde à la porte du château?

La soubrette cligna de l'oeil d'un air intelligent et répondit:

– C'est Goliath!

– Descends à l'office, et ordonne au sommelier de ne pas oublier ce soir le poste… Tu m'entends!

– Mademoiselle sera obéie, dit Suzette en s'inclinant.

– Ah! je suis indisposée… Je ne paraîtrai pas au souper.

Suzette fit une deuxième révérence et sortit.

– Comme cela, s'écria alors la nièce du marquis, peut-être réussirai-je à le voir en sûreté!

V. LE MÉNESTREL

– Allons, sergent Goliath, encore un verre de ce généreux cidre dont nous a gratifiés la noble Laure de Kerskoên.

– Verse, verse toujours, Oreille-de-Lièvre; car, ventremahom! la langue m'arde plus que charbon ardent, et mon estomac résonne comme une tonne vide.

– Brave demoiselle, que notre châtelaine! ajouta Oreille-de-Lièvre, en remplissant une écuelle de bois que lui tendait le sergent.

– Jour de ma vie! tu dis vrai, répondit celui-ci. Brave demoiselle, ventremahom!

Et il porta le gobelet à ses lèvres.

Mais tout à coup il s'arrêta, tendit l'oreille.

– Qu'as-tu donc, Goliath? on dirait que tu écoutes quelque chose.

– Vraiment oui, ventremahom, j'écoute… n'entendez-vous pas?

Par la porte entr'ouverte du corps de garde, la brise du soir apportait ces paroles bien connues, chantées sur un mode lent et harmonieux:

 
  ………………. Li Bretons
  Jadis souloioient par prouesse,
  Des aventures qu'ils oioient
  Faire des lais par remembrance
  Qu'on ne les mist en oubliance…
 

– Oh! oh! ventremahom! cela nous annonce, si je ne m'embrène en fumier d'erreur, le jovial trouvère qui tant nous donna soulas et esbattements ces derniers jours. Sans doute il demande l'hospitalité. Ce sera précieuse aubaine pour nous de le recevoir en notre chambrée. Il nous contera vaillantes histoires des preux Armoricains, et ne manquera pas de nous redire les merveilleuses aventures du chevalier Bertrand du Guesclin.

– Et aussi l'expédition des quatre fils de Montglave, dit Oreille-de-Lièvre: «A l'issu de l'hyver que le joly temps de l'esté commence et qu'on voit les arbres florir et les fleurs s'espanyr.»

– Pas si vite, compère, pas si vite, intervint un troisième hallebardier; festinons, banquetons, c'est fort bien; mais ne forçons pas la consigne. Le couvre-feu est sonné!

– Oh! la piètre affaire! dit Goliath. Qu'on introduise notre galant ménestrel, je réponds de tout!

– Nenni, sergent, nenni! reprit l'autre avec opiniâtreté; répondez de votre nuque, soit; cela vous regarde; mais de la mienne, c'est objet qui m'intéresse trop particulièrement pour que j'abandonne à aucun le soin de sa responsabilité.

– Ventremahom! m'est avis, vieux pleurard de Balafré, que tu ne seras satisfait que quand je t'aurai refroidi le sang avec mon baume d'acier.

Balafré allait riposter, mais un des hallebardiers lui tendit l'écuelle qui ne cessait de circuler à la ronde. Le parfum du liquide pétillant apaisa la colère du troupier, et après avoir bu, il dit:

– D'ailleurs, agissez comme vous le désirez; moi je m'en lave les mains, ainsi que monsieur Ponce Pilate fit, à l'occasion du jugement prononcé contre notre rédempteur Jésus.

– Ventremahom! tu as raison de consentir…

– Mais, sergent, objectèrent quelques-uns des soudards, si notre redouté seigneur, le marquis de la Roche, vient à savoir que nous avons reçu un étranger en notre corps de garde?…

– Jour de ma vie! qui osera le lui dire? Y a-t-il un espion parmi nous?

Cette interrogation imposa silence aux récalcitrants. Au reste le chant du trouvère était si poétique, si harmonieux, qu'il eût attendri un rocher. En ce moment, il modulait, en s'accompagnant de son rebec, la vieille romance bretonne dont Thibault, comte de Champagne, nous a laissé la traduction:

 
  Las! si j'avais pouvoir d'oublier
  Sa beauté, sa beauté, son bien dire,
  Et son très-doux, très-doux regarder,
       Finirait mon martyre.
       …………………
 

– Il n'y a pas une couple de gosiers comme celui-là dans tout le monde, ventremahom! c'est notre barde; il ne couchera pas à la taverne de la belle étoile, dussé-je, pour cet acte de charité, être fouetté de verges jusqu'à effusion de sang. Ça, mandez la sentinelle.

 

Au bout de quelques minutes, le factionnaire arriva dans le corps de garde du château de la Roche, où se passait cette scène.

– Ah! c'est toi, Courtevue! dit Goliath. Qui ballade à pareille heure sous les murs du château?

– Le trouvère armoricain.

– Seul?

– Seul, sergent.

– Qu'on abaisse le pont, ventremahom! nous avons encore une cruche pleine, et nous coulerons joyeuse nuit, jour de ma vie!

Après ces paroles, le chef du poste, sans défiance, sortit pour aller à la rencontre de l'hôte que la chance lui amenait.

L'énorme panneau de madriers décrivit lentement son quart de cercle et recouvrit horizontalement le puits qui précédait l'entrée des fortifications.

– Qui vive! cria Goliath, apercevant une ombre à travers les ténèbres de la nuit.

En réponse à son interrogatoire, il reçut ce couplet:

 
  Pour débaucher, par un doux style,
  Femme ou fille de bon maintien,
  Point ne faut de vieille subtile,
  Frère Lubin le fera bien.
 

– Est-ce toi, ventremahom, mon barde?

Accroupie devant le pont, l'ombre continuait sa ballade:

 
  Je pregche en théologien;
  Mais pour boire de belle eau claire,
  Faites-la boire à votre chien;
  Frère Lubin ne le peut faire.
 

– Ah! bravo! bravo! ventremahom! dit Goliath en se frottant les mains. Accours, mon gai rossignol; tu pomperas à autre réservoir qu'à claire fontaine! Et, par les cornes du diable!…

Mais, avant qu'il eût achevé sa phrase, dix doigts vigoureux nouaient son cou dans leurs muscles d'acier, un poignard était planté dans sa poitrine et il tombait dans le puits, sans proférer un soupir!

VI. L'ATTAQUE

Pendant ce temps, le vicomte Jean de Ganay se promenait sur le rempart, autant pour s'assurer que les sentinelles étaient bien à leur poste que pour méditer.

Le temps, superbe le matin, s'était assombri dans l'après-midi, et, à ce moment, de lourds nuages noirs se traînaient péniblement au ciel. Les ténèbres étaient profondes; aucun rayon de lune n'apparaissait; mais à de courts intervalles, un éblouissant éclair déchirait en échancrures embrasées l'épais manteau du firmament et illuminait les hautes tours du château.

Nulle brise ne courait dans l'air: on respirait une atmosphère épaisse, chargée d'électricité.

Au loin la mer grondait en brisant ses vagues contre les falaises, et parfois le cri strident d'une orfraie troublait encore le silence de la nuit.

L'écuyer se sentait navré de tristesse.

– Elle n'est point venue à notre rencontre, pensait-il; elle n'a pas présidé au souper, sous prétexte d'une indisposition: et cependant je suis bien sûr de l'avoir vue à sa fenêtre quand le marquis fit sonner du cor pour qu'on abaissât le pont-levis… C'est étrange! me serais-je trompé?… ne m'aimerait-elle pas? Ne pas m'aimer! oh! c'est impossible! cent fois, je lui ai parlé de mon amour… jamais, de vrai, elle ne m'a avoué… Quel impénétrable mystère que le coeur d'une femme!… Ah! je suis fou de m'inquiéter; n'est-ce pas elle qui a brodé cette écharpe que je porte sur mon sein? n'est-ce pas elle qui me l'a donnée? Pourtant… Encore ces maudits soupçons! Eh! qui aimera-t-elle donc, si elle ne m'aimait pas! Depuis sa sortie du couvent, elle est restée au château, ne recevant, ne voyant personne!… Bast! je suis bien sot de… Qu'est-ce? il me semble qu'on appelle.

Jean, qui se trouvait alors sous la fenêtre de Laure, leva la tête. Cette fenêtre, nous avons omis de le dire, s'ouvrait au sud, vis-à-vis de la porte extérieure du manoir.

– Bertrand, est-ce vous? disait une voix.

Le vicomte s'efforçait vainement de percer le voile d'obscurité qui l'enveloppait de ses plis opaques: rien, il ne distinguait rien!

Néanmoins il allait répondre, quand tout à coup l'occident s'éclaira d'une lueur phosphorescente suivie d'un formidable roulement de tonnerre et d'un cri d'effroi.

– Laure de Kerskoên! murmura de Ganay, qui avait aperçu la jeune châtelaine accoudée à sa fenêtre.

Mais, avant qu'il eût pu se rendre compte le l'impression que lui causa cet incident, le feu céleste s'était évanoui, l'ombre avait repris sa place un instant usurpée, et un deuxième cri, vigoureux, sauvage, excitant, ébranlait les échos du manoir.

– Alerte! alerte! aux armes! aux armes!

– Qu'y a-t-il! demanda Jean à un archer qui passait près de lui.

– Le château est investi! le château est investi! répliqua celui-ci en fuyant à toutes jambes.

Sans se troubler, l'écuyer s'élança vers le corps de garde supérieur où était enfermée la manivelle pour monter et descendre la herse.

La plus grande confusion régnait parmi les soldats.

– Abattez la herse! s'écria le vicomte.

– Mais l'ennemi a déjà franchi les fortifications, fit observer un des gardes.

– N'importe! n'importe! qu'on lui coupe la retraite.

Et tandis que les soldats s'empressaient d'obéir à cette injonction, Jean courait à l'escalier qui conduisait à la porte du château proprement dit.

Elle débouchait sur la partie septentrionale du trapèze; l'écuyer pressa ses pas de ce côté; mais quelle que fût sa rapidité, il avait été devance par les assaillants qui se ruaient tumultueusement vers le pont-levis.

Déjà le bruit de l'attaque nocturne s'était répandu de toutes parts. La grosse cloche du donjon sonnait l'alarme Arrachée au sommeil, la garnison se mettait sur pied, et faisait, des préparatifs de défense; tandis que, interrompu au milieu de ses oraisons par les premières rumeurs, le marquis de la Roche s'était précipité dans la cour, où bientôt l'avait joint l'élite de ses hommes d'armes. On lui apprit qu'une troupe de gens inconnus venait de surprendre et de massacrer le corps de garde extérieur.

– Levez le pont, fermez les portes! dit-il avec le plus grand sang-froid. Qu'une compagnie se rende à la plate-forme, une autre dans les tours, et que les femmes, les enfants et les domestiques soient confinés dans le donjon.

Ensuite, sans perdre de temps, il se dirigea vers la chambre de sa nièce afin de la mener lui-même en un lieu sûr, car l'appartement qu'elle occupait durant la paix servait de retranchement à une escouade d'archers lorsque la forteresse était assiégée. Mais, jugez de l'étonnement du marquis! la chambre de Laure Kerskoên était vide.

Il ne fallait pas songer à s'enquérir des motifs de la disparition de la jeune fille, alors que chaque seconde écoulée aggravait le péril commun. Étouffant ses angoisses, de la Roche vola à la galerie saillante qui surplombait la porte du château.

Une troupe d'hommes y étaient assemblés, les uns faisant pleuvoir sur la tête des assaillants des pierres, des obus, les autres apportant de l'huile bouillante, les autres jetant par les mâchicoulis, des couleuvrines, des canons, des mortiers devenus inutiles, pendant que, postés aux barbacanes des tours voisines, archers et arquebusiers criblaient l'ennemi de traits et de balles.

Le vacarme était épouvantable, le combat lugubre comme la tempête qui hurlait dans l'espace! A la clarté fumeuse de quelques torches de résine, pâlissant fréquemment sous la fulguration des éclairs, l'oeil saisissait des nuées d'hommes se mouvant sur toute l'étendue du bâtiment, entre la contrescarpe intérieure et le terrassement du rempart.– Puis l'on entendait des cris féroces, des gémissements, des imprécations, et, couvrant le tout, la voix solennelle du tonnerre mugissait dans l'étendue.

Les agresseurs avaient eu le loisir de briser les chaînes du pont-levis avant, que l'éveil ne fût donné, et malgré les projectiles de toute nature dont les accablaient les défenseurs du château, ils s'acharnaient à enfoncer la porte.

Un énorme madrier qu'ils avaient trouvé sur le glacis leur servait à cet effet.

Vingt hommes robustes, placés aux deux côtés de la pièce de bois, la soutenaient au bout de leurs bras tendus, et lui imprimaient un mouvement de va-et-vient, en dardant son extrémité contre la porte, qui éclatait à chaque coup du formidable bélier.

– Hardi! hardi! sus! sus! mes braves! vociférait un chevalier, armé de toutes pièces, dont le casque orné d'une plume noire dominait cette cohue de démons.

– Du courage! du courage! clamait à son tour Guillaume de la Roche qui s'était emparé d'un fusil à rouet et tirait incessamment sur les ennemis.

Mais, malgré la valeur des assiégés, malgré les flots d'huile et de poix en ébullition qu'ils versaient sur leurs ennemis, ceux-ci ne bronchaient pas; blessés et morts étaient poussés dans le fossé; de nouvelles mains les remplaçaient aussitôt, et le bélier improvisé ne cessait d'ébranler l'obstacle qu'ils voulaient renverser. Un des gonds de la porte avait cédé, les autres ne pouvaient tenir longtemps. L'ennemi beuglait sa victoire, lorsque Guillaume de la Roche s'écria:

– Jetez le Foudroyant!

Le Foudroyant était une monstrueuse pièce de quatre-vingt-seize, braquée à l'angle de la plate-forme.

Tout ce qu'il y avait d'hommes autour du marquis se mit à l'oeuvre, et après des efforts inouïs, le colosse de bronze fut renversé du haut de la galerie sur le flot humain qui déferlait au bas.

Puis ce fut un craquement horrible, une vibrante exclamation de douleur et d'épouvante!

Le pont s'était rompu et abîmé dans le fossé avec tous ceux qu'il supportait…

Dès lors la panique se glissa dans les rangs des ennemis. Ceux qui étaient les plus proches voulurent fuir, mais refoulés par les plus éloignés désireux d'arriver sur le théâtre de l'action, ils tombèrent pêle-mêle dans le fossé où ils furent déchirés, lacérés, par les pointes de fer qui en garnissaient le talus. Un grand nombre trouvèrent la mort dans cette bagarre, que les assiégés mirent largement à profit pour mitrailler leurs adversaires.

Un vent impétueux s'était élevé, chassant les nuées vers l'orient. Entra les éclaircies faites par leur dispersion, la lune tantôt montrait son disque d'argent, tantôt se replongeait derrière un impénétrable rideau. Ces fluctuations de lumière et d'ombre prêtaient au siège du château des couleurs vraiment fantastiques.

Cependant, le chevalier à la plume noire était parvenu à rétablir l'ordre parmi les siens. Ils battirent en retraite, mais au moment où ils atteignaient la porte, une troupe d'arquebusiers que Jean de Ganay avait à la hâte ramassés sur le rempart fondit sur eux. Les arquebusiers, contre leur attente, furent reçus avec uns intrépidité qui les contraignit à se replier. Infructueusement le vicomte s'épuisait à stimuler leur ardeur, ils n'écoutaient rien et se débandaient, incapables de résister à l'impulsion de ceux qu'ils avaient cru pouvoir cerner et tailler en pièces.

Frémissant d'indignation, le vicomte de Ganay allait se jeter au fort de la mêlée pour y périr les armes à la main, lorsqu'il aperçut le chevalier à la plume noire.

Abattre deux hommes qui lui barraient le passage et se trouver en face du chef de cette lâche expédition fut pour notre brave écuyer l'affaire d'une minute.

– A nous deux! cria-t-il en l'affrontant l'épée en arrêt.

– Es-tu chevalier?

– Oui, j'ai gagné mes éperons au blocus de Paris.

Aussitôt, les fers croisés se choquent, pétillent, grincent, lancent des milliers d'étincelles, et la trompette résonne annonçant une trêve momentanée, afin de laisser toute liberté aux deux nobles combattants.

Pour champ clos ils ont une petite esplanade en arrière de la porte principale, pour lustre la lune qui brille à cet instant au-dessus de l'arène, pour témoins une ceinture de soldats.