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L'île de sable

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IX. TERRE

Cinq jours après cet entretien, l'aube apparut à travers les brumes froides et compactes. Une bonne et forte brise chantait dans les agrès de Castor, et la gaieté déridait les fronts des passagers. C'est que déjà bouillonnaient autour du navire ces lignes parallèles de globules argentés qui indiquent la proximité des côtes.

Cependant, tous les dangers n'étaient point évités. Le Castor faisait route entre des montagnes de glaçons qui, à chaque instant, menaçaient de l'écraser sous leur poids. Mais la nouvelle que bientôt on atterrirait, que bientôt on descendrait sur la terre ferme, suffisait pour ranimer les esprits les plus découragés; car il n'est peut-être point donné à l'homme d'éprouver de sensations aussi vives que celles qui l'inonde en remettant le pied sur son élément propre, après en avoir été séparé pendant d'éternelles semaines. Jamais amant ne revoit sa maîtresse avec plus de transport que l'individu ayant accompli une première traversée ne revoit la vieille Cybèle. Fatigues, périls, privations, tout est immédiatement oublié, et les vieux marins eux-mêmes ne sont jamais blasés sur cette jouissance inexprimable. Quand en mer retentit le commandement: Apprêtez les ancres! c'est la joie dans le coeur, l'agilité dans les membres, un refrain sur les lèvres, que tous les matelots s'empressent à cette pénible besogne. Les plus mous sont les plus alertes, les moins robustes, les plus vigoureux: et il faut être témoin de la facilité, du plaisir dont chacun fait preuve pour arrimer les énormes câbles, les chaînes pesantes! il faut être témoin de ce mouvement, de cet harmonieux va-et-vient, de cette entente cordiale qui se manifestent alors dans un navire! il faut entendre ces vibrantes exclamations, ces jeux de mots, ces trépignements d'allégresse!

La terre, même la terre étrangère, sonne aux oreilles comme une musique mélodieuse. Il y a si longtemps qu'on ne l'a aperçue, qu'on ne l'a sentie, foulée!

Contemplez la scène qui se joue déjà sur le pont du Castor: le brouillard enveloppe la barque d'un nuage impénétrable; il y a quinze heures que tous ces malheureux n'ont avalé une bouchée; l'horizon est fermé à leurs regards, et les voici qui chantent, les voici qui sautent, se trémoussent, s'agitent, pleurent, s'embrassent… C'est qu'ils viennent d'apprendre qu'on touche au terme du voyage.

– Par saint Jacques de Compostelle, je te salue, toi, le plus beau jour de ma vie, quoique ta face soit en ce moment aussi rechignée que celle d'un drapier qui a surpris sa femme en péché de tête-à-tête avec un cornette aux chevau-légers, s'écrie un Espagnol, en agitant son bonnet de laine brune.

– Je brûlerai trois chandelles en l'honneur de monsieur mon patron, dit un Breton.

– Et moi, ajoute un Allemand, je fais voeu de ne pas boire un seul pot de bière cette année durant, si nous arrivons à bon port.

– Corne de boeuf, j'imagine, mon gars, que l'abstinence ne sera pas malaisée, répond le maître d'équipage, en le repoussant brusquement. Crois-tu, par hasard, que bière coule là-bas comme flots dans la grande tasse?

– Pas moins vrai, reprit l'enfant de la Germanie, un peu refroidi, que s'il y a du houblon, on peut brasser de la bière, que si on peut la brasser on peut la boire, que si on peut la boire…

– Ohé! qui est-ce qui veut danser une bourrée! braille un Auvergnat.

– Non, un menuet!– Non, un fandango!– Non, une valse!– Non, une courante!– Non, une gavotte!– Non, un tricotté!– Non, une ronde!

La dernière proposition, lancée d'une voix de stentor, au milieu du choc de ces clameurs, réunit tous les suffrages. Aussitôt quatre ou cinq exilés descendirent dans l'entrepont, en rapportèrent des instruments de cuisine, chaudrons, poêles ou écuelles, s'armèrent de chevilles de fer, et revinrent se poster au-dessus du roufle, d'autres se juchèrent sur des tonnes vides, avec des cabillots en guise de baguettes; le reste des proscrits boucla une chaîne autour du grand mât, et une ronde fantastique commença, au charivari assourdissant de cet orchestre improvisé.

Chedotel, que son humeur tracassière et jalouse rendait l'ennemi des distractions d'autrui, voulut s'opposer à la fête des bannis; mais de la Roche intervint, et, bien que le pilote alléguât que ce tohu-bohu embarrassait le service, le marquis ne voulut point qu'il troublât les maigres amusements de ces pauvres gens.

– Le navire file à merveille, dit-il, le vent nous est propice. Qu'ils se divertissent une heure ou deux, il n'y a aucun inconvénient.

– Aucun inconvénient! hum! aucun inconvénient, maugréa le pilote. Ça se connaît en marine comme un Algonquin en mathématiques, et ça veut… hum! Lui aussi il aura à se rappeler maître Chedotel, pilote-locman. Hum! hum! rira bien qui rira le dernier!

Le claquement de langue indispensable à l'expression de tous ses accès de misanthropie termina ce charitable soliloque.

En ce moment, Guyonne, attirée par le vacarme, se montra sur le pont.

Chedotel l'aperçut et alla droit à elle.

– Écoute, lui dit-il, en la prenant par le bras et l'entraînant vers les batayoles.

La jeune fille aurait pu facilement s'arracher à cette étreinte, mais la fausseté de sa position à bord du Castor ne lui permettait pas de faire résistance.

Elle suivit résolument Chedotel.

– Écoute, répéta-t-il, avec une intonation sourde et passionnée, et retiens bien ce que je vais te dire; car dans deux heures ma détermination sera irrévocable.– Je t'aime, tu le sais. Pour un mot d'amour de toi, je coulerais ce vaisseau avec tout ce qu'il contient; pour un baiser de tes lèvres, j'irais chercher le trépas au fond des abîmes béants sous nos yeux, pour ta possession…

La voix du pilote devint frémissante, ses prunelles dardèrent des lueurs fauves comme celles d'un chacal, tous ses muscles frissonnèrent comme les cordes d'un instrument de musique pendant l'orage, et ces paroles jaillirent sèches, embrasées de sa gorge.

– Pour ta possession, reprit-il, pour ta possession, Guyonne, je damnerais mon âme, je sacrifierais l'humanité entière!…. Vois comme je t'aime! tu es en mon pouvoir, et je te respecte; et moi qui ai entre mes mains le sort d'une centaine d'individus, moi devant qui le fier marquis de la Roche plie le genou; moi qui méprise la fureur des hommes, dédaigne la colère des flots, moi qui suis plus maître ici que le roi n'est maître en France, moi, j'implore ta pitié, j'implore ta compassion, Guyonne! je te supplie de consentir à être ma femme, de me donner un mot d'espoir… Tiens, veux-tu que je me prosterne à tes pieds, en présence de tout l'équipage? dis, le veux-tu?

– Non, répondit froidement Guyonne.

– Que faut-il donc que je fasse pour te plaire! s'écria impétueusement le pilote, en essayant d'embrasser la jeune fille par la taille.

– Rien, répliqua-t-elle, en se jetant en arrière.

– Tu ne m'aimes point, n'est-ce pas! reprit Chedotel d'un accent amer.

Guyonne ne fit aucune réponse.

– Et tu ne m'aimeras jamais? dit encore Chedotel, en essuyant la sueur froide qui baignait ses tempes, et tu ne consentiras jamais, toi, vil rebut de la société, écume des clapiers, à être la femme légitime…

– Jamais, dit fermement la soeur d'Yvon.

– Ignores-tu que tu es sous ma dépendance absolue que d'un mot, d'un geste, je puis signer ton arrêt de mort? Jamais! ah! tu railles; allons donc! jamais! est-ce que je ne commande pas souverainement ici!… Jamais, oses-tu dire! ai-je bien entendu? Mais, malheureuse femme, tu es donc bien fatiguée de la vie pour me parler ainsi!… Jamais!… Insensée! tu te sens donc bien forte contre les tourments… Jamais!…

En articulant ces imprécations, le pilote serrait, à les briser, les doigts de Guyonne entre les siens.

Il y eut une pause de quelques secondes dans ce drame solitaire au milieu de tant de monde, dans ce drame dont le bruit de la danse couvrait les vociférations. Un observateur eût pu remarquer alors que le pilote se débattait entre deux passions divergentes, exaltées à leur paroxysme. Enfin, il parut se décider, sa main lâcha celle de Guyonne, et il lui dit avec un sourire démoniaque:

– Vous n'aimez pas le vieux loup de mer, ma belle enfant?

– Je vous hais, riposta la jeune fille, à bout de patience.

– Hum! Vous me haïssez, vous me haïssez! Cette franchise m'est agréable, hum! par le raban, confidence pour confidence, je serai aussi franc que vous, mademoiselle. Distinguez-vous ce point à l'occident?

– Oui, dit simplement Guyonne.

– Çà donc, apprenez, dès cet instant, que là sera votre tombeau, et Satan vous ait sous sa protection, la jouvencelle!

Ensuite de ce blasphème, Chedotel alla rejoindre le marquis de la Roche qui arpentait la dunette, causa quelques minutes et se mit, on personne, au gouvernail.

Le soleil montant à son zénith avait peu à peu dégagé sa face éblouissante des voiles qui gazaient l'empyrée. Quelques nuages floconneux lutinaient bien encore ça et là sur la cime des vagues écumeuses, mais déjà le dôme céleste dévoilait ses splendeurs éclatantes et dans le lointain se groupaient des masses blanchâtres qui se dessinaient, s'échancraient, se nuançaient, s'estompaient à chaque enjambée du Castor vers elle.

C'était le cap Canceau, les rives de l'Acadie, actuellement la Nouvelle-Écosse.

X. ARRIVÉE

Chedotel, sans quitter la barre, saisit tout à coup sur l'habitacle un de ces petits télescopes qu'avait récemment inventés l'Allemand Jensen et examina la côte.

– Hum! murmura-t-il, ce diable de Castor connaît son chemin; mais il ne me plaît pas de déposer mon fret de ce côté. Demi-tour sur nous-même. Puis, remettant la lunette à sa place et élevant la voix:

– Range à changer d'amures! cria-t-il d'un ton perçant.

On entendit grincer les chaînes sur les moufles et les palans; les voiles lâchées et dégonflées battirent follement les mâts; le soleil sembla décrire rapidement un arc de cercle à la voûte du ciel, les chaînes grincèrent de nouveau sur les moufles et les palans; les voiles se gonflèrent derechef et la barque reprit son allure première. Seulement elle avait changé de direction, et au lieu de voguer vers le nord, elle marchait en droite ligne vers le sud-ouest.

 

Les jeux avaient cessé et, depuis quelques minutes, tous les yeux attachés aux rivages lointains en étudiaient, muets et palpitants d'espérance, les contours variés à l'infini. L'évolution du Castor les transporta de surprise; mais attribuant cette manoeuvre à une cause urgente, ils s'abstinrent de tout commentaire et se contentèrent de faire volte-face pour voir le littoral de la Nouvelle-France qui déjà s'évanouissait comme un mirage trompeur.

Cependant, Guillaume de la Roche venait de consulter une des cartes tracées par Cartier et dont la fidélité est vraiment inconcevable. Il fut tout étonné de la route que prenait le pilote.

– Ne procédons-nous pas à la façon des écrevisses? lui dit-il on souriant. Je croyais que nous devions conserver le cap au nord, et voilà que l'aiguille de la boussole est en ce moment arrêtée sur le sud.

– Au nord, répondit Chedotel, hum! oui, notre route est au nord; mais la voie la plus courte n'est pas toujours la meilleure.

– Ni la plus prompte, n'est-ce pas, pilote?

– Hum!

– Néanmoins, je serais bien aise de savoir pourquoi nous revenons sur nos pas. Y aurait-il des récifs, des écueils?

– Hum! des récifs, des écueils, vous l'avez dit, il y en a des récifs, des écueils, la côte en est hérissée.

– C'est la côte de l'Acadie, n'est-il pas vrai?

– Hum! la côte de l'Acadie; non, ce n'est pas la côte de l'Acadie, répondit imperturbablement Chedotel, c'est une île.

– Une île! fit le marquis.

– Une île.

– Vous la nommez?

– Hum! Je ne sache pas qu'on lui ait donné un nom.

– C'est singulier, reprit de la Roche pensif; c'est singulier, mais ni Jacques Cartier, ni Roberval, n'ont signalé cette île.

– Hum! cela ne doit pas vous émerveiller, cette île est un amas de sables, qui, le plus souvent, sont couverts par les eaux. Les navigateurs que vous citez ont pu passer auprès sans l'observer.

– Voyons donc, dit de la Roche en prenant le télescope.

Mais il était trop tard. A l'exception d'un point presque imperceptible, le gouverneur général du Canada ne distingua rien à l'horizon.

– Approchons-nous de l'autre île dont vous m'avez parlé? s'informa-t-il, après un intervalle.

– Nous la rangerons avant quatre heures de relevée, répliqua Chedotel.

– L'avez-vous parcourue?

– Plusieurs fois.

– Et êtes-vous certain que nos gens pourront y vivre pendant les quelques jours que durera notre éloignement?

– Y vivre! Par la croix du Sauveur, jamais les rufians n'auront été en meilleur campement pour faire chère lie. Les morues, les ralingues essaiment dans les criques, comme abeilles dans une ruche, et les lièvres, les lapins, les perdrix, il n'y a qu'à allonger la main pour en prendre en veux-tu, en voilà.

– Souvenez-vous, pilote, que vous répondez d'eux sur votre tête! dit solennellement de la Roche.

– Sur ma tête, hum! j'estime plus ma tête qu'un million de ces garnements; mais n'importe, j'en réponds.

Soit qu'il n'eût pas compris, soit qu'il n'eût pas entendu, le marquis ne releva pas cette grossièreté. Il redescendit à l'intérieur du Castor, tandis que Chedotel marmottait avec un ricanement sinistre:

– Prends garde qu'ils en trouveront des vivres. L'île est aussi stérile que le pont d'un vaisseau. Ah! monseigneur, vous m'avez rudoyé durant la traversée! Ah! vous m'avez traité comme un manant, moi Chedotel, qui cours les mers depuis trente ans… Ah! ah! monseigneur le gouverneur, vous gouvernerez… les Hurons et les Esquimaux… si vous pouvez… Et cette péronnelle! ah! ah! hum! Si je pouvais être témoin… Tiens, qu'est-ce qu'il veut?

Un roulement de tambour avait arraché cette exclamation au pilote.

A cet appel les déportés s'assemblèrent en ordre, et Guillaume de la Roche, suivi de son état-major, parut sur le couronnement.

– Serrez les perroquets et le beaupré, cria alors Chedotel, dont l'oeil vigilant ne perdait pas un des mouvements du Castor.

– Tandis que les matelots exécutaient l'ordre du pilote, Guillaume adressa aux condamnés l'allocution suivante:

«Enfants,

«Vous savez que, malgré tous mes soins, la malheur a marqué jusqu'ici notre expédition. Les vivres manquent à bord. Encore quelques jours de mer, et nous serions réduits à la dernière extrémité. J'ai partagé vos misères et vos privations. Comme vous j'ai pâti de la faim, et, sans ma confiance entière dans la bonté de Dieu, peut-être ma serais-je laissé aller à une lâche désespérance. Mais celui qui croit il la miséricorde infinie du Tout-Puissant, celui qui dépose, chaque soir, le fardeau de ses tribulations aux pieds du Rédempteur du monde, celui-là est fort contre l'adversité.

«A présent nous approchons de la terre, non du continent, comme vous avez pu le supposer, mais d'une île fertile, où avec un peu de travail et d'ingéniosité, vous pourvoirez à vos besoins naturels. Car, apprenez-le de suite, le manque de vivres, une impérieuse nécessité me forcent à vous débarquer sur une île voisine. On débarquera avec vous des provisions pour deux jours, divers outils, des effets de literie, des instruments de chasse et de pêche, puis le Castor remettra à la voile pour chercher sur les rives île la Nouvelle-France un endroit convenable à la fondation de l'établissement colonial que j'ai projeté. Dès que je l'aurai trouvé, dans quelques jours, je reviendrai pour vous y transporter.»

A mesure que de la Roche parlait, un sourd grondement, précurseur d'une tempête, s'élevait dans les rangs des proscrits. Un étincelle suffisait pour déterminer l'explosion; cette étincelle jaillit.

– On veut nous abandonner au milieu de l'Océan! cria un individu perdu dans la foule.

– On veut nous abandonner! crièrent en écho vingt bouches, avec un accent de terreur et de menace inqualifiable.

– Oui, nous abandonner! reprit la première voix; nous abandonner sur quelque plage inconnue pour y devenir victimes de la faim et des bêtes fauves.

Un formidable rugissement accueillit cette déclaration; et en moins d'une seconde, comme mus par un choc électrique, tous les condamnés s'étaient pressés tumultueusement sous la dunette, dans l'intention de l'escalader.

Chedotel riait sous cape et continuait de cingler vers le sud-ouest.

De la Roche sentit qu'il lui fallait dépouiller sa morgue habituelle pour conjurer l'insurrection imminente.

«Écoutez, s'écria-t-il, j'ai tout droit sur vous; le supplice des chefs de votre ancienne mutinerie aurait du vous le prouver. Mais je répugne aux exécutions violentes, et je vous pardonne ce mouvement d'insubordination que tout autre, à ma place, réprimerait par des condamnations à mort.»

– Oui, des pendaisons comme celles de Molin, Tronchard et des autres! intervint encore le même individu, d'un ton d'amertume qui réveilla l'irritation assoupie.

«Pour vous montrer, continua le marquis, dont la voix domina instantanément les murmures, pour vous montrer que je n'ai point l'intention de vous délaisser, comme certains esprits soupçonneux le craignent, mon écuyer, le vicomte Jean de Ganay, restera parmi vous et vous commandera en mon absence. Êtes-vous satisfaits?»

– Oui, oui, répliquèrent plusieurs routiers.

«Eh bien donc, poursuivit de la Roche, rentrez dans l'entrepont et faites vos préparatifs.»

Cette promesse comprima aussitôt l'effervescence qui bouillonnait dans toutes les têtes.

– Sire de Ganay, je compte sur vous, dit le marquis en se tournant vers son écuyer. Quatre matelots vous serviront de garde.

– J'obéirai, monseigneur, répondit indifféremment le vicomte.

Le Castor nageait sur le banc Craus, et autour de sa carène s'abattaient des marsouins aux reflets diamantés, des flottants à l'échine grise, des souffleurs aspirant l'eau pour la rejeter on l'air par leurs puissantes narines, et de temps en temps on voyait sortir des ondes le museau effilé d'un loup marin au blanc pelage. Des troupes de goélands voletaient à la tête des mâts ou rasaient les petites vagues glapissantes, et de toutes parts surgissaient des môles de sable qui scintillaient sous les rayons du soleil, comme des incrustations de pierreries sur une plaque d'argent.

Chedotel fit serrer les voiles, à l'exception de la misaine, et dirigea, la sonde à la main, le Castor à travers les battures qui encombrent le passage où il naviguait alors.

Peu après, l'on discerna, à quelques milles au sud, une île couverte de petits arbres qui, à cette distance, produisaient un effet assez agréable.

L'ordre de mettre en panne et de jeter les ancres ne tarda guère à être donné. Puis Guillaume de la Roche, accompagné de ses principaux officiers, descendit dans un canot et se rendit à terre. Le premier, il débarqua, planta une croix et le drapeau de France et Navarre dans le sable du rivage, et prit possession de l'île au nom du roi, son maître.

Le débarquement des proscrits s'effectua de même, à l'aide des chaloupes, car le Castor ne pouvait, sans danger, approcher davantage.

Le soleil se couchait derrière un gros nuage gris de fer qui maculait l'azur du firmament, comme une tache d'encre macule une robe de fête, quand le canot, ramenant. Guillaume de la Roche, vint chercher Jean de Ganay, les quatre matelots chargés de veiller à sa sûreté personnelle, et le faux Yvon, qui lui servait de domestique.

Comme, la dernière, Guyonne allait franchir la lisse pour prendre place dans l'embarcation, Chedotel la saisit par la main et lui dit avec une fureur concentrée:

– Femme, tu l'as voulu! Eh bien! tu seras la proie des misérables qui t'attendent là-bas; Adieu, ajouta-t-il, en lui mordant les doigts jusqu'au sang. N'oublie pas le premier et le dernier baiser de ton amant Chedotel!

Guyonne frissonna d'épouvante sous le regard infernal du pilote, et machinalement sauta dans le canot, qui s'éloigna immédiatement.

Il touchait au rivage, lorsqu'un coup de vent subit, impétueux, siffla dans le gréement du Castor. Un grondement de tonnerre succéda à ce sinistre présage. La barque fit trois embardées successives, roula sur elle-même et recula comme emportée par une puissance irrésistible.

– Sang et mort! dit Chedotel, l'enfer seconde mes desseins! nous dérapons!– Levez les ancres! s'écria-t-il, et prenez un ris dans la misaine!

– Pourquoi cette manoeuvre? demanda Guillaume de la Roche.

– Voyez-vous ces aigrettes phosphorescentes qui dansent à l'extrémité des cacatois? répondit Chedotel; c'est le feu Saint-Elme[5]. Il faut regagner incontinent la haute mer, si nous ne voulons pas échouer sur un banc ou nous briser contre les rochers à fleur d'eau!

Quarante personnes, y compris Guyonne et Jean de Ganay, restaient sur l'île de Sable.

5On sait que le feu Saint-Elme, nommé aussi quelquefois feu Saint-Nicolas, est une sorte de météore lumineux qui précède souvent les tempêtes ou apparaît durant les nuits obscures.