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L'île de sable

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DEUXIÈME PARTIE. L'ILE DE SABLE

I. L'ILE DE SABLE

L'île de Sable, plaine sauvage et aride, est située par les 43° 86° 42° de latitude et les 60° 17° 15° de longitude, sur la grande route océanique que suivent les navires pour gagner les ports septentrionaux de l'ancien et du nouveau monde. Sa distance des côtes de l'Acadie[6] et du cap Breton est d'environ quatre-vingt-cinq milles. Comme son nom l'indique, des môles de sable, amoncelés par les flots, la composent. Elle s'élève à peine au-dessus du niveau de la mer. Cependant on y remarque quelques hauteurs également formées de sable. La plus connue aujourd'hui est le mont Lutrell, situé à la pointe ouest, côté sud. L'île de Sable a la figure d'un croissant. Sa plus grande longueur, de l'est à l'ouest, ne dépasse pas dix lieues, sa largeur cinq. Placée à l'embouchure du Saint-Laurent, dans l'Atlantique, elle est environnée de bas-fonds et de bancs considérables, comme il en existe ordinairement au confluent des fleuves. Une plage fort large, léchée par la mer à l'heure de la marée montante, laissée à sec à l'heure de la marée descendante, enserre l'île dans toute sa circonférence. Ce serait pour elle, si la nature l'avait faite productive et habitable, une meilleure défense que la plus formidable ceinture de remparts et de bastions; car non-seulement les navires de haut bord ne peuvent en approcher, mais les caboteurs n'y arrivent qu'à l'aide de leurs embarcations. Au centre se trouve un lac[7] qui a cinq milles de circuit. Ses rives seules jouissent d'une sorte de fécondité maladive. On y voit quelques arbustes rabougris, étiques, et ça et là un lambeau de pelouse où croissent des herbages aux nuances pâlottes, aux tiges malingres et décharnées et des plantes saxatiles. C'est une éternelle désolation oubliée par la fatalité au coin de l'Atlantique.

«Jamais, dit Charlevoix, dans son Histoire de la Nouvelle-France, terre ne fut moins propre pour être la demeure des hommes.»

De temps immémorial, l'île de Sable a été la terreur des marins employés à la pêche ou à la traite des pelleteries dans les parages de l'Acadie. Bien avant l'expédition de Jacques Cartier, elle était connue et redoutée; par les Basques, les Normands et les Bretons. Aux alentours, la mer roule constamment ses vagues houleuses, et les brouillards impénétrables qui planent sur elle pendant les neuf dixièmes de l'année, rendent son abord d'une difficulté presque insurmontable. Encore aujourd'hui elle apparaît comme un sombre présage à tous ceux qui l'approchent. Les navigateurs, dans leur langage figuré ont donné le nom d'Avenue de l'Enfer (Hell-Avenue) au passage qui la sépare de la Nouvelle-Écosse.

En 1804, le gouvernement anglais, poussé par une sollicitude philanthropique qu'on ne saurait trop louer, y a établi un poste d'hommes, avec mission de la parcourir en tous gens, afin de recueillir les naufragés, et, en 1853, il y a érigé des maisons de secours, approvisionnées de tout ce qui est nécessaire pour assister les infortunés que chaque mois, chaque semaine, nous pourrions dire, le malheur jette sur son rivage.

Le tableau suivant, dû à la plume de miss Dix, est une peinture fidèle de cet horrible désert:

«L'île de Sable, depuis sa découverte, a été l'effroi des marins, durant les brumes et les tempêtes. Je possède une liste de près de deux cents vaisseaux et petits bâtiments, appartenant tous à l'Angleterre ou aux États-Unis, qui s'y sont perdus dans le demi-siècle écoulé. Les gens qui y ont stationné m'ont dit qu'il n'était pas rare, après des brouillards épais ou de gros vents, de trouver des fragments de vaisseaux et des restes de cargaisons dont il n'a plus été entendu parler.

«L'île n'a ni port, ni mouillage sûr. Les navires qui désirent effectuer une communication avec elle,– et il y en a peu qui l'entreprennent volontairement,– jettent l'ancre à trois quarts de mille environ du bord, en prenant position sur le côté septentrional de l'île, quand le vent souffle de l'est, et plus vers le côte sud quand le vent du nord domine.

«Les bas-fonds et les barres s'étendent A plus de soixante milles du côté sud; au nord, les bancs plongent plus brusquement dans les eaux profondes.

«La province de la Nouvelle-Écosse, soutenue par la mère patrie, entretient sur l'île un établissement composé de huit matelots vigoureux, un autre estropié, un bon pilote-côtier et un jeune garçon actif, qui doivent s'empresser de fournir de l'aide aux navires en détresse. Une garde régulière est établie, et les rondes se font une fois toutes les vingt-quatre heures.

«Le surintendant est autorisé à disposer du temps et à diriger tous les travaux sur l'île; lui-même, le second et le troisième commandant y ont leur famille. Sauf les personnes précitées, l'île n'a aucun habitant. Les naufragés peuvent y être retenus plusieurs mois en hiver, et souvent des semaines entières dans les autres saisons, jusqu'à l'arrivée du vaisseau du gouvernement qui est chargé de fournir les provisions et de pourvoir aux besoins des insulaires.

«Les épaves des bâtiments submergés donnent en abondance du bois pour la construction des maisons d'habitation, ateliers, magasins, maisons de refuge et bois de chauffage.

«Il y a quatre maisons d'habitation à un étage et une maison de refuge à l'extrémité sud-ouest de l'île.

«Elle consiste en une chambre décente, ayant un âtre rempli de bois sec, une boîte d'allumettes, un seau, une coupe d'étain, une hache et un sac de biscuits pendus à la muraille. La porte est simplement fermée au loquet. Des inscriptions écrites à la main indiquent les parties de l'île habitées et qu'on peut se procurer de l'eau fraîche en creusant à dix-huit pouces on deux pieds dans le sable.

«Au sud il y a une autre maison de refuge fort bien construite par le surintendant actuel, il y en a une autre plus loin à l'est.

«On y trouve plusieurs bateaux-brisants excellents, mais pas un bon bateau de sauvetage, aucun phare, aucune cloche pour les brouillards. Il y a quelques années, un bateau de sauvetage fut construit sur l'île. Il a un pont convexe et n'est point propre aux avirons, sinon dans une eau parfaitement calme; aussi tous ceux qui ont quelque connaissance des affaires nautiques, et qui l'ont vu, l'ont-ils jugé parfaitement inutile.

«On a songé à établir un phare sur l'île de Sable: cette question a été discutée, mais jusqu'ici on ne l'a point fait. Je ne saurais préciser jusqu'à quel point les cloches pour le brouillard seraient avantageuses, mais je m'imagine que si on en plaçait vers la côte septentrionale elles rendraient de grands services à diverses stations. Je pense que des blocs de pierre pour fixer de lourdes chaînes retenant des bouées, portant un chapiteau et une cloche, pourraient y être jetés comme sur les côtes du Maine et ailleurs.

«J'ajouterai en terminant que trente heures après mon arrivée à l'île de Sable, au mois de juillet, dernier, le Guide, vaisseau anglais, presque neuf, chargé d'une cargaison de farine et autres provisions pour le Labrador, toucha la côte sud pendant une brume et fut complètement perdu— les hommes et la cargaison furent sauvés.

Tout détail ajouté à ceux-là serait superflu. Par l'attention qu'on accorde maintenant à l'île de Sable, le lecteur peut se faire une idée de ce qu'elle devait être en 1598.

Les quelques historiens contemporains de cette époque qui en ont parlé ne trouvent pas sur leur palette de teintes assez noires pour la représenter.

Enfin nous aurons complété cette lugubre ébauche, en ajoutant qu'à l'exception de quelques oiseaux de mer, on ne rencontre aucune espèce de gibier sur l'île de Sable[8].

A présent, retournons aux quarante individus que le marquis de la Roche a laissés dans cette solitude affreuse.

II. LES QUARANTE

Comme le Castor, après avoir viré de bord, cinglait avec rapidité vers l'est, un cri s'éleva de l'île de Sable!

Cri spontané, terrible, immense; cri de désespoir indicible, qui chassa de leur retraite une nuée de goélands, et domina un instant le roulis des flots irrités!

Ce cri, il était poussé par trente-huit poitrines humaines, il résumait les appréhensions qui déjà tenaillaient trente-huit êtres humains, il exprimait le saisissement de trente-huit vies humaines qui voient disparaître le dernier lien qui les unissait à la société civilisée!

Puis, il y eut des scènes individuelles effrayantes.

Autant d'hommes, autant de rages; autant de voix, autant de clameurs stridentes; autant de bras, autant d'imprécations contre le ciel et le navire qui fuyait!

 

Le pinceau n'aurait pas assez de couleurs, la plaine pas assez de traits pour reproduire cet horrible tableau!

Qu'elle était écrasante la déception qu'ils venaient d'éprouver! Après de longs jours de souffrances et de privations, dans les entrailles d'un vaisseau où ils étaient entassés comme des nègres à fond de cale, avoir aperçu, la terre, l'avoir saluée avec l'enthousiasme du prisonnier saluant l'heure de sa délivrance, avoir formé mille projets, de félicité future, savouré les voluptés imaginaires de bientôt boire et manger à discrétion,– après tant d'émotions, tomber soudain sur une plage inconnue, stérile suivant toute apparence, au commencement d'une tempête, sans abri contre la pluie, sans vivres pour réparer leurs forces exténuées par un jeûne mortel!– Le stoïcisme incarné aurait-il lui-même résisté à de si rudes assauts?

Essayer de les calmer, de leur faire entendre raison alors, c'eût été jeter de l'huile sur un brasier ardent afin de l'éteindre.

Le vicomte Jean de Ganay, malgré sa jeunesse, avait une trop grande expérience des hommes et, des choses pour exciter encore ces natures sauvages par une tentative précipitée. Croyant d'ailleurs que le Castor n'avait levé l'ancre que dans le but d'éviter le grain et de chercher un mouillage plus sûr, il attendit silencieusement que l'effervescence se fût apaisée d'elle-même.

Les prévisions de l'écuyer par rapport à ses compagnons d'infortune se réalisèrent.

Fatigués de blasphémer et de se tordre inutilement les bras, les mieux résolus finirent par envisager froidement la situation. Jean, alors, accompagné de Guyonne, des quatre matelots qui l'avaient amené et lui servaient d'escorte, Jean jugea qu'il était temps d'agir et s'approcha des groupes.

Dans leur trouble, les routiers n'avaient, point remarqué la présence du vicomte parmi eux. Lorsqu'elle fut connue, l'espérance renaquit dans ces coeurs susceptibles de se livrer instantanément aux sensations les plus divergentes. Jean de Ganay leur apparaissait comme un otage sacré, comme la preuve certaine que le gouverneur de la Nouvelle-France n'avait pas voulu les abandonner à jamais. Envers eux, réprouvés du monde, un haut et puissant seigneur avait droit de perfidie; mais le vicomte était bon gentilhomme; ses armes l'attestaient, et certainement le marquis de la Roche n'aurait pas eu l'audace de jouer un vilain tour à un membre de la très-considérable famille bourguignonne des Ganay.

Ces réflexions, bien naturelles, passèrent des esprits sur les lèvres, et le vicomte trouva bientôt les oreilles prêtes à l'écouter, les mains prêtes à obéir à ses ordres.

La nuit déployait rapidement son manteau de ténèbres; la pluie tombait à flots et le vent arrachait aux lames des masses d'eau saumâtre qu'il rejetait avec force sur le rivage.

– Allons, mes braves, dit l'écuyer aux exilés qui l'entouraient, comme il n'est pas probable que nous ayons des nouvelles du Castor avant demain matin, il faut nous disposer à camper ici. Formez-vous en groupes de dix; mes matelots donneront à chaque groupe des rations de vin et de viande salée que j'ai apportées dans mon canot; puis, en coupant quelques arbustes, les fichant dans le sable, et étendant dessus vos souquenilles de laine, vous vous construirez des tentes passables pour de vaillants routiers plus accoutumés à coucher à l'hôtellerie de la belle étoile que sous des lambris dorés! Vive monseigneur de la Roche, gouverneur de la Nouvelle-France!

– Vive monseigneur de la Roche, gouverneur de la Nouvelle-France! répétèrent unanimement les condamnés; car Jean de Ganay en faisant appel à la valeur de ces bandits les avait pris par leur côté faible. Flatter l'amour-propre des masses, tel est le secret de l'éloquence des grands orateurs populaires.

Les rations de vin et de vivres furent scrupuleusement distribuées, promptement avalées, et chaque groupe se mit en devoir de se confectionner un refuge contre la tempête qui sévissait toujours avec furie.

Enveloppé dans son manteau, Jean de Ganay surveilla les travaux, tandis que ses matelots et Guyonne lui préparaient une tente au centre du petit camp. Vers neuf heures, toute la besogne était terminée, la pluie cessait peu à peu; mais un froid piquant succédait aussi peu à peu, et les pauvres routiers, trempés jusqu'aux os avaient en perspective une nuit fort désagréable, quand un vieux marin qui avait pris part à l'expédition de Roberval, dit tout à coup en s'adressant au vicomte:

– Si monseigneur nous permettait d'allumer du feu?

– Allumez, mon brave, répondit l'écuyer; mais j'ai bien peur que vous ne puissiez en venir à bout. Les deux barils de poudre que j'ai transportés du Castor ici sont avariés, et comme il se pourrait que j'eusse besoin de mes pistolets pour quelque chose de plus nécessaire…

– Qu'à cela ne tienne, monseigneur! J'ai appris des sauvages de l'Acadie le moyen d'allumer du feu sans poudre ni pierre à mousquet.

– Vraiment, voilà qui est curieux! comment faites-vous?

– Rien de plus simple, vous allez voir.

Le matelot s'éloigna, et, guidé par la lune qui sortait par intervalles de dessous un vaste réseau de nuages, parvint à découvrir dans les cavités du rivage quelques varechs secs et deux rameaux de hêtre morts.

Ayant rapporté le tout dans la tente du vicomte, il pratiqua un trou dans le plus gros des morceaux de bois, aiguisa l'autre, et l'introduisant dans le trou qu'il avait fait, frotta les deux rameaux simultanément jusqu'à ce que des étincelles en jaillirent.

A la vue de ces étincelles, la surprise éclata sur les visages des routiers: quelques-uns, croyant à un sortilège, se signèrent dévotement; d'autres crièrent résolument au miracle; d'autres enfin plus fanatiques prononcèrent les mots de nécromancien; terrible inculpation à cette époque de superstitions, où les phénomènes de la physique étaient considérés comme de la magie et ceux qui les produisaient punis par le supplice du bûcher.

Par bonheur pour l'ingénieux matelot, Jean de Ganay ne partageait pas les préjugés du précepte: «Aux ignorants prends garde de montrer ta science: sur dix qui en seront témoins, il y en aura neuf qui la nieront, un qui la réfutera et dix qui la jalouseront.»

A l'exception du vicomte, des trois autres matelots et de Guyonne, les proscrits refusèrent longtemps de se chauffer à ce feu «allumé par l'enfer.» A la fin, pourtant, le froid doublant d'intensité, quelques-uns se hasardèrent, le reste les imita comme les moutons de Panurge; mais, l'écuyer les ayant engagés à prendre des tisons au brasier, afin d'allumer d'autres feux, nul n'osa s'y décider. Ces hommes qui ne craignaient, disaient-ils, ni dieu ni diable, et qui, en vérité, ne se souciaient guère des lois divines et humaines, professaient tous pour le surnaturel une horreur invincible.

A partir de cette soirée, comme nous le verrons dans le cours de ce récit, le matelot Philippe Francoeur, surnommé le Maléficieux, fut pour la troupe entière des bannis, un objet d'aversion, d'effroi et de respect!

III. PREMIÈRE JOURNÉE SUR L'ILE DE SABLE

La nuit s'écoula sans incident digne d'être raconté. Le lendemain matin, de bonne heure, les proscrits debout sur les hauteurs du rivage, cherchaient des yeux un indice du navire qui les avait amenés. Mais, vaine attente! quoique nul brouillard n'étendît son rideau sur la face de l'Océan, quoique le soleil brillât d'une clarté resplendissante, le regard venait mourir intact contre les impénétrables barrières de l'horizon.

– Ventre de biche! dit un ex-lansquenet qui avait servi sous Mayenne et affectait les manières et les expressions favorites du célèbre ligueur, ventre de biche, je crois que nous voici plus prisonniers que perroquets en cage.

– Crois-tu, Grosbec?

– Ventre de biche, c'est ma mélancolique opinion. Pas plus de Castor sur la plaine liquide, comme disait M. Virgilius Maro, que de sous d'or dans la paume de ma main.

– Oui, mais il va venir.

– Qui ça?

– Le Castor donc!

– Compte là-dessus, mon brave Allemand et tire la langue en attendant.

– Ah! j'aperçois…

– Qu'est-ce que tu aperçois?

– Là-bas, au sud!

– Nigaud, c'est une mouette.

– Oui, c'est une mouette, dit sourdement un gros homme, sorte d'hercule à la mine rébarbative, qui jusque-là s'était tenu coi.

– Une mouette, répéta l'ex-lansquenet, et j'ai bien peur… qu'en dis-tu, père François Rivet dit Brise-tout?

– Je dis, moi, répliqua le colosse en frappant du pied contre terre, que tu as raison, Grosbec, nous nous sommes laissés prendre comme rats en souricière, puis bêtement débarquer ici pour y crever de faim. Ah! Molin le diable l'ait en sa chaudière! devinait juste. Vois-tu, me disait-il, on veut se débarrasser de nous, faire de nos carcasses de la chair à poissons ou à corbeaux, ça n'est pas douteux!

– Pour ce qui le regardait, il ne s'est pas trompé, ce pauvre Molin, dit Grosbec d'un air fin; mais ventre de biche, nous n'en sommes pas encore réduits là.

– Pas encore, possible! reprit Brise-tout, d'un ton creux, et demain…

– Demain, dit un autre personnage perdu dans la foule, le Castor nous aura repris à son bord.

– Qui dit cela? demanda Grosbec.

– Le Nabot, répondirent plusieurs voix en ricanant.

– Le Nabot est un imbécile, fit Brise-tout avec impatience.

– Un imbécile! où est celui qui m'a donné son nom? s'écria un bonhomme, haut de trois pieds et demi à peine se faufilant à travers les jambes des spectateurs et s'avançant vers le géant.

– L'imbécile qui t'a donné son nom, c'est moi! repartit Brise-tout.

– Toi! dit le nain, campant fièrement les poings sur les hanches.

– Hélas! oui, mon bel avorton!

Le visage de Nabot blêmit de fureur.

– Tu t'imagines donc que tu es bien fort?

– Par la mordieu! dit Brise-tout en souriant, je suis en tous les cas aussi fort qu'un embryon comme toi!

– Oui-dà!

Un rire général accueillit cette fanfaronnade.

– Tu ne sais peut-être pas, dit Nabot, que si petite qu'elle soit, la cognée abat les plus robustes chênes, que l'espadon tue la baleine?

– Après?

– Après?… gare à toi!

En achevant ces mots, le nain se jetant brusquement à plat ventre saisissait Brise-tout par une jambe, et, avant que celui-ci eût songé à s'opposer à son dessein, le renversait tout de son long sur le sable, à la grande hilarité des assistants.

Le colosse se releva, en mâchant des paroles menaçantes entre ses dents serrées, et voulut chercher son malin adversaire, mais Nabot s'était prudemment éclipsé.

Les murmures, suspendus par cette plaisanterie, recommencèrent avec plus d'aigreur. Brise-tout, autant, pour faire oublier sa déconvenue que par goût naturel, se constitua le porte-voix de ces murmures.

Il avait plus d'une toise, mesurée des talons au sommet de l'os occipital, et à cette stature extraordinaire il joignait un développement d'épaules presque fabuleux. L'aspect de Brise-tout était fort étrange. Son crâne énorme, carré, hérissé de cheveux ardents, écrasait un cou grêle, long, mais auquel des muscles saillants donnaient l'élasticité et la vigueur d'une barre d'acier. Grâce à la souplesse de ses muscles, Brise-tout pouvait tourner la tête en arrière sans que le reste de son corps opérât un mouvement. Cette faculté était fort utile à notre homme, lorsqu'il avait maille à partir avec quelque rufian de sa trempe, ce qui lui arrivait souvent, attendu que son caractère était en harmonie avec son physique. On pouvait rencontrer visage aussi laid, mais pas plus affreusement laid que le sien. Forcez-vous l'imagination et concevez un masque où, entre deux bourrelets de chair sanguinolente, clignotent deux petits yeux percés en trous de vrille, pointillez le reste de la face d'une barbe rousse, courte, drue, véritable brosse de cardeur, qui se partage de temps à autre, pour découvrir des mâchoires qui feraient honneur à un hippopotame, supposez que tous nous naquîmes sans nez, et vous aurez le portrait humain de François Rivet, dit Brise-tout. Le buste et les membres étaient à l'avenant du faciès. Un thorax monstrueux surplombait deux jambes osseuses et décharnées, dont il semblait avoir escroqué le modèle à une cigogne, et pour compléter ce type, bizarre caprice de la nature, nous dirons que ses bras, gros comme des couleuvrines, ne descendaient guère ait dessous des hanches, ce qui diminuait considérablement la vanité de leur propriétaire et maître. Mélange étonnant de force incroyable et de faiblesse puérile, Brise-tout n'était dangereux pour un adversaire que lorsqu'il pouvait l'étreindre entre ses mains larges, épatées, capables de tordre un fer à cheval ou de réduire en poudre les plus durs cailloux. Mais il éprouvait à se baisser une difficulté insurmontable, comme si les articulations de ses cuisses à son torse eussent été nouées par un calus, et ce vice de conformation, en paralysant toute agilité de sa part, affaiblissait dans l'esprit de ceux qui le connaissaient l'effroi que ne manquait jamais d'inspirer son extérieur.

 

– Puisque nous sommes abandonnés, beugla-t-il avec l'accent de rogomme qui lui était propre, je suis d'avis qu'on se partage toutes les munitions, et que chacun ensuite s'arrange à sa guise pour vivre ici ou s'en tirer.

– C'est juste, c'est juste, mille tonnerres! répondirent plusieurs routiers en dirigeant vers la tente de Jean de Ganay des oeillades envieuses. Pas de privilège, pas de chef, partageons!

– Oui, partagez, bande de fai-chiens, dit un matelot qui parut tout à coup au milieu des mutins.

– Le Maléficieux! firent les routiers en s'écartant sur le passage du matelot.

– Le Maléficieux, soit! tas de clampins et d'huîtres que vous êtes! Par le trident de Neptune, qu'est-ce que vous avez encore à rouler dans vos caboches? Êtes-vous si novices qu'il faille vous enseigner la manoeuvre à coups de barre de guindeau?

– Qu'est-ce qu'il baragouine donc? dit Brise-tout, en cassant entre ses doigts un galet rond, en manière de passe-temps.

– Je baragouine que vous êtes plus bêtes que des marsouins, toi le premier, descendant de Goliath le Camus, continua le Maléficieux. Quoi! vous marronnez parce que le Castor n'est pas encore revenu! Mais, busons, est-ce que vous ignorez qu'une risée chasse quelquefois un vaisseau à cent lieues de sa route ordinaire? Et si je vous disais, moi qui, depuis vingt ans, traîne mon cuir sur les mers, si je vous disais que je ne crois pas que le Castor puisse être ici avant demain! Là, ouvrez vos gueules comme des sabords, et écarquillez vos yeux comme des écubiers! Non, il ne sera pas ici avant demain, en admettant même que le vent lui soit favorable, ce qui n'est pas très-probable, puisque la brise souille de terre. Comprenez-vous, dindons? Mais voici le sire de Ganay qui sort de sa tente, je vous engage à filer doux, si vous tenez à votre peau, gibier de potence! Allons, silence dans les rangs, mille caronades! Vous souvenez-vous pas de la danse Molin, Tronchard, Pepoli et compagnie, hein!

Cette interrogation, empreinte d'une railleuse ironie, eût été plus que suffisante pour imposer silence aux mutineries, en supposant qu'elles eussent pu dégénérer en révolte. Aussi quand le vicomte de Ganay arriva au milieu des groupes, trouva-t-il les routiers généralement disposés à l'écouter.

L'écuyer avait profondément réfléchi pendant la nuit. Il en était venu à conclure que, tout de suite il devait s'imposer avec énergie aux esprits inquiets et agitateurs des gens confiés à sa direction, s'il voulait les maîtriser. En conséquence, après s'être assuré que ses quatre matelots lui seraient dévoués jusqu'à la mort, il se résolut à explorer l'île, puis à établir son campement dans un endroit convenable.

Il divisa donc ses hommes en quatre bandes de dix, qu'il plaça chacune sous l'autorité d'un matelot.

Une demi-douzaine de paires de pistolets, autant de haches, telles étaient les seules armes et instruments que possédassent les bannis. Ces armes furent partagées entre les chefs des troupes; ensuite on convint d'un cri de ralliement, soit en cas de danger, soit pour se réunir; on décida que, vers deux heures de l'après-midi, les diverses bandes rebrousseraient chemin pour regagner le point de départ, et l'on se mit en route, trois escouades du moins, car la quatrième avait ordre de demeurer en place pour recevoir le Castor, si, par hasard, ce navire réapparaissait, durant l'absence des explorateurs.

Une bande se dirigea vers l'est, l'autre vers l'ouest, la troisième s'achemina entre elles deux, c'est-à-dire vers le centre présumé de l'île.

Cette troisième bande était commandée par Jean de Ganay en personne, avec le Maléficieux pour lieutenant. Parmi ceux qui la composaient, on remarquait notre connaissance Guyonne, Brise-tout, le Nabot, Grosbec.

La journée était luxuriante de charmes. Rien ne pouvait égaler la pureté du ciel semblable à une coupole de saphir au milieu de laquelle on aurait enchâssé une étincelante escarboucle. Les sables de la grève brillants de mille feux sous les rayons de l'astre céleste, paraissaient former autour de l'île un collier de perles et de rubis, il n'était pas jusqu'aux maigres buissons et arbustes qu'on apercevait dans le lointain, qui ne donnassent à cette plage désolée un certain air de gaieté décevante, qui d'abord dissipa les sinistres appréhensions des déportés.

– Ventre de biche! dit Grosbec, en s'adressant à Brise-tout, m'est avis que nous avions tort de nous désoler; nous sommes on pays de Cocagne. Pourvu que les demoiselles sauvages ne se montrent pas trop rébarbatives sur le chapitre des moeurs… A propos de ces dames, où diable se cachent-elles? je n'ai pas encore ou l'avantage d'entrevoir la cotte d'une de ces charmantes!

– Les sauvages! il ne manque plus que cela! maugréa Brise-tout.

– Monsieur Grosbec, veillez à votre pif, dit à cet instant Nabot.

– A mon pif! répliqua l'ex-lansquenet, en portant la main à son nez qu'il avait, démesurément prononcé.

– Eh! sans doute, les Indiens sont très-friands de cet organe; demandez plutôt au Maléficieux.

– Tais-toi, vermine, répliqua François Rivet en tirant l'oreille du nain.

– Aïe! cria celui-ci. Pensez-vous que je sois sourd?

– Attrape, ver de terre, dit Grosbec. Ventre de biche! quelle fameuse odeur on respire céans!

– Excusez! une odeur de marée corrompue, dit le nain.

– De verveine, bêta.

– Ça dépend des nez.

– Des… quoi!

– Des nez! ventre de biche! riposta Nabot, en contrefaisant l'accent gascon de Grosbec.

Ce mauvais calembour eut un succès fou, et souleva de perçants éclats de rire.

– Silence! intervint le Maléficieux. Ce n'est ni l'heure ni le lieu de jouer comme des écoliers en goguette. Voyons, qu'est-ce que cela?

La troupe marchait alors sur une lande marécageuse, à travers des bouquets de coudriers et de pruches rabougris. Au cri du matelot, Jean de Ganay s'arrêta et fût imité de ses hommes, dont les yeux se portèrent anxieusement vers un point que Philippe Francoeur indiquait du bout du doigt. Là, parmi les branchages de quelques genévriers, se montrait un corps blanchâtre qui paissait le gazon avec la plus grande tranquillité du monde. Jean de Ganay arma un pistolet, ajusta et fit feu; mais sans résultat, car on vit aussitôt l'animal s'enfuir en bondissant. Interrompue par cet incident, la marche fut aussitôt reprise. A midi les bannis atteignirent un lac et une halte fut ordonnée. Nulle trace humaine n'avait été remarquée, et l'île dans les parties que Jean de Ganay avait visitées n'était pas seulement déserte, mais dépourvue de tout ce qui est indispensable à la subsistance de notre espèce. Cependant, la vue du lac ranima son espoir, les rives en étaient fleuries, et leur sol pouvait être propre à la culture. Désireux de poursuivre ses observations, l'écuyer longea le bord de ce lac, tandis que ses compagnons se reposaient ou faisaient la guerre aux habitants des eaux. Il arriva ainsi à un bois de bouleaux; l'ayant franchi, il se trouva tout à coup devant une hutte de branchages, grossièrement construite. Au bruit de ses pas, un individu couvert de peaux, qui se tenait accroupi au seuil de la cabane, poussa un cri aigu et plongea dans le lac. Jean ignorait ce que c'est que la crainte; mais une sage prudence lui conseilla de ne pas s'aventurer davantage, ces bruyères pouvant être hantées par une tribu sauvage. Il se détermina même à ne point faire part immédiatement de sa découverte aux routiers, pour ne pas augmenter leur mécontentement. Étant revenu près d'eux, il partagea un modeste repas de poisson qu'ils avaient préparé, puis les ramena, assez peu favorablement impressionnés, au cantonnement de la veille.

Déjà les deux autres troupes étaient de retour. Leur rapport fut unanime: l'île ne produisait que du sable.

On fit l'appel général des proscrite, il en manquait un: le numéro 40, Guyonne!

6Aujourd'hui Nouvelle-Écosse.
7On lui a donné le nom de lac Wallace.
8M. Martin Montgomery prétend, dans son Histoire de la Nouvelle-Écosse, qu'on trouve encore des lapins et des lièvres sur l'île de Sable. Mais il est le seul qui fasse cette assertion. Pour moi, je n'ai rencontré aucun gibier dans l'île quand je l'explorai en 1853.