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L'île de sable

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IV. BRISE-TOUT

Seul, Jean de Ganay conçut quelques inquiétudes de l'absence du numéro 40. Le reste de la bande était naturellement trop égoïste et trop habitué aux vicissitudes du sort pour s'en soucier. Au surplus, le faux Yvon, loin d'inspirer de l'affection aux routiers, s'était attiré leur jalousie, à cause de l'intérêt que n'avait cessé de lui porter le vicomte. Dans tous les lieux, dans toutes les positions, les hommes voient avec déplaisir un de leurs semblables plus favorisé qu'eux; mais c'est surtout dans le coeur des malheureux que l'envie a établi le siège de son empire. Quant à l'écuyer, deux raisons lui faisaient regretter la disparition de Guyonne: d'abord l'attachement dont il se sentait pris pour le prétendu jeune homme, puis la crainte que cette disparition dût être attribuée au personnage qu'il avait aperçu sur le bord du lac. Cependant, il dissimula ses appréhensions et tâcha de se montrer plus gai que d'ordinaire, afin de rassurer les proscrits. La troupe restée au campement avait employé la journée à construire des tentes aussi confortables que possible. Les débris d'un navire naufragé lui avaient servi à cet effet, et, lorsque les explorateurs revinrent, ces tentes étaient assez avancées pour leur faire espérer qu'ils passeraient une nuit meilleure que la première. Chacun des détachements avait apporté quelques comestibles de son expédition: ceux-ci du poisson, ceux-là des coquillages. Le souper fut préparé et on l'expédia gaillardement, car, avant de commencer son repas, le Maléficieux avait fait remarquer que le vent ayant tourné au sud-est, il était présumable que le Castor reparaîtrait à l'aube suivante.

– Si ta prévision s'accomplit, matelot, dit Grosbec, je jure de te faire roi… des ribauds.

– Et moi, dit le Nabot, je demande que le très-illustre Brise-tout soit nommé pape des fous.

– Bien trouvé! s'écrièrent les convives qui suspendirent leur bruyante mastication pour arrêter un regard moqueur sur le visage hideux du colosse.

Omelette! dit celui-ci sans perdre une bouchée. Il me le payera!

– En monnaie de singe! riposta le nain, faisant la nique à Brise-tout.

– Gare à toi, lui dit Grosbec bas à l'oreille. Quand l'éléphant est fatigué de jouer avec un roquet, il l'écrase.

– Peuh! siffla le petit homme, mon ami Brise-tout a le caractère aussi délicatement conformé que la face. Nul danger qu'il prenne jamais mes douceurs pour de l'absinthe; pas vrai, fils de Vénus la laide?

– Satané diablotin! dit Philippe Francoeur en tapotant sûr la joue de Nabot avec le manche de son couteau.

– Oui, diablotin que je réduirai à l'état d'angelot, grommela le colosse.

– Peste! la réduction ne serait pas des plus à dédaigner. Moi qui n'ai jamais valu un liard, je ne me verrais pas sans plaisir métamorphosé… Ohé! qu'y a-t-il? Un seau d'eau! maître Polyphème se trouve mal! Vite! vite! ne voyez-vous pas qu'il tire la langue comme un balancier de potence?

Nabot disait vrai; Brise-tout, dont la colère ne pouvait dompter une effroyable voracité, venait d'avaler une arête et faisait des efforts inouïs pour se délivrer de l'os engagé dans sa gorge. Il gesticulait, se démenait, suait, pleurait, écumait, mais vainement. L'arête, loin de céder à ses tentatives pour l'expectorer, s'enfonçait de plus en plus dans les chairs.

Je laisse à penser si grande était l'hilarité des spectateurs.

– Une paire de pinces, pour aider notre Hercule, dit l'un.

– Non, ne lui dérobez pas le mérite d'accomplir seul et, sans secours ce treizième travail, reprit l'ex-lansquenet.

– Sacramente! ajouta l'Allemand, il va éclater, si vous ne le déboutonnez.

– Pauvre chéri, continua le Nabot, riant jusqu'aux larmes, ne te décourage pas. De la valeur! encore un grognement! plus fort! là… bien… comme ça!

– Il vaincra!– il ne vaincra pas!– Je te dis qu'il vaincra!– Je te dis que non.– Gageons…– Ah! il étouffe!

– Pour Dieu, mon amour, ne casse pas cette arête au moins; je la retiens, je la conserverai comme une relique… pour m'en faire un cure-dents!

Et les rires de redoubler!

Pourtant la chose n'était pas risible, tant s'en faut, et François Rivet ne riait pas, lui! Son visage contracté par la douleur, livide, marbré de taches couperosées; sa bouche béante, inondée de salive et de sang; ses yeux grands ouverts dont les prunelles avaient fui sous les paupières; ses poignets crispés; son corps agité par des mouvements spasmodiques offraient un horrible tableau, tandis que les sons caverneux qui s'éraillaient en s'échappant de sa poitrine auraient glacé d'effroi toute autre assistance que celle qui l'entourait.

– Quelle tête! dit l'incorrigible nain. Décidément, Narcisse et Antinous n'ont plus qu'à tirer leur révérence! Y a-t-il un peintre parmi nous?– Pourquoi le signor Titiano est-il mort? ajouta un Piémontais.– Ah! mais, poursuivit Nabot, la charité chrétienne nous commande de prier pour les agonisants; prions donc, car notre infortuné compagnon râle son dernier soupir?– De profundis clamavi… bredouilla Grosbec.– Mourir d'une arête, lamentable destin!– Regretté Brise-tout, je composerai une élégie sur son trépas.– Je chanterai son stoïcisme dans la souffrance.– Je prononcerai son oraison funèbre, avec accompagnement de guimbarde et de crécelle.

– Voici ton épitaphe, tendre chérubin, dit Nabot. Écoute, et juge avant de te sacrifier aux jours gras des vers de terre:

 
   Passant, sous cet amas de sable amoncelé,
              Gît la pourriture d'un goinfre ensorcelé,
               François Rivet, surnommé Brise-tout,
               Passé maître dans l'art de faire atout,
                    Qui, faute d'une arête[9],
                    Creva par une arête!
 

Toute plate que fût cette bouffonnerie, elle acheva de porter à son comble la bonne humeur des routiers qui battirent des mains avec frénésie, car rien ne sourit tant au vulgaire que ce qui peut abaisser un être supérieur.

Mais c'en était trop. Aiguillonnée par une douleur atroce, la victime de ces lazzi, à bout de patience, fondit soudainement sur ses bourreaux, comme un taureau qu'ont exaspéré les mille coups de lance des picadors, saisit d'une main Grosbec et de l'autre Nabot, qui se trouvèrent sur son passage, les souleva du sol, les tint un moment en l'air, et l'oeil injecté de sang, la bave aux lèvres, il allait les broyer l'un contre l'autre, quand une cuisson insupportable le contraignit à lâcher prise. Brise-tout se retourna en lâchant un cri strangulé. Derrière lui se tenait le Maléficieux, qui, armé d'un tison ardent, avait jugé à propos d'en appliquer l'extrémité sur la joue du géant, pour sauver les imprudents tombés au pouvoir de sa rage. La folie commençait à gagner François Rivet. Il ne voyait plus, il n'entendait plus. Les veines de ses tempes étaient gonflées outre mesure. Une fièvre délirante bourdonnait dans son cerveau. Incapable de calcul, de réflexion, guidé par un instinct d'animal courroucé, il se jeta sur le nouvel ennemi qui osait braver sa furie. Mais Philippe Francoeur était, agile comme un écureuil. Il abandonne son brandon; d'un bond tourne Brise-tout, et se précipite ensuite après lui, lui saute sur les épaules, l'étreint vigoureusement par le cou, et secondé par quelques autres routiers qui s'étaient joints à lui, le renverse à terre. Là, s'engagea une lutte terrible, lutte de l'ours acculé par une meute de chiens! mais, à la fin, succombant sous le nombre des assaillants, Brise-tout essaya un dernier effort pour se redresser, et au moment où tous ses muscles étaient distendus, toutes ses facultés physiques en jeu, un beuglement terrible jaillit de son larynx, avec des flots de sang. L'arête s'était dégagée dans cette convulsion suprême, et François Rivet saluait à sa manière le terme de son supplice. Néanmoins, il aurait pu se guérir d'un mal pour en gagner un cent fois pire, car ses adversaires, irrités à leur tour par les horions qu'il leur avait distribués, n'étaient aucunement disposés à l'abandonner; mais l'arrivée de Jean de Ganay sous la tente fut le signal de sa délivrance.

Le vacarme avait attiré le vicomte qui se promenait solitairement sur la grève. Il se hâta de pacifier les combattants et se retira, après avoir reçu du Maléficieux la promesse que l'ordre ne serait plus troublé.

Depuis longtemps déjà la nuit couvrait de son aile l'île de Sable. Cependant les bannis ne se sentaient nulle envie de dormir. La scène précédente, en excitant leurs sens, en avait, banni le sommeil. On raviva le feu, chacun prit place autour du foyer, à l'exception de Brise-tout, qui s'obstina à grogner dans un coin, et, cédant aux sollicitations de ses camarades qui le suppliaient de leur raconter une histoire, le matelot Philippe Francoeur s'exprima en ces termes:

V. LÉGENDE

«Or bien, ouvrez vos écoutilles, mes gars, car je m'en vais vous filer un câble de longueur. Pour ne pas nous, couler dans la chose des phrases, il y en a sans doute quelques-uns parmi vous qui ont louvoyé dans la rue du Possédé, à Saint-Malo; une rue étroite, tortueuse, sombre comme la cale du Castor, vous savez! Par Neptune, elle est la bien nommée, la rue du Possédé! Rien qu'à voir ses maisons délabrées, vermoulues, on se sent prêt à recommander son âme à Dieu! Quelle puanteur! quel avant-goût de l'enfer! aussi n'est-elle hantée encore aujourd'hui que par les suppôts du démon. C'est donc là que pour l'instant, nous allons jeter l'ancre. N'ayez pas peur du diable qui l'a tenue sur les fonds de baptême, il ne viendra pas vous chercher ici; pas si serviable le vieux cornu!

 

«Donc, il y a, ma foi, quarante-quatre ans, la rue du Possédé était la terreur des Malouins, braves gens, dévotieux, payant régulièrement la dîme et ne manquant jamais au retour de leurs courses en mer d'offrir un gros cierge de cire jaune à Notre-Dame de Bon-Secours. Mais Lucifer est un rusé compère. Ne vous avait-il pas ensorcelé l'âme d'un pauvre pêcheur de la rue du Possédé!

«Bon, par la fourche de Neptune! voilà que le pêcheur: devient amoureux, amoureux, oui, mes gars, et de la plus jolie fillette de Saint-Malo, encore! mais elle était fière comme une duchesse, la Louison, oui bien, par la fourche de Neptune! et Jacques avait beau faire, beau faire, il ne parvenait pas à mouiller dans le coeur de sa belle. Ça le rendait triste et sombre comme une tempête si bien qu'il finit par s'enfermer dans sa cambuse de la rue du Possédé, et que bientôt dans le voisinage, on répéta qu'il allait chaque samedi au sabat, oui bien, par la, fourche de Neptune!

«Pendant tout ça, la Louison s'était laissé courtiser par le fils d'un mégissier, fort riche et si beau garçon que c'était plaisir de les regarder danger ensemble le dimanche après vêpres, oui bien, par la fourche de Neptune!

«Il avait été convenu qu'ils se marieraient après Pâques! mais les vieilles gens, quand on leur parlait du mariage, secouaient la tête, en disant:

– Les pauvres enfants! les pauvres enfants! Ah! c'est bien à craindre que le Jacot leur jette un sort!

«Et qu'ils avaient raison, les vieux! car, voyez-vous, mes gars, ceux qui ont navigué sur l'Océan ont une expérience qui manque aux jeunesses! oui bien! par la fourche de Neptune!

«Le fait est qu'en reluquant le Jacot, il n'y avait pas moyen de se méprendre sur ses desseins. Il était un jour blanc comme une voile neuve; un autre, vert comme les feuilles d'un sapin; un autre, plus rouge que sang, et toujours, toujours, ses yeux brillaient comme des charbons.

«D'aucuns disaient que souvent sa bouche déferlait des flots de soufre et de bitume; d'aucuns rapportaient que la nuit le tonnerre grondait au-dessus de sa maison, même lorsque le ciel était pur et serein; d'aucuns l'avaient vu faire le signe de la croix de la main gauche, si bien que peu à peu la rue du Possédé fut abandonné et qu'il y demeura seul, en compagnie des damnés, oui bien, par la fourche de Jupiter!

«Voilà que le dimanche de Quasimodo, la veille du jour où le fils du mégissier devait épouser sa fiancée, il lui proposa de venir se promener avec lui dans sa chaloupe.

«Le temps était superbe. Pour son malheur la Louison accepta. Ils partirent à deux heures, gais et joyeux dans une petite barque toute pavoisée de rubans. Mais au moment où ils quittaient la grève, on aperçut dans le lointain un canot noir qui tirait des bordées et semblait guetter le départ des jeunes gens! Aussitôt tous ceux qui se trouvaient sur le rivage eurent la chair de poule.

«Ce canot noir, c'était celui de Jacques!

«La Louison, qui le distingua la première, sentit le froid de la mort courir dans ses veines.

– Retournons, revenons à terre, dit-elle à son amoureux.

– Revenir à terre, pourquoi! répondit-il..

– Je tremble!

– Mais…

– Voyez! dit-elle, en lui montrant du bout du doigt l'esquif, de la coque duquel sortait une lumière si vive qu'elle faisait pâlir les rayons du soleil…»

– Comment, sacramente? le canot brûlait au milieu de la mer! interrompit l'Allemand.

– Brûlait, répliqua le Maléficieux, qui est-ce qui t'a dit qu'il brûlait, à toi?

– Puisqu'il était en feu!

– Ah! novice, est-ce que le feu de l'enfer brûle les démons?

– Brute de Tudesque, dit Grosbec en haussant les épaules, ça n'a jamais rien vu. Continue ton histoire, matelot.

«… Oui bien, par la fourche de Neptune! reprit

Philippe Francoeur, des flammes ardentes sortaient en tourbillonnant du canot noir, et au milieu se tenait Jacques, mais grand, grand, comme le grand mât d'un navire de guerre, et sa bouche vomissait des torrents de fumée.

«Tous les gens, sur la plage, le voyaient, à l'exception du fils du mégissier, qui, loin d'écouter les prières de la Louison, se mit à ramer justement dans la direction du canot noir.

«Celui-ci s'éloigna vers le nord, et le bateau du fils du mégissier suivit. Le canot noir ayant viré de bord, l'autre vira de bord aussi. On aurait dit que le premier était d'aimant et le second d'acier, et fidèlement ils exécutaient les mêmes évolutions!

«Cependant le bateau se rapprochait petit à petit du canot noir, et, après une heure de manoeuvres dans la baie, ils tournèrent brusquement vers le septentrion et cinglèrent de ce côté.

«Alors, ils se touchaient presque! Le ciel s'était tout à coup chargé de nuages; la mer courroucée hurlait sur les rochers, et des bandes de griffons, plus gros que des vautours, battaient l'air de leurs ailes, avec des criaillements lugubres.

«Les deux bateaux apparaissaient encore, mais comme un brasier allumé aux confins de l'horizon. Puis, soudain, un coup de tonnerre effroyable retentit et l'on ne vit rien… que la mer blanche d'écume qui se tordait le long du rivage!

«Les gens de Saint-Malo coururent à l'église et prièrent la bonne Vierge de sauver Louison et le fils du mégissier. La journée se passa sans qu'on eût de leurs nouvelles. Mais, vers minuit, au plus fort de la tempête, des mariniers remarquèrent, à la lueur des éclairs, un canot qui entrait dans le port.

«Il était monté par deux personnes, un homme et une femme.

«En débarquant, l'homme jeta son bras autour du cou de la femme et lui dit:

«– Tu me jures, sur le salut de ton âme, d'être à moi?

«– Oui, à toi, rien qu'à toi, toujours à toi! répliqua la femme.

«L'inconnu, alors, pencha la tête et embrassa la femme. Elle poussa un cri, et les mariniers virent un cercle flamboyant à la place où l'homme avait mis ses lèvres.

«Épouvantés, les mariniers s'enfuirent!

«Le lendemain, on racontait dans Saint-Malo, qu'englouti avec son canot, pendant l'orage, le fils du mégissier avait péri, et que la Louison avait été sauvée par Jacques, le possédé.

«Il y en eut qui crurent à ce récit, d'autres considérèrent le fait comme un tour de sorcellerie, oui bien, par la fourche de Neptune!

«Ce qui est certain, c'est qu'un mois après ces événements, la Louison épousait Jacques, que le pauvre pêcheur devenait un riche pilote, et recevait du roi la commission pour aller avec deux vaisseaux reconnaître les environs du banc de Terre-Neuve, oui bien, par la fourche de Neptune!»

– Pas possible! dit l'Allemand.

– C'était donc Jacques Cartier, ajouta Grosbec.

– C'était Jacques, je n'en sais pas davantage, mon gars, repartit le Maléficieux d'un air capable. Mon grand-père, de qui je tiens l'histoire, ne m'en a pas dit davantage.

– Mais, sapristi! de quelle manière mourut-il, ton Jacques? demanda la Nabot qui, ramassé en pelote, les coudes appuyés sur les genoux, la visage dans la paume des mains, avait écouté silencieusement la légende du matelot.

– De quelle manière mourut-il, oui, de quelle manière mourut-il? appuya l'ex-lansquenet.

Tous les yeux se braquèrent sur Philippe Francoeur.

– Ah! voilà! dit-il avec la complaisance d'un conteur qui a captivé l'attention de son auditoire; voilà ce qu'on n'a jamais su, qu'on ne saura jamais, oui bien, par la fourche de Neptune!

Chacun des routiers fit un geste de désappointement.

«Pourtant, reprit le Maléficieux, semblant recueillir ses souvenirs, voici ce qu'assurait mon grand-père, qui avait beaucoup connu Jacques:

«Certain soir, le pêcheur ayant rencontré Louison, la supplia de consentir à être sa femme.

«– Je céderai à tes désirs, quand tu pourras me donner cent sous d'or, lui répondit-elle.

«Cent sous d'or! c'était plus que Jacques ne pouvait amasser en vingt années de travail. Il rentra chez lui, désespéré et décidé à s'occire. Mais, à l'instant où il se passait au cou la corde qui devait le délivrer d'une vie insupportable, un petit homme, vêtu de noir, entra brusquement dans sa chambre.

«– Que fais-tu là? lui dit-il.

«Jacques ne répondit pas. L'aspect de cet homme l'avait terrifié.

«– Tu voulais te pendre, imbécile, continua l'étranger. Bien plutôt brûle cette corde et épouse celle que tu aimes.

«– Épouser Louison!

«– Tiens, sans doute! est-ce que ça ne te gréerait plus?

«– Oh! si, mais…

«– Mais, il te faut cent sous d'or, n'est-ce pas? je t'en donnerai mille.

«– Vous!

«– Pourquoi non?

«La mine du petit homme n'était guère propre à inspirer la confiance; car, à travers les nombreux sabords de son habit noir, on voyait sa peau crasseuse et velue, puis il sentait mauvais… que c'était une infection! oui bien, par la fourche de Neptune!

«– Bon, lui dit-il en ricanant, suis-moi.

«Jacques ne tenait plus à la vie. Il s'approcha de l'inconnu.

«– Où irons-nous? dit-il.

«– Grimpe sur mes épaules.

«– Je suis trop lourd, je vous écraserais.

«– Grimpe toujours.

«Il obéit. Le petit homme ricana de nouveau et dit:

«– Y es-tu?

«– Oui, répondit le pêcheur, tout tremblant, car en croisant ses bras sur la gorge de l'inconnu, il lui avait semblé qu'il les appliquait sur un fer rouge. Jacques voulut sauter à terre; il ne le put: ses doigts étaient rivés l'un contre l'autre et ses cuisses soudées aux hanches du petit homme, qui aussitôt blasphéma le nom du bon Dieu, s'éleva au plafond, lequel s'ouvrit pour lui livrer passage, et en moins d'une seconde transporta le pauvre pêcheur en haut d'une falaise, éloignée de plus de vingt lieues de Saint-Malo, oui bien, par la fourche de Neptune!

«Là, une foule de monstres de toutes couleurs grouillaient autour d'une marmite dans laquelle cuisaient les membres d'un être humain.

«Le petit homme déposa Jacques près de la marmite et lui dit:

«– Regarde.

«Le malheureux, quoique à demi mort d'effroi, regarda et reconnut la tête du fils du mégissier son rival, que l'eau en bouillonnant avait fait monter à la surface.

«– Horreur! s'écria-t-il.

«– Tu boiras de ce bouillon, mon bijou, lui dit cette affreuse vieille, toute ridée, qui écumait la marmite.

«– Non, non! jamais!

«Les monstres éclatèrent en vociférations et commencèrent une ronde satanique autour du feu.

«Une sueur glacée inondait les membres de Jacques, et, chose étrange, le sang courait dans ses veines, chaud comme du plomb fondu.

«– J'ai soif, balbutia-t-il.

«Les imprécations des monstres redoublèrent.

«– Voici du bouillon; bois! lui dit la vieille.

«Il recula en arrière! et un instant après s'écria:

«– A boire! oh! donnez-moi à boire!

«– Le bouillon est prêt; bois! répéta la vieille.

«Jacques perdit la tête. Ses lèvres ardentes calcinaient ses dents, et sa salive s'était transformée en vitriol.

«– Je veux boire, donnez-moi à boire!

«– Tiens, bois, mon amour! lui dit la vieille, en lui présentant une cuillère remplie de l'infâme breuvage; bois, et tu épouseras la belle Louison.

«Jacques ne sachant plus ce qu'il faisait, prit la cuillère, l'éleva à sa bouche, et saisi par un remords de conscience, la lança loin de lui. Mais, hélas! il était trop tard; une goutte de bouillon tombée sur sa langue scellait pour l'éternité son pacte avec les démons… oui bien, par la fourche de Neptune!

«Incontinent, les monstres s'approchèrent de Jacques, l'accolèrent à tour de rôle sur les deux joues, et disparurent au milieu d'un épouvantable vacarme.

«Jacques se trouva seul sur la falaise, avec le petit homme.

«– Et maintenant, que désires-tu? lui dit le diable, car c'était le diable, oui bien, par la fourche de Neptune!

«– Épouser Louison, répondit le pêcheur, qui déjà n'éprouvait plus aucune crainte pour Satan.

«– Tu l'épouseras. Ensuite?

«– Être riche.

«– Tu le seras. Ensuite?.

«– Faire parler de moi dans le monde entier, jusqu'à la fin des siècles.

«Le roi des ténèbres grimaça son ricanement moqueur.

«– Il sera fait à ta volonté. Ensuite?

«– Rien.

«– Tu n'es pas ambitieux, en vérité! rarement créature n'a coûté moins cher que la tienne. Mais, comme les bons comptes font les bons amis, auparavant signe ce papier.

«– Qu'est-ce?

«– Une misère! la vente de ton âme à l'amour, à la fortune, à la gloire. Signe, le temps presse.

«Jacques eut un frisson. Deux tableaux se déroulèrent devant ses yeux: ici, son ange gardien et sa mère le conjurant de ne pas abandonner la route de la vertu; là, la volupté lui faisant des agaceries, appuyée au bras du luxe et de la renommée…

 

«Jacques signa!

«– Monte encore en croupe sur moi, lui dit le diable.

«Et l'enlevant comme une plume, ils traversèrent la Manche, l'Océan, et arrivèrent au-dessus d'un pays sauvage, couvert de neiges et de glaces, habité par des hommes qui ne ressemblaient pas plus aux autres hommes qu'un loup de terre ne ressemble à un loup de mer. Quand ils furent arrivés, le diable dit à Jacques:

«– Sais-tu ce que c'est que cette contrée?

«– Non.

«– C'est une contrée où je n'exerce pas encore mon empire, et où, grâce à toi, dans deux cents ans, j'étendrai; ma puissance. Tu connais ta route. Retournons chez toi, car il ne fait pas encore bon pour moi ici, et quand tu voudras, tu t'immortaliseras. Fouille sous le noyer de ton jardin et tu y découvriras les mille sous d'or que je t'ai promis. A toi donc amour, gloire, opulence; à moi ton âme!

«La peur reprit Jacques. Il fit un violent soubresaut pour se séparer de Satan et se trouva seul dans sa maison de la rue du Possédé.

«Il était grand jour; oui bien, par la fourche de Neptune!

«Satan ne l'avait pas trompé. Ayant creusé à la racine du noyer de son jardin, Jacques déterra une cassette qui renfermait mille louis d'or.

«Je vous ai dit comment il épousa la Louison, comment il partit pour explorer le banc de Terre-Neuve. A présent, il ne me reste plus qu'à vous dire qu'après avoir retrouvé le pays dont le diable lui avait enseigné le chemin et amassé des trésors innombrables, il entreprenait son huitième voyage à la Nouvelle-France lorsque Satan lui apparut pendant une tempête.

«A son aspect Jacques pâlit.

«– Ai-je tenu ma parole? dit le capitaine des ténèbres.

«– Oui.

«– Et tu as été heureux?

«Jacques secoua sa tête blanchie par l'âge, ce qui voulait dire non.

«Le diable sourit de son sourire écoeurant.

«– Tant pis, dit-il. A moi ton âme, l'heure est venue!

«Une flamme scintilla à l'extrémité des perroquets; une lame, haute comme une montagne, s'abattit sur l'avant du vaisseau. Cinq minutes après, il avait sombré avec tous ceux qui le montaient[10]

– Et Jacques?… s'écria le Nabot.

– Jacques! sais pas, oui bien, par la fourche de Neptune! répondit Philippe Francoeur. Sur ce, bonne nuit, mes gars! ne faites pas de mauvais rêves, et Dieu nous préserve du diable! oui bien…

Le Maléficieux n'acheva point sa, locution sacramentelle, dont un glorieux ronflement remplaça la finale.

Il était endormi.

9Pour comprendre ce mauvais jeu de mots il est bon de se rappeler qu'avant le dix-septième siècle «arête» s'employait souvent pour exprimer un temps d'arrêt.
10Qui a pu donner naissance à cette légende? je l'ignore. Est-elle populaire en Bretagne? je l'ignore également. Mais je l'ai entendu raconter à bord de la Belle-Poule, par un ancien matelot qu'on nommait communément «le Malouin.» J'étais très-jeune à cette époque et peut-être aussi ignorant de l'histoire de la France que de celle du Canada. Ce qui me frappa dans la légende fut donc simplement son caractère merveilleux. Lorsque, plus tard, l'étude de la découverte de l'Amérique me l'eut remise en mémoire, j'aurais beaucoup donné pour savoir où le «Malouin» l'avait apprise; mais le légendaire était mort et toutes mes recherches furent stériles. Il me semble néanmoins qu'elle dut d'abord avoir pour héros un autre pilote que Jacques Cartier; car celui-ci étant né le 31 décembre 1494, avait quarante ans lorsqu'il explora les côtés de l'Acadie, par conséquent ce n'était plus un jeune homme. La légende pourrait donc lui être postérieure, comme la découverte qui lui est attribuée, et s'appliquer à un autre personnage.