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La capitaine

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IV. À bord du Requin

– Ah! dit le masque d’un ton amer, presque menaçant; mieux vaut mille fois mourir, tout d’un coup, avec trois balles dans la poitrine, que de languir empoisonné d’amour par une femme sans cœur!

Il tourna le dos, descendit légèrement sur le pont et disparut sous l’accastillage d’arrière.

– Rompez vos rangs! ordonna le maître d’équipage.

Tandis que les matelots se dispersaient par groupes dans les batteries, avec un murmure semblable au bourdonnement d’une ruche d’abeilles, mais sans ces éclats de voix, sans ce tumulte qu’on remarque, après une revue, dans les vaisseaux de la marine régulière, l’officier qui avait constaté la mort d’Auguste Tridon, monta sur la galerie.

Il salua très civilement, s’agenouilla près de Kate, lui frotta les tempes d’une essence particulière, et, tout en la rappelant au sentiment, il dit à Harriet avec l’aisance d’un homme du monde.

– Vous êtes, madame, à bord du Requin, un corsaire de fort bonne mine, comme vous le voyez, quoique nos ennemis les Anglais l’appellent un pirate. Mais le nom ne fait rien à la chose, Nihil nomen… Ah! pardonnez-moi… un souvenir classique… Cette petite fille en reviendra… La voici qui ouvre les yeux… J’avais l’honneur de vous dire que vous naviguez sur le Requin… vous le saviez! … Vous y êtes en sûreté! tout autant que sur le vaisseau-amiral de la station… Mais votre femme de chambre se remet; recuperat sensus… Allons, ma bonne, soulevez-vous, en vous appuyant sur moi; là… comme cela… encore un petit peu de courage… Vous y êtes! … n’ayez pas peur… ma chère, je ne suis pas un monstre, horribile monstrum.

– Ah! mon doux Jésus, comme j’ai vu des choses effrayantes! balbutia Catherine, en roulant autour d’elle des yeux hagards.

– Une exécution! une pauvre petite exécution! on en voit tous les jours à terre de semblables, ma mignonne, et chaque fois qu’il y en a une vous y courez… Elles ne vous font pas le même effet, parce que les causes ne sont pas les mêmes, sublata causa, tollitur

L’officier s’était relevé avec Kate: il évolua prestement sur les talons et, s’adressant de nouveau à madame Stevenson:

– Pardon encore une fois, madame, je suis chirurgien à bord du Requin. On m’a chargé de vous en faire les honneurs et de vous communiquer la consigne qui vous regarde: primo: vous aurez, vous et cette intéressante enfant – il lança à Catherine un regard langoureux – toute liberté d’agir, de vous promener quand vous voudrez, sauf pendant les heures de combat; secundo: il vous est accordé un appartement dans le gaillard d’arrière; tertio: votre table sera servie, comme vous le désirerez: chaque matin, vous n’aurez qu’à dresser le menu et à le remettre au maître d’hôtel, qui viendra prendre vos ordres (et, comme j’aurai l’avantage extrême de m’asseoir à votre table, mensam tuam par…, je vous éviterai cette peine, avec votre bon plaisir); quarto: si un homme de l’équipage s’oubliait devant vous, il serait puni de la peine que vous requerriez contre lui; mais cela n’aura pas lieu, je m’en fais le garant. Ni vous, ni cette charmante bachelette, n’aurez à souffrir de nos matelots, dociles sunt…; sexto: il vous est défendu, à vous et à mademoiselle, d’adresser la parole à qui que ce soit, sauf à votre serviteur très respectueux qui, seul, jouira de la faveur inappréciable d’être un intermédiaire entre le monde ambiant et vous; septièmement: c’est tout, totum est.

Ces paroles furent prononcées avec une volubilité extrême, qui ne permit pas à Harriet d’y glisser un mot. Elle se contenta d’examiner son interlocuteur.

Il était petit de taille, riche d’embonpoint, mafflé, lippu, rouge de figure, comme une pomme d’api. Il avait les yeux à fleur de tête, clignotant sans cesse à droite, à gauche, sous une paire de lunettes à verres convexes; une apparence de bonhomie, de douceur qui jurait affreusement avec sa profession de pirate. Malgré sa corpulence, tous ses mouvements avaient une vivacité électrique. Jamais il n’était en repos. Une circonstance l’obligeait-elle à rester debout, sans marcher, il dansait alternativement sur une jambe ou sur l’autre. Ses bras fonctionnaient sans cesse comme les ailes d’un télégraphe. On doutait qu’il se tînt immobile même en dormant. Sa langue était dans une agitation perpétuelle, qui le forçait à lire, à étudier, à penser tout haut.

On l’appelait le major Guérin; mais les matelots du bord l’avaient rebaptisé le docteur Vif-Argent.

Malgré ses brusqueries, ses gourmades, ils avaient pour lui une affection dévouée; car il était habile, obligeant, et plus d’un lui devait la conservation de ses jours.

Quoique assez pénétrante, madame Stevenson ne sut pas apprécier le major Guérin. Elle le prit pour quelque fruit sec d’une école de médecine qui, sans ressource et sans client, avait choisi la piraterie comme un excellent moyen de bien vivre en travaillant le moins possible.

Les attentions – un peu équivoques, il est vrai, – qu’il eut, tout d’abord pour sa domestique, achevèrent de le démonétiser dans l’esprit d’Harriet.

Le jugement de la jeune femme eût pu se résumer ainsi.

– C’est un rustre, un idiot, un ivrogne, un libertin!

Quelle est la femme qui pardonne à un homme les égards qu’il a eus pour une autre femme, en sa présence, surtout si cette dernière semble à la première d’une condition inférieure à la sienne?

Aussi le major Guérin, ayant offert son bras à madame Stevenson, pour descendre l’escalier qui conduisait sur le pont, elle le refusa sèchement par cette épigramme:

– Merci, monsieur; adressez vos bons offices à ma servante! elle en a plus besoin que moi.

– C’est juste, dit le docteur, très juste, madame, cette pauvre petite est encore faible; je vais l’aider.

Et il prit décidément le bras de Kate, qui en devint toute rouge.

Harriet les suivit d’un air dédaigneux.

Ils traversèrent la batterie d’entrepont et entrèrent dans un magnifique salon, dont les fenêtres ouvraient sur une galerie, à la poupe du navire.

Le luxe et l’élégance qui régnaient dans cette pièce, arrachèrent à madame Stevenson une exclamation de surprise. Jamais, même dans les appartements de l’Amirauté, à Londres, elle n’avait vu un ameublement aussi somptueux et des décorations aussi splendides, quoique d’un goût aussi parfait.

Les merveilles de la tapisserie orientale et de l’ébénisterie occidentale avaient été mises à contribution pour orner ce salon. Il était tendu en cachemire de l’Inde bleu et or, dont les draperies, suspendues à des colonnettes de jaspe flottaient, à larges plis, tout à l’entour.

Une peinture admirable, représentant les amours de Psyché avec Cupidon, couvrait le plafond. Par la correction de son dessin, cette toile semblait appartenir à l’école flamande, mais, par la suavité de son coloris, l’école italienne la revendiquait hautement.

Un des plus merveilleux produits de la Turquie s’étalait sur le parquet.

Les fauteuils, les canapés, la table de centre étaient en citronnier marqueté d’écaille.

Mais ce qui porta au comble l’émerveillement de madame Stevenson, ce fut, dans le fond de la pièce, près des fenêtres, un piano et une harpe!

Un piano et une harpe sur un corsaire!

– Voici votre salon, madame, lui dit le docteur Guérin. De chaque côté, vous trouverez une chambre à coucher, l’une pour vous, l’autre pour mademoiselle. Nul ici ne vous dérangera, à moins… mais il sera toujours temps de vous prévenir, si toutefois ma personne ne vous agrée pas…

– Au contraire, monsieur! au contraire! répondit Harriet.

Le major lui déplaisait; mais comme il paraissait s’être laissé prendre aux charmes de Catherine, il valait encore mieux le garder près de soi qu’un autre officier. On lui tiendrait la dragée haute, et l’on en tirerait tout ce qu’on voudrait.

Madame Stevenson s’était rapidement fait ce raisonnement.

– Je vous laisse, madame, car vous désirez sans doute vous reposer. Mais si vous avez besoin de mes services, cette sonnette m’avertira.

Et il montra un cordon pendant le long d’une des colonnettes.

– Un moment, monsieur, dit Harriet en se jetant sur une berceuse, un moment.

– Disposez de moi, madame.

– Pourriez-vous me dire ce qu’on prétend faire de nous?

– Je l’ignore, madame, ignoro.

– Ah! vous l’ignorez; je veux bien le croire, mais votre commandant ne l’ignore pas, lui!

– Non, madame, il ne l’ignore pas, lui.

– C’est un homme masqué, que j’ai vu sur la galerie?

– C’est un homme masqué, que vous avez vu sur la galerie.

– Me serait-il possible de lui parler?

– Il ne vous serait pas possible de lui parler.

– Pourquoi cela?

Le major ne répondit pas.

– Mais pourquoi, monsieur? dites-moi pourquoi? reprit madame Stevenson en frappant du pied avec impatience.

– Tenez, madame, lisez, fit le docteur.

Et il indiqua à Harriet une pancarte fixée à une colonne, près d’elle.

Un calligraphe émérite y avait tracé les lignes suivantes:

Règlement du Requin

Organisation

Article 1. Tous les hommes à bord du Requin ont juré fidélité, obéissance passive à leur capitaine-commandant;

Art. 2. Il a sur eux droit de vie et de mort;

Art. 3. Il leur est défendu de lui adresser la parole, sans y être invité par lui;

Art. 4. Ils se doivent entre eux aide et protection;

Art. 5. Le capitaine-commandant est le seul juge à bord;

Art. 6. Il délègue ses pouvoirs à qui bon lui semble;

Art. 7. Il n’est tenu à aucun compte envers ses hommes;

Art. 8. Tout homme qui a pris du service sur le Requin s’est engagé pour la vie;

 

Art. 9. Il est enjoint à tous de tuer un déserteur partout où ils le rencontreront;

Art. 10. Celui qui, rencontrant un déserteur, ne le tuerait pas ou ne le ferait pas tuer, serait traité comme le déserteur lui-même;

Art. 11. Les hommes gradés jouissent, hiérarchiquement, sur leurs subordonnés, des mêmes droits que le capitaine-commandant, mais le privilège de la décision suprême lui appartient en tout.

Punition

Article unique. Chaque infraction à la discipline peut être punie de mort.

Observation

Toute personne qui met le pied sur le Requin est soumise aux mêmes lois que les hommes de l’équipage.

Signé: Le Requin.

Le règlement était rédigé en français. Cette langue paraissait, du reste, la seule qu’on parlât à bord du navire.

– Une chose m’étonne, dit madame Stevenson, après avoir pris connaissance du terrible document, c’est qu’il se trouve des gens assez niais pour accepter de pareilles conditions!

– Oh! dit le docteur, nous n’en manquons jamais, madame, nunquam deficiunt.

– Alors, monsieur, je suis votre prisonnière?

– Vous êtes notre prisonnière, prononça le major Vif-Argent, en reprenant le ton froid et la tournure discrète qu’il affectait chaque fois qu’elle l’interrogeait.

– Mais cette captivité durera-t-elle longtemps?

Il ne fit pas de réponse.

– Puis-je au moins écrire à votre commandant?

– Vous pouvez lui écrire.

– Ah! s’écria-t-elle en souriant, c’est déjà quelque chose. Je pensais bien que ce farouche monarque était vulnérable par un point. Je lui écrirai donc.

– Comme il vous plaira.

– Mais, ajouta-t-elle, en se ravisant, qui lui portera la lettre?

– Moi, madame.

– Alors, monsieur, veuillez me donner ce qui est nécessaire…

– Vous trouverez tout cela dans votre chambre à coucher, madame. Voulez-vous que je vous y introduise?

– Volontiers, monsieur.

Et elle se leva, en disant à Kate en anglais:

– Viens.

Le docteur Guérin, les précédant, traversa la pièce, écarta la draperie et ouvrit une porte cachée derrière. Une petite chambre à coucher, d’un goût aussi luxueux que le salon, se montra à leurs regards.

Catherine se croyait dans un palais enchanté.

– Pendant que vous écrirez la lettre, je vous ferai apprêter une collation, madame, dit le docteur, laissant retomber la tapisserie sur madame Stevenson.

– Que c’est donc beau, madame! que c’est donc beau ici! s’exclamait Kate. Ah! mon doux Jésus, il y a plus d’or que dans l’église de Saint-Patrick, à Dublin! Et de la soie! on habillerait toutes les dames d’Halifax, avec ce qu’il y en a ici. C’est pas pour dire, mais ces pirates savent joliment faire les choses! Ça doit être un bon métier qu’ils ont là! Oh! mais s’ils ne se tuaient pas comme ça, ça me serait égal d’en épouser un…

– Le docteur qui vous a soignée, n’est-ce pas? dit Harriet en riant.

– Pourquoi pas, madame? il n’est pas mal, cet homme! Est-ce que vous croyez…

– Qu’il voudrait de vous?

Catherine essaya de rougir.

– Il me conviendrait assez, murmura-t-elle.

– Eh bien, demandez-le en mariage! repartit Harriet donnant cours à un bruyant accès d’hilarité. Mais asseyez-vous, madame la doctoresse. Je vais préparer un poulet pour monsieur notre ravisseur.

Elle se mit à un pupitre en bois de rose, placé sur un guéridon, prit du papier, une plume, et, d’une main assurée, elle écrivit:

«Au commandant du Requin,

«La soussignée, et sa femme de chambre, ont été attirées dans un piège qui leur avait été dressé, par vos ordres, sans doute. Elles n’ont point eu à se plaindre de vos gens; mais la soussignée veut savoir dans quel but vous vous êtes emparé de sa personne.

«Un galant homme, fût-il un pirate, ne refuse jamais une explication à une femme.

«Henriette Stevenson,

«Née de Grandfroy.

«À bord du Requin ce 23 juillet 1811.»

Elle cacheta son billet et y mit l’adresse: «Au commandant du Requin

– Maintenant, Kate, dit-elle, vous allez m’aider à m’arranger un peu. Par bonheur que j’ai eu l’idée de prendre quelques effets avec moi.

– Mais, voyez donc, madame, s’écria la soubrette qui venait de soulever un rideau près du lit.

L’enfoncement, masqué par ce rideau, formait une garde-robe, où se montraient à profusion des habillements de femme, aussi variés que fashionables.

– Ces bandits ne se refusent rien! dit madame Stevenson, en considérant les objets avec l’œil exercé d’une coquette. Tout cela est à la dernière mode!

– Si vous mettiez cette jolie robe lilas! fit Kate qui palpait la soie avec un ravissement inexprimable.

– Fi! s’écria Harriet.

– Pourquoi donc! elle vous irait à merveille, j’en suis sûre!

– Moi, mettre les loques d’une… de la maîtresse de ces brigands, y songez-vous, Kate!

– Dame, on dirait qu’elles ont été accrochées là pour vous! Ma patronne! comme il y en a! comme elles sont belles!

– Il se pourrait, pourtant, qu’on les eût placées là à mon intention, se dit madame Stevenson.

Cependant, elle ne voulut point se parer de ces effets; et, après avoir rafraîchi sa toilette, elle rentra dans le salon.

Le docteur attendait.

Il reçut l’épître de madame Stevenson, et promit de la déposer entre les mains du commandant.

– Aurai-je une réponse, monsieur? demanda-t-elle.

– Madame, fit le major éludant la question, voici des fruits et des pâtisseries!

Il indiqua un plateau de vermeil chargé de friandises, et quitta brusquement le salon.

Harriet était gourmande; il serait superflu d’ajouter que miss Kate partageait ce joli défaut.

Elles s’attablèrent amicalement, l’infortune ayant cela de bon qu’elle efface les distances, et mangèrent d’excellent appétit.

– Ah! ah! voici la preuve de mes soupçons, s’écria tout à coup madame Stevenson, montrant à Catherine le coin de sa serviette, en fine toile de Hollande:

Comme le mouchoir, trouvé dans le jardin, elle était marquée d’un A et d’un L, surmontés d’une couronne de comte.

V. Requins contre Anglais

Pendant huit jours, madame Stevenson attendit la réponse à sa lettre; cette réponse ne vint pas.

Elle s’accoutumait à sa prison, assez douce d’ailleurs, et passait son temps à lire ou à faire de la musique. Souvent aussi le major Guérin lui tenait compagnie. Quoiqu’elle ne lui pardonnât point les caresses dont il comblait Catherine, et qui faisaient dire à celle-ci: «Qu’après tout, le Requin avait du bon», la jeune femme recherchait volontiers, à défaut d’autre, la société du docteur.

Elle tenta même sur lui le pouvoir de ses charmes. Repoussée avec perte, Harriet essaya d’en obtenir quelques renseignements par sa femme de chambre. Celle-ci ne fut pas plus heureuse. Le chirurgien était impénétrable.

Le questionnait-on, il n’entendait pas, ou sautait habilement à un autre sujet.

Insensiblement, Harriet s’était vue forcée, par la nécessité, de recourir à la garde-robe mise à sa disposition. Elle avait commencé par un châle pour s’abriter contre la fraîcheur du soir; puis, ç’avait été un ruban, puis le linge dont elle manquait; enfin, les robes eurent leur tour.

– Il n’y a point de femme à bord, j’en suis certaine, se disait-elle en manière d’excuse, pourquoi me gênerais-je?

Et peu à peu, la toilette entière y avait passé.

Les matelots, les officiers, tout le monde témoignait à madame Stevenson une déférence extrême. Mais personne ne lui parlait, à l’exception du major Vif-Argent.

Elle pouvait se promener avec Kate sur toute l’étendue du pont; la dunette et la galerie, du haut de laquelle elle avait assisté à l’exécution, seules leur étaient interdites.

Plus d’une fois, Harriet y avait vu le comte Lancelot, – on l’a reconnu, – toujours masqué et accompagné d’un homme également masqué, son inséparable Samson.

Un matin, qu’il était ainsi sur le gaillard d’arrière, Harriet, s’armant d’audace, s’élança sur l’escalier qui y conduisait, et voulut l’aborder; mais Samson, qu’elle n’avait pas aperçu, caché qu’il était par une voile d’artimon, se jeta entre elle et lui, enleva la jeune femme, et sans souffler mot, la redescendit dans la cabine, où elle fut enfermée tout le jour.

– Si vous recommencez, ma chère dame, lui dit le major, le pont vous sera interdit, tibi interdictum tabulatum erit.

Elle se garda bien, dès lors, de s’exposer à être privée de cette distraction.

En dépit de son horreur pour les forbans, elle ne pouvait s’empêcher d’admirer l’ordre qui régnait parmi eux. Jamais une rixe, jamais une querelle. Chose inouïe! on n’entendait ni ces jurons, ni ces blasphèmes qui fatiguent, jour et nuit, les échos des navires ordinaires.

Quand ils n’étaient pas de service, les hommes causaient, contaient des histoires, ou réparaient leur uniforme.

Les jeux de hasard étaient strictement prohibés.

Une discipline draconienne soumettait à la volonté du commandant, tout l’équipage, depuis le plus petit mousse, jusqu’à ses lieutenants.

Il en était de même à bord du Caïman, qui voyageait de conserve avec le Requin se tenant souvent à quelques brasses dans l’ouaiche du second, et recevait de fréquentes visites du capitaine.

Le cutter Wish-on-Wish suivait le Requin à la remorque.

Durant les huit premiers jours qu’elle passa sur ce dernier, les pirates firent diverses prises.

Quand ils s’étaient emparé d’un navire, tous ceux qui le montaient étaient impitoyablement jetés à la mer, s’ils avaient fait l’ombre d’une résistance. Se rendaient-ils complaisamment, on les entassait dans les chaloupes de leur bâtiment et on les abandonnait aux caprices des flots.

Le butin était divisé en deux parts égales.

L’une appartenait, tout entière, au capitaine. Elle servait à l’entretien de ses vaisseaux; l’autre était tirée au sort, par lots, sans distinction d’âge ni de grade.

Un mousse ou un simple calfat pouvait ainsi gagner un lot aussi précieux qu’un lieutenant.

La nourriture était la même pour tous.

Les officiers n’avaient d’autre avantage qu’un service moins pénible, et l’exercice d’une portion du commandement, plus ou moins grande, suivant leur rang.

Le respect de tous pour leur capitaine allait jusqu’à l’adoration. Celui-ci, du reste, était un marin consommé, qui lisait dans le ciel comme dans un livre, et ne se laissait jamais surprendre par un grain. Quand il était à bord, il ne confiait à personne autre que lui le gouvernement du navire. Il veillait à tout, devinait tout, pourvoyait à tout.

Nets et précis, ses ordres étaient exécutés avec une rapidité qui tenait du prodige. Personne de son équipage ne l’avait vu démasqué. Ses deux seconds, et le capitaine du Caïman seuls étaient en rapports directs avec lui; dans son intimité il n’admettait que Samson, surnommé par les matelots le Balafré, et le docteur Guérin.

Seuls aussi, ils pouvaient pénétrer dans son appartement, situé à la poupe, entre les deux batteries, et dont le salon et les deux cabines, occupés par madame Stevenson, formaient habituellement une partie.

Parmi tant d’étrangetés, il en était une que la jeune femme ne s’expliquait pas. Acharnés à la destruction des navires anglais, les Requins de l’Atlantique, loin d’insulter les bâtiments français, leur portaient fréquemment aide et secours.

Quoique les Français fussent alors en guerre avec la Grande-Bretagne, ce fait n’expliquait pas complètement la rage des pirates contre les Anglais. Ils les tuaient, les massacraient, les torturaient à plaisir.

Harriet en demanda un matin la cause au docteur Vif-Argent.

Ils venaient de déjeuner et prenaient le café.

À cette question, le major sourit amèrement.

– Ce serait une longue histoire, madame, dit-il, et vous n’auriez pas la patience… mulier patientiae non propensa.

– Si vous me faites grâce de votre latin, je vous jure de vous écouter sans ouvrir la bouche, répondit-elle.

– Il ne m’est pas défendu de la conter…

– Commencez, alors, mon cher docteur. Cela m’aidera à couler le temps; mais pas de votre baragouinage latin, surtout!

– Eh bien, madame, je vais vous satisfaire.

«Vous savez, ou ne savez pas, que la plupart d’entre nous sont Acadiens, descendants de braves Français, qui colonisèrent jadis la Nouvelle-Écosse et les provinces limitrophes.»

– J’ignorais cela, dit Harriet en étouffant un léger bâillement.

 

Le major continua:

«Peuple simple et bon que ces Acadiens[4]; il n’aimait pas le sang, l’agriculture était son occupation. On l’avait établi dans des terres basses, et repoussant à force de digues la mer et les rivières dont ces plaines étaient couvertes. Ces marais desséchés donnaient du froment, du seigle, de l’orge, de l’avoine et du maïs. On y voyait encore une grande abondance de pommes de terre, dont l’usage était devenu commun.

«D’immenses prairies étaient couvertes de troupeaux nombreux; on y compta jusqu’à soixante mille bêtes à cornes. La plupart des familles avaient plusieurs chevaux, quoique le labourage se fit avec des bœufs. Les habitations, presque toutes construites de bois, étaient fort commodes et meublées avec la propreté que l’on trouve parfois chez les laboureurs d’Europe les plus aisés. On y élevait une grande quantité de volailles de toutes les espèces. Elles servaient à varier la nourriture des colons, qui était généralement saine et abondante. Le cidre et la bière formaient leur boisson; ils y ajoutaient quelquefois de l’eau-de-vie de sucre.

«C’était leur lin, leur chanvre, la toison de leurs brebis qui servaient à leur habillement ordinaire. Ils en fabriquaient des toiles communes, des draps grossiers. Si quelqu’un d’entre eux avait un peu de penchant pour le luxe, il le tirait d’Annapolis ou de Louisbourg[5]. Ces deux villes recevaient en retour du blé, des bestiaux, des pelleteries.

«Les Français neutres[6] n’avaient pas autre chose à donner à leurs voisins. Les échanges qu’ils faisaient entre eux étaient encore moins considérables, parce que chaque famille avait l’habitude et la facilité de pourvoir seule à tous ses besoins. Aussi ne connaissaient-ils pas l’usage du papier-monnaie. Le peu d’argent qui s’était comme glissé dans cette colonie, n’y donnait point l’activité qui en fait le véritable prix.

«Leurs mœurs étaient extrêmement simples. Il n’y eut jamais de cause civile ou criminelle assez importante pour être portée à la cour de justice, établie à Annapolis. Les petits différends qui pouvaient s’élever de loin en loin entre les colons, étaient toujours terminées à l’amiable par les censeurs. C’étaient les pasteurs religieux qui dressaient tous les actes, qui recevaient tous leurs testaments. Pour ces fonctions profanes, pour celles de l’Église, on leur donnait volontairement la vingt-septième partie des récoltes. Elles étaient assez abondantes pour laisser plus de faculté que d’exercice à la générosité. On ne connaissait pas la misère, et la bienfaisance prévenait la mendicité. Les malheurs étaient, pour ainsi dire, réparés avant d’être sentis. Les secours étaient offerts sans ostentation d’une part; ils étaient acceptés sans humiliation de l’autre. C’était une société de frères également prêts à donner ou à recevoir ce qu’ils croyaient commun à tous les hommes.

«Cette précieuse harmonie s’étendait jusqu’à ces liaisons de galanterie qui troublent si souvent la paix des familles…»

– Oh! je vous arrête là, docteur, je vous arrête là, s’écria madame Stevenson en riant aux éclats. De la morale sur vos lèvres, mon cher docteur!

Et ses regards malicieux se portèrent vers Kate, qui tendait l’oreille sans rien comprendre, puisque le major Vif-Argent s’exprimait en français.

– Il suffit, madame, il suffit, dit-il gaiement, vous savez le proverbe: Facite quod jubeo, sed

– Docteur! docteur! et votre promesse! fit Harriet en le menaçant du doigt.

– C’est juste, reprit-il. Je poursuis mon récit:

«Au commencement du siècle dernier, ces excellentes gens, si dignes du repos dont ils jouissaient, formaient une population de quinze à vingt mille âmes. Mais, hélas! la guerre éclata entre l’Angleterre et la France, et leur pays devint le théâtre de cette lutte affreuse. En 1774, il n’en restait plus que sept mille environ; le reste avait émigré. Maîtresse de leur territoire, la Grande-Bretagne voulut leur imposer le serment d’allégeance. Ils s’y refusèrent. On les persécuta. Le moindre agent du cabinet de Saint-James prétendait faire subir sa tyrannie aux Acadiens: «Si vous ne fournissez pas de bois à mes troupes, disait un capitaine Murray, je démolirai vos maisons pour en faire du feu.» – «Si vous ne voulez pas prêter le serment de fidélité, ajoutait le gouverneur Hopson, je vais faire pointer mes canons sur vos villages.»

«Les Acadiens n’étaient pas des sujets britanniques, puisqu’ils n’avaient point prêté le serment de fidélité, et ils ne pouvaient être conséquemment regardés comme des rebelles; ils ne devaient pas être non plus considérés comme des prisonniers de guerre, ni renvoyés en France, puisque depuis près d’un demi-siècle on leur laissait leurs possessions, à la simple condition de demeurer neutres, et qu’ils n’avaient jamais enfreint cette neutralité.

«Mais beaucoup d’intrigants et d’aventuriers jalousaient leurs richesses, enviaient leur félicité. Quels beaux héritages! et par conséquent quel appas! La cupidité et l’envie s’allièrent pour compléter leur ruine. On décida de les expulser et de les disséminer dans les colonies anglaises, après les avoir dépouillés.

«Pour exécuter ce monstrueux projet, cette perfidie, comme seule l’Angleterre en sait imaginer et perpétrer, on ordonna aux Acadiens de s’assembler en certains endroits, sous des peines très rigoureuses, afin d’entendre la lecture d’une décision royale. Quatre cent dix-huit chefs de familles, se fiant à la foi britannique, se réunirent ainsi, le 5 septembre 1755, dans l’église de Grand-Pré. Un émissaire de l’Angleterre, le colonel Winslow, s’y rendit en grande pompe, et leur déclara qu’il avait ordre de les informer: «Que leurs terres et leurs bestiaux de toute sorte étaient confisqués au profit de la Couronne avec tous leurs autres effets, excepté leur argent et leur linge, et qu’ils allaient être eux-mêmes déportés de la province[7].»

«En même temps une bande de soldats, de misérables se rua sur ces infortunés et en égorgea un grand nombre. Les femmes, les enfants ne furent pas plus épargnés; et ce fut le signal de boucheries, de violences sans nom, qui durèrent plusieurs jours. Tout fut mis à feu et à sang. La florissante colonie ne présenta bientôt plus qu’un monceau de décombres fumants. La plupart de ceux qui échappèrent au carnage furent plongés dans des navires infects et dispersés sur la côte américaine depuis Boston jusqu’à la Caroline.

«Pendant de longs jours, après leur départ, on vit leurs bestiaux s’attrouper autour des mines de leurs habitations, et les chiens passer les nuits à pleurer par de lugubres hurlements l’absence de leurs maîtres[8].»

– Oh! c’est affreux! interrompit madame Stevenson.

– Le tableau est pâle, reprit le docteur. Si j’entrais dans les détails, si je vous montrais ces femmes outragées, ces enfants arrachés au sein de leurs mères et lancés, comme des volants à la pointe des baïonnettes, vous frémiriez d’horreur. Eh bien, madame, croyez-vous que les fils des malheureux qui furent si odieusement martyrisés, il n’y a guère qu’un demi-siècle, puissent voir un Anglais sans éprouver aussitôt le désir de se venger? Croyez-vous que quelques-uns ne songent pas jour et nuit à user de représailles? qu’il n’en est pas, qui ont pris en main la cause des assassinés, et qui, désespérant d’obtenir une réparation tardive, en s’adressant au tribunal des nations, au nom du droit des gens, se sont armés du glaive de la justice! Levez les yeux, madame, regardez les Requins de l’Atlantique! Ce sont les fils et les petits-fils des victimes du 5 septembre! »

En prononçant ces mots, le docteur Guérin s’était transfiguré! Il avait le verbe éloquent, le geste pathétique; ses difformités corporelles disparaissaient. Il enthousiasmait par la majestueuse beauté que donnent les émotions puissantes aux physionomies les plus ingrates.

– Votre capitaine est donc un Acadien? demanda madame Stevenson.

Il est douteux que le major eût répondu à cette question. Mais alors un bruit inusité se fit entendre sur le pont du navire; et le canon détonna successivement deux fois dans le lointain.

– Vivat! s’écria le major Vif-Argent, cela annonce un combat. Ne bougez pas, madame, je reviens dans une minute.

Il sortit et rentra bientôt.

– Il faut me suivre, dit-il brusquement aux deux femmes.

Et comme elles hésitaient:

– N’ayez pas peur, ajouta-t-il; je ne veux que vous mettre en sûreté, car il va faire chaud, tout à l’heure, ici: le salon sera transformé en batterie.

Madame Stevenson et Kate descendirent avec lui dans une cabine propre, mais sans luxe aucun, placée en bas de la seconde batterie, au-dessous de la ligne de flottaison.

Une lampe l’éclairait.

– Je dois vous emprisonner, mesdames, dit le docteur Guérin en les quittant. Cependant, j’espère que ce ne sera pas pour longtemps. Excusez-moi.