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La capitaine

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Ayant dit, il ferma la porte de la cabine à la clef et remonta sur le pont.

Là, tout était en mouvement. Mais l’animation n’excluait pas le bon ordre. Quoique les matelots s’agitassent, courussent de côté et d’autre, les passages, les avenues, les écoutilles demeuraient libres. Chacun travaillait activement sans gêner son voisin, sans nuire à l’harmonie générale. C’étaient des artilleurs qui chargeaient leurs pièces; des hommes qui disposaient des armes en faisceaux, des fusils, des tremblons, des pistolets, des piques, des haches, des sabres, des grappins d’abordage; d’autres qui dressaient le porc-épic du bastingage; ceux-ci faisant déjà rougir des boulets à des forges portatives; ceux-là entassant des bombes derrière les obusiers, et les mousses, allant d’un canonnier à l’autre, distribuant des gargousses ou apportant des seaux d’eau pour refroidir les canons.

Les vergues ployaient sous le poids des matelots prêts à obéir au commandement du capitaine, qui arpentait la galerie médiane, une lunette et un porte-voix à la main.

Il était costumé et masqué comme d’habitude, seulement sous sa blouse de soie noire, il avait endossé une cotte de mailles en acier, très fine, à l’épreuve de l’arme blanche et de la balle.

Le major Vif-Argent se dirigea vers lui:

– Eh! bien, dit-il, nous allons donc enfin faire une petite causette avec messieurs les goddem, istos Britannus debellare?

– Oui, mon digne docteur, répondit le comte; et nous aurons l’honneur de lier la conversation avec le vice-amiral.

– Le mari de madame Stevenson?

– En personne. J’aurais déjà engagé la partie; mais ils sont trois, comme vous voyez, et je vais tâcher de rallier le Caïman, qui ne doit pas être bien loin, afin d’égaliser les chances.

Il emboucha son porte-voix.

– Range à hisser les bonnettes hautes et basses!

La manœuvre fut exécutée en quelques minutes. Le Requin donna deux ou trois embardées, puis il se releva et repartit légèrement avec une vitesse double.

Il était chaudement poursuivi par trois navires qu’on apercevait à deux milles de distance.

Cependant, grâce à sa marche supérieure, il aurait réussi à leur échapper, pour un temps au moins; mais la brise fraîchit, ronfla dans les voiles avec un grondement de tonnerre, et tout à coup le mât d’artimon cassa en deux au chouquet de la grande vergue.

Il s’abattit sur le pont, tua et blessa quelques personnes.

– Allons, voici ma besogne qui commence, dit le docteur, en descendant de la galerie.

Le Requin s’était penché sur le côté et ses bouts-dehors avaient plongé dans l’Océan.

Son allure se ralentit.

– À la mer le mât d’artimon! cria le capitaine.

Le bruit des haches résonna, l’arbre fut coupé au niveau de la batterie et précipité dans les flots avec tout son gréement.

– Samson, à ton poste, mon camarade, ordonna Lancelot, et envoie ta dragée à ce mendiant de vaisseau-amiral, qui nous gagne.

– Oui, maître, répondit le colosse.

Il s’avança près de la caronade, dont la bouche monstrueuse formait la gueule du requin sculpté à la proue, pointa cette pièce et y mit le feu.

Un éclair, un nuage de fumée, une explosion formidable s’en suivirent.

– Touché! tu l’as touché dans les œuvres vives! c’est bien, Samson, dit le capitaine.

– Oui, maître, répliqua l’Hercule, en saluant militairement sans quitter la caronade.

– Mes enfants, reprit le commandant, préparez-vous au combat. Ils sont trois contre nous; vous savez votre devoir!

Lancelot ne pouvait plus échapper à la poursuite dont il était l’objet, la rupture de son mât d’artimon ayant alourdi le navire. Il résolut aussitôt d’affronter l’ennemi et de l’étonner par son audace. En conséquence, il fit serrer une partie des voiles, virer de bord et pousser droit aux agresseurs.

Le fracas de l’artillerie couvrit bientôt tous les autres bruits; et des tourbillons de vapeur voilèrent les objets.

Durant une heure une pluie de fer et de feu répandit la mort et le ravage sur les pirates et les troupes royales, car le Requin avait été, en effet, attaqué par trois bâtiments de la station d’Halifax, dont l’un, une frégate, portait le vice-amiral, sir Henry Stevenson.

Les autres étaient des bricks.

C’est vers cette frégate, l’Invincible, que tendirent les efforts de Lancelot. Il savait bien que s’il réussissait à s’en emparer ou à la couler, les bricks ne tiendraient pas davantage.

Longtemps il échoua, pressé qu’il était par ces petits navires qui le mitraillaient avec fureur.

Enfin, il parvint à mettre le feu à l’un. L’autre craignant d’être envahi par l’incendie prit le large, et Lancelot profita de sa retraite momentanée pour se jeter par bâbord sur le vaisseau-amiral au risque de se briser lui-même.

Aussitôt des hommes adroits, robustes, debout sur le beaupré et les vergues de misaine, lancèrent les lourdes griffes de fer destinées à amarrer les deux navires l’un à l’autre. Puis, comme des vautours, ils fondirent sur les Anglais la hache ou le sabre à la main, le poignard entre les dents.

Mais le brick, qui avait rebroussé chemin, revint en ce moment, prit position vis-à-vis du Requin, et lui lâcha une bordée à tribord.

Toujours sur sa galerie, les yeux étincelants sous son masque, Arthur Lancelot faillit tomber à la renverse, tant fut violent le choc de cette bordée.

La membrure du Requin en fut ébranlée.

– Samson, dit le capitaine, allonge-moi vite un soufflet sur la joue de ce braillard ou mal va nous arriver.

Le balafré fit pivoter sa caronade, ajusta le brick et lui lança, dans la carène, sous l’éperon, un énorme boulet de quarante-huit.

– Bravo! bravo! dit Lancelot.

– Oui, maître, répliqua l’artilleur imperturbable.

Une grande consternation s’observait sur le brick.

– Trois pieds de bordage en dérive! venait de crier le maître-calfat.

La répercussion d’un nouveau coup de canon retentit.

– Le Caïman qui parle! s’exclama Samson, en se dressant sur sa pièce, pour regarder l’océan.

La seconde frégate des forbans accourait, en effet, toutes voiles dehors.

– En avant sur le vaisseau-amiral! s’écria Arthur Lancelot, brandissant son sabre au vent et passant, d’un bond, de sa galerie sur le pont de l’Invincible.

Samson y fut aussitôt que lui.

À l’instant où il arrivait, un jeune enseigne, armé d’une épée nue, attaqua l’intrépide capitaine, qui fut blessé au cou, avant d’avoir pu se mettre en garde.

Il tomba, baigné dans son sang.

Samson se rua sur le jeune homme, lui arracha son épée, la brisa comme un verre, et il allait étrangler l’enseigne, renversé, râlant sous son genou.

Mais Lancelot lui dit, d’une voix éteinte:

– Non… ne le tue pas… ne lui fais pas de mal… protège-le… Je le veux… Qu’il ne voie pas la femme! … Retournez à Anticosti…

Et le commandant des Requins de l’Atlantique perdit connaissance.

Troisième partie. Anticosti

I. L’île d’Anticosti

Est-il un voyageur européen, parcourant les grasses prairies du nord-ouest américain; les immenses et fécondes vallées de la rivière Rouge, la Saskatchaouane, l’Assiniboine, et cette terre promise nommée la Colombie où la flore et la faune des parties de l’univers les plus riches et les plus opposées ont formé un charmant hymen pour offrir à ce coin de l’autre hémisphère, des produits merveilleux dont l’excellence seule égale la beauté; est-il, dis-je, un voyageur qui ne déplore l’ignorance ou l’apathie d’une portion de notre population, condamnée par son insouciance à végéter sur un sol épuisé ou à languir, à s’étioler au souffle empoisonné des grandes villes manufacturières?

Un voyage de quelques semaines, quelques années d’un travail assidu, d’une sobriété salutaire, et ces malheureux se seraient procuré à eux, à leurs enfants, à leurs pauvres enfants, une vie large et abondante, une santé vigoureuse; ils verraient en perspective un avenir des plus brillants[9].

Mais, sans aller aussi loin, sans mettre entre sa mère-patrie et sa patrie adoptive plus de huit jours d’intervalle, on trouve, dans le Nouveau-Monde, un emplacement magnifique, qui présenterait à des entreprises agricoles ou commerciales, conduites sur une grande échelle, des avantages inimaginables.

Terres fertiles, bois giboyeux, la côte la plus poissonneuse des deux continents, voilà les ressources premières de ces lieux (capables de nourrir aisément vingt mille individus et plus) situés aux portes de l’Amérique septentrionale, supérieurement défendus par la nature, et cependant à peu près inconnus à la civilisation.

C’est l’île d’Anticosti, dont l’exploration géologique officielle ne fut entreprise qu’en 1856, par la Commission canadienne, sous la direction de sir William Logan[10], et encore M. Murray qui fit cette exploration, ne pénétra-t-il qu’à dix ou douze milles à l’intérieur.

Située à l’embouchure du golfe Saint-Laurent par le 49° de latitude nord et le 65° de longitude, elle a une forme générale ovoïde, figurant un couteau dont la pointe perce l’Océan et dont la poignée est enchâssée dans le golfe Saint-Laurent.

De l’est à l’ouest, son étendue est de cent quarante milles; du nord au sud, sa largeur extrême de trente-cinq environ; une distance de trente-cinq milles la sépare du Labrador, au nord, et une distance de quarante-deux la sépare du cap Rosier, dans le Canada, au sud-ouest.

Par route marine, elle se trouve à cinq cents milles environ d’Halifax, la capitale de la Nouvelle-Écosse.

C’est la clef du Saint-Laurent: Si l’on est surpris qu’elle ne soit pas colonisée, on l’est encore plus en remarquant que le gouvernement anglais n’a point songé à la fortifier ou à y établir une garnison, car Anticosti nous semble la sauvegarde de ses plus belles possessions transatlantiques.

 

La plus grande partie de la côte est bordée par des récifs à sec, quand la mer est basse, mais que le flux couvre ordinairement de dix ou douze pieds d’eau.

Les bords de ces récifs s’étagent en précipices de cinq, dix et même trente mètres, suivant Bayfield. Parfois ils sont inclinés, mais si peu généralement que les navires qui en approchent peuvent facilement apprécier le danger par des sondages.

Ils se projettent dans l’Océan, jusqu’à un quart et un mille et demi du rivage, et se conforment aux ondulations de la côte. Des blocs erratiques, quelques-uns d’une dimension énorme, en recouvrent un grand nombre.

La partie méridionale de l’île est basse, entrecoupée de grèves sablonneuses. Les points les plus élevés se montrent à l’embouchure de la rivière Jupiter, où les falaises atteignent quatre-vingts et cent cinquante pieds de hauteur. Les autres ne dépassent guère dix ou vingt pieds, au-dessus de la mer.

De la pointe sud-ouest, à l’extrémité ouest, les collines intérieures sont plus escarpées qu’à l’est. Elles se dressent en général graduellement jusqu’à cent cinquante pieds, sur un intervalle de un à trois milles. Cependant, on observe dans quelques localités du littoral, des plaines ayant une superficie de cent à mille acres, composées de tourbe sous-jacente, et qui nourrissent des herbes épaisses, ayant quatre à cinq pieds de hauteur; d’autres sont marécageuses, plantées de bouquets d’arbres et parsemées de petits lacs.

La partie septentrionale offre une succession de crêtes qui s’élancent de deux à cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Des vallées productives et des rivières les divisent.

Les caps les plus remarquables sont le cap Est à l’extrémité même de l’île, la Tête à la Table; les caps Joseph, Henry, Robert, la Tête d’Ours; le roc Observation; la pointe Charleston, le rocher Ouest, le grand Cap; le cap Blanc, et la pointe Nord.

Le grand Cap domine tous les autres: il a cinq cents pieds.

Les baies abondent sur ce bord que regarde le Labrador: c’est la baie du Naufrage, au-dessus du cap Est; la baie au Renard; de Prinsta, de la rivière au Saumon; de l’Ours, etc.

À l’aide de quelques travaux peu dispendieux, ces baies pourraient être converties en havres excellents.

La ceinture de récifs, d’un mille environ de large, qui ourle le rivage, est formée de calcaire argilacé en strates presque horizontales, à sec pendant les marées de printemps. Il ne serait pas difficile de pratiquer des excavations dans ce calcaire à la profondeur nécessaire, et de se servir des matériaux qu’on en tirerait, pour exhausser les flancs des excavations de manière à y construire les jetées et les brise-mer.

Les cours d’eau, que l’on rencontre sur la côte septentrionale, sont très nombreux relativement à son étendue. On ne peut guère faire un mille sans en découvrir un, plus ou moins volumineux. Et, de dix milles en dix milles environ, il en existe qui sont assez considérables pour mettre en mouvement un moulin. Les chutes voisines de la côte offriraient de grands avantages à l’industrie. L’eau des rivières est toujours plus ou moins calcaire.

Sur la côte méridionale, les principales rivières sont: la Becscie, la Loutre, le Jupiter, un vrai fleuve, le Pavillon et la Chaloupe.

Le grand Lac Salé, le petit Lac Salé, le lac Chaloupe et le lac Lacroix, sur le côté sud, ainsi que le lac au Renard, sur le côté nord, sont en réalité des lagunes d’eaux salées, soumises aux influences de la marée, et mêlées de l’eau douce des rivières.

Dans la plupart des rivières et des lacs, fourmillent la truite de ruisseau, la truite saumonée, l’esturgeon, le doré et le poisson blanc. Le maquereau se presse en bancs épais autour de l’île. Les phoques dont l’huile et la peau sont fort estimées essaiment. Ils se foulent par milliers dans les baies et les lieux abrités. Les Indiens des îles Mingan et du Labrador leur font une chasse active.

Les baleines semblent avoir pris les battures occidentales pour leur résidence favorite. Fréquemment on les voit s’ébattre ou se chauffer au soleil; fréquemment on y entend leurs longs mugissements.

À l’intérieur d’Anticosti, la végétation est très variée; mais en général, elle a planté ses racines dans un sol d’alluvion, composé d’une argile calcaire et de sable léger, gris ou brun. Ce sont là de bons éléments de fécondité. Cependant, il faut avouer que ce sol n’est pas trop favorable aux fortes essences de bois, mais on peut l’ameublir ou le drainer aisément.

La pruche en est l’arbre le plus commun. Sa qualité et ses dimensions sont bonnes. Quelques arbres mesurent vingt pouces de diamètre à la base, quatre-vingts à quatre-vingt dix pieds de haut. On y rencontre aussi des bouleaux blancs et jaunes; des balsamiers, des tamaracks et des peupliers.

Parmi les arbres et arbustes à fruits dominent le sorbier des oiseaux; la pembina (viburnum opulus); le groseillier rouge et noir, et une sorte de buisson donnant une baie violet foncé très savoureuse; le cannebergier et quelques pommiers.

La plage est couverte de fraisiers; rarement y voit-on un framboisier.

Toutes les parties de l’île produisent en quantité une espèce de pois très mangeable, dont la tige et la feuille peuvent être employées à la nourriture des bestiaux.

Les pommes de terre viennent parfaitement. Le peu d’orge et de blé, qu’on y a jamais semé, a donné un rendement des plus satisfaisants.

Anticosti renferme beaucoup d’animaux sauvages, entre autres: l’ours noir; le renard rouge, noir, argenté et la martre.

«Les renards et les martres sont très abondants, dit M. Murray dans son Rapport. Souvent, pendant la nuit, on entendait les martres dans le voisinage de notre camp, et plusieurs fois nous vîmes des renards. Chaque hiver, les chasseurs ont tué de quatre à douze renards argentés, animaux dont la fourrure se vend de six cent cinquante à sept cent cinquante francs pièce

Les canards, les oies, les cygnes, toute la famille des palmipèdes, y a élu son domicile.

De grenouilles, crapauds, serpents ou reptiles, point.

Les animaux sont si peu poursuivis par l’homme, que sa vue ne les effraie pas.

M. Murray raconte, fort naïvement, l’anecdote suivante:

«On dit que les ours sont très nombreux et les chasseurs rapportent les avoir rencontrés quelquefois par douzaines. Mais, dans mon excursion, je n’en ai aperçu qu’un à la baie Gamache, deux près de la pointe au Cormoran, et un dans le voisinage du cap Observation. J’ai trouvé ce dernier sur une étroite bande de la plage, au pied d’un rocher élevé et presque vertical. De loin, je le pris pour un morceau de bois charbonné, et ce ne fut qu’à cent cinquante pieds de lui, que je reconnus mon erreur. Il paraissait trop occupé à déjeuner avec les restes d’un phoque, pour faire attention à moi, car malgré les coups de marteau dont je frappai un caillou, et malgré les autres bruits que je fis pour lui donner l’alarme, il ne leva pas la tête, et continua de manger, jusqu’à ce qu’il eût achevé sa carcasse, ce qui m’obligea, faute de fusil, à demeurer une demi-heure, spectateur de son repas.

«Quand il ne resta plus du phoque que les os, maître Martin grimpa, tout à loisir, à la surface du rocher nu, lequel est à peu de chose près, perpendiculaire, et disparut au sommet, à cent pieds du niveau de la mer au moins.»

Pour compléter cette esquisse d’Anticosti, je n’ai plus qu’à dire un mot des matières économiques qu’elle contient, et dont l’exploitation suffirait à enrichir toute une population.

Son sol renferme la pierre de taille, la pierre à aiguiser, le fer oxidulé et peut-être même le fer limoneux. L’argile à briques, la marne coquillière d’eau douce, la tourbe y apparaissent sur de vastes superficies et des profondeurs incalculables. Dans les anses et les places abritées, les algues marines ont poussé à profusion; et on en pourrait tirer bon parti, soit pour fumer le sol, soit pour les exporter comme engrais dans les pays voisins.

Enfin, le littoral d’Anticosti est hérissé d’une accumulation de bois flottants telle que M. Murray terminait ainsi son rapport de 1856[11]:

«Suivant le calcul que j’ai fait, si tous ces bois étaient placés bout à bout, ils formeraient une ligne égale à la longueur totale de l’île, ou cent quarante milles, ce qui donnerait un million de pieds cubes. Quelques-uns de ces morceaux de bois équarris peuvent provenir des naufrages; mais le plus grand nombre, étant des billots qu’on n’embarque pas comme cargaison, nous porte à croire que la flottaison en est la source principale.»

Je partage entièrement l’opinion de M. Murray. On sait que le commerce du bois est immense au Canada. Après avoir été coupés, les arbres sont lancés sur les cours d’eau, assemblés en radeaux (cages)[12] et conduits ainsi à un port d’embarquement. Mais souvent les radeaux se brisent et les bois sont entraînés au loin.

L’île d’Anticosti, émergeant au milieu même du Saint-Laurent, la grande artère des provinces britanniques de l’Amérique septentrionale, reçoit la plupart de ces épaves.

Quoi qu’il en soit, cette île, dont le climat est tempéré, dont le sol et les sites sont si favorables à la colonisation, demeure aujourd’hui encore déserte, inculte, à peine habitée par deux ou trois garde-phares. Cependant, elle devrait et doit, dans un avenir prochain, s’animer, se défricher, se peupler au souffle fécondant de la civilisation moderne.

II. La baie au Renard

La baie au Renard est une vaste échancrure ouverte, comme nous l’avons dit, à l’embouchure de la rivière de ce nom, sur la côte septentrionale de l’île d’Anticosti.

Elle a un mille de profondeur sur une largeur égale.

Au sommet des rochers qui l’entourent, on voit, encore aujourd’hui, les ruines d’un grand nombre d’habitations, enfouies sous l’herbe et les pariétaires; silencieuses et mélancoliques, ces ruines furent, au commencement du siècle, un foyer de vie, d’activité.

Alors, elles présentaient un village industrieux avec ses maisonnettes, ses édifices publics, sa place ceinte de beaux peupliers, son port, ses chantiers de construction, ses greniers d’abondance.

Des traces de culture disent aussi que le labour y était un honneur, et tout rappelle la présence d’une population vigilante autant que policée.

Vers le milieu du mois de septembre 1811 cette population paraissait fort affairée.

Réunis dans le chantier de marine, hommes, femmes et enfants travaillaient aux réparations d’une frégate de guerre, fortement avariée. Le marteau, la hache résonnaient bruyamment; le goudron bouillait dans des chaudières énormes et saturait l’atmosphère de senteurs pénétrantes. Ceux-ci traînaient des pièces de bois; ceux-là chauffaient des ais au feu pour en faire des courbes; les uns préparaient des étoupes, les autres, montés sur des échafauds, calfeutraient les joints du navire: tous étaient occupés.

Mais nul chant, nulle exclamation joyeuse pour égayer leur tâche.

Une tristesse recueillie se peignait sur les visages. Plusieurs femmes portaient des vêtements de deuil.

Ces gens, c’étaient les Requins de l’Atlantique. Ils radoubaient leur principal vaisseau, qui avait été considérablement endommagé dans sa lutte avec la flottille royale.

L’autre, le Caïman, n’avait point souffert. Il était embossé, à dix-huit milles de là, dans la baie du Naufrage.

Le rivage était jonché de canons démontés, de mâts, vergues, espars, voiles, instruments de charpentier, cordier, forgeron, calfat.

Dépouilles de leurs sombres uniformes, les matelots avaient plutôt l’air de bons ouvriers, d’honnêtes pères de famille, que de pirates qui semaient la désolation partout où ils passaient. Leurs femmes étaient décemment vêtues. En général, elles paraissaient respectables. Quelques-unes avaient une beauté remarquable; mais la plupart avaient aussi les traits altérés par une empreinte de douleur profonde.

Le dernier combat leur avait coûté leur père, leur mari, leurs enfants, ou leurs alliés.

– Ah! oui que ça été chaud! disait le maître d’équipage transformé en scieur de long, et perché sur une longue poutre, dont il faisait du tavillon, aidé par un matelot.

– Chaud! répliqua l’autre, chaud que nous avons failli y laisser notre peau!

– Trente-cinq hommes tués, soixante blessés! Jamais nous n’avons été si maltraités.

– Mais trois contre un, la belle malice!

– Ça n’empêche que sans le Caïman! …

– Le Caïman! ne m’en parlez pas, maître! Il arrive toujours quand c’est fini, pour récolter les profits, lui!

– Tu crois?

– Si je crois? À l’affaire des Sept-Isles, ç’a été la même chose. Vous vous souvenez? Ils étaient trois bricks sur nous, avec deux chaloupes canonnières.

 

– C’est juste, Leroy.

– Eh bien, votre Caïman nous a laissé mitrailler. Et il est venu lorsqu’il n’y avait plus un coup de canon à lâcher. Je n’aime pas ces manières-là, moi!

– Si le capitaine le veut ainsi! dit le maître d’équipage.

– Oh! si le capitaine le veut ainsi, je tire la balançoire.

– À propos, il l’a échappé!

– Notre commandant?

– On dit que sans le Balafré…

– Oui; j’étais là!

– Ah! tu y étais, Leroy?

– Comme j’ai l’honneur de vous le dire, maître.

– Conte-moi donc ça.

– Voilà la chose: Nous nous étions jetés un tas sur le vaisseau de ce chien d’amiral anglais, sauf votre respect, maître, et, ma foi, nous tapions, tapions, comme des beaux diables. Mais, plus il en tombait de ces English; et plus il en sortait des écoutilles. C’était comme une fourmilière.

– Ils étaient au moins trois cents, à bord de l’Invincible?

– L’Invincible! Hein, que c’est bête d’appeler comme ça un sabot qui se laisse prendre en deux heures!

– Continue, Leroy, continue.

– Vous pensez donc qu’ils n’étaient que trois cents?

– Mais, tout au plus.

– Eh bien, moi qui vous parle, j’en ai vu, sans vous démentir, maître, des cents et des mille.

– Tu divagues, mon vieux. Nous ne sommes plus au sujet.

– Soyez tranquille, maître; je me remets à l’œuvre.

– Alors, ne donne plus, comme ça, d’embardées à droite et à gauche.

– Non, maître, mais dites-moi où j’en étais, car c’est vous qui m’avez poussé hors de mon sillage.

– Tu disais que tu avais vu le capitaine!

– Ah! oui, que je l’ai vu. Il a dit à Samson: Fais tousser le Requin. Et quand le Requin a eu toussé, qu’on aurait dit qu’il avait la coqueluche, le capitaine a sauté sur votre… comment est-ce donc que vous l’appelez, maître?

– L’Invincible.

– Il a donc sauté sur votre Invincible. Mais, en tombant, il a rencontré l’épée d’un freluquet d’enseigne…

– Si j’avais été là! maugréa le maître d’équipage.

– Si vous aviez été là, maître, vous auriez fait comme les camarades.

– Ta! ta! ta!

– Il n’y a pas de ta, ta, ta, qui tienne! Le mirliflor en était peut-être à son coup d’essai. Il avait son épée en l’air. Le capitaine s’y est accroché en dégringolant du Requin.

– Mais il fallait le prendre, l’embrocher, et le faire manger à son amiral…

– D’abord, sauf votre respect, maître, ça n’était pas possible. J’avais, moi, Hippolyte Leroy, fait passer le goût du pain au milord.

– Ah! c’est toi qui lui as servi son bouillon de onze heures?

– Sauf votre respect, maître.

– Eh bien, le polisson qui a blessé notre commandant, je l’aurais écorché vif, pour fabriquer un tambour avec sa peau.

– C’est une idée! Vous en avez des idées, vous!

– N’est-ce pas?

– Que oui, que vous en avez!

– Celle-là n’est pas tout à fait de moi, dit modestement le maître d’équipage. Dans les vieux pays[13], ils ont déjà fait un tambour avec un cuir d’homme, je ne me rappelle plus où. Ça ne fait rien; poursuis.

– Où voulez-vous que je me retrouve? Ma corde est tout emmêlée.

– Tu en étais à la blessure.

– C’est ça; je m’en souviens. Dès que je distingue la chose, je fais voile sur le particulier. Le Balafré le serrait déjà dans ses grappins.

– Ah! ah!

– Oui; mais il ne lui a pas fait plus de mal qu’il n’y en a sur ma main. Seulement, le petit saignait comme un bœuf…

– Puisque Samson ne lui a pas fait de mal?

– C’est tout de même, il saignait, sans vous démentir.

– Il l’a jeté à l’eau!

– Non, maître, non, dit Leroy en baissant la voix. Ils l’ont pris à deux ou trois, et l’ont transbordé sur le Requin, en même temps que notre capitaine…

– Tu ne dis pas cela…

– Que je me meure, si ce n’est pas vrai, sauf votre respect!

– Mais on avait donné ordre de tout tuer, le capitaine lui-même; et sur ces deux damnés vaisseaux, nous n’avons pas laissé un chat vivant… le troisième a brûlé!

– Et qu’il flambait joliment! Quel feu de la Saint-Jean, maître!

– Ah! oui, c’était crânement beau! Mais ton enseigne…

– Impossible de vous en dire davantage, maître! la cale est vide.

– Tu t’es trompé, tu t’es trompé, mon brave. Qui est-ce qui aurait osé épargner un gaillard qui s’était attaqué…

– Chut, maître!

– Qu’est-ce qu’il y a donc, mon brave?

– Le capitaine, répondit Leroy, en désignant du regard deux personnages qui s’avançaient sur le rivage.

L’un, masqué, toujours vêtu de noir, était le comte Arthur Lancelot; l’autre, le major Guérin.

Lancelot s’appuyait au bras du major.

– Alors, disait-il d’un ton ému, vous répondez de sa vie, mon cher docteur?

– Comme de la mienne, commandant: mortem medicalis ars vincit.

– La nuit a donc été meilleure?

– Non pas; mais certains pronostics…

– Enfin, il est sauvé?

– Sauvé, commandant.

– Ah! si vous me le rendez, ma dette envers vous sera doublée, mon cher docteur.

– Du tout, commandant; je n’entends pas de cette oreille-là. Point de reconnaissance. Les obligés sont plus incommodes que les désobligés. C’est un principe pour moi.

Lancelot lui serra la main.

– Mais, dit-il, le délire n’a pas disparu?

– Ah! pour cela, non. Cette diablesse de chute que lui a fait faire Samson a déterminé une lésion qui me donne un mal horrible. Heureusement qu’elle est à la tête; car les blessures de cette partie sont presque toujours guérissables… quand elles ne déterminent pas la mort dans les vingt-quatre heures, ajouta-t-il en souriant.

– Il ne me reconnaîtrait pas? interrogea le comte.

– Ne le craignez point, commandant, ne le craignez point, noli timere.

– Eh bien, j’irai le voir ce matin, et ce soir je partirai.

– Partir! une imprudence, je vous le répète.

– Mais il le faut, mon pauvre ami. Il faut absolument que je retourne à Halifax!

Le major Vif-Argent branla la tête.

– C’est, dit-il, la plus grande imprudence que vous puissiez commettre. À peine êtes-vous rétabli. Votre blessure n’est pas encore cicatrisée. Hier, vous aviez la fièvre. Ce matin, vous avez peine à vous soutenir, et vous voulez prendre la mer dans un pareil état. Commandant, il y aurait de quoi tuer…

– Un homme! ajouta vivement le comte.

Ils échangèrent un coup d’œil et partirent d’un éclat de rire.

Lancelot reprit un moment après.

– Je confie mon cher malade à votre amitié encore plus qu’à votre art, docteur. Mon absence durera un mois ou six semaines…

– C’est donc décidé?

– Décidé.

– Alors faites votre testament, testamentnm tuum conscribe.

– Mon testament, dit Arthur, en riant, c’est que vous quittiez mon cher protégé le moins possible; que vous l’amusiez – et vous êtes amusant quand vous voulez, cher docteur – mais veillez à ce qu’il ne s’échappe pas, n’ait de rapport avec personne autre que vous, et surtout que cette femme…

– Madame Stevenson, aujourd’hui la veuve Stevenson?

– Qu’il ne la voie pas!

– À la distance où elle est!

– N’importe. Cette femme est capable de tout, s’écria aigrement Lancelot.

– Mais sur l’autre bord de l’île!

– N’importe, vous dis-je! répliqua le capitaine avec impatience.

– Savez-vous, commandant, dit le major Vif-Argent, que je regrette la gentille enfant, formosam puellam

– Docteur, écoutez-moi bien et laissez cette fille. Que la femme de l’amiral soit toujours gardée à vue et qu’elle ne puisse rencontrer l’enseigne!

– Je vous en donne ma parole, commandant. Mais vous devriez différer votre départ de quelques jours.

– Impossible. Lâchez-moi le bras. Je veux parler à nos gens.

Le docteur s’étant retiré derrière lui, Arthur Lancelot éleva la voix.

Aussitôt tous les bruits cessèrent. Un silence religieux succéda à l’animation du travail.

– Mes enfants, dit le capitaine, hâtez-vous d’achever les réparations du Requin. Dans un mois un convoi anglais chargé de vivres passera dans le Saint-Laurent. Ne souffrez pas que le Caïman ait seul la gloire de s’en emparer!

Je m’absenterai pendant quelques semaines. J’espère qu’à mon retour, il sera terminé et que les Requins de l’Atlantique ne démentiront pas leur vieille réputation.

Dans un an, si j’en crois mes espérances, ils auront reconquis le territoire de leurs ancêtres et rebâti leurs demeures sur la belle terre d’Acadie.

Vive la France!

– Vive la France! répondit unanimement la foule des ouvriers.

– Et vive le commandant du Requin! ajouta le maître d’équipage.