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La capitaine

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Cinquante échos redirent aussitôt avec enthousiasme:

– Vive le commandant du Requin!

Lancelot reprit le bras du chirurgien et s’avança vers une jolie résidence entourée d’un jardin charmant, où croissaient mille fleurs agréables à la vue et à l’odorat.

En arrivant devant la porte il siffla.

Samson, le balafré, accourut au pas gymnastique.

– Oui, maître, dit-il, en saluant militairement.

– Selle deux chevaux.

– Oui, maître.

– Puis tu enverras au cutter, à la baie de la Chaloupe. Il faut le faire parer.

– Oui, maître.

– Tu manderas au lieutenant du Caïman de mettre à la voile et d’aller courir les bordées sur la côte, devant Halifax.

– Oui, maître.

– Dix minutes pour exécuter mes ordres.

– Oui, maître.

Samson vira méthodiquement sur les talons et disparut.

– Je vous recommande de nouveau le jeune homme, docteur, dit Lancelot au major. Il pourra se promener en votre compagnie seulement. Mais point de relation avec qui que ce soit. Qu’il ne vienne pas ici!

Le chirurgien sourit.

– Compris, dit-il.

– Et s’il vous parle de moi, continua le comte en rêvant, s’il vous parle de moi… vous… vous lui…

– Soyez tranquille, capitaine. Je me charge de le catéchiser secundum artem, capitaine, secundum artem.

– Quant à elle, je n’entends pas qu’on la rudoie; cependant si elle tentait de s’évader… si elle cherchait à se rapprocher.

– Quelle idée puisqu’elle ignore…

– Je ne sais, mais un pressentiment… Ah! c’est absurde! – Voici Samson avec les chevaux. Au revoir, docteur; n’oubliez pas mes instructions.

– Non, commandant! mais vous avez tort d’entreprendre ce voyage; vous ferez une rechute. Cave ne cadas; cave ne cadas!

Ils échangèrent une poignée de main et le comte essaya de se mettre en selle. Sa faiblesse l’en empêcha. Il lui fallut recourir à l’assistance de Samson.

– Cave ne cadas; cave ne cadas! répétait le docteur Vif-Argent en rentrant dans la maison.

Arthur piqua son cheval qui partit au galop. Samson prit sa distance habituelle et suivit à la même allure.

À un mille du village, dans un vaste clairière entourée par une haie d’aubépine et de clématite, on voyait se dresser plusieurs croix de bois noir.

– Descends-moi, cria Lancelot en y arrivant.

Samson précipita la course de sa monture, mit pied à terre, saisit son maître dans ses bras robustes, et le déposa près du cimetière.

Le jeune homme se découvrit et pénétra dans le champ des morts.

Parmi les croix, on en remarquait deux plus élevées que les autres.

Sur l’une se lisait cette inscription en lettres blanches:

Léopold Leblanc

Premier Commandant du Requin.

1793

Sur l’autre:

Maurice Lancelot

Deuxième Commandant du Requin.

1804

Le capitaine s’approcha de cette croix, s’agenouilla, pria pendant un quart d’heure, releva son masque et baisa la terre.

Il avait le visage baigné de larmes.

Puis il s’éloigna, se fit remonter à cheval et poursuivit son chemin sur le bord de l’Océan.

Au bout d’une heure, il s’arrêtait à une cabane auprès de laquelle causaient deux vieilles femmes.

– Comment va-t-il? demanda le comte.

– Mieux, beaucoup mieux, depuis la visite du docteur, répondirent-elles.

À ces mots, Arthur sauta de cheval sans le secours de son domestique.

Il entra en frémissant dans la cabane.

Bertrand était étendu sur un lit, pâle, les joues amaigries, la respiration sifflante.

Mais il dormait.

– Restez dehors, cria Lancelot aux femmes.

Puis il arracha son masque.

Lui aussi était bien pâle, bien changé! Ses traits n’en paraissaient que plus fins, plus délicats, ils avaient un air de féminéité.

Le comte se prosterna devant le lit, contempla longuement le malade, avança plusieurs fois ses bras et sa tête comme pour le caresser; les retira de crainte sans doute de l’éveiller, se pencha enfin, avec un frémissement indicible, coupa à l’aide de ciseaux une boucle des cheveux de Bertrand, lui glissa ses lèvres sur le front, serra la boucle de cheveux dans son sein, et comme si ce baiser eût été pour lui un cordial réparateur, un viatique, il sortit vivement de la hutte, s’élança sans assistance sur son cheval, en criant à Samson:

– Au Wish-on-Wish!

III. Bertrand du Sault

À quelques jours de là, cette fièvre ardente qui dévorait Bertrand du Sault diminua; le délire auquel il était en proie, depuis plusieurs semaines, cessa; un matin, il reprit connaissance.

Grande surprise pour lui de se trouver dans une chambre, qu’il n’avait jamais vue, près de deux femmes étrangères.

Il se crut sous l’empire d’une illusion et ferma les yeux.

La conversation suivante s’était établie à son chevet.

– Tout de même qu’il peut se vanter d’avoir de la chance, ce jeune homme, hein, madame Marthe? Avoir été si proche de la mort et en réchapper! J’espère qu’il devra un gros cierge à son patron!

– Et à nous aussi, Josette, car pour ce qui est des soins, on ne les a pas épargnés!

– Mais le major Vif-Argent donc! il en négligeait nos pauvres hommes! Faut que le capitaine…

– Ne parlez pas du capitaine, Josette. C’est défendu, vous le savez!

– Faut tout de même qu’il l’aime bien, puisqu’il l’a tant recommandé! Mon cousin Hyppolite m’a dit que, depuis quinze ans qu’il naviguait avec lui, c’était le premier à qui il avait fait grâce.

– Mais aussi ce n’est pas un Anglais, notre malade. Vous vous souvenez que, quand il divaguait comme un vaisseau démâté, il bredouillait toujours en français.

– Peut-être bien que c’est un parent de notre commandant.

Marthe secoua la tête d’un air dubitatif.

– Non, non, dit-elle, il y a autre chose!

– Je le crois aussi, reprit Josette. Si vous voulez me garder le secret, je vous dirai…

– Qu’est-ce que vous me direz? fit vivement son interlocutrice.

– Un jour, répondit celle-ci, le capitaine était avec lui. J’ai regardé par le trou de la serrure; il l’embrassait, ma chère… d’une façon… oh! mais d’une façon…

– C’est là tout votre secret! répartit Marthe avec un accent qui voulait dire: j’en sais bien davantage, moi!

– N’est-ce pas assez?

– Eh bien, moi qui vous parle, je l’ai entendu qui lui causait comme un cavalier cause à une créature!

– Pas possible!

– Tout comme je vous le dis, Josette.

– Ce n’est pas une femme pourtant que ce jeune homme! nous le savons, nous qui le soignons, depuis tout à l’heure un mois, hein, madame Marthe?

– Pour ça, non, ce n’est pas une femme! appuya-t-elle d’un ton convaincu.

– Le capitaine a ses idées, poursuivit Josette d’un air capable. Je me souviens que, quand il était second à bord du Requin, il ne quittait jamais le commandant Maurice. On aurait dit les deux frères, quoique ce n’étaient que des cousins.

– Vous n’y êtes pas, Josette! ils ne se ressemblaient pas du tout.

– Vous les avez donc vus! s’écria-t-elle avidement…

– Si je les ai vus…

La dame Marthe s’arrêta, regarda avec inquiétude autour d’elle; et, sûre qu’il n’y avait dans la pièce personne autre que le patient, elle continua:

– Oui, je les ai surpris, un jour, dans le petit bois.

– Oh! vraiment?

– Le commandant Maurice avait une barbe forte et noire!

– Et celui-ci?

– Pas plus que sur la paume de votre main, ma chère.

– Oh!

– Et ils s’embrassaient… à bouche que veux-tu!

– C’est drôle, dit Josette songeuse. L’a-t-il pleuré le capitaine Maurice, lorsqu’il fut tué par ces damnés Anglais dans la baie Française! On pensait quasiment qu’il en mourrait!

– C’est certain qu’il l’a pleuré et le pleure encore! Il ne passe jamais devant le cimetière, sans y entrer faire ses dévotions.

– Ils étaient venus ensemble, n’est-ce pas?

– Oui, ils étaient venus ensemble; le commandant Leblanc, qui avait armé le Requin, les prit au service tous les deux à la fois. Il les aimait fièrement aussi, le capitaine Leblanc! C’était en 1794 ou 95… Ah! un bon temps que celui-là. Nous n’avions pas encore le Caïman. C’est le capitaine Maurice qui l’a fait faire, en 1802, deux ans juste avant sa mort; j’étais au baptême. Je me le rappelle comme d’hier…

– Dites donc, madame Marthe, vous savez encore une histoire? interrompit Josette, que ces réminiscences intéressaient médiocrement.

– Et laquelle?

– C’est Hippolyte qui me l’a contée cette histoire. Mais il m’a défendu de la répéter, vous comprenez, madame Marthe?

– Que oui, que je comprends, Josette; que oui!

– Il y a du nouveau! du grand nouveau! Notre capitaine va se marier!

– Se marier! lui, qui ne lève jamais les yeux sur une créature!

– Vous allez juger, madame Marthe. Avant que de partir d’Halifax, il a fait enlever une belle dame…

– Une belle dame!

– Il paraît que c’était la femme de l’amiral anglais qui a été tué par Hippolyte dans le dernier combat…

– Oui-da!

– C’est le patron du Wish-on-Wish qui a fait le coup avec un autre… On l’a traitée à bord comme une duchesse, madame Marthe, comme une duchesse! Il l’a fait mettre dans sa cabine!

– Dans sa cabine!

– Dans sa propre cabine! Sur le Requin, ç’a été la même chose!

– Quel miracle! une femme dans sa cabine!

– Après ça, c’était peut-être bien pour le major Vif-Argent, car il les aime, les créatures, celui-là! Quel coureur! Et il paraît qu’il était toujours avec cette dame et sa servante.

– Mais qu’est-elle devenue?

– Je n’en sais plus rien, madame Marthe… Pour ce qui est d’être sur l’île, j’en suis certaine… certaine.

 

À cet instant le malade s’agita sur sa couche. Ses deux gardes cessèrent leur entretien. L’une prit une potion et lui en fit avaler quelques cuillerées.

Bertrand avait écouté leur conversation en se demandant s’il rêvait; trop faible pour croire à la réalité, trop intrigué pour ne pas être attentif, de même que l’homme qui s’est éveillé au milieu d’un songe intéressant, aime à se rendormir, afin d’en poursuivre les péripéties imaginaires.

Mais, après avoir bu, le sommeil captiva sérieusement ses sens. Aussi en sortant de ce sommeil, avait-il à peu près oublié les commérages des deux bonnes dames, et toutes ses facultés mentales étaient-elles excitées par d’autres objets.

Son esprit s’éclaircissait; la mémoire lui revenait; avec elle, l’ordre, le classement dans les idées.

Sans bouger, il promena autour de lui un regard timide. La chambre dans laquelle il se trouvait était fort simple, mais fort propre. Elle souriait gaiement à un rayon de soleil, qui, à travers les branches touffues d’un gros érable, masquant à demi une fenêtre, s’éparpillait en pluie d’or sur le plancher, aussi blanc que l’ivoire.

Le lit était garni de rideaux en indienne, d’un bleu clair, comme ceux des croisées; une étoffe semblable recouvrait les sièges; mais pour commune qu’elle fut, elle n’en avait pas moins un air de gaieté tout réjouissant.

Bertrand remarqua avec étonnement que les meubles de la cabine qu’il occupait sur le vaisseau-amiral, avaient été apportés dans cette pièce. Il y avait jusqu’à sa petite table et ses boîtes de mathématiques, et, dans une cage, deux oiseaux moqueurs, que le jeune homme aimait tellement, qu’il les avait pris avec lui en s’embarquant.

Ce spectacle fit naturellement retourner sa pensée vers le passé.

Il se rappela qu’il avait reçu l’ordre de rejoindre l’Invincible, où il servait comme enseigne; sa sœur, la bonne Emmeline, pleurait bien fort. Elle ne le voulait pas laisser partir. Mais il lui promit que ce serait sa dernière expédition, et, sur cette promesse elle donna, bien malgré elle toutefois, son consentement.

On avait aussitôt mis à la voile.

L’expédition avait pour but de purger le golfe Saint-Laurent des pirates qui l’infestaient.

La flottille royale se composait de trois navires, la frégate l’Invincible, et deux bricks, le Triton et l’Hercule.

Les pirates avaient été rejoints. Quels terribles hommes! Quel lugubre bâtiment que leur Requin!

Attaqués par les trois anglais, ils s’étaient battus avec une énergie sauvage, et avaient hardiment lancé sur le vaisseau-amiral leurs grappins d’abordage.

Débouchant d’une écoutille pour les repousser, Bertrand s’était trouvé tout à coup en présence d’un homme noir comme la nuit.

Il avait lancé son épée contre cet homme. Un cri affreux avait déchiré ses oreilles à travers le fracas de la bataille; un nuage sanglant avait glissé sur ses yeux; et plus rien… le fil de ses souvenirs était rompu.

Ce fil, il cherchait à le renouer, quand le major Guérin entra dans la chambre.

Il s’approcha du malade, lui tâta le pouls.

– Ah! ah! fit-il, nous allons mieux, febris se remittit; febris se remittit!

Prenant une chaise, il s’assit sans façon à côté du jeune homme.

Le major Guérin portait, ce jour-là, un costume de chirurgien de marine, mais sans désignation de corps. Une ancre seulement était brodée à sa casquette, ciselée sur les boutons de son uniforme.

En l’entendant parler français Bertrand s’imagina que c’était un officier français.

Cette supposition le rassura.

– Pourriez-vous me dire où je suis, monsieur? demanda-t-il.

– Je ne puis, mon jeune ami, non possum.

– Mais vous êtes Français, monsieur.

– Français, oui, Gallus sum.

– Et chirurgien-major?

– On me donne ce titre, quoique, à parler franchement, il me manque quelques diplômes. Mais cela ne fait rien, mon ami. Ayez confiance en moi. Pour tailler dans le vif, l’emmancher, caput reparare, mon ami, je crois sans vanité…

– Suis-je prisonnier de guerre, monsieur?

– À cela je répondrai: Vous êtes prisonnier de guerre!

– Chez les Français?

– Chez des Français. Mais il ne faut pas vous fatiguer, car vous avez eu avec la mort une fière querelle; je ne vous engage pas à recommencer. La camarade pourrait vous damer le pion! Allons, reposez-vous. Avant une semaine, vous serez sur pied. Les blessures de la tête, capitis vulnera, sont les plus saines quand elles ne tuent pas sur le coup; rappelez-vous cela, jeune homme, rappelez-vous-le, meminisse jubeo!

– Un mot, docteur, rien qu’un! fit Bertrand. M’est-il permis d’écrire?

– Écrire, hum! répliqua le major Vif-Argent en sautillant dans la chambre; hum! nous verrons. En tous cas, il faut attendre… quand la guérison sera plus avancée, mon ami. Aujourd’hui ne songez qu’à vous rétablir, c’est le principal. Les soins ne vous manquent pas. Votre société ne sera pas nombreuse, il est vrai. Mais je suis un compagnon assez joyeux, jocosus comes, et si vous avez du goût pour la table, la chasse ou la pêche, n’ayez pas d’inquiétude, vous trouverez ici de quoi vous satisfaire à souhait.

– J’aurais voulu envoyer de mes nouvelles…

– À votre sœur! mon ami, rassurez-vous, c’est fait.

– Comment, monsieur! fit le blessé, surpris.

– C’est fait, vous dis-je, répliqua le docteur en souriant. Mademoiselle Emmeline sait que vous êtes entre bonnes mains.

– Elle sait que je suis ici!

– Je n’ai pas dit cela. Mais encore une fois, je vous défends de parler davantage. N’interrogez pas vos gardes, elles ont ordre de ne point vous répondre. Au revoir! Si vous observez mes prescriptions, dans quinze jours, au plus, nous courrons les bois ensemble. Me promettez-vous d’être sage?

– Oui, monsieur, répondit Bertrand avec un sourire.

– Madame Marthe! appela le docteur.

Une des gardes parut à la porte d’une pièce contiguë.

– Madame Marthe, lui dit-il, notre patient est en bonne voie. Il voudra sans doute jaser avec vous, j’espère que vous ne l’écouterez pas.

– Pas plus que si j’étais sourde-muette de naissance, mon major, dit la vieille femme.

Se tournant alors vers Bertrand:

– Vous voyez, mon ami, que je ne vous prends pas en traître, lui dit-il gaiement.

Il partit sur ces mots, et le blessé ne tarda guère à retomber dans un assoupissement qui dura jusqu’au lendemain.

Son rétablissement fit des progrès rapides. Bientôt il put se promener devant la maisonnette.

L’automne avait rougi la chevelure des arbres. Mais on était au milieu de cette délicieuse saison que les Américains appellent l’été indien, indian summer; le soleil était chaud encore; le ciel, d’un bleu limpide, et la nature, au milieu des fruits savoureux dont elle avait chargé ses plantes, étalait toujours mille fleurs charmantes.

Construite sur la baie Prinsta, la maison habitée par Bertrand jouissait d’une vue splendide, qui embrassait un horizon immense, fermé par les côtes vaporeuses du Labrador.

L’enseigne ne savait point sur quelle partie du globe on l’avait transporté. Il essaya naturellement de s’orienter, dès que ses facultés furent rentrées dans leur état normal.

Mais, si par une attention délicate, dont la cause lui échappait, on avait mis dans sa chambre sa petite bibliothèque, ses meubles, ses boîtes de marine, les boussoles, les octants et les instruments qui pouvaient l’aider à reconnaître sa position en avaient été retirés.

Fidèle à sa parole, le docteur Guérin tenait à Bertrand bonne compagnie. Chaque jour, il passait plusieurs heures avec lui, et faisait de son mieux pour le distraire. En toute autre occasion, l’enseigne eût été enchanté d’avoir fait la connaissance du docteur. Mais, à mesure que ses forces augmentaient, il sentait l’ennui le gagner. Ni les parties de chasse dans les environs, ni les parties de pêche dans la baie, ni les délicatesses d’une nourriture exquise ne le pouvaient contenter. L’incertitude de sa situation l’accablait. Questionné à cent reprises sur ce sujet, le major avait répondu nettement qu’il ne dirait rien.

Depuis qu’il se levait, les infirmières de Bertrand avaient été remplacées par deux hommes qui l’accompagnaient partout, même quand il sortait avec le chirurgien.

Les tentatives du jeune homme pour obtenir quelques renseignements de ces gens n’eurent pas plus de succès.

Il était désespéré.

Encore s’il avait eu un canot à sa disposition! car ayant gravi trois ou quatre fois les roches de la table à la Tête, masse de calcaire schisteuse, qui, tour géante, commande l’Océan par une élévation perpendiculaire de plus de cent cinquante pieds, il avait aperçu, noyée dans la brume, une terre vers laquelle tendaient tous ses vœux.

Mais aucune embarcation n’était laissée à sa disposition.

Cependant, bien qu’on lui cachât avec soin l’occupation de ceux qui le tenaient prisonnier, il soupçonnait que c’étaient les Requins de l’Atlantique.

Ce soupçon aiguisa son désir de recouvrer la liberté.

L’hiver approchait. Il fallait se hâter; car les nuits devenaient déjà froides, et des brouillards épais voilaient fréquemment les rayons du soleil.

Un soir, Bertrand, fouillant une malle qui avait été transportée de l’Invincible dans sa chambre, mit la main sur une lettre de madame Stevenson.

L’écriture de cette lettre causa au jeune homme une révolution spontanée.

Tout un monde d’images brilla devant son cerveau.

Et, par une de ces réactions intellectuelles inexpliquées, quoique assez communes, il se rappela mot pour mot le dialogue de ses deux gardes-malades, alors que le délire l’avait quitté.

– Je suis sur une île, s’écria-t-il, je m’en doutais, et Harriet est ici; peut-être à quelques pas de moi!

La lumière avait été aussi vive que soudaine, aussi éclatante que profonde.

Désormais Bertrand était convaincu, comme s’il en avait reçu l’affirmation un moment auparavant, que madame Stevenson, prisonnière des Requins de l’Atlantique, habitait quelque retraite cachée à peu de distance.

En fallait-il plus pour le déterminer à presser son évasion et à essayer d’arracher son Harriet chérie à leurs odieuses persécutions?

En croupe sur sa passion nouvellement réveillée, l’imagination de Bertrand fit dans les champs de la fantaisie des courses folles, à travers lesquelles passèrent sous ses yeux les scènes les plus héroïques des romans de chevalerie qu’il avait lus.

Il s’endormit bercé par des rêves insensés.

IV. Madame Stevenson et le comte Arthur Lancelot

Revenons à madame Stevenson, que nous avons laissée avec sa femme de chambre, dans une cabine inférieure du Requin.

Grandes furent leurs appréhensions quand, autour d’elles, vibrèrent les assourdissantes clameurs du combat.

Chez les âmes faibles, l’effroi est une des causes les plus fécondes de la prière. Les thaumaturges de tous les cultes l’ont si bien compris, que c’est par ce sentiment, surtout qu’ils entreprennent d’en imposer à leurs créatures.

Élevées dans la foi catholique, Harriet et Catherine tombèrent à genoux et se mirent en oraisons.

Mais les violentes secousses que recevait le navire et qui le courbaient à chaque instant de bâbord à tribord, ne leur permirent pas de rester longtemps dans cette position.

Elles se levèrent, s’assirent sur un cadre, et se tinrent cramponnées au châlit.

À peine la lampe projetait-elle une clarté suffisante pour éclairer l’étroit réduit. La pénombre ajoutait encore à l’horreur de leur situation.

Les détonations successives de l’artillerie, le crépitement de la fusillade, le ruissellement des flots aux flancs du bâtiment, les craquements de sa membrure, et les cris sauvages que redisaient des échos trop fidèles, avaient rendu la pauvre Kate presque folle.

Elle appelait à son aide tous les saints du calendrier, et ses doigts égrenaient, avec une vivacité fiévreuse, un long chapelet, chaque fois que le vaisseau reprenait, pour un moment, son équilibre.

Il cessa de rouler et de tanguer aussi brusquement à l’heure de l’abordage: elles se crurent sauvées.

– Ah! s’écria madame Stevenson, Dieu soit loué! les brigands ont été vaincus. On ne les entend plus hurler, comme des démons, au-dessus de nos têtes. Mon mari les aura battus, car c’est lui qui les poursuit, j’en suis sûre; il devait mettre à la voile le lendemain de notre enlèvement.

– Vous pensez, madame? dit la soubrette d’une voix mal assurée.

– Je l’espère.

 

– Est-ce que sir Henry… Ô mon doux Jésus!

Cette exclamation lui fut arrachée par le retentissement formidable de la caronade que venait de tirer Samson.

– Ce n’est rien, dit Harriet; un coup de canon de plus.

– Oh! il m’a donné là, fit Kate en frappant sur son cœur.

– N’ayez donc plus peur comme cela. Le danger est loin…

– Je voudrais bien le croire, madame…

– Si au moins nous pouvions voir ce qui se passe là-haut!

– Voir! Ah! madame, qu’est-ce que vous dites? J’aimerais mieux mourir, oui, mourir, que d’assister à de pareilles choses. Tenez, voilà que ça recommence! Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs…

– On vient, dit madame Stevenson.

– On vient! je me sauve! Cachez-vous aussi, madame; là, sous ce lit!

En prononçant ces mots, la camériste s’était jetée à terre et s’efforçait de se fourrer sous le cadre. Mais l’espace entre le plancher et le bois de la couchette n’étant pas assez large, elle se meurtrissait inutilement la tête.

Harriet ne put s’empêcher de sourire.

– Voyons! ayez un peu de courage, au moins, lui dit-elle.

– Du courage! c’est bien facile à dire…

– Relevez-vous, Kate.

– Mais madame! …

– On heurte! Relevez-vous, vous dis-je.

– Ouvrez! cria-t-on du dehors.

– Ouvrir! répondit Harriet, étonnée d’entendre une voix autre que celle du docteur; ouvrir! nous ne le pouvons, nous n’avons pas la clef.

– Si vous n’ouvrez pas! … reprit la voix furieuse.

– Mais, puisque nous n’avons pas la clef.

– Ah! madame! madame! sanglotait Kate en se blottissant dans le cadre.

Des coups de hache résonnèrent contre le frêle panneau de sapin. Bientôt il vola en éclats.

Un matelot, les mains dégouttantes de sang, la figure rougeaude, horrible, apparut derrière la porte enfoncée.

Ses yeux pétillaient de désirs; un sourire lubrique distendait sa bouche.

Madame Stevenson prévit une scène terrible. Oubliant ses craintes, elle s’arma de vaillance pour tenir tête à l’orage.

– Ah! mes poulettes, mes petites chattes, vous vous enfermez comme ça! dit le matelot.

– Sortez! retirez-vous, ou j’appelle! s’écria Harriet en marchant résolument vers l’homme.

– Appelle, mon ange, appelle! appelle jusqu’à demain. Nous allons jouer un petit peu ensemble, n’est-ce pas?… C’est qu’elle est gentille, tout de même! Allons, mon ange, ne fais pas la méchante: je te veux plus de bien que de mal. Mais où diable est l’autre cocotte?… je ne la vois pas… Ça ne fait rien, ma petite rate: tu me suffiras…

Il lança sa hache derrière lui, et saisit madame Stevenson entre ses bras.

– À l’aide! à l’aide! cria-t-elle en se débattant.

– Pourquoi faire ta mijaurée? disait le matelot en cherchant à l’embrasser. On en a vu d’autres, et d’aussi faraudes que toi…

Avec ses ongles, Harriet lui labourait le visage, et toujours elle criait:

– À l’aide! à l’aide! Help! help!

– Si tu continues comme ça, la belle, je me fâche, dit l’agresseur, qui réussit à la renverser sur le bord du cadre.

Mais alors, Kate déboucha de sa cachette, se précipita sur le marin, l’étreignit par derrière, et le mordit si cruellement au cou, qu’il poussa un rugissement de rage.

– Help! help! répétait madame Stevenson, sans cesser d’opposer à ce misérable une résistance opiniâtre.

Déjà, entre les deux femmes, dont l’une menaçait de lui crever les yeux, après lui avoir mis toute la face en sang, et l’autre s’était maintenant prise à l’étrangler au moyen de sa cravate, il courait risque de payer chèrement son exécrable tentative, quand le major Vif-Argent arriva dans la cabine.

Sans articuler une syllabe, il plaça un pistolet sur l’oreille du matelot et lui fit sauter la cervelle.

Harriet et Kate furent inondées de débris et de sang.

– Vous me pardonnerez mon procédé, madame, dit le major, en repoussant du pied le cadavre, qui avait roulé sur le parquet; mais avec nos gens, il n’y a pas deux manières d’agir. Parfaitement traités quand ils se comportent bien, nous les tuons quand ils commettent une faute: c’est notre règle. Veuillez accepter mon bras. Je vous conduirai dans une autre pièce, où vous pourrez changer de toilette.

Sans pouvoir répondre, tant elle était troublée, madame Stevenson prit silencieusement le bras du chirurgien, et ils montèrent dans la première batterie.

Le docteur Guérin avait trop de tact pour la mener sur le pont, où se déroulait un spectacle hideux.

La vue de la seconde batterie, avec ses parois noires de poudre, ses mares de sang, ses sabords, ses affûts brisés, le désordre qui régnait dans ses dispositions, si parfaites deux heures auparavant, n’était déjà que trop propre à impressionner douloureusement les pauvres femmes.

– Je vous mène à la cabine, où j’ai fait déposer vos effets, dit-il à madame Stevenson.

– Merci de cette attention, monsieur, balbutia-t-elle, ébranlée par ces émotions diverses.

– Voici ma chambre, continua-t-il en ouvrant une porte. Veuillez vous habiller promptement, car je vous préviens que vous allez nous quitter.

Les yeux d’Harriet interrogèrent le major.

– Hélas! oui, dit-il, en adressant un regard tendre à Kate, j’ai le malheur de vous perdre, calamitas est.

– Nous partons! s’écria la soubrette; nous sommes libres, hein? quel bonheur! En débarquant à Halifax, je ferai dire une messe à ma sainte patronne.

– Pouvez-vous nous dire où nous irons, monsieur? demanda madame Stevenson.

– Vous remonterez à bord du Wish-on-Wish.

– Le cutter!

– Oui, madame. Mais faites votre toilette! il faut que je m’occupe de mes blessés. Dans une demi-heure, j’aurai le chagrin de vous présenter mes adieux.

– Et pour moi, ce n’en sera pas un de me sauver de cette abominable cassine! répliqua sèchement Kate.

– Ne riez pas! ne riez pas! Risum tene, puella, sed non virgo, dit-il en se retirant.

À peine était-il parti, que madame Stevenson sentit, par un tremblement sous ses pieds, que le navire était en mouvement.

– Où peuvent-ils vouloir nous mener à présent? pensait-elle.

Machinalement, elle prit une robe et s’habilla.

Kate était incapable de lui prêter ses services. Elle tournait dans la cabine comme une insensée.

Le docteur rentra.

– Vous êtes prête, madame! dit-il.

Harriet répondit par un signe de tête affirmatif.

Elle tendit son bras au major, et, comme ils traversaient la batterie, un éclair immense déchira l’obscurité de la nuit, qui commençait à tomber.

Une explosion foudroyante accompagna l’éclair.

– Ah! ciel, qu’est-ce encore que cela? murmura la jeune femme bouleversée.

– La frégate ennemie qui saute, dit froidement le chirurgien.

– La frégate… C’était donc le vaisseau-amiral?

Le major Guérin ne répondit pas.

– Dites-moi, monsieur, oh! dites-moi, s’écria Harriet, si mon mari…

Sa gorge se serra; ses yeux se voilèrent.

L’officier lui fit respirer un flacon de sels; puis, sans mot dire, il l’entraîna vers un sabord ouvert.

Deux matelots s’emparèrent d’elle et la descendirent, à moitié évanouie, sur le Wish-on-Wish.

Kate, aussi éperdue que sa maîtresse, fut descendue de même.

– Au revoir! leur dit le major, avec un geste de la main.

– Larguez l’amarre! cria le patron du cutter.

Un coup de hache trancha la corde qui retenait l’embarcation au Requin, et le Wish-on-Wish s’en éloigna à toutes voiles.

Le surlendemain, il jetait l’ancre dans la baie de la Chaloupe, sur la côte méridionale d’Anticosti, à quarante milles environ de la pointe Est, et à trente de la baie de Prinsta, où Bertrand fut transporté presqu’à la même époque.

Madame Stevenson était souffrante.

On la déposa avec Kate dans une maison en bois au bord de la mer.

Leurs effets, et divers objets indiquant qu’elles étaient destinées à demeurer longtemps dans cet endroit, furent aussi débarqués.

La cabane était dans un mauvais état.

Les marins du Wish-on-Wish se hâtèrent de la réparer pour la rendre habitable.

Elle renfermait trois pièces, l’une fut affectée à la cuisine, une autre à la salle commune, la troisième servit de chambre à coucher à Harriet.

Kate se dressa un lit dans la cuisine.

Le bateau fut solidement amarré à un auray; et les matelots s’occupèrent à la chasse ou à la pêche.

Madame Stevenson renouvela ses tentatives, pour savoir où elle était, ce qu’on voulait d’elle, ce qui s’était passé pendant le combat.

Elle n’apprit rien, sinon que les pirates, assaillis par trois navires de la marine royale, avaient couru grand risque d’être capturés, mais que le Wish-on-Wish, dépêché à la recherche du Caïman, ayant ramené ce vaisseau, la fortune s’était retournée du côté des Requins de l’Atlantique.

Ils avaient coulé un des bâtiments anglais, fait sauter l’autre, incendié le troisième.

Qui les commandait? Quels étaient leurs officiers? D’où venaient-ils? Ces questions demeuraient sans réponse.

Privée des galanteries du major Vif-Argent, et après avoir dépensé infructueusement un nombre incalculable d’œillades incendiaires, en faveur du patron du cutter, Catherine devint morose, revêche, insupportable à sa maîtresse et à elle-même.