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Le chasseur noir

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III. LA PORTE DU DIABLE

Nicolas désirait vivement voir le visage de son compagnon; mais l’obscurité l’empêchait de distinguer ses traits.

Ce ne fut qu’à une heure avancée, quand la lune se leva, qu’il put se satisfaire à cet égard.

Un examen plus attentif de l’individu le confirma dans son idée première. C’était le type du franc-trappeur nomade, sur lequel les moeurs indiennes avaient fortement déteint.

Il était sans doute adonné aux habitudes de cette race, car il avait sur la vie des principes faciles, et un mépris cordial pour les gens en dehors de sa profession.

La physionomie qu’il offrit à Nicolas, éclairée par les premiers rayons de la lune, n’était pas propre à attirer l’amitié ou à assurer la confiance.

Il avait les yeux enfoncés, et d’une expression sinistre. Son front était bas, contracté par un froncement perpétuel. Un nez épaté et aplati, surmontait sa bouche, démesurément fendue, comme celle d’un animal carnassier. Le menton était court, le cou gros, les épaules larges.

La vétusté et l’usure avaient rongé ses vêtements d’étoffe grossière.

Pour compléter ce vilain portrait, le trappeur louchait.

Nicolas se dit dans son for intime que sa dernière aventure n’avait pas ajouté une acquisition importante au nombre de ses amis. Bref, il n’était pas content de celui qu’il venait de sauver; car si ce dernier ne payait pas de mine, il ne séduisait pas plus par son langage.

Il avait la parole sèche, cassante. Ses phrases partaient comme les décharges d’une catapulte ou d’une batterie. De plus il les accentuait d’un certain grognement rien moins que plaisant.

Dans la rapidité de leur fuite, au milieu des ténèbres, Nicolas s’était écarté de la route qu’il avait l’intention de prendre.

Il se trouvait alors sur une éminence, entourée par un paysage d’un caractère sauvage et pittoresque. Jetant les yeux à l’est, il lui sembla apercevoir les ruines d’une grande cité.

L’apparition était produite par de longs et énormes amas de rochers, empilés les uns sur les autres, découpés en forme de murailles, de tours chancelantes et de colonnes brisées.

Cette ville fantastique couvrait les flancs et le sommet d’une montagne, et s’étendait à perte de vue dans les profondeurs d’une sombre vallée.

Jamais, dans toutes ses excursions, le trappeur n’avait vu un spectacle plus digne d’attention. Il le contemplait avec émerveillement quand son compagnon lui dit:

– Une chique, hein, étranger?

Nicolas tourna la tête et rencontra le regard lourd du quémandeur.

– Vous avez faim d’un morceau de tabac, pas de gêne, je puis vous satisfaire, quoique je n’en use pas fort moi-même, dit-il. Mais vous vous étiez fourré dans une maudite petite difficulté, n’est-il pas vrai?

– Difficulté! peuh! ce n’est pas pour la première fois, étranger, ni pour la dernière, j’espère. C’est plein d’accidents comme ça, dans ce pays-ci. On s’habitue à tout, après un bout de temps, vous savez?

Le franc-trappeur s’arrêta, mordit à pleines dents dans la torquette[11] que lui présentait Nicolas, puis roulant, avec la langue, la masse narcotique contre la joue droite, il ajouta:

– Vous avez l’air de regarder ce tas de rochers. Nous l’appelons la Ville hantée.

– Nous? qui? demanda Nicolas.

Après un instant d’hésitation, l’inconnu balbutia:

– Eh! nous, francs-trappeurs donc!

– Je ne savais pas, répliqua Nicolas, que certaines gens tendaient des trappes dans les rochers. Généralement je place les miennes dans les vallées ou sur le bord des ruisseaux et des lacs.

– Oh! sans doute. Mais quand on est dans le voisinage de pareils amas de roches, on ne peut s’empêcher de les voir. En tout cas c’est un lieu mal famé. Nous autres nous le tenons à distance. Des trappeurs et chasseurs isolés ont disparu dans les environs de la Ville hantée.

Nicolas branla la tête en signe d’incrédulité, tandis que son interlocuteur poursuivait:

– On y entend des bruits comme le grondement du canon. Les Indiens disent que l’esprit du tonnerre vit ici. J’y ai moi-même senti des commotions souterraines. Un peu plus loin s’étend une vallée, la vallée du Trappeur perdu. Nous l’appelons la vallée du Trappeur, par abréviation.

– Qui a donné les noms à ces localités? interrogea Nicolas, fixant sur son compagnon un regard pénétrant.

– Toute place doit avoir un nom, vous savez, répliqua l’autre d’un ton embarrassé. Une circonstance fait nommer cette place-ci, une autre celle-là. J’ai appris à les connaître, parce que plus d’une fois j’ai campé à la rivière aux Loutres, qui n’est pas à plus de quatre ou cinq milles d’ici. Mais vous-même, étranger, est-ce que vous n’avez pas aussi un nom?

Et à son tour, il toisa Nicolas.

– Vous avez raison, monsieur, répondit celui-ci. Des noms, j’en ai eu en masse, et je n’ai pas honte de les dire, ô Dieu, non! D’après leurs notions païennes, les Indiens m’appellent Ténébreux, supposant que je suis artificieux, ce qui est une erreur de leur jugement. Le fait est que je ne suis ni sombre, ni profond, mais transparent comme l’onde du ruisseau, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mais pour avoir double face, double conscience, nenni. Je ne porte pas deux visages, je n’en ai jamais porté, ô Dieu, non!

Nicolas reprit longue haleine et soupira lentement de l’air d’un homme qui sent qu’on lui a fait une injustice.

– Ténébreux! s’écria l’autre avec un sourire moqueur. Vous n’en avez pas la mine. Mais quel est votre nom blanc? Je me soucie peu de titres rouges.

– Il y a bien un nom duquel on avait l’habitude de m’appeler, mais depuis qu’il est tombé au bout de la langue de ceux qui grouillent dans les établissements[12], et qu’il a fait causer une quantité d’oisifs qui ne savent rien du tout, je n’ai plus de goût à le mentionner aux étrangers. La vérité est que ces fainéants m’ont flanqué dans les papiers publics et que je n’aime pas du tout ça. Je vous leur soulèverai une maudite petite difficulté, si jamais je vais jusqu’à leurs villes. Mille castors, je ne m’attendais pas à cette méchanceté. Je supposais qu’on me laisserait vivre et mourir en paix sur les prairies, avec mon fusil et mes attrapes à mon côté, mes chiens et chevaux autour de moi. Mais nous ne sommes sûrs de rien dans ce monde – rien que des difficultés. Celles-là on peut y compter avec certitude. On m’a touché à un endroit sensible en me faisant imprimer et en doutant des traditions de ma famille, ô Dieu, oui[13]!

– Diable, interrompit l’autre, si vous y allez comme ça, autant vaut nous en tenir là, vous n’arriverez jamais à ma question. Quant aux impressions et bêtises de cette espèce, je m’en moque comme d’un vieux mocassin; d’ailleurs je ne suis pas si sot que de savoir lire.

– Moi, je suis modeste de ma nature, quoique j’aie bien mes petites particularités, reprit Nicolas. Tout ce que je désire, c’est qu’on me laisse tranquille.

Puis il coucha sa carabine à terre et ajouta emphatiquement:

– Oui, Nick Whiffles désire qu’on le laisse tranquille, dire ses histoires, faire ses plaisanteries, vivre de sa vie propre à sa propre manière, ô Dieu, oui!

Le franc-trappeur recula un peu, mâcha violemment sa chique, examina Nick des pieds à la tête, et dit d’une voix qu’épaississait le jus de tabac:

– Vous, Nick Whiffles! ah! oui; ça m’en a l’air!

– Qu’est-ce que vous entendez par là? demanda sèchement Nick.

– J’entends que je ne suis pas tout à fait un dindon, répliqua le trappeur avec une grimace.

– Je ne vous comprends pas précisément. Soyez un peu plus clair si ce n’est pas trop de peine, continua tranquillement Nick.

– Eh! ne me jetez pas de poussière aux yeux si vous ne voulez pas que je louche! fut-il riposté avec un sang-froid provocateur.

– Je n’aime pas qu’un homme commence ma connaissance par douter de ma parole, répliqua aigrement Nick. Si vous ne pouvez croire celui qui vous dit son nom, vous devez être un homme sans foi, et m’est avis que nous ne pouvons plus suivre le même chemin. Je ne suis pas querelleur, mais je veux que l’on me croie quand je dis la simple vérité. Je ne suis pas fier de mon nom, ô Dieu, non! et pour les raisons que j’ai données, j’aimerais bien à le perdre[14]. Mais si vous suspectez ma véracité, je crains qu’une diablesse de difficulté ne s’élève entre nous.

– Ah! ah! vous menacez! Vous voudriez me pincer, n’est-ce pas? Très-bon,

M. Ténébreux, je vas vous donner une leçon de savoir-vivre. Huh!

Le trappeur couronna sa remarque d’un grognement qui eût honoré un ours gris.

– Avant d’aller plus loin, j’aimerais à avoir une sorte de manche pour vous empoigner, dit Nick.

– Qu’est-ce que ça?

– Votre nom, si vous aimez mieux.

– Prenez Jack Wiley et empoignez-moi par là; mais doucement, mon compère, car il y a du verre en moi, et je casse quand on me manie trop rudement.

– Verre et bronze aussi, s’écria Nick.

– A votre aise. Quant aux sobriquets indiens, ils ne m’ont pas plus fait défaut qu’aux autres trappeurs dans le pays. Il y en a qui m’appellent le Veau-médecin.

– J’aimerais assez à l’entendre geindre, monsieur.

– Une tribu m’appelle Deux-cents-chevaux, parce qu’en une seule nuit, je lui ai volé autant de ces animaux. Laissons-là; je ne me sens pas disposé à me quereller avec un homme qui m’a rendu de bons services, quand même il essaierait de me blaguer un peu.

– Soit; mais si les choses ne s’étaient pas passées comme ça entre nous, je vous ferais croire que la lune est composée de bosses de bison et qu’on en peut rôtir une tranche au bout d’un bâton. Mais allons, Jack Wiley, suivons cette crête.

– Cette crête! non. Elle nous conduirait trop près de la Ville des sorciers, repartit Wiley.

– Voilà bien une notion indienne, mais les blancs ne devraient pas avoir des idées aussi puériles. J’ai entendu parler de cette prétendue ville. Son surnaturel est aussi naturel que moi, je le jurerais, oui bien, votre serviteur!

 

– Je ne prétends pas être plus sage que mes voisins et ne parlerai que pour mon compte. Aussi je vous le dis: je me tiendrai à l’écart de la Vallée du Trappeur. On assure que ceux qui y sont entrés n’en sont jamais sortis et que jamais, non plus, on n’en a entendu parler. Les Indiens pensent que la localité est hantée par un mauvais esprit et que tous les gens qui y mettent le pied ne peuvent plus l’en retirer. Ils sont obligés d’y rôder jusqu’à la fin de leurs jours… Vous n’avez pas besoin de secouer la tête, je vous dis qu’on les y a vus, M. Ténébreux.

– Bon, je ne vous disputerai pas sur ce, point, quoique je n’aie jamais songé à trouver quelque chose de pire que moi, partout où je vais. Je n’ai, du reste, jamais pu voir d’esprits moi-même; mais j’ai eu une nièce qui pouvait les voir par légions, au bénéfice de ses amoureux, vous comprenez? sans doute vous avez entendu parler de ma famille. Il y a eu mon grand-père, le voyageur, et mon oncle, l’historien, qui étaient des gaillards extraordinaires dans leurs branches d’affaires. Je sais bien qu’il y a des gens qui ont glosé et ri sous cape quand j’ai parlé des exploits de mon grand-père le voyageur, et de mon oncle l’historien, mais ça ne fait rien de rien, oui bien, je le jure, votre serviteur!

En jasant ainsi, les voyageurs finirent par atteindre une hauteur d’où leur vue dominait complètement la Ville hantée, dont les murailles granitiques avaient une apparence sépulcrale à la clarté terne et blafarde de la lune.

– Voyez-vous là, en bas? dit Jack en étendant la main.

– Où?

– Où ces rochers sont amoncelés. Eh bien, c’est l’entrée de la Vallée du Trappeur perdu. On l’appelle la Porte du Diable. Ayant, comme je vous l’ai dit, chassé à la rivière aux Loutres, aux sources du Castor et au Rocher noir, j’ai recueilli ces histoires de l’un, de l’autre, en faisant mes affaires.

– Vous prenez plus intérêt à ces niaiseries que moi. Qu’on me donne un bon territoire pour trapper ou chasser et je ferai un pied-de-nez aux superstitions des Indiens et des blancs ignorants.

Nick s’interrompit soudain et ajouta d’un ton différent;

– Regardez parmi les rochers, Jack, n’est-ce pas un de vos fantômes?

– Où ça? où ça? demanda Wiley.

– Ne le voyez-vous pas qui remue, là, à gauche?

– Oui, c’est vrai, répliqua précipitamment le trappeur. Il vaudrait mieux ne pas approcher, de peur…

– Vous irez où il vous plaira, M. Deux-cents-chevaux, mais mes yeux m’ont été donnés pour mon service et je les utiliserai, interrompit Nicolas.

Ce qui avait sollicité l’attention de Nick, c’étaient plusieurs personnes glissant, en un seul rang, le long des rochers.

Elles n’étaient pas tellement éloignées qu’il ne pût les voir distinctement.

A leurs vêtements et à leur démarche, on pouvait les prendre pour des blancs, mais il eût peut-être été imprudent de l’affirmer.

Nicolas les compta.

Ils étaient cinq, et le plus avancé avait la taille ceinte d’une écharpe rouge. Leurs armes reluisaient au clair de lune.

Aussitôt, Whiffles se rappela la scène du petit bassin, alors qu’il cherchait à découvrir qui lui avait volé ses pièges. Tout son esprit se tint en éveil.

Il épia avec un intérêt indescriptible la marche des cinq personnages, tandis que Wiley demeurait silencieux à son côté; mais en suivant anxieusement la direction de ses regards.

Les cinq individus descendirent au fond de la vallée et disparurent près de la Porte du Diable.

– Que pensez-vous de ça? fit brusquement Wiley.

– Il n’est pas rare de voir des trappeurs dans cette partie du pays, répliqua soucieusement Nicolas.

– Oui, mais pas comme ceux-là – pas comme ceux-là! murmura Wiley.

Et il poursuivait d’un ton grave:

– Je vas vous donner un avis, étranger: Evitez la Vallée du Trappeur, la ville des Rochers et la contrée environnante; évitez-les comme vous éviteriez un parti des Pieds-Noirs, ou la peste.

– Merci, Jack Wiley, merci! Je n’ai peur ni des hommes, ni des fantômes. Pendant bien des années, j’ai parcouru bois, montagnes et prairies, et il n’y a pas un endroit que je redoute plus qu’un autre. Tout coin de terre ou d’eau, entre la baie d’Hudson et la rivière Colombia m’est égal. Je connais le repaire du loup, de l’ours, de la panthère et des animaux destructeurs de cette région, tout aussi bien que les villages, pistes, campements et territoires de chasse de ces damnés serpents rouges. Et moi, Nick Wiffles, je vais ça et là, où bon me semble, en homme qui sait son chemin, et l’étendue des forces que le créateur de de toutes choses lui a données, oui bien, je le jure, votre serviteur!

Le brave chasseur prononça ces paroles avec la bonhomie, moitié sérieuse, moitié joviale, qui lui était habituelle, et, jetant sa carabine sur son épaule, il reprit fermement sa marche en homme qui a foi en son jugement, en sa prévoyance.

IV. LE CHASSEUR NOIR

Après avoir atteint le plateau, le jeune garçon – Sébastien Delaunay – pénétra dans une petite hutte cachée dans un bouquet de cotonniers.

Les chiens le suivirent, mais en se retournant de temps à autre sous la direction que leur maître avait prise.

Au centre de la hutte flambait un bon feu de branchages. Sébastien s’assit auprès. Pendant quelques instants il s’occupa à empenner des flèches, tandis que Maraudeur et Infortune, étendus à ses pieds, l’observaient en silence, d’un air somnolent, les yeux à demi clos.

Toutefois, bientôt fatigué de son travail, il décrocha un grand arc indien, pendu à la paroi de la hutte, et, après l’avoir bandé avec soin, il jeta un carquois sur ses épaules et se dirigea vers le lieu d’où il s’était séparé du trappeur.

Il faisait sombre; mais les chiens, saisissant la piste de leur maître, partirent devant Sébastien et le guidèrent à la vallée.

Comme une sentinelle vigilante, jusqu’à ce que la lune se levât, il inspecta minutieusement le terrain en parlant quelquefois aux chiens et en réfléchissant parfois aussi.

Tout-à-coup Maraudeur s’arrêta court, dressa ses oreilles et pointa son nez vers le fond de la vallée qu’argentaient faiblement les rayons de la lune. Son compagnon à quatre pattes gronda, tressaillit. Il se serait précipité en bas de la montagne si Sébastien ne l’eût retenu.

L’adolescent connaissait assez les habitudes du chien pour savoir que les siens avaient vu ou senti un homme ou un animal. Mais, vainement s’efforça-t-il de découvrir quelque nouvel être vivant. Un groupe d’arbres nains, un peu plus bas, près du lit de la vallée, offrait un point d’observation meilleur et plus sûr; il y descendit.

Aussitôt, il reconnut l’avantage de son mouvement; car, en dirigeant ses regards au sud, il aperçut un individu qui approchait.

C’était un blanc, mais pas Nicolas.

Sa taille, ses vêtements l’indiquaient.

Sébastien se prit à l’examiner.

A l’élasticité de sa démarche, à la flexibilité de ses membres on jugeait qu’il était jeune. Il portait un habillement tout noir, différant matériellement par la coupe de ceux des trappeurs, mais prouvant peut-être que son propriétaire arrivait récemment des pays civilisés.

Il était impossible de distinguer les traits de cet homme. Ses armes consistaient en un fusil à deux coups passé derrière l’épaule.

L’indispensable couteau de chasse et des pistolets pendaient à sa ceinture de cuir uni.

Quoique seul et au coeur d’un pays sauvage, le jeune chasseur (ainsi le désignerons-nous) paraissait brave et sûr de lui.

C’est au moins ce que pensa Sébastien, dont l’attention fut appelée d’un autre côté par Maraudeur, qui aboya, bondit, et parut décidé à s’élancer dans la vallée.

Sébastien eut quelque peine à le calmer et tâcha de saisir la cause de cette nouvelle excitation. Mais il fut assez désagréablement surpris en remarquant, à une courte distance, trois hommes mal vêtus qui sournoisement longeaient aussi le vallon. Leur aspect parlait du trappeur nomade et de l’Indien farouche et pillard.

Ils cheminaient en silence.

A leur vue Sébastien trembla; son visage se couvrit de pâleur.

Se couchant entre les deux chiens, et arrondissant son bras autour du cou de chacun d’eux, il considéra ces gens, en retenant son haleine et comme dominé par l’incertitude et l’effroi.

La vaillantise et la gaîté du jeune garçon s’étaient évanouies.

Ses craintes, cependant, ne semblaient pas le résultat d’une vile lâcheté, mais bien d’une horreur soudaine inspirée par quelque puissance formidable et mystérieuse.

Frissonnant, Sébastien, jeta un regard vers le jeune chasseur: il avait fait halte et apprêté son fusil.

Les trois individus et lui s’étaient découverts au même instant.

Qu’allaient-ils faire? La rencontre serait-elle amicale? Sébastien Delaunay ne le supposait pas.

Le chasseur noir semblait avoir aussi ses doutes. De vrai, les autres avaient l’air de blancs et de francs trappeurs; mais leur extérieur était plus sauvage que celui des indigènes eux-mêmes.

Nous sommes facilement accessibles au soupçon; parfois, l’intuition nous désigne qui nous devons fuir et qui nous devons rechercher.

Celui qui marchait en tête de ces êtres hybrides, ayant lancé une oeillade au chasseur noir, ôta un fantastique casque de peau, orné d’une queue de renard, et, après avoir passé dans ses cheveux hérissés une main qu’on eût pu prendre pour la patte d’un volverenne, il hurla comme un Indien.

Son salut resta sans réponse.

– Ohé! ohé! dit-il, voilà mon mangeux de lard.

– Pas plus mangeux de lard que vous, répliqua froidement le chasseur.

– Point d’impudence, mon garçon. Nous autres, on est né sur les prairies, moitié ours-gris, moitié panthère, moitié Français et moitié Indien. Huh! houh!

Le chasseur noir releva son arme et appuya son index sur la détente.

– Je suis d’humeur paisible, dit-il; je ne me mêle pas des affaires d’autrui, et je réclame le privilège d’être laissé tranquille. Mais les fanfaronnades et les grands airs ne me font pas peur, sachez-le. Si je désire demeurer en paix avec tous, blancs, rouges ou métis, je ne souffre pas les insultes.

Un des trappeurs grogna comme un ours, tandis qu’un second hurlait comme un loup et que le troisième imitait le chant perçant du coq.

Le naturel du jeune homme était évidemment paisible.

– Si, dit-il, vous croyez qu’il convient d’aborder de cette manière un étranger et un blanc, je me permettrai de différer d’opinion avec vous. Votre conduite est grossière, injurieuse; je m’éloigne.

– Pas si vite mon garçon, nous avons affaire à vous.

Et l’interlocuteur marcha sur le chasseur noir d’un air insolent.

– Arrière, ne m’approchez pas! dit celui-ci en le couchant en joue.

Sébastien Delaunay fixait sur cette scène des regards avides. Il n’avait pas changé de posture.

Il était encore étendu entre ses chiens, les mains placées sur leur gueule. Pas un mot, pas un mouvement de ce qui se faisait ne lui avait échappé.

– Peut-être ne saviez-vous pas, morveux, que je m’appelle l’Ours-gris? Je suis la mort pour tout gibier à quatre ou à deux pattes qui ose se poser sur mon chemin. A bas ce fusil d’enfant, et nous allons régler votre affaire!

Le jeune homme haussa les épaules.

– Merci, je saurai prendre soin de ma personne. Je ne me fie pas à des coquins de votre sorte, et ne suis pas homme à me laisser intimider et peut-être piller avec impunité.

L’Ours-gris gronda d’une façon menaçante. La méchanceté naturelle de son caractère s’éveillait.

– Étranger, avez-vous jamais entendu parler de Bill Brace[15], dit-il, d’une voix où la colère perçait déjà?

– Il se peut, mais je ne me rappelle pas, répondit froidement le chasseur.

– C’est moi qui suis Bill Brace, ajouta l’autre.

– Peut-être me ferez-vous l’honneur de me présenter vos compagnons? fît le jeune homme d’un ton moqueur.

– Vous les connaîtrez bien assez vite, c’est moi qui vous le dis. Ce gaillard-là qui peut dévorer une mule crue à son déjeûner, eh bien, c’est Ben Joice; et cet autre qui vous avale une pinte de whiskey sec d’un coup, c’est Zene Beck. Je ne pense pas que vous alliez jamais dire nos noms à l’un des postes de la compagnie de la baie d’Hudson, ou aux établissements.

Il y avait quelque chose de particulièrement sinistre dans la manière dont il prononça cette dernière phrase.

Les muscles de son visage se déprimèrent et une perversité opiniâtre apparut dans tous ses traits.

La vanité de la force physique le rendait insolent. Bill Brace croyait à l’invincibilité de ses nerfs. Déréglé par inclination et habitude, vicieux et agressif par nature, il avait besoin de cette correction qui dompte le scélérat et humilie le brutal.

 

– Dites-moi quels sont vos desseins et je saurai mieux quoi faire, fit le chasseur noir. Si votre intention est de me dépouiller, je ne suis pas disposé à le permettre. J’ai déjà vu des gens de votre calibre. La plupart se sont montrés paisibles, et je puis vous assurer que ceux qui se sont comportés autrement n’ont rien gagné.

– A bas votre arme! vociféra Bill Brace.

– Oui, à bas les armes! répéta Ben Joice.

– A bas ton fusil! appuya Zene Beck.

Le chasseur redressa sa taille et de douce qu’était sa physionomie, elle devint ferme, presque dure.

Une main sur le manche d’un formidable bowie-knife[16], Bill Brace avança le pied droit.

– Prenez garde, misérables! cria le chasseur, avec un coup d’oeil rapide à la batterie de son fusil; vous êtes trois contre un, mais le premier de vous qui fait un mouvement, je le tue comme un chien. Je vous tiens pour vagabonds et bandits;… cependant, pas pour des lâches. S’il en est un parmi vous qui veuille se mesurer avec moi, à la carabine, au pistolet, au couteau, ou aux armes que la nature nous a données, je suis son homme.

Bill Brace haussa ses épaules herculéennes, et sourit dédaigneusement, mais plutôt de rage que de bon coeur.

– Vous criez bien haut, mon petit, mais je vas vous donnez une fière leçon, grommela-t-il entre ses dents.

En disant ces mots, il s’appuyait sur le canon de son fusil dont la crosse reposait à terre.

Jamais face horrible ne s’était empreinte d’un cachet plus diabolique.

Vivant loin de la contrainte des lois civiles, débarrassé de toutes les formalités et conventions de la société, suivant à sa guise les impulsions d’une nature désordonnée, flattant ses appétits sauvages, singeant les moeurs des Indiens – leurs vices et non leurs vertus – avec une confiance entière en sa puissance musculaire, Bill Brace était devenu le type de la bestialité humaine, si je puis m’exprimer ainsi. Imposer comme loi sa volonté aux autres, telle était son ambition et même sa devise.

Quoique d’une taille plus haute, le chasseur noir était d’une constitution plus grêle.

Il avait plus d’harmonie dans les formes, mais moins de vigueur apparente.

Son extérieur indiquait le sang-froid et cependant la souplesse.

En général il ne semblait pas capable de soutenir une lutte corps à corps avec son adversaire.

Néanmoins, Sébastien observa qu’il était calme, qu’il ne manifestait aucun de ces signes de trépidation qui accompagnent ordinairement la peur ou la colère.

– L’entendez-vous, Ben Joice et Zene Beck? Ce blanc-bec, ce mangeux de lard[17] qui prétend répondre par toutes armes à Bill Brace, depuis ses poings, jusqu’à une espingole.

Dans un paroxysme de dédain comique, mais inexprimable, Brace enleva son casque par la queue de renard qui le surmontait, le lança contre le sol en le foula aux pieds, tandis que ses camarades témoignaient chaleureusement de leur admiration; l’un en sifflant à travers deux de ses doigte fourrés dans sa bouche, l’autre en se tordant dans un éclat de rire convulsif.

Le chasseur noir se tenait parfaitement tranquille, et toujours prêt à faire feu.

– Buveux-de-lait, j’accepte le défi! hé! hé! ho! ho! songez-y mes gars, il veux amorcer Bill Brace le mangeux de chats sauvages, le grand ogre de la Saskatchaouane.

Puis au jeune homme:

– Voyons, dites-nous comment vous voulez quitter le monde et que ça soit fait tout de suite. Est-ce avec le plomb, l’acier ou les griffes de l’ours-gris qui sont mes armes naturelles, comme vous les appelez?

– Nous commencerons avec les armes de la nature; puis, si vous n’êtes pas satisfait, le couteau décidera qui doit être enseveli dans la vallée.

– Quant à cela, je puis vous le dire d’avance. Nous ne prenons pas la peine d’enterrer les gens. Les loups servent de croque-morts, dans les montagnes. Ils ont bientôt fait, et l’on n’a rien à payer pour la fosse et le service. Mais nous gaspillons un temps précieux. Hâtez-vous de dire vos prières et que je vous avale!

– Doucement, doucement, fit le chasseur noir. Écoutez les conditions du duel: Vos armes et celles de vos amis seront déposées près de ce bouquet de pins; puis vos camarades se retireront là-bas, derrière le rocher et resteront spectateurs passifs du combat. Quant à moi, je placerai mes armes derrière cet arbre à gauche, afin de pouvoir les saisir aisément en cas de trahison ou de mauvaise foi.

Brace objecta d’abord à cette proposition, mais finalement il y consentit, et les armes furent, au bout de quelque temps, mises aux lieux indiqués par le chasseur.

Sébastien avait peine à contenir ses chiens, car ces armes avaient été posées à cinq ou six pas de sa cachette. Maraudeur se révolta un peu à l’approche de Brace, et Infortune grogna sourdement. Mais le bruit ne fut pas remarqué.

Beck et Joice se retirèrent à l’endroit désigné.

Sans perdre une seconde, Bill Brace se dépouilla de sa casaque de chasse, en homme pressé d’en finir tandis que son antagoniste quittait flegmatiquement son pourpoint noir au pied d’un cotonnier, et desserrait sa ceinture.

La charpente osseuse et solidement attachée du premier formait un contraste frappant avec les proportions symétriques, quelque peu délicates du second.

Si Bill Brace pesait au moins cent quatre-vingts livres, le chasseur en pesait cent quarante au plus.

– Étranger, fît Brace, vous ne feriez peut-être pas mal de me dire votre nom avant que je ne vous dévore, car il se peut qu’un de vos amis désire couvrir d’une tombe vos os, quand on saura comment vous êtes mort…

– Si vous ou vos coupe-gorge m’assassinez, un individu du nom de

Pathaway manquera dans les montagnes. Êtes-vous prêt, Bill Brace?

– Tout prêt! répondit Brace.

– Venez donc et attrapez ce que vous méritez!

Le jeune homme porta alors en avant son pied et son bras droit, puis le pied et le bras gauche, et fit face à son ennemi.

Ensuite il retira son bras droit en le courbant comme un arc et étendit encore le poing gauche, en ayant les yeux fixés sur ceux de Brace, qui arrivait avec grand fracas, et se proposait de réduire son adversaire par la seule force du poignet. L’insulteur projeta, ramena sa main droite et reçut, en pleine bouche, la gauche de Pathaway.

Ce début suffît à faire voir que le dernier connaissait l’art de se défendre, tandis que l’autre l’ignorait.

– Ce gamin t’a tiré le premier sang; attention, Bill! épia Joice.

Surpris de la riposte, Brace avait reculé. Alors il remarqua que sa barbe changeait de couleur et passait du noir au rouge.

– Repos! exclama Joice.

A la seconde passe, Brace prit plus de précautions.

Son but était de terminer l’affaire d’un seul coup.

Mais pendant ce temps, Pathaway lui allongeait un croc-en-jambe et le faisait choir sur le sol.

Joice et Beck saluèrent cet événement par un rire bruyant; ils pensaient que leur champion se ménageait afin de s’en tirer avec plus d’honneur, quand il aurait joué assez longtemps avec le petit, pour l’éreinter d’un coup.

– Debout, Bill! Pourquoi diable te vautrer comme ça? dit Joice.

– Oh! c’est un fier matois! glissa Beck.

– Oui, reprit l’autre. Il va le démolir en gros, car il n’aime pas le détail, Bill.

Un double éclat de rire couronna cette lourde saillie.

La fureur avait enflammé Bill Brace.

11 s’élança sur Pathaway, en mugissant comme un taureau.

Il frappait à droite et à gauche.

Ses bras s’agitaient comme des fléaux, battaient l’air et jamais n’atteignaient son antagoniste, qui bondissait tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, plantant son poing où il lui plaisait.

– Repos! dit encore Joice.

Bill Brace ne demandait pas mieux.

Il darda sur son jeune adversaire ses prunelles injectées de sang et rugit comme une bête fauve blessée.

Pathaway, lui, n’avait rien perdu de son flegme.

Les bras croisés sur la poitrine, il soutenait, sans sourciller, les regards ardents du trappeur.

Instinctivement Ben Joice et Zene Beck se rapprochèrent.

Ils commençaient à prendre un vif intérêt à cette lutte.

Sébastien aussi, entraîné par l’excitation, se leva pour mieux voir; et les chiens eux-mûmes se dressèrent sur leurs hanches.