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Le chasseur noir

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XII. LE REMORDS DE NICK

Cette transfiguration de Nick Whiffles fut si soudaine, si complète que Pathaway en resta stupéfait.

Sébastien lui-même parut surpris au plus haut point. Mais comme le trappeur sortait, suivi de ses chiens, le jeune garçon courut à lui et le saisissant par la manche de sa chemise de chasse:

– Montagnard, montagnard, s’écria-t-il avec une vivacité et une fermeté qu’on n’aurait pas soupçonnées en lui; montagnard, ne sortez pas! ne sortez pas!

– Ta! ta! ta! fit Nick, tournant à demi la tête.

– Nicolas, écoutez-moi! poursuivit Sébastien. Si vous m’aimez, écoutez-moi!

– Impossible, enfant, impossible, répliqua le trappeur d’un ton impatienté. Allons, laisse-moi; chaque minute d’arrêt retarde la vengeance du ciel.

Et Nick secoua un peu solidement la main de Sébastien.

– Ce n’est pas pour moi, mais pour vous que je parle.

– Pour moi!

– Oui, pour vous.

– Pour moi, allons donc! est-ce que la vie de Nick est trop précieuse pour être exposée dans une affaire comme celle-là? Est-ce qu’il ne s’agit pas de faire justice, hem? Non, je ne céderai pas, ô Dieu, non!

– Oh! je vous en prie, mon bon protecteur, ne le suivez pas!

– Si fait, repartit le trappeur, oui bien je…

– Et moi, je vous dis que non, entendez-vous! s’écria impérieusement Sébastien.

Pathaway était confondu.

Mais Nick, après avoir abaissé sur l’enfant un regard plein de bienveillance, le souleva et le mit doucement de côté, puis il quitta la hutte précédé d’Infortune qui poussait des aboiements prolongés.

Sébastien s’élança à leur poursuite. Mais à peine eut-il fait quelques pas qu’il s’aperçut de l’inutilité de sa tentative et rentra dans la cabane.

Jeanjean chantait, d’une voix dolente, son refrain de la Fille du trappeur, et le Canadien soupirait:

– Nannette, ma pauvre Nannette.

Cette exclamation sembla frapper Jeanjean.

– Nannette! répéta-t-il d’un ton singulier.

Et ses yeux brillèrent.

Mais ce fut l’affaire d’une seconde; le feu s’éteignit aussi vite qu’il s’était allumé. Et nul rayon d’intelligence n’anima la physionomie du blessé.

En ce moment Pathaway vit Nick qui revenait en s’essuyant les yeux. Le trappeur s’approcha timidement de Sébastien, comme un coupable; et lui touchant le bras:

– Pardonne à la rudesse de Nick, mon enfant, dit-il. Vois-tu, il n’avait pas l’intention de te peiner, non, pas du tout, c’est moi qui te l’assure. Te peiner! il ne pourrait le faire. Ça n’entre pas dans son coeur, ô Dieu, non!

Le trappeur attendit une réponse, mais n’en recevant pas, il ajouta:

– Te voilà donc fâché! fâché contre un homme qui donnerait tout son sang pour toi! est-ce que c’est possible?

Sébastien sourit légèrement et murmura:

– Je croyais que vous étiez parti, Nicolas.

– Parti! oui, c’est-à-dire, non, enfant. La nature m’a emporté, c’est vrai; mais je n’étais pas parti, quoique j’aurais peut-être dû partir pour donner une leçon à ce coquin-là. Mais si tu ne m’en veux pas; c’est bon, n’est-ce pas? – Encore ce Pathaway qui écoute. Il écoute toujours, lui! Enfin si c’est son idée à lui d’écouter. Je n’aime pas ça, mais chacun a ses idées! La paix est faite, hein, petit?

– J’avais peur pour votre sûreté. Cet homme m’effraye tant, articula Sébastien avec un accent douloureux.

– Et tu as raison! oui lu as raison, s’écria Whiffles d’une voix tonnante. Et c’est parce que tu as raison que je suis si furieux contre ce coquin-là.

– Mais le poursuivre à cette heure ne serait-ce pas vous mettre en péril? Vous pouvez être certain que quelques-uns de ses camarades rôdent dans le voisinage. Surveillez-le si vous voulez, et vous arriverez à lui. Mais pas d’empressement. La précipitation est toujours nuisible, vous le savez bien, Nicolas. Découvrez donc sa retraite et vous trouverez, j’en suis sûr, des gens prêts à vous aider.

– Beaucoup! beaucoup! dit Pathaway en se rapprochant d’eux. Il est sans doute question de ces brigands qui infestent le pays, eh bien, moi pour un, je suis disposé à les chasser de leur repaire. Les compagnons ne nous manqueront pas, j’en suis certain. Mais partir ce soir serait imprudent, je crois. N’est-ce pas aussi votre avis, trappeur?

– Oui, dit Portneuf à qui s’adressaient ces paroles.

– Oh! fit Nick, je sais bien, je sais bien! Mais il est joliment, dur de violenter son caractère, et le mien c’est de marcher tout de suite au but, oui bien, je le jure, votre serviteur!

– Bon, dit Pathaway, demain nous nous mettrons en route.

Sébastien le remercia d’un regard.

– Oui, demain, fit Whiffles en tourmentant sa barbe, suivant son habitude quand; il était contrarié ou qu’il cherchait à se tirer d’une «maudite petite difficulté». Demain, sans doute. Mais pourtant, ce soir, j’aimerais bien à grimper sur la colline là-bas, pour voir quelle route prend ce fils du diable. Il fait un bien beau clair de lune. Ma foi j’y vais; ce sera l’affaire de quelques minutes.

Et il s’éloigna de nouveau.

Pathaway saisit affectueusement la main de Sébastien et lui dit avec un intérêt marqué:

– Vous êtes fort attaché à ce brave trappeur. Si vous étiez son fils, je m’expliquerais une tendresse aussi vive, mais vous ne l’êtes pas. C’est impossible, il va trop de dissemblance entre vous et lui. Me serait-il permis de vous demander quelle est la cause de cette ardente sympathie?

– Il m’a sauvé la vie, répliqua simplement le jeune garçon.

Et en même temps il fut saisi d’un frisson fébrile.

– Enfant, lui dit Pathaway, votre main tremble dans la mienne. La faiblesse n’est pas de notre sexe. Soyez donc plus ferme. Le courage est indispensable à l’homme. La poltronnerie le rend méprisable.

Sébastien retira sa main de celle du chasseur noir.

– Si mes nerfs sont délicats, mon coeur est fort, dit-il, en redressant sa taille souple et admirablement cambrée.

– Quel est votre âge? demanda Pathaway d’un ton moins brusque.

– Treize ou peut-être quatorze ans.

– Treize ou quatorze! répliqua l’autre, comme se parlant à lui-même, cependant vous avez l’air plus âgé.

– Pensez-vous! fit Sébastien en rougissant.

– C’est singulier, singulier, dit le chasseur noir. La nature a commis une méprise en ne faisant pas une femme de ce joli garçon.

– J’ai ouï dire que la nature ne commettait jamais de méprises, riposta Sébastien en riant.

– Vous riez, mais vous êtes ému, fit Pathaway

– Ah! s’écria Delaunay, voilà Nicolas qui revient. Que je suis aise!

– Nick? reprit Pathaway en plongeant ses regards à travers la porte.

En effet, on distinguait le trappeur qui descendait la colline avec Infortune et un ours de respectable embonpoint.

Ils marchèrent de compagnie jusqu’à l’entrée du camp. Là, le plantigrade quitta Nick, qui entra aussitôt dans la hutte.

Le chasseur noir sortit.

Il était en proie à une de ces mélancolies indéfinissables, auxquelles sont sujettes les personnes d’un certain tempérament. Il désirait être seul, car il y a des heures dans la vie où la solitude est préférable aux charmes de la société humaine.

Pathaway était profondément affecté et, cependant il ne savait pourquoi. En songeant à Sébastien il éprouvait à la fois du plaisir et de la peine.

Cet enfant lui rappelait-il des souvenirs? Était-il un anneau entre son passé et son présent? C’est ce que l’avenir nous dira.

Quoi qu’il en soit, Pathaway se rendit à une petite pelouse, où il s’étendit et s’abandonna à un torrent de réflexions.

XIII. BILL BRACE

La lune brille dans toute sa splendeur.

Pathaway médite toujours, couché sur un tapis de mousse.

Le jeune homme se pense bien à l’abri de tout regard humain.

Mais voyez-vous ce corps qui s’avance silencieusement à travers les hautes herbes, se faufile au milieu des buissons, escalade les saillies de rochers et s’approche du lieu où le chasseur noir dévide l’écheveau de ses pensées.

Parfois une tête s’élève; deux yeux scintillent comme des escarboucles; puis la tête s’abaisse et la marche du corps, une seconde suspendue, recommence.

Ce n’est point une bête fauve, car un bras s’allonge; il est armé d’un couteau dont la lame projette des lueurs sinistres.

Nos lecteurs n’ont pas oublié Bill Brace et son duel avec le chasseur noir.

La lutte terminée, au grand désavantage de Bill, ses compagnons le transportèrent à une cabane abandonnée. Cette cabane s’élevait non loin du théâtre du combat.

Là, Brace put se rétablir et méditer à son aise sur l’instabilité des choses, mondaines. Ses blessures corporelles le faisaient, toutefois, moins souffrir que les blessures faites à son amour-propre.

On conçoit que l’idée de se venger fût la première à laquelle il s’attacha. La douleur et la fièvre donnèrent du poids à cette idée.

Bientôt, il ne désira plus sa guérison que pour jouer un méchant tour à son rival. Ses camarades Ben et Joice l’approvisionnaient de nourriture; mais rarement ils restaient plus de quelques minutes avec lui. Aussi, la solitude envenima-t-elle considérablement la haine de Bill Brace.

Un autre que lui eût succombé. Mais il était doué d’un tempérament très-vigoureux, et, au bout de quelques jours, il fut sur pieds quoiqu’il ne fût pas entièrement rétabli. Il se mit aussitôt à la recherche de Pathaway.

D’abord il découvrit le camp de Nick, et, dans la même soirée, il assista au retour du trappeur qui venait, avec Pathaway, d’arracher Portneuf à son supplice. Restant blotti derrière un bouquet de pruches, Bill Brace ne cessa de surveiller la cabane de Nick Whiffles. Il remarqua la sortie de Pathaway, le lieu où il s’était placé, et son coeur bondit d’une joie féroce.

L’apercevez-vous encore qui rampe et se glisse vers la pelouse occupée par le chasseur noir?

 

Il va lentement, mais sans bruit; il est malade encore, mais cependant le sang afflue à son visage et il ne sent plus ses souffrances. Il est en proie à une émotion voluptueuse. Il n’a rien mangé, rien bu depuis plus de vingt-quatre heures, et pourtant les aiguillons de la soif et de la faim ont cessé de le tourmenter.

Ah! que prompte et patiente est la vengeance à la poursuite de son objet et que timide et impatiente est quelquefois la vertu engagée à la meilleure des causes!

Comment se fait-il, mon Dieu, que les passions mauvaises brûlent plus profondément et possèdent une énergie de détermination mieux trempée que les bonnes?

A mesure qu’il avançait, Bill Brace éprouvait une jouissance plus intense.

Tuer son ennemi devait lui causer des délices pareilles à celles de l’Indien qui scalpe une chevelure.

Heureusement pour Pathaway que ce bandit n’avait pas d’autre arme qu’un couteau, car déjà la distance entre eux était si courte qu’un pistolet eût été un instrument fatal dans la main exercée de Bill.

Il se traînait toujours, avec plus de circonspection, mais en rétrécissant; toujours aussi l’intervalle qui le séparait du chasseur noir. Toutes ses facultés étaient tendues vers un point, le meurtre.

Et il approchait et aucun frémissement du feuillage n’avait trahi son dessein, et Pathaway était encore enfoncé dans l’abîme de ses réflexions.

Bill Brace se mit sur son séant, puis debout, et il éleva son couteau pour frapper le chasseur noir.

L’arme descendit rapidement vers le coeur du jeune homme qui allait périr victime de ce scélérat, quand un enfant, Sébastien Delaunay, s’élança subitement au-devant du coup et reçut la pointe du couteau dans le bras.

L’assassin prit la fuite.

Pathaway bondit sur ses pieds et le vit descendant la colline à toutes jambes, tandis que Sébastien conservait l’attitude dans laquelle il avait reçu la blessure.

Sa main droite était étendue vers l’endroit où naguère se tenait Bill Brace, et l’autre s’avançait comme un bouclier pour protéger Pathaway.

Des gouttes de sang tombaient de son bras droit et rougissaient le sol.

Avant que le chasseur noir eût eu le temps de faire une remarque, Nick Whiffles était accouru tout alarmé.

– Ah! je me doutais bien qu’il allait nous arriver une maudite petite difficulté, s’écria-t-il. Qu’est-ce que cela? Du sang à ton bras, petiot? Mais oui, c’est du sang, et bien du sang. Que voulais-tu donc faire avec ce bras qui n’est pas plus gros qu’un roseau?

– Lui! il paraît cependant qu’il a beaucoup fait, répliqua Pathaway qui comprenait enfin le danger auquel il venait d’échapper, grâce au courage de Sébastien. Il a sans doute reçu le coup qui m’était destiné. Brave enfant, j’espère que vous oublierez mon injustice à votre égard.

Mais le pauvre Delaunay n’entendit pas, car ses bras retombèrent lourdement sur les côtés. Il fut pris d’un tremblement nerveux et s’évanouit.

Nick le saisit aussitôt et le porta à la cabane.

– Il faudrait lui enlever son habit, dit Pathaway, quand Whiffles eut déposé l’enfant sur une peau d’ours.

– Non, pas pour tout l’or du monde, répliqua hâtivement le trappeur. Il a bien assez de son rhume dont il ne se débarrassera pas tant qu’il vivra. Je connais sa nature, ce que vous ne connaissez pas, sauf votre respect.

Tout en parlant, Nick avait coupé la manche de l’habit de Sébastien et il s’empressait de bander la blessure, heureusement assez légère.

Le chasseur noir remarqua que le bras était d’une rondeur et d’une délicatesse rares et qui plus est tout à fait blanc, chose bien singulière chez un bois-brûlé.

Un doute – doute vague mais saisissant – flotta comme un nuage sur le cerveau de Pathaway.

Tandis qu’il cherchait à le définir d’une façon plus précise, Sébastien ouvrit les yeux en frissonnant et se plaignant d’avoir froid.

Nick achevait son pansement avec une vivacité extraordinaire. Pathaway voulut l’aider, mais le trappeur s’y opposa.

– Je crains, dit Pathaway, que la bande ne soit trop lâche pour prévenir l’effusion du sang. Vous l’avez posée avec trop de précipitation.

– Pas du tout, pas du tout, répondit Nick. Quand un enfant saigne, on n’a pas besoin d’arrêter trop vite le sang. Les enfants ça a toujours assez de sang. D’ailleurs il n’y a que la fièvre de dangereuse pour les enfants. On peut les battre comme plâtre, ou les couper tant que l’on veut et ça ne leur fait rien. Mais les fièvres ne m’en parlez pas. Mon oncle; c’est-à-dire mon frère Whiffles, le docteur, disait toujours ça et il s’y connaissait. Quant à cette maudite difficulté ce ne sera rien. Nick vous l’assure.

Le jeune garçon avait les yeux fermés, mais Pathaway le vit sourire à l’observation de Nick.

– Il y a tant de puissance de guérison dans le sang des enfants, poursuivit le trappeur. Je crois bien, ma foi, que si on m’avait un soir coupé les doigts et les orteils, quand j’étais petit, ils auraient repoussé le lendemain matin. Toute notre famille est comme ça, ô Dieu, oui! – Comment ça va, maintenant, petiot?

– Assez bien, répondit Sébastien.

– La petite difficulté ne te fait plus trop mal, hein?

– Non, père Nicolas.

– Qu’est-ce que je vous disais? fit le trappeur se tournant d’un air triomphant du côté de Pathaway.

– Vous êtes d’étranges gens tous deux, répondit le chasseur noir. Mais je dois une reconnaissance éternelle à ce brave enfant et je vous garantis qu’elle ne lui manquera point.

Sébastien rougit et, comme il allait répliquer, Nick l’en empêcha par ces mots:

– Pas à toi, petiot, pas à toi. Je sais ce qui convient. Les enfants ne savent pas toujours ce qui convient dans les cas subits. La vérité c’est, ami Pathaway, qu’il n’a rien fait qui ne lui soit habituel et qu’il oubliera dès que son bras ira bien. Vous ne connaissez pas ce gaillard-là. Il faut toujours qu’il sauve la vie de quelqu’un; c’est-à-dire pas toujours, mais chaque fois qu’il en trouve l’occasion. C’est pas la peine d’en parler. Mais, diable, quelle heure est-il?

Nicolas feignit de chercher comme pour savoir quelle heure il était et tout en furetant il marmottait:

– J’ai bien eu une montre, moi aussi, dans mon temps, ô Dieu, oui! et une belle montre encore! mais pas de ces fariboles comme on en a maintenant. C’était un instrument large, gros, solide, et qui marchait comme un cheval au galop, quand il marchait. Par malheur il lui survint, je ne sais comment, une diablesse de maudite petite difficulté qui vous la dérangea complètement. J’essayai bien de tirer la pauvre montre de cette diablesse de maudite petite difficulté. Pas moyen. Après l’avoir travaillée, travaillée pendant une semaine, je vendis l’intérieur à un chef sioux et fis cadeau du reste de la chose à une squaw[26] qui en fit une chaudière…. Bon Dieu, il doit être tard; j’ai une fière envie de faire un somme.

[Note 26: Femme indienne. «La famille de ce mot s’étend depuis les Kinstmann en Canada et les Montagnards d’Acadie, jusqu’aux Nanticokes, sur les confins de la Virginie,» dit Duponceau, dans son Mémoire sur les langues d’Amérique.]

Portneuf et Jeanjean dormaient déjà.

Pathaway sortit pour reprendre le cours de ses réflexions.

Des incidents nouveaux devaient le lendemain compliquer encore la situation de nos personnages.

Nicolas bâilla, donna un peu d’eau à Sébastien, et, l’ayant enveloppé dans sa couverte, s’étendit à ses pieds.

XIV. LE CAPITAINE DICK

Au lever du jour, Pathaway quitta le camp sous prétexte de chasser, mais réellement parce qu’il lui était impossible de demeurer en repos.

Du reste, il désirait vivement étudier la physionomie du pays où il se trouvait.

Peut-être n’avait-il aucun but bien déterminé et obéissait-il à une de ces impulsions indéfinies qui poussent si souvent l’homme à l’action, – impulsions auxquelles les coureurs du désert ne sont pas moins sujets que les habitants des cités.

Bien que l’esprit de Pathaway fût naturellement réfléchi, rarement il avait été aussi disposé à la rêverie qu’en cette occasion.

Le jeune homme marchait sans voir le terrain qu’il foulait aux pieds. Collines et vallées, eaux et forêts semblaient fuir derrière lui comme flottent les objets dans nos rêves.

Une chèvre des montagnes passa à son côté mais le chasseur noir ne la remarqua point. Une antilope se montra à la portée de son fusil, il n’y fit pas attention.

Pensait-il à Sébastien? ou bien songeait-il aux mystères de la vallée du Trappeur, ou bien encore évoquait-il les images de personnes éloignées?

Quel que fût l’aspect du monde intérieur qui absorbait ses facultés mentales, le chasseur noir fut rappelé aux réalités qui l’entouraient par l’apparition d’un individu descendant le versant d’un mamelon et venant directement à lui.

La vue de cet individu rappela immédiatement à Pathaway celui qui, dans le canon, avait parlé avec tant d’autorité à Ben Joice et à Bill Brace. C’était un événement inattendu, et Pathaway se demanda un instant quelle conduite il allait tenir vis-à-vis de ce personnage.

Son premier soin fut de s’assurer s’il était seul, son second de chercher une retraite. Mais observant que l’inconnu n’était pas accompagné, le chasseur noir résolut de ne point éviter la rencontre. Bientôt il comprit aux mouvements de l’autre qu’il avait été lui-même aperçu.

Ils continuèrent de marcher jusqu’au pied du mamelon. Là, s’étendait une petite gorge tapissée de mousse. Nos deux hommes s’y arrêtèrent à portée de pistolet et se tinrent sur la défensive; mais ni l’un ni l’autre ne semblait disposé à prendre l’initiative des hostilités – si hostilités il devait y avoir entre eux.

L’inconnu portait toujours sa ceinture écarlate. Il était armé d’un fusil à deux coups, d’une paire de revolvers, d’une hache et de deux couteaux-bowie.

Le premier, Pathaway parla.

– La paix ou la guerre? demanda-t-il.

– Comme il vous plaira; ça m’est égal! répondit brusquement l’autre.

– C’est bien; la paix pour le présent, reprit le chasseur noir.

Après quoi, il s’avança vers l’étranger, qui imita son exemple.

Pathaway avait une vague idée d’avoir déjà entendu sa voix. Aussi, en approchant, examina-t-il ses traits avec un soin extrême.

Il n’était plus qu’à trois ou quatre pas de distance, lorsque, enfin, il reconnut Hendricks, le trappeur déguenillé qui s’était présenté la veille au camp de Nick.

– Oh! oh! fit Pathaway, il paraît que vous n’avez pas mis longtemps à réparer vos désastres, ami Hendricks.

– Vous ne m’avez pas oublié. Diable, vous avez de bons yeux. Que pensez-vous de moi, étranger? fut-il riposté d’un ton ironique.

– Vous tenez à mon opinion?

– Oui.

– Eh bien, répliqua froidement Pathaway, elle n’est pas flatteuse pour vous. Les muscles et l’assurance ne vous manquent pas. Mais décidément votre mine n’inspire pas la confiance.

– Vous croyez? fit Hendricks grimaçant un sourire.

Et après une pause:

– Qu’est-ce que vous êtes venu faire par ici, étranger?

– Ce que bon me semble, répliqua sèchement Pathaway.

– Oh! oh! nous sommes d’un caractère indépendant.

– Mais oui. Assez fort pour me protéger moi-même je ne crains ni les voleurs, ni les assassins, ni les trappeurs hors la loi.

Ces paroles furent dites d’un accent calme et ferme qui irrita Hendricks.

– Ne le prenez pas si haut, jeune homme, dit-il. Je sais comment on dompte les élèves comme vous. La barbe aura besoin de pousser à votre menton avant qu’il vous soit permis d’afficher les airs et la valeur d’un vieux montagnard. Croyez-moi: retournez à l’école. Vous m’amusez, parole d’honneur. Sans cela je vous aurais déjà rogné les ailes. Oui, partez et emmenez Nick Whiffles avec vous…

– Et s’il me plaît de rester? dit lentement Pathaway en faisant un pas de plus vers Hendricks.

– S’il vous plaît! s’écria ce dernier dont les prunelles s’allumèrent aussitôt d’un feu sombre! S’il vous plaît! ha! ha! Quand je dis: «allez!» les gens s’en vont. Ils disparaissent et on n’en entend plus parler. Quand je dis: «restez!» ils restent. La parole du capitaine Dick, c’est la loi.

Le personnage se redressa avec un air d’orgueil qui ne manquait pas d’une certaine dignité.

La conscience de son pouvoir lui donnait quelque grandeur. On sentait que, depuis longtemps il avait imposé sa volonté à plusieurs hommes, et qu’il ne pouvait endurer la résistance à ses ordres.

Mais le chasseur noir n’était pas homme à se laisser facilement intimider.

Il soutint, sans baisser les yeux, le regard farouche du capitaine Dick.

– Bah! dit-il en souriant, vous ne vous attendiez pas à trouver un sujet en moi. Je n’ai que faire de votre autorité et ne crains pas vos menaces.

 

– Je t’apprendrai à me connaître.

– Oh! je vous connais assurément plus que vous ne pensez. On m’a parlé de vous, – pas en bien, je l’avoue. On vous donne même comme le héros de plusieurs forfaits commis dans le voisinage de la vallée du Trappeur.

– Mais es-tu fou! s’écria le capitaine; es-tu fou de parler de la sorte à un homme comme moi, qui fais trembler les plus hardis! Peut-être es-tu fatigué de la vie, hein?

Il mit la main sur la crosse d’un de ses pistolets.

– Pas si vite, capitaine, dit flegmatiquement Pathaway sans paraître alarmé.

– Vermine! proféra le capitaine serrant avec force la poignée de son pistolet.

– Vous commettez une inadvertance; prenez donc garde à vos doigts, dit négligemment Pathaway.

– Qu’est-ce à dire?

– C’est-à-dire que vous jouez avec une arme dangereuse.

Le visage de Dick se contracta. Néanmoins il maîtrisa la colère qui l’étouffait pour proférer d’une voix sourde:

– Quand un homme rencontre un animal féroce dans la forêt, il est assez sage pour ne pas le provoquer; mais il paraît que toi, jeune fou, tu veux jeter ton cou sous sa griffe. N’est-ce pas cela?

Et il allongea sa tête vers celle de Pathaway

– Comme il vous plaira, dit celui-ci, toujours calme, et magnétisant, pour ainsi dire, son antagoniste par le regard glacial qu’il opposait à ses fureurs.

– Oh! articula Dick, rouge d’exaspération.

– Mais qui êtes-vous donc? demanda le chasseur noir d’un ton léger.

– Qui je suis? il veut savoir qui je suis!

– Pourquoi pas?

– Insensé!

– Eh bien, je vais vous dire qui vous êtes! vous êtes un assassin, un chef d’assassins; vous êtes le pillard des montagnes; le voleur des trappeurs et des chasseurs, l’ennemi des blancs aussi bien que des Peaux-rouges! Ah! je suis heureux de vous rencontrer aujourd’hui, monsieur le fier-à-bras; oui, bien heureux, pour vous dire certaines vérités qui ne seront pas de votre goût; car vous méritez bien richement la corde!

Cette déclaration fut faite avec une lenteur et une gravité qui étourdirent le capitaine Dick.

Il blêmit et s’appuya sur son fusil.

Durant quelques secondes, ses traits exprimèrent une profonde consternation; mais bientôt ses joues s’empourprèrent de nouveau.

– Sais-tu, hurla-t-il, que ce que tu viens de prononcer là, c’est ton arrêt de mort?

– Je sais ce que je fais; et je n’ai point peur de vous. Regardez-moi!

Pathaway redressa sa belle taille, et, d’une voix pénétrante comme l’acier, il ajouta:

Je vaux mieux que vous.

Le capitaine Dick ébaucha un sourire contraint et haussa les épaules.

– Ah! laissez-moi souffler, de grâce, dit-il ironiquement. Allons, je vais vous tuer, monsieur le gentil garçon. Ça me fait de la peine, vrai! car je me sentais une inclination pour vous. Mais excusez, j’ai besoin de respirer.

– Vous avez besoin d’autre chose; vous avez besoin de châtiment.

– Pour l’amour de vous, mon cher blanc-bec, amenez donc l’homme qui me châtiera.

– Le voici.

– Où?

– Regardez-moi et vous le verrez, répliqua Pathaway avec un coup d’oeil perçant.

– Toi! Vous!…

– Moi!

Le chasseur noir imprima une vigueur si grande à ce mot «moi», que le capitaine Dick recula.

Il ne riait plus, quoiqu’il essayât de donner encore à son visage un air de dédain. Il était évident que l’énergie de Pathaway l’avait ébranlé.

– Quand? où? comment? balbutia-t-il.

– Quand, où, comme il vous sera agréable: répondit le chasseur noir, dont les narines se dilataient avec une espèce de satisfaction.

– Les armes! quelles sont les armes?

– A votre choix, répartit simplement Pathaway.

Le capitaine Dick ne savait s’il devait en croire ses oreilles et ses yeux. Quoi! lui qui jamais n’avait rencontré un émule; lui qui avait commandé en despote dans le Nord-ouest; lui la terreur des aventuriers, l’effroi des Indiens, il était insulté, attaqué par un jeune homme presque imberbe!

Fallait-il rire ou se fâcher?

Les coquins eux-mêmes admirent le vrai courage. Dick se jugeant de beaucoup supérieur à Pathaway, voulut s’amuser à ses dépens.

– Je ne sais, dit-il en fermant le poing et le mettant sous le nez de Pathaway, je ne sais ce qui m’empêche de t’effondrer la tête avec ce marteau. Mais je suppose que c’est le même instinct qui empêche le chat de manger la souris avant qu’il n’ait joué avec elle.

– Vous n’avez pas désigné les armes, dit froidement Pathaway.

Hendricks ricana, en s’exclamant avec mépris:

– Peuh!

Et allongeant un peu le bras, il saisit le nez du jeune homme entre son pouce et son index.

Aussitôt le poing de Pathaway bondit en avant et frappa la poitrine du capitaine avec tant de violence qu’il tomba à la renverse.

Un instant Dick resta étourdi; puis il se releva en chancelant comme un homme ivre; puis il s’assit sur lu gazon pour attendre que le nuage qui obscurcissait sa vue se dissipât. Il avait la face très-pâle et regardait Pathaway d’un air hébété.

Peu à peu, toutefois, il se remit de ce premier assaut. Son courroux sembla même apaisé. Mais le chasseur noir savait assez ce que vaut la modération chez des gens de cette trempe pour se tenir sur ses gardes.

C’était le calme qui précède la tempête.

– Vous me rendrez raison de ce coup, dit Hendricks; oui, vous m’en rendrez raison. Je pourrais vous tuer maintenant; mais je ne le veux pas. Il me faut une punition plus complète. Vous m’avez pris par surprise et frappé dur; mais le couteau-bowie frappe plus dur encore; je choisis cette arme.

– Soit, répliqua Pathaway.

Hendricks ou le capitaine Dick, comme il se nommait, suivant les circonstances, tira de sa gaine un énorme coutelas dont il essaya le tranchant avec le dessous du pouce, et qu’il plaça à côté de lui.

Dans le cours des événements ordinaires de la vie, cette action eût été simple, mais alors elle devait faire trembler; tellement les motifs de l’homme donnent de coloris à ses actes; car toute chose a sa signification et nous cherchons la signification de toute chose.

– Ne vous hâtez pas, capitaine, il y a temps pour tout, dit Pathaway. Ne suffira-t-il pas que l’un de nous meure avant demain soir? Pensez-vous que raisonnablement il faille à chacun de nous moins de temps pour se préparer? Pour vous, vous avez sur les bras quelques mauvaises affaires dont vous devrez rendre compte. Le sang, vous le savez, n’est jamais silencieux. Il crie toujours vengeance. On ne peut ni l’ensevelir, ni l’étouffer. Peut-être le juge suprême vous demandera-t-il: «Où est Portneuf, le voyageur? où est André Jeanjean, le trappeur?» quelle sera votre réponse, capitaine Dick?

– Je vois que tu en sais trop, beaucoup trop. Je dois fermer ta bouche et livrer ta langue aux vers.

Ce disant, il déposait ses pistolets à terre et débouclait sa ceinture rouge.

– Un moment, dit Pathaway. Nos avantages ne sont pas égaux. Je connais l’effet d’un coup comme celui que je vous ai donné. Vos membres sont faibles; vos bras ont perdu la moitié de leur énergie; vos regards ne sont pas fermes. Si nous nous battions dans l’état où vous êtes, je vous tuerais à la première passe. Rencontrons-nous demain soir au coucher du soleil.

– Artifice! ce n’est qu’un artifice! grommela le capitaine.

– Demain soir, au coucher du soleil, je vous rejoindrai sur cette pelouse, avec cette arme unique.

Et le chasseur noir toucha le manche de son couteau-bowie.

– A demain alors, dit Dick, comme s’il se ravisait.

– Bien, vous pourrez compter sur moi.

– Et vous sur moi.

– Vous viendrez seul? dit Pathaway d’un ton soupçonneux.

– Oh! je n’ai pas besoin de témoins pour te tuer, répliqua le bandit avec hauteur. Après-demain il y aura un coq de moins pour chanter le réveil.

Et, enchanté du trait, il poussa un bruyant éclat de rire.

Sans répondre, même par un geste, Pathaway tourna ses pas vers le camp de Nick Whiffles.