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Le gibet

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XIX. Les condamnés, le supplicié et les deux amantes

Une condamnation semblable frappait le lendemain Edwin Coppie, Cook, Shield Green et John Coppeland.

La sentence de Stevens fut ajournée, parce que la gravité de ses blessures le retenait au lit.

Mais ses bourreaux espéraient bien ne pas lâcher leur proie, et que le patient une fois rétabli, le gibet en ferait justice.

Coutume exécrable, coutume impie, que notre justice civilisée! Il est d’usage, il est de l’humanité, en France, en Europe aussi bien qu’en Amérique, de guérir un condamné souffrant avant de le conduire à l’échafaud!

Aux belles époques de l’Inquisition, avait-on plus de raffinement?

«En prononçant la peine de mort contre John Brown et ses quatre coaccusés, dit M. Henri-E. Marquand, la cour n’oublia pas une chose essentielle. Tenant à procurer quelques délassements aux braves habitants de Charlestown, elle résolut que le spectacle de la quintuple pendaison, qu’elle allait faire représenter devant eux, serait divisé en trois tableaux: John Brown serait étranglé le 2 décembre, les deux nègres, Green et Coppeland, le 16 du même mois avant midi, et Cook et Coppie, le même jour, dans l’après-midi».

Les compagnons de Brown entendirent avec autant de calme que leur capitaine, l’arrêt qui les devait retrancher de ce monde.

Mais, au moment où il fut formulé, une jeune dame s’évanouit dans un des coins de la salle.

On s’empressa autour d’elle; et Edwin, levant les yeux pour reconnaître la cause du bruit occasionné par cet accident, distingua sa fiancée, miss Rebecca Sherrington, qu’on emportait privée de ses sens hors du prétoire.

Ce que n’avait pas fait la perspective d’une fin prochaine et hideuse, la vue de cette jeune fille l’opéra sur Coppie.

Il eut un instant de faiblesse; son cœur mollit, quelques larmes montèrent à ses paupières.

Brisés ses rêves dorés, évanoui l’azur enchanteur de ses lointains horizons; adieu aux riantes images de félicité; adieu à la femme qu’il adorait depuis tant de jeunes années; adieu même à cet ardent amour de la Liberté pour lequel il allait mourir!

Elle fut courte, néanmoins, la trêve donnée à la nature; une minute à peine. Les pleurs arrivèrent aux yeux, mais n’en coulèrent pas.

Ils y séchèrent aussitôt, et personne, dans l’assemblée, ne se douta de sa détresse, personne qu’Elisabeth Coppeland, dont la vie alors ne tenait plus qu’au fil où était attachée celle d’Edwin.

Mais, cette fois, la violence de ses émotions empêcha la jeune fille de défaillir.

Les condamnés furent reconduits dans leur prison. John Brown employa à des lectures pieuses et à mettre ordre à ses affaires le temps qui lui restait à vivre..

Cet homme était né pour le martyre; il avait la foi des Apôtres; sa sérénité habituelle ne l’abandonna point.

Criblé de blessures, craignant de rester à jamais invalide, il désirait la mort plus qu’il ne l’appréhendait.

– Je ne crois pas, – disait-il à une dame qui était venue le visiter dans son cachot, – je ne crois pas pouvoir mieux faire pour la cause qui a occupé toute ma vie, que de mourir pour elle. Qu’est-ce que la mort aux yeux d’un homme honnête et brave? Ce qu’il y a de plus malheureux pour un homme d’action, comme moi, c’est d’être cloué sur ce lit et estropié par des coups de fusil et de sabre.

La veille du jour où il devait gravir les marches du gibet, on permit à sa femme de le visiter.

L’entrevue fut extrêmement touchante. Depuis plus de six mois madame Brown n’avait pas vu son mari.

Mais il sut modérer sa douleur par son calme religieux.

– Que Dieu vous bénisse, vous et nos chers enfants, Marie, lui dit-il, d’une voix doucement grave. Ne pleurez pas. Tout est sans doute pour le mieux. Je meurs; mais la cause que j’ai embrassée ne mourra pas avec moi.

Puis, avec fermeté et sans hésitation, il lui dicta son testament en présence du schérif Campbell[12].

Après avoir rempli ce devoir, qui témoigne encore de sa piété profonde, il dit à sa femme:

– Chère Marie, si vous pouvez retrouver les personnes auxquelles j’ai fait des legs, vous leur remettrez les sommes vous-même; mais ne payez à aucun individu qui pourrait se présenter comme mon homme d’affaires, car si cet argent tombait entre les mains de ces sortes de gens, il courrait de grands risques.

Madame Brown pleurait à chaudes larmes.

– Maintenant, chère Marie, continua-t-il avec effort, et en détournant la tête pour cacher un trouble passager; maintenant, séparons-nous.

À ce mot, sa femme répondit par des sanglots.

– Séparons-nous, chère Marie, reprit Brown, se faisant violence pour surmonter son agitation, voilà qu’on vient nous l’ordonner… nous nous retrouverons là-haut!

Elle se jeta dans ses bras, puis ils se quittèrent pour l’éternité.

Il était huit heures du soir.

Leur entretien avait duré quatre heures.

John Brown se coucha et dormit d’un sommeil paisible jusqu’au lendemain.

Il avait obtenu l’autorisation de serrer une dernière fois la main à ses compagnons d’infortune: à neuf heures du matin il profita de cette autorisation, et distribua avec des conseils et des consolations quelque argent à ces malheureux.

Puis il rentra dans son cachot et s’y mit en prières.

À onze heures environ le schérif, accompagné des gardiens de la prison, se présenta au condamné.

– Je suis prêt à vous suivre, monsieur, dit Brown.

On lui lia les bras derrière le dos avec des cordes, et il sortit.

Le ciel était sombre, voilé par de lourds nuages noirs. Le vent soufflait avec violence. On eût dit que la nature, attristée, s’apprêtait à prendre le deuil du noble cœur que l’égoïsme de quelques hommes ravissait au monde.

Brown portait un chapeau noir rabattu, une redingote foncée, le vêtement qu’il avait pendant le procès.

Sa figure était tranquille; un doux sourire jouait sur ses lèvres.

Une compagnie d’infanterie et un détachement de cavalerie, commandés par le général Tallafero, attendaient à la porte de la prison pour escorter le supplicié, car on craignait toujours un mouvement abolitionniste.

Là aussi attendait une charrette, contenant une caisse en sapin, – le cercueil destiné à Brown.

Sans trembler, sans sourciller, il monta dans cette charrette, s’assit sur le cercueil, et le convoi funèbre se mit en marche, entre une double haie de carabiniers.

Brown, qui regardait attentivement autour de lui, dit tout à coup:

– Voici un beau pays! Je n’avais jamais eu le plaisir de le voir auparavant.

À cela, l’homme qui conduisait la voiture répondit:

– Capitaine Brown, vous êtes un homme étrange.

– C’est vrai, repartit le vieillard; mais c’est ainsi que j’ai été élevé. Ma mère m’a donné de bonnes leçons, que j’ai suivies. Il est pourtant dur de se séparer de ses amis, quoiqu’on ne les ait vus que depuis peu de temps.

Une foule immense, mais morne et silencieuse, encombrait le lieu où avait été dressée la potence.

En arrivant auprès, John Brown dit:

– Pourquoi ne permet-on qu’à des militaires d’entrer dans l’enceinte? On aurait dû y laisser pénétrer les citoyens.

Toute la place de l’exécution était effectivement occupée par les troupes, qui avaient formé un cercle tellement vaste autour de l’échafaud, que le peuple était refoulé à au moins un quart de mille de distance.

L’ordre formel avait été donné par le gouverneur Wise de ne laisser approcher du gibet aucun membre de la presse. Il frissonnait à l’idée que sa victime ne protestât contre le crime que l’État de Virginie commettait à son égard, et que cette protestation ne fût publiée à la face du monde. Pourtant, par la persistance ferme du docteur Rawlings et de M. Franc Leslie, l’ordre qui éloignait la presse fut en partie annulé, et l’on assigna aux journalistes une place près de l’état-major de Tallafero.

John Brown franchit d’un pas ferme les degrés de l’échafaud, élevé à environ sept pieds du sol et, le premier, arriva sur la plate-forme. Le schérif Campbell et le geôlier Avis, qui le suivaient, se rangèrent à ses côtés. Alors il leur donna la main, et leur dit d’une voix où il était impossible de découvrir la moindre trace d’émotion:

– Je vous remercie de la manière dont vous m’avez traité. Adieu, messieurs!

On rabattit ensuite son chapeau sur sa figure et la corde lui fut passée au cou. Cela fait, Avis lui dit de s’avancer sur la trappe.

– Conduisez-moi, répondit le héros; car je n’y vois pas.

Le schérif Campbell lui demanda s’il voulait un mouchoir, qu’il laisserait tomber pour indiquer qu’il était prêt.

– Non, merci, dit John Brown; je n’en ai pas besoin. Tout ce que je désire de vous, c’est de ne pas me faire attendre plus longtemps qu’il n’est nécessaire.

Le bourreau s’apprêtait à terminer ses horribles fonctions, lorsque tout à coup le chef des militaires s’écria:

– Attendez, tout n’est pas encore disposé.

Alors les soldats se mirent à exécuter des marches et des contremarches, comme si des milliers d’ennemis eussent été en vue. Tout cela occupa une dizaine de minutes. Pendant ce temps le patient resta debout sur la trappe. Avis lui demanda s’il n’était pas fatigué.

– Non, répondit John Brown, je ne suis pas fatigué; mais je vous prie d’en finir.

Ce furent là ses dernières paroles.

Quelques secondes après, il se balançait dans l’espace, en proie aux convulsions de l’agonie!

Et l’histoire inscrivait un nom nouveau au plus beau livre de son martyrologue.

Le lendemain, une femme voilée pénétrait, – après avoir visité le cachot de John Coppeland, – dans le cabanon où étaient enchaînés Cook et Coppie.

Cette femme, c’était Elisabeth Coppeland.

Longtemps elle parla à Edwin, pria, supplia, mais sans le faire consentir à ses vœux.

 

Enfin, il lui dit:

– Ma chère Bess, je suis heureux de mourir pour la cause que j’ai volontairement embrassée. Notre échafaud sera le phare lumineux qui bientôt éclairera, en Amérique, une ère de liberté nouvelle. Loin de moi l’idée de faire une démarche près de nos persécuteurs. Et, d’ailleurs, toute tentative n’aboutirait à rien. Mais, ajouta-t-il d’un ton mélancolique, il est ici, dans cette ville, une femme que j’aime, ma fiancée, miss Rebecca Sherrington, voyez-la et dites-lui que ma dernière pensée sera pour elle.

Bess étouffa un soupir. Pauvre fille! son amour n’était pas connu, il ne devait l’être jamais!

– J’irai, dit-elle.

Edwin reprit vivement:

– J’aurais désiré voir Rebecca; je croyais qu’elle viendrait… car je l’ai aperçue au tribunal… Il m’avait semblé… Enfin!!! répétez-lui Bess, répétez-lui que je l’ai toujours aimée… que je n’ai jamais aimé qu’elle!

– Je vous obéirai, dit l’esclave d’une voix sourde.

– Adieu, continua-t-il en lui tendant la main.

– Au revoir! dit-elle avec un accent de détresse qu’Edwin ne comprit pas.

Et la négresse baisa avidement, en la mouillant de ses larmes, cette main sans chaleur pour la sienne, sans frissonnement pour son amour.

Elle sortit, la mort dans l’âme, l’infortunée! elle qui venait de passer une heure si terrible, non seulement avec son frère, avec son fiancé, mais avec le préféré secret de son cœur; – le dieu qui ne la voulait pas deviner, à qui elle n’osait se dévoiler.

Charlestown est une petite ville; Bess eut bien vite trouvé la demeure de miss Rebecca Sherrington.

Elle y fut, la demanda; on répondit que miss Sherrington ne recevait personne. Elisabeth insista. Sur une feuille de papier elle écrivit le nom d’Edwin Coppie. Son billet fut porté à la jeune demoiselle, qui parut.

Elle était vêtue de deuil. Ses joues étaient pâles, ses yeux rouges; une altération violente régnait dans tous ses traits. À la vue de Bess, elle recula comme à la vue d’une vipère.

Un éclair de haine traversa son regard.

Bess avait la tête baissée; cette marque d’aversion lui échappa.

D’une voix brisée, elle raconta qu’elle avait vu Edwin, qu’il refusait d’adresser à qui que ce fût une prière pour obtenir sa grâce.

– Mais d’où vient cet intérêt qu’il vous inspire? dit Rebecca d’un ton cassant.

– Deux fois, répondit humblement la négresse, il a arraché ma famille à l’esclavage.

– C’est tout?

L’Africaine releva la tête d’un air étonné.

Rebecca était trop exaspérée pour se contenir plus longtemps:

– Dis donc, s’écria-t-elle avec un mouvement de dégoût, dis donc que tu es sa maîtresse!

– Moi! fit Bess en accentuant cette exclamation d’un geste de stupéfaction si vrai, si éloquent que miss Sherrington commença à douter.

– Osez le nier! repartit-elle d’un ton âpre.

– J’aime M. Edwin Coppie, dit fièrement Elisabeth; je l’aime de tout mon cœur. Cette affection, je ne la cache point. Elle est pure, autant qu’elle est profonde; mais être ce que vous dites, miss!…

Le ton de ces paroles, l’air digne et simple tout à la fois de l’esclave, achevèrent d’ébranler les soupçons de Rebecca.

– Cependant, objecta-t-elle, vous le suivez partout!

– Mon frère et mon fiancé étaient venus du Canada à Harper’s Ferry pour y travailler à notre émancipation, j’ai cru qu’il était de mon devoir de les accompagner.

– Votre fiancé!

– Oui, il se nomme Shield Green.

– Un mulâtre? un des condamnés?

– Hélas! soupira la négresse.

Rebecca réfléchit un instant.

– Vous savez lire, je suppose, dit-elle ensuite.

– Oui, miss.

– Eh bien, pouvez-vous répondre aux affirmations que renferme cette lettre.

En disant ces mots, elle ouvrait un coffret et en tirait une lettre qu’elle présenta à la négresse.

À peine celle-ci eut-elle vu l’écriture qu’elle s’écria:

– C’est du Frenchman!

– Du Frenchman! qu’est-ce que cela?

– Un Français, nommé Jules Moreau, qui faisait partie de la bande de Brown. Oh! l’indigne! le misérable, ajouta Bess en laissant tomber la missive.

– C’est donc faux ce qu’il a écrit là?

– Tenez, miss, répliqua Bess, j’ai justement reçu de lui, ce matin, une lettre que voici. Vous plairait-il de la lire?

Rebecca saisit le pli avec empressement.

Il ne renfermait que ces lignes:

«Des Montagnes-Bleues, 2 décembre 1859.

Mademoiselle,

Quand cette lettre vous parviendra, notre malheureux chef aura expié par le gibet son ardent amour de votre race; quatre de nos compagnons attendront leur supplice, et moi je souffrirai des tortures affreuses, car vous aimant, j’ai été lâche envers l’un d’eux, ce pauvre et bon Coppie. Dans un accès de jalousie, j’ai écrit à sa fiancée qu’il la trahissait pour vous. Pardonnez-moi tous deux.

Pour me punir, je poursuivrai jusqu’à la mort l’œuvre de Brown.

Adieu et pardon encore une fois.

Jules Moreau».

L’écriture était la même que celle de la lettre anonyme, écrite en mauvais anglais.

Rebecca ne demandait plus qu’à être convaincue. Mais la conviction l’épouvanta!

– Malheureuse! malheureuse! qu’ai-je fait? s’écria-t-elle en se cachant les yeux avec les mains.

Et, après un moment:

– Il faut le sauver; oui, il faut le sauver! le sauver à tout prix, dit-elle avec une véhémence qui effraya Bess.

– Je suis venue pour cela.

– Pensez-vous le voir? moi, c’est impossible, on m’a refusé la permission à cause de nos anciennes relations. Mais il faut le voir… le pouvez-vous… dites?

– J’espère, dit la négresse.

– Par quel moyen?

– Ici, j’ai rencontré une protectrice, parente du gouverneur de l’État. Elle fut l’amie d’enfance de ma première maîtresse. Je suis allée la trouver, après la défaite de Brown, qui m’avait renvoyée au moment du combat d’Harper’s Ferry. Cette protectrice s’est intéressée à moi, m’a prise à son service comme si elle m’eût achetée; et, par son intermédiaire, il m’a déjà été possible de pénétrer dans la prison.

– Eh bien, dit Rebecca, revenez ici… demain… Vous reviendrez, n’est-ce pas?

– Je vous le jure, miss.

– Je vous crois, Bess, ma sœur, je vous crois, continua Mademoiselle Sherrington en proie à une agitation fébrile… Vous serez ici de bonne heure… aujourd’hui je n’ai pas ma tête à moi…

Et, comme la négresse hésitait:

– Je le veux… non, je t’en supplie, Bess, reprit Rebecca… moi aussi, j’ai besoin de solliciter, d’espérer le pardon, ajouta-t-elle en se jetant au cou de l’esclave.

Les deux jeunes filles mêlèrent, un instant, leurs larmes et leurs soupirs.

Puis, Elisabeth Coppeland sortit de la maison.

Quand elle fut partie, Rebecca Sherrington se laissa tomber sur un fauteuil en répétant avec des expressions d’angoisses poignantes:

– Ô malheureuse! malheureuse! malheureuse!

XX. Dénouement

– Voyons, Cook, êtes-vous décidé?

– Mais si on nous reprend?

– La belle affaire, nous n’en serons ni plus ni moins pendus, demain matin.

– Ah! ne me faites pas songer que c’est aujourd’hui…

– Le 15, la veille de notre supplice, si nous ne nous évadons, répondit, avec quelque dureté, Edwin.

– Ô mon Dieu!

Et Cook se mit à sangloter.

– Vous êtes faible et fou, reprit son interlocuteur; avec de l’énergie, nous pouvons nous échapper. Les limes que miss Rebecca nous a si adroitement envoyées avant-hier, par vos sœurs, demeureront-elles sans utilité dans nos mains? Allons, du courage, mon camarade!

– Mais si on nous aperçoit, on nous fusillera!

– Ne vaut-il pas mieux cent fois mourir d’une balle qu’accroché à une potence?

– Mourir! mourir! disait avec terreur Cook, jeune homme plein d’avenir, appartenant à l’une des meilleures familles de l’État de New-York.

– Oui, répondit Edwin, l’évasion ou la mort.

Et s’armant d’une lime, il se mit à scier les fers qu’il avait aux pieds.

Ayant terminé, après quelques heures d’une rude besogne, il rendit le même service à son compagnon.

Cette scène avait eu lieu dans le cachot occupé par les deux condamnés, la nuit du 14 au 15 décembre.

La double opération terminée, Edwin dit à Cook:

– Rajustons nos fers avec des ficelles et restons couchés afin que, quand viendra la visite, ce matin, on ne s’aperçoive de rien. Un de nos gardiens est gagné; nous profiterons du moment où les geôliers seront en train de dîner pour nous sauver.

Ils attendirent midi, dans une anxiété plus facile à comprendre qu’à peindre.

C’est l’heure où l’on dîne généralement encore en Amérique.

La cloche du repas ayant sonné dans la prison, les deux captifs sortirent de leur cachot, après avoir forcé la serrure au moyen d’une pince qu’Elisabeth Coppeland avait, à l’instigation de Rebecca Sherrington, réussi à leur faire remettre avec des limes.

Combien la pauvre esclave eût voulu porter ces instruments elle-même! Mais elle ne l’avait pu. Depuis sa première visite, la prison lui était interdite, par ordre du gouverneur Wise. Ni l’influence de mademoiselle Sherrington, ni celle de la nouvelle maîtresse d’Elisabeth ne parvinrent à lever cet interdit. Le gouverneur Wise avait peur. Il fut inflexible. Qu’on juge du désespoir des jeunes filles! Le ciel parut enfin leur venir en aide.

Trois jours avant le supplice, les sœurs de Cook arrivèrent à Charlestown avec leurs maris, MM. Willard et Stanton, hauts fonctionnaires l’un et l’autre.

Ils voulurent voir Cook: le gouverneur Wise n’osa leur refuser cette faveur.

Rebecca l’apprit. Elle s’entendit avec les deux dames qui séduisirent un geôlier, et, grâce à leurs crinolines, passèrent aux prisonniers les outils nécessaires pour préparer une évasion.

Ceux-ci en firent, on l’a vu, bon usage.

La porte de leur cachot ouverte, ils se jetèrent, palpitants d’espérance, de crainte, dans un couloir qui conduisait au mur d’enceinte.

Déjà ils distinguaient ce mur, peu élevé, et qu’il ne leur serait pas difficile de franchir, à l’aide des cordes dont ils s’étaient munis: déjà la liberté souriante leur prêtait des forces et des ailes, quand le cri de challenge (qui vive)! immédiatement suivi d’un coup de feu, retentit.

– Perdus! nous sommes perdus! murmura Cook.

– Êtes-vous blessé? demanda Edwin.

– Non.

– Ni moi. Eh bien! hardi, hardi, à la muraille!

Ce disant, il s’élança… Mais trop tard. L’alarme était donnée. Une nuée de geôliers fond sur les captifs qui sont réintégrés dans leur cachot et enchaînés avec des fers d’un poids énorme aux pieds et aux mains.

Aussitôt, par ordre du gouverneur Wise, la prison fut occupée militairement.

En se rendant à son poste, le factionnaire détaché vers la partie du mur extérieur où les détenus pensaient s’échapper, aperçut le corps d’une femme étendu à terre.

– Encore une de ces gueuses de négresses qui est ivre! dit-il en la poussant du pied.

Le corps resta immobile.

– Ah! tu ne veux pas grouiller, dit la sentinelle, tu ne veux pas bouger! by Jove, je vais te donner des jambes, moi!

Avec ces mots, il lui piquait les reins de la pointe de sa baïonnette.

La négresse ne remua pas davantage.

– Par le diable! elle est crevée! s’écria le militaire en reculant d’un pas.

Morte, en effet! elle était morte, Elisabeth Coppeland!

Venue là pour surveiller la sortie des évadés, parmi lesquels elle espérait trouver aussi son frère John, la détonation de l’arme tirée sur eux l’avait frappée d’une commotion morale telle que, succombant à ses impressions, elle était tombée pour ne se plus relever.

Le lendemain, à peu près au même moment, son frère et son fiancé la suivaient dans l’éternité.

Vers une heure aussi – ce jour-là – Edwin Coppie et Cook furent amenés dans la salle du greffe de la prison. On les déferra, puis on les garrotta solidement, les bras derrière le dos.

Sur leurs épaules, le geôlier Avis jeta une couverture bleue, mais un quaker, – secte à laquelle appartenait Edwin, – lui enleva aussitôt cette couverture et la remplaça par son propre manteau.

– Merci, dit le jeune homme avec un pâle sourire.

– Avez-vous quelque chose à demander? s’enquit Avis.

Cook, raffermi par les exhortations de Coppie, répondit d’un ton calme:

– Je remercie mes gardiens de leur humanité à mon égard. Quant à ma tentative d’évasion d’hier, je veux que personne n’en soit inquiété. À l’exception de mon ami Coppie, nul ici ne connaissait mes projets. Je suis bien jeune encore, et pourtant je meurs avec joie pour la liberté, et n’ai jamais regretté un seul instant d’avoir toujours été un ardent abolitionniste. Ma grande consolation, en quittant ce monde, est la conviction profonde que, avant dix ans, il ne se trouvera pas un seul esclave dans l’État de Virginie.

 

À cela Coppie ajouta avec un accent prophétique:

– Notre mort sera vengée par les hommes du Nord.

Un quaker lui dit:

– Il est triste de mourir si jeune.

– La mort, repartit Edwin, n’est rien, rien pour un honnête homme. Ce qui est douloureux, c’est de quitter ses amis.

– Il est temps de se mettre en route, dit le geôlier. Pouvez-vous marcher jusqu’à la voiture?

– Mes liens sont trop serrés, répondit Cook.

On les lâcha un peu, et les condamnés quittèrent la salle entre deux rangées de policemen.

Sur leur passage, plusieurs personnes les saluèrent avec respect.

– Merci de votre sympathie, messieurs, dit Coppie.

– Au revoir! ajouta Cook.

À la porte de la prison, ils montèrent dans le tombereau qui contenait leurs bières et s’y assirent.

Aussitôt on s’avança vers la place de l’exécution.

Malgré le froid, malgré la neige dont le blanc linceul couvrait la terre, un peuple innombrable se pressait sur le théâtre du supplice.

D’un pas assuré les condamnés escaladèrent les marches de l’échafaud.

Arrivés sur la plate-forme, ils promenèrent autour d’eux un regard curieux; puis, la corde fut ajustée à leur cou.

À cet instant, un cri terrible monta du sein de la multitude aux oreilles de Coppie:

– Rebecca! murmura-t-il en fermant les yeux.

Cook frémissait.

– Soyez aussi prompt que possible! soyez aussi prompt que possible! répétait-il.

Sur leurs visages on rabattit les bonnets dont ils étaient couverts.

– Attendez, dit Coppie, je veux encore serrer la main de Cook.

À chacun d’eux on détacha un bras. Sans se voir, ils se prirent la main et se la pressèrent dans une étreinte convulsive.

La foule était silencieuse, pensive. Bien des gens pleuraient.

– Adieu, ami! Le Seigneur veuille nous recevoir dans son sein! dit Cook.

– Adieu à toi! et à Rebec…

Coppie n’acheva point.

Sur un signe du shériff, la trappe s’était dérobée sous leurs pieds.

Charlestown, 16 décembre, 3 h. P. M.

«Hélas! mon père, vous ne reverrez plus votre fille. Elle est bien coupable; elle a commis le plus monstrueux des crimes! Elle va tâcher de l’expier.

Par haine des noirs, ses frères pourtant devant Dieu, par jalousie contre une pauvre esclave, elle a joué un rôle infâme… le rôle d’espion!

Pour se venger, elle s’est déguisée en négresse: elle s’est glissée dans les réunions des abolitionnistes. Si l’héroïque John Brown a cessé de vivre, si ses braves compagnons ont péri sur l’échafaud, c’est peut-être à votre fille, mon père, que les propriétaires d’esclaves doivent cet admirable résultat!

C’est elle qui, et par lettre et verbalement, a prévenu le gouverneur Wise du complot d’Harper’s Ferry; c’est elle qui a mené son fiancé à la potence!

Elle souffre, votre fille! jugez-en: elle a eu le courage d’assister à la pendaison de celui qu’elle aimait; la meurtrière a savouré l’agonie de sa victime!

Mais l’Esprit-Saint l’a illuminée, mon père, et ce qui restera de vie à votre fille, elle le consacrera à l’émancipation des noirs.

Elle le sent, elle sera pour les esclavagistes le fléau de Dieu.

Bientôt vous entendrez parler d’elle. Puissent ses actions futures lui mériter le pardon des martyrs de sa lâcheté.

Rebecca. Sherrington».

FIN