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VI. À Lawrence

La vue de cette troupe, dix fois plus nombreuse que la leur, inspira un certain émoi aux jeunes gens.

– Ce sont les esclavagistes, s’écria Coppie avec exaltation; nous ne pouvons leur échapper, mais il faut leur faire payer chèrement notre vie.

– Bien parlé, mon fils, dit le vieux Brown, en lui serrant affectueusement la main. Délibérons vite, car le Seigneur a dit: «Les pensées s’affermissent par le conseil et la guerre doit être dirigée par la prudence». Quel est ton avis?

– Mon avis, répondit Edwin, c’est qu’il faut nous embusquer tous dans le bois, et attendre ces misérables sous son couvert.

– Mais, objecta Aaron Brown, nous serons obligés de descendre de cheval.

– Sans doute, reprit Coppie.

Hazlett secoua la tête.

Edwin poursuivit rapidement;

– Les vaincus ont laissé ici la plupart de leurs armes toutes chargées; ramassons-les, nous nous les partagerons, et avec les carabines, les pistolets, chacun de nous pourra aisément tenir tête à dix hommes.

– Ce plan est sage, dit Brown le père.

Il appela César.

– Tu tiendras nos chevaux en main, lui dit-il, et tu resteras sans bouger derrière le bois.

– Nègre faire ça, répondit l’Africain en dansant.

– À l’œuvre donc! fit Cox, sautant à terre.

Tous allaient imiter son exemple, quand Stevens qui, posté derrière un arbre, examinait la troupe à l’aide d’une lunette, cria:

– Rassurez-vous, rassurez-vous, ce sont nos amis!

– Quels amis? demanda Brown.

– Nos amis de Lawrence, le gouverneur Robinson à leur tête.

La plupart des auditeurs poussèrent une exclamation de surprise et de joie, en se précipitant vers Cox, afin de vérifier la nouvelle.

Mais le vieux Brown ne parut point partager leur contentement. Les rides de son front se rapprochèrent. Un éclair traversa ses yeux; il murmura d’un ton sombre:

– Un ami! le gouverneur Robinson; un envieux! qui met la plus noble des causes au service de son ambition! J’aimerais autant l’arrivée des esclavagistes que la sienne.

– Si massa voulait? disait César qui, demeuré derrière son maître, avait entendu ces paroles.

Et il porta, avec un geste significatif, la main sur un long coutelas pendu à sa ceinture.

Brown ne le comprit que trop, car il entra dans une colère terrible:

– Va-t-en! démon, fils de Bélial, lui cria-t-il; va-t’en! tu es indigne des sacrifices que l’on fait pour arracher ta race à la servitude. Si jamais tu te permets de pareilles propositions, je te ferai punir comme assassin: «Celui qui veut se venger rencontrera la vengeance du Seigneur, et le Seigneur tiendra en réserve ses péchés».

Effrayé par l’orage qu’il avait attiré sur sa tête, César se jeta dans les broussailles.

– Mon père, demanda Aaron au capitaine, les cavaliers là-bas apprêtent leurs armes. Il ne nous reconnaissent pas, sans doute; faut-il aller à leur rencontre?

– Non, mon fils, prends seulement ta cravate et noue-la au bout de ta carabine en signe d’amitié.

Le jeune homme obéit, et bientôt la nouvelle bande fut sur le champ de bataille.

Elle se composait d’une centaine d’hommes, montés sur des mustangs, grossièrement vêtus de pelleteries et armés jusqu’aux dents.

– Hourrah! hourrah! hourrah pour Brown! hip! hip! hip! hourrah! hurlèrent-ils en chœur, dès qu’ils aperçurent le capitaine.

– Hourrah! hourrah pour l’émancipation des esclaves! répondirent ses fils.

– Hourrah pour le gouverneur Robinson! essaya une voix dans la foule.

Mais cette voix ne trouva point d’écho; et, pendant cinq minutes, il y eut une confusion d’apostrophes, de questions, de bruyantes poignées de main, qui empêcha les deux chefs de se communiquer leurs rapports.

Enfin, le gouverneur Robinson, impatienté de l’ovation que ses gens faisaient à Brown, commanda à un clairon de sonner l’appel.

Aussitôt le tumulte s’apaisa et les cavaliers se rangèrent en assez bon ordre.

Le gouverneur, dissimulant son dépit, s’avança alors vers Brown qui semblait insensible à l’enthousiasme dont il était l’objet.

– Je vois, capitaine, dit-il en saluant légèrement, que vous avez eu le bonheur de nous prévenir, et je vous félicite d’un triomphe…

– C’est à Dieu, protecteur de notre entreprise, qu’il faut adresser vos félicitations, monsieur, répondit Brown d’un ton froid.

Le gouverneur grimaça un sourire.

– Et à votre bras, capitaine, et à votre bras, dit-il; combien étaient-ils?

– Une vingtaine, je crois.

– Vous ne les avez pas poursuivis?

– Non.

– C’est un tort, capitaine, il fallait les tuer tous.

– Le sang versé inutilement retombe sur celui qui l’a répandu.

– Je ne partage pas votre avis. Quand je trouve une vipère sur mon chemin, je l’écrase; si j’en rencontre deux, j’écrase les deux; si j’en rencontre cent, mille, je tâche que pas une ne m’échappe.

– Les hommes sont frères quelle que soit, d’ailleurs, la différence de leurs opinions, répliqua sentencieusement Brown.

– Frères! dit Robinson en haussant les épaules; cela peut être bon en théorie, mais en pratique!… vous ne ferez jamais que les abolitionnistes de l’Union soient les frères des esclavagistes.

Brown garda le silence. Son interlocuteur reprit bientôt:

– Vous saviez qu’ils se proposaient d’attaquer Lawrence?

– Je viens de l’apprendre.

– Mais, ajouta vaniteusement Robinson, si vous ne nous aviez précédés, Hamilton et toute sa bande prêcheraient, en ce moment, l’esclavage chez le diable. Je le répète, capitaine, vous auriez dû les tuer tous, jusqu’au dernier, comme je tue cette vermine!

Et il déchargea son revolver sur un blessé qui gémissait à leurs pieds.

– Ce que vous faites là est indigne! s’écria Brown en se jetant sur le gouverneur qui se disposait à assassiner de même un autre blessé.

– Capitaine, dit celui-ci avec hauteur, vous vous oubliez!

– On ne s’oublie jamais quand on empêche un homme de se déshonorer, répliqua Brown, en arrêtant le bras de Robinson.

– Je suis votre supérieur; moi seul ici ai le droit de commander.

– Il y a plus élevé que vous ici, monsieur le gouverneur, riposta Brown, c’est Dieu qui vous voit, Dieu, qui vous défend le meurtre!

– Capitaine, dit Robinson en frémissant de rage, vous avez levé la main sur moi. C’est bien; je vous ordonne de me suivre à Lawrence, pour y rendre compte de votre conduite.

– C’était mon intention, dit simplement Brown.

Ses compagnons s’étaient groupés autour de lui, et avaient assisté à la dernière partie de cette scène.

– Capitaine, s’écria le fougueux Edwin en lançant un coup d’œil de défi au gouverneur, capitaine, subirez-vous les insultes?…

– Silence, mon fils! interrompit Brown.

Et s’adressant à sa troupe:

– Enfants, creusez une tombe pour les morts; puis vous placerez les blessés dans ce chariot, et les armes que nos adversaires ont abandonnées.

– Vive le capitaine Brown! crièrent unanimement les soldats de Robinson, alors que celui-ci revenait, furieux, devant leur front de bataille.

– Du silence dans les rangs, ou je vous casse la tête, tas de braillards! dit-il en parcourant la ligne au galop.

Sa menace n’eut aucun effet.

La troupe répéta de nouveau:

– Vive le capitaine Brown!

Robinson écumait; mais il était le plus faible; il résolut de dissimuler son ressentiment.

Après avoir enseveli les victimes de l’attaque et exécuté les ordres de leur père, par rapport aux blessés et aux armes, les fils de Brown entourèrent le chariot.

C’était un de ces énormes wagons, comme s’en servent les émigrants et les voyageurs dans le nord-ouest de l’Amérique septentrionale. Quoique plus solides et plus durables que nos voitures, il n’entre pas un seul clou, pas un seul morceau de fer dans leur fabrication. Une bande de cuir de bœuf sauvage, appliquée fraîche sur les roues, et qui se resserre en séchant, tient lieu de cercle de métal pour assujettir les jantes ou la tablette de bois arrondie qui forme quelquefois ces roues. Le véhicule était recouvert de cerceaux, sur lesquels on avait étendu des peaux. Pour la forme – mais avec des dimensions bien autrement considérables – il ressemblait assez à ces charretins employés par nos paysans pour conduire leurs denrées au marché. Sur le devant de la voiture, attelée de quatre vigoureux chevaux, le gouverneur Robinson fit arborer le drapeau de sa troupe, comme si lui-même avait remporté la victoire, et l’on se mit en marche dans l’ordre suivant:

 
Un piquet de quatre hommes;
Le chariot escorté par les Brownistes;
Le gouverneur Robinson;
Le gros de sa troupe.
 

S’il ne s’était pas placé en tête du convoi, ce n’était pas qu’il n’en eût l’ardent désir, mais il ne l’avait osé.

La division qui existait entre les deux chefs n’affectait en rien leur monde.

Toutes les dispositions étaient favorables à Brown, dont le nom était acclamé à chaque instant avec frénésie.

Dans l’après-midi, on atteignit Lawrence.

C’était une ville en embryon. L’herbe croissait dans les rues à peine percées. Des arbres touffus, des jardins ébauchés, des flaques d’eau où barbotaient soit des porcs, soit des canards; des broussailles, des champs de maïs ou de patates séparaient les habitations. Et quelles habitations! des log-houses pour la plupart!

Cependant, une population nombreuse et disparate se pressait devant les portes. On eût dit un congrès général où les diverses nations de l’Europe et de l’Amérique avaient envoyé des représentants.

Physionomie, habillement, langue, tout avait un cachet particulier. Yankees, Allemands, Anglais, Français, Italiens, Hollandais, Indiens, étaient confondus pêle-mêle, contraste saisissant qui n’avait de parallèle que dans la diversité des idiomes usités pour traduire l’allégresse générale.

 

Quand parut le cortège, un formidable vivat salua Brown comme un libérateur.

Les hommes agitèrent leurs coiffures en l’air, et tirèrent force coups de fusil.

Les quelques femmes que possédait la colonie s’avançant au-devant du héros, lui offrirent un magnifique bouquet de fleurs.

L’une d’elles, au nom des habitants de la ville, fit un discours approprié à la circonstance.

– Je vous remercie de tout mon cœur, pour votre bienveillant accueil, répondit Brown d’un ton grave; mais en faisant ce que j’ai fait je n’ai rempli que mon devoir. Je suis donc peu digne de tant d’éloges. Souvenez-vous, mes amis, de la maxime de l’Ecclésiaste: «Si tu suis la justice, tu l’obtiendras, et tu t’en couvriras comme d’un vêtement de gloire, et tu habiteras avec elle, et elle te protégera à jamais, et, au jour de la manifestation, tu trouveras un appui».

Ces mots furent reçus par une salve d’applaudissements; puis, Brown et ses compagnons, enlevés de leurs chevaux, furent portés sur les épaules de la foule, à la place publique où l’on avait préparé à la hâte un banquet.

Banquet simple et frugal. Il se composait de venaison et poisson bouilli, rôti ou fumé, pommes de terre et épis de maïs.

Dressé sur des planches, que supportaient des barriques, le couvert était plus grossier encore. Rares se montraient les assiettes et les plats de faïence: des feuilles d’écorce, des écuelles de bois les remplaçaient.

De fourchette, de cuiller, point. Luxe encore inconnu au Kansas, le couteau de chaque convive lui en devait tenir lieu.

Pour boissons, pour liqueurs, quelques cruches en grès; celles-ci remplies d’eau, celles-là de whiskey ou de rhum. Au vin, à la bière, il ne fallait pas songer; absence complète.

Le gouverneur Robinson, invité à prendre part à ce festin, s’excusa en prétextant une indisposition.

On devina bien qu’un autre motif l’empêchait d’y assister; mais le repas n’en fut pas moins gai, cordial, d’un entrain charmant.

On y causa de la question à l’ordre du jour – de l’abolition de l’esclavage, et des mesures à prendre afin de résister au gouverneur Shannon qui faisait alors tous ses efforts pour mettre en vigueur le bill de M. Douglass; car, ainsi que nous l’avons dit, le Kansas était partagé en deux fractions bien distinctes, l’une pour le rejet du bill, sous les ordres du gouverneur Robinson, l’autre pour son application sous ceux du gouverneur Shannon.

À la fin du dîner plusieurs toasts furent portés.

– À Brown!

– À ses fils!

– À ses amis!

– À l’émancipation des nègres!

– À l’union américaine!

– À la liberté!

Brown répondit à tous avec à propos, énergie et sagesse.

On se leva de table, vers neuf heures du soir, et les habitants de Lawrence conduisirent leurs hôtes à une maison qui avait été disposée pour les recevoir.

Accablés de fatigue, Brown et ses compagnons s’endormirent promptement.

Pendant qu’ils reposaient, une bande d’hommes armés cerna la maison, et plusieurs militaires firent irruption dans la pièce occupée par le capitaine.

Ses fils s’étaient éveillés. Ils tentèrent de défendre leur père. Mais, écrasés par le nombre, ils se rendirent après une courte lutte.

On les garrotta, et on les laissa dans l’habitation dont les issues furent fermées avec soin et gardées par les troupes du gouverneur Robinson.

Celui-ci se vengeait. Jaloux de la renommée et de la gloire de Brown, il avait décidé de le faire passer en conseil de guerre, sous accusation de rébellion contre son chef, et il avait trouvé des créatures pour soutenir cette accusation.

VII. L’évasion

La maison qu’occupaient Brown et ses compagnons, lors de leur arrestation, était un ancien moulin sur les bords du Kansas.

Il servait alors de manutention à la troupe.

Le gouverneur l’avait lui-même désigné pour logement des Brownistes. Cette désignation n’avait pas été faite sans intention.

Le moulin Blanc, ainsi l’appelait-on parce qu’il avait été jadis blanchi à la chaux, était situé à une portée de fusil de la ville, à l’embouchure d’un ruisseau qui se versait dans le Kansas.

Cet isolement favorisait admirablement la perfidie que méditait Robinson.

Il n’eut pas de peine, comme on l’a vu, à surprendre ses victimes et à les charger de liens.

Ailleurs, leur cris eussent pu être entendus, et la population de Lawrence entière aurait volé à leur secours; mais là ils furent étouffés comme dans un tombeau.

Se croyant sûr des officiers de son état-major, qui devaient juger Brown le lendemain, le gouverneur Robinson rentra chez lui, enchanté de son expédition.

Cependant un homme avait vu les soldats rôder autour du moulin Blanc, il les avait aussi vus entrer et le bruit de la résistance était arrivé à ses oreilles.

Cet homme, c’était César, le nègre.

Il n’avait pas osé prendre part au banquet, s’était tenu à une distance respectueuse de son maître pendant le dîner, l’avait suivi de même, quand les habitants de Lawrence le conduisaient au moulin, et puis, il s’était, ma foi, couché à la belle étoile, près du ruisseau, après leur départ.

Éveillé par la venue de la troupe, et craignant tout d’abord pour sa propre personne, César s’était tapi dans un buisson et avait fait le guet.

Voilà comment il avait été, en partie, témoin de la scène que nous avons rapportée dans le chapitre précédent.

Rassuré sur son compte, César s’ingénia à deviner ce qui s’était passé au-dedans du moulin, en rapprochant les faits auxquels il avait assisté, pour s’en faire un fil conducteur.

Mais il ne put arriver à une conclusion satisfaisante.

Les sentinelles restées en faction autour du moulin, après la retraite de la plus grande partie de la troupe, ne suffirent pas à éclairer cet esprit épais.

Cependant César était naturellement curieux, – curieux comme un nègre, c’est tout dire.

Après avoir, durant un quart d’heure, ruminé, opposé les dangers qui l’environnaient à la vivacité de son désir, il résolut de tâcher de le satisfaire.

– Moi vouloir voir ce qu’ils ont fait, moi verra, se dit-il.

Et, se mettant à quatre pattes, il se rapprocha du moulin, sans avoir été aperçu des factionnaires, quoique la nuit ne fût pas très sombre.

Derrière le bâtiment se trouvait un bief profond, mais tari depuis quelques mois.

Le lit en était tapissé de hautes herbes et de pariétaires.

César, s’étant traîné jusqu’à ce bief, y descendit, et masqué par les herbages, pouvant observer sans crainte d’attirer l’attention, il examina le moulin.

De ce côté, il n’y avait aucune porte; de la lumière brillait aux quatre fenêtres qui perçaient la muraille, mais elles étaient bien trop élevées pour qu’un homme réussît à les atteindre sans échelle.

– Haut! très haut! diablement haut! trop haut! murmura César en les mesurant de l’œil.

Il réfléchit une minute et ajouta piteusement:

– Falloir des ailes pour monter là; mais noir, point d’ailes, non, point du tout.

Pourtant, il n’était pas tout à fait convaincu, car il se coula plus avant dans le bief.

Il avait remarqué que le tambour de la roue du moulin dépassait de cinq ou six pieds le niveau des digues du canal, et il espérait, en grimpant dessus, pouvoir atteindre une des fenêtres.

Mais alors, il découvrit une sentinelle, l’arme au bras, qui montait la garde à deux pas au-delà.

C’était plus qu’il n’en fallait pour le faire renoncer à son projet.

En désespoir de cause, il allait abandonner la partie, quand il distingua, tout à coup, l’ouverture par laquelle passait l’arbre qui mettait autrefois la roue en communication avec les meules du moulin.

César bondit de joie.

Son imprudence faillit lui être funeste, car la sentinelle, entendant du bruit, cria aussitôt:

– Qui va là!

Plus mort que vif, le nègre s’enfonça sous la cage.

– Je me serai trompé, marmotta le factionnaire; c’est probablement quelque loutre qui rentrait dans son trou.

Rassuré par ces paroles, César s’accrocha aux aubes de la roue, gravit agilement jusqu’à l’arbre, et se glissa à l’intérieur du moulin.

De nouveaux embarras l’y attendaient.

On n’y voyait goutte, et chaque mouvement exposait notre homme à se rompre le cou dans quelque fosse.

À cheval sur son arbre, il en gagna, en tâtonnant, l’autre extrémité.

Puis, allant, venant, allongeant les bras de côté et d’autre, il finit par rencontrer une échelle.

Bientôt il fut au faîte.

Une trappe s’opposait à son passage; il la rabattit intérieurement d’un coup d’épaule.

D’abord, il se retrouva dans les ténèbres. Mais, en levant la tête, il vit la lumière qui filtrait au plafond.

On causait au-dessus de lui.

Il reconnut la voix du vieux Brown et de ses fils.

– Soyez sans inquiétude, mes enfants, disait le capitaine; justice se fera. Robinson lui-même ne tardera pas à reconnaître ses torts envers nous. Croyez-en ma parole et ne vous alarmez point comme des femmelettes. «Les yeux du Seigneur veillent sur ceux qui le craignent; il est la source de leur puissance, le soutien de leur force, leur abri contre la chaleur et leur ombre contre l’ardeur du jour».

– Il n’en est pas moins cruel d’être ainsi méconnu des siens, répondit amèrement Frederick.

– Pourquoi murmurer? continua Brown avec douceur. L’homme n’est-il pas fait pour souffrir? Notre divin Rédempteur n’a-t-il pas souffert patiemment les outrages et la mort de ceux qu’il venait sauver?

Tandis qu’il s’entretenait ainsi, César, dont les yeux s’habituaient insensiblement à l’obscurité, étudiait le lieu où il s’était introduit.

C’était la chambre destinée aux meules.

En s’approchant d’un vieux blutoir, tout en guenilles, le nègre remarqua que le son des paroles arrivait plus distinctement à lui.

Il passa la tête par l’orifice de ce blutoir, et regarda en l’air.

Le cylindre montait jusqu’au plafond, et débouchait évidemment sous quelque meuble de la pièce supérieure; car un large, mais faible rayon de lumière oblique, obscurci par d’épaisses toiles d’araignée, s’épanouissait à l’autre bout du tamis.

César n’eut pas de peine à se hisser à ce trou.

Un bois de lit le recouvrait.

– Massa? cria le nègre.

Aussitôt les conversations cessèrent.

– Massa Brown? répéta l’Africain.

– Qui est-ce qui appelle? demanda le capitaine.

– C’est moi, César, nègre à vous.

– César? où êtes-vous?

– En effet, c’est lui, il n’y a pas à se méprendre sur sa voix; mais où est-il? dit un des fils de Brown.

– Ici, regardez sous lit, répondit le noir.

Et, plaçant ses coudes sur les bords du trou, il souleva la couchette avec sa tête, la déposa à quelques pieds, et montra sa face hideuse, souriante, toute barbouillée de farine, dans la pièce où se tenaient les prisonniers.

Malgré les dangers de leur situation, ceux-ci ne purent s’empêcher de rire.

La moitié du corps dans son trou, l’autre moitié au dehors, César les contemplait d’un air ébahi.

Il cherchait l’explication de ces liens qu’on leur avait mis aux mains et aux pieds.

La pauvre cervelle n’y comprenait rien.

Le premier, Edwin Coppie cessa de rire:

– Avez-vous un couteau? lui demanda-t-il.

– Oui, massa, un, deux, trois couteaux.

– Bien. Coupez ces cordes avec lesquelles on nous a liés, et indiquez-nous le chemin qui vous a conduit ici.

César s’élança dans la chambre et fit ce qu’on désirait de lui.

En moins de cinq minutes, tous les captifs avaient recouvré la liberté de leurs mouvements. César leur enseigna la route qu’il avait suivie pour arriver à eux, et, un à un, ils commencèrent à sortir de leur prison.

Tous les fils de Brown étaient déjà partis. Il ne restait plus dans la chambre que leur père avec Edwin Coppie, qui n’avaient pas voulu quitter la place avant que les autres fussent sauvés, quand la détonation d’une arme à feu et les cris: «Aux armes! aux armes!» troublèrent le silence de la nuit.

Edwin, qui s’apprêtait à descendre, rentra dans la pièce en disant:

– Nous sommes perdus!

– Que la volonté de Dieu soit faite! dit froidement Brown.

Il s’assit au pied du lit et attendit, avec calme, l’arrivée des soldats qui montaient, en vociférant, l’escalier de leur chambre.

Inutile de dire qu’ils n’épargnèrent pas aux deux captifs les reproches et les mauvais traitements.

Ils furent rattachés, puis enfermés dans une autre pièce sous la garde de quatre hommes.

Mais Brown eut le plaisir d’apprendre que ses enfants s’étaient échappés sains et saufs.

 

– Jeune homme, ne vous désespérez pas, dit-il à Edwin. Le jour de demain vous apportera une bonne nouvelle.

Il se trompait.

Traduits, le lendemain, devant un conseil de guerre, Georges Brown fut acquitté, il est vrai; mais il ne dut son acquittement qu’à l’attitude de la foule qui avait envahi la salle du prétoire.

Elle voulait la liberté de son héros, menaçant de lyncher ceux qui auraient l’imprudence de le retenir dans les fers.

Le gouverneur Robinson céda.

Cependant il lui fallait une victime. Son courroux retomba sur Edwin Coppie; il prétendit qu’il l’avait insulté, et le fit condamner à six mois de détention.

Satisfait de la concession qu’il avait obtenue, le peuple abandonna Coppie à son malheureux destin.

Brown ne l’oublia point. Il le rassura par ces mots, prononcés à mi-voix, en le quittant:

– Jeune homme, aie courage, l’injustice t’inflige six mois de prison, la justice te rendra la liberté avant six jours. Au revoir, sois toujours fidèle à notre devise: Tout pour l’abolition de l’esclavage!

– Merci, capitaine, répondit fermement Edwin, j’ai foi en vous!

Une voiture, attelée de deux chevaux blancs enguirlandés de fleurs, attendait à la porte du tribunal.

Brown y fut porté au milieu des acclamations assourdissantes de ses partisans, qui hissèrent[6] le gouverneur Robinson, lorsqu’il sortit un peu après de la salle d’audience.