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Le gibet

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VIII. Le camp de Brown

Trois ans se sont écoulés; nous sommes en 1858. Brown a senti que c’était au fer, non à la parole, à la plume, qu’il devait désormais demander la poursuite de sa noble entreprise. Il a fait un appel aux abolitionnistes. Ils sont accourus en foule se ranger sous le drapeau de l’intrépide capitaine.

De leur côté les esclavagistes, conduits par un nommé Hamilton, et appuyés de l’autorité du gouverneur Shannon ont fait une levée de boucliers pour imposer l’application du bill de Nebraska.

Les uns et les autres ravagent, à qui mieux mieux les frontières du Kansas et du Missouri. Ils se livrent journellement des combats acharnés.

Jusqu’à présent, la victoire a secondé les armes des Brownistes, et leur petite armée se grossit, chaque jour, de recrues nouvelles.

Le capitaine a tenu la parole donnée à Edwin Coppie: deux jours après l’incarcération du jeune homme, il ameutait les habitants de Lawrence.

On enfonçait les portes de la prison, et le captif était rendu à la liberté.

Brown en avait aussitôt fait son second lieutenant.

Devenus nombreux, les abolitionnistes s’élevèrent un camp fortifié dans les gorges des montagnes, à quelques lieues au sud-est de la rivière Kansas.

Ce camp était adossé à une forêt vierge, impénétrable, qui l’abritait en partie. Il avait la figure d’une hure de sanglier, dont le groin, formant bastion, était défendu par une haute palissade, surmontée d’une galerie, construite avec les abattis branchus des arbres.

Le front de bandière, reliant de chaque côté le bastion à la forêt, était composé de troncs de pins, inextricablement enchevêtrés, qui en faisaient une barrière infranchissable.

Le camp ainsi établi à l’ouest de la forêt commandait une plaine immense. Il eût été impossible à l’ennemi le plus rusé de s’en approcher sans être aperçu, à plusieurs milles de distance, par les sentinelles placées en vedette sur la galerie.

À l’intérieur, se dressaient des tentes de cuir, des huttes de feuillage.

Une vingtaine de lourds fourgons, semblables à celui que nous avons précédemment décrit, étaient rangés, bout à bout, le long des courtines et les fortifiaient encore.

Des troupeaux broutaient dans un parc au milieu du retranchement, dont la position paraissait inexpugnable; au dehors, le gibier abondait.

Aussi la sécurité la plus grande régnait-elle au milieu des Brownistes; et sans la sévérité ascétique de leur chef, ils eussent vraiment mené joyeuse vie aux moments de loisir.

Parmi, on trouvait des gens de tout pays, de toute origine, de tout état, nous le pouvons dire. Oubliant leurs dissensions nationales, leurs préjugés de race ou de caste, ils n’en vivaient pas moins en amis et souvent dans la plus grande intimité.

C’est ainsi qu’un Français avait noué avec Coppie une liaison fort étroite.

Ce Français se nommait Jules Moreau. C’était un homme jeune, que les luttes civiles de sa patrie avaient jeté sur le sol américain, l’esprit d’aventure conduit dans le Kansas.

Jules Moreau était né à Paris, rue de la Tonnellerie, en face cette maison qui porte le n° 3, et qui vit naître Molière. Ce voisinage décida de sa vocation: à seize ans, il caressait la Muse, comme il disait jovialement; à dix-sept, son père, indigné d’avoir pour fils un poète, le jetait à la porte de cette maison paternelle qui se glorifiait d’avoir illustré les piliers des Halles pendant trois siècles dans le commerce des cotonnades et des droguets.

Un souffle d’idées nouvelles faisait alors tressaillir toute la jeunesse française: c’était en 1848. Je n’ai point à rappeler ici les événements de cette époque encore trop près de nous pour être jugée; que l’on sache seulement que Moreau embrassa avec ardeur les doctrines du jour, et que proscrit, pour avoir pris part aux événements de juin, il passa aux États-Unis.

À son arrivée à New-York, il se fit professeur, puis journaliste. Il vécut de cette vie de l’exilé, la plus triste de toutes: il eut, comme tous ses compagnons, ses heures d’abattement. Mais sa nature virile reprit le dessus, et lorsque quelques années de séjour l’eurent mis au courant de la langue du pays, il se mêla franchement à cette population cosmopolite qui couvre les États-Unis de ses rameaux multiples, et se prit à aimer sa patrie adoptive.

Jules Moreau avait alors vingt-six ans: c’était un robuste garçon de taille moyenne, bien découplé, alerte; son œil bleu était vif, et sa voix rieuse était sympathique. Le désir de faire fortune l’avait amené dans le Kansas, mais ses instincts vagabonds l’avaient détourné de sa route: il s’était jeté corps et âme dans le parti de Brown. Quant à la France, il y songeait fort peu: s’il pensait quelquefois à son père, le seul être vivant de sa famille, ce souvenir ne soulevait dans son âme nul regret, il savait que le père Moreau, boutiquier avant tout, avait son existence assurée, et que son esprit, commercialement occupé, ne souffrait nullement de son absence.

Parfois aussi, dans ses rêves, apparaissait une ravissante tête de jeune fille; il souriait à cette réflexion des journées amoureuses; puis, il secouait la tête comme pour en chasser le passé, et il rentrait dans la vie réelle avec une chanson sur les lèvres.

Jules avait en un mot toute l’insouciance qui nous caractérise: il était gai, aventureux, très tolérant, faisant le bien et le mal sans le savoir, se laissant aller à ses passions, voyant rarement le but qu’il voulait atteindre, et ne s’inquiétant pas toujours des moyens à employer pour y arriver: réussissait-il dans une entreprise, et s’il regardait en arrière, il était souvent tout étonné d’avoir froissé un ami, écrasé un cœur, commis un de ces mille crimes que la justice humaine ne qualifie pas, mais que l’honnêteté condamne sévèrement; alors, sa conscience se révoltait contre lui-même, et il tâchait de racheter la faute, commise par sa légèreté, en se vouant à quelqu’un de ces actes sublimes que les hommes de cœur seuls peuvent concevoir et accomplir.

Tel était Jules Moreau, ou plutôt le Frenchman, comme l’appelaient ses compagnons américains qui l’aimaient beaucoup.

Un soir, après une chaude journée, Edwin Coppie étant de garde à l’un des angles du camp, Jules Moreau fut le joindre pour l’aider à passer plus agréablement sa faction.

Le temps était beau, le ciel sans nuages, et le soleil s’en allait dormir, dans une majestueuse sérénité, aux savanes du Mexique.

Tout faisait silence. On eût dit que la nature s’était recueillie pour assister au coucher de l’astre diurne. La brise elle-même taisait ses harmonieux frémissements. Mais le spectacle n’en était pas moins admirable. S’il manquait de voix, de musique, il s’enrichissait des plus splendides décors; s’il ne parlait point à l’oreille, il enchantait les yeux.

Aux derniers rayons du céleste flambeau, l’immense prairie, déployée au pied des retranchements, apparaissait comme une mer de feu; et les arbres de la forêt, enflammés par ses lueurs ardentes, miroitant sur le glacis des feuillages, ressemblaient aux girandoles d’une féerique illumination a giorno.

Enivré par cette scène splendide, Edwin s’était laissé tomber dans une profonde rêverie.

Il pensait à son pays natal, à sa bonne mère, à sa fiancée qu’il aimait d’autant plus maintenant qu’il désespérait de l’épouser jamais. Il n’entendit point le pas de Moreau.

– Eh bien! camarade, dit celui-ci en mettant la main sur l’épaule de l’Américain; eh bien, à quoi diable songez-vous? vous avez l’air triste comme une perruche muette.

Brusquement arraché à sa préoccupation, Coppie tressaillit. D’une voix embarrassée, il balbutia:

– Ma foi, non, je ne suis pas triste, mais plutôt fatigué par la chasse que nous avons faite ce matin.

Jules se prit à rire.

– Vous? fatigué! s’écria-t-il, allons donc! vous l’homme aux jarrets d’acier! vous, le marcheur le plus intrépide des États. Laissez-moi me plaindre, moi, à la bonne heure, je n’avais jamais chassé que dans la plaine Saint-Denis, un désert semé de guinguettes et où l’on rencontre plus de gibiers en cornettes que de lièvres et de perdreaux.

– Toujours de bonne humeur, fit Edwin en souriant.

– La vie n’est-elle pas une vallée de larmes et ne faut-il pas rire pour la traverser? Tenez, ami, continua Moreau, je parierais que vous avez en ce moment la nostalgie, et que vous songez peut-être à quelque blonde fiancée qui vous attend, nouvelle Pénélope, dans un coin de l’Iowa.

– Vous pourriez dire vrai.

– Ah! c’est que je m’y connais, moi; parfois il m’arrive de rêvasser à la France, à Paris, aux boulevards, et à une certaine petite rue près le carré Saint-Martin, où demeure la plus ravissante houri que j’aie jamais aimée.

– Et vous l’aimez toujours? demanda l’Américain.

– Toujours… Paméla…

– Elle se nomme Paméla?

– Oui; lorsque je quittai Paris, toutes les femmes aimées se nommaient Paméla, surtout si elles étaient modistes.

– Alors, c’est un nom universel.

– Universel, comme vous le dites; aussi, lorsqu’on a aimé une Paméla, on a aimé toutes les femmes.

– Et êtes-vous fidèle à cet amour?

– Fidèle! je le crois bien; j’ai pour Paméla un culte, une adoration, tels que toutes les fois que je rencontre une femme jeune, jolie, aimable, brune, blonde, ou noire…

– Eh bien?

– Eh bien! je l’aime… en souvenir de Paméla.

– Singulière théorie que la vôtre!

– C’est la théorie du rayonnement de l’amour; j’aime, comment puis-je prouver que j’aime, si ce n’est en aimant; et comment puis-je aimer…

– Oh! oh! fit Coppie. Cette théorie de l’amour me paraît insensée, pour ne pas dire immorale.

– De quelle manière aimez-vous donc, vous?

– De quelle manière nous aimons? mais, probablement comme vous; car, vous ne me faites pas l’effet d’avoir jamais été un amant bien épris.

 

– Ah! mon cher, dit Moreau, vous ne savez pas avec quelle fougue j’aime! Paméla ne m’a pas résisté, mais si elle m’eût résisté… je l’eusse poignardée, termina-t-il en riant et en faisant un geste tragi-comique.

– Vous plaisantez toujours, on ne peut même parler sérieusement avec vous.

– Ma théorie est très sérieuse, croyez-m’en; mais nous ne saurions discuter ensemble, mon cher puritain.

– Vous avez peut-être raison: d’ailleurs, l’amour dépend de la femme qui l’inspire.

– Sans doute, sans doute, et puis vous avez encore des fiancées et nous n’en avons plus; vous aimez probablement quelque fière créature, aux formes robustes et aux yeux mélancoliques comme en a peint Téniers.

– Vous vous trompez, dit Coppie, mais laissons cette discussion, asseyez-vous là; j’ai l’âme triste ce soir, et j’ai besoin de causer avec un ami.

Jules Moreau lui prit la main et la serra cordialement.

– Je vous remercie pour ce mot.

– Croyez-vous aux pressentiments?

– Quelquefois, répondit le Français!

– Eh bien, je ne sais ce qui se passe en moi, ce soir: je sens que ma vie va entrer dans une phase nouvelle; je ne puis prévoir les événements qui surgissent; mais j’ai le cœur serré, et malgré moi mon esprit se reporte vers le charmant cottage de Dubuque, où demeure Rebecca Sherrington; il me semble que je n’atteindrai jamais cette terre promise.

– Bah! ne vous laissez pas abattre ainsi, dit Moreau; vous êtes simplement en mauvaise disposition.

– Non, je vous le répète, j’ai de tristes pressentiments. Vous le savez, quoiqu’il y ait peu de temps que nous vivions côte à côte, l’entreprise dans laquelle nous sommes embarqués ne m’effraie nullement, la sainteté de la cause que nous défendons est telle qu’il faudrait douter de Dieu lui-même pour ne pas être sûr du triomphe. Mais en dehors des faits de la guerre, il me semble qu’il va surgir quelque événement imprévu qui me séparera pour l’éternité de celle que j’aime.

– Vision! vision, que tout cela! exclama Moreau.

– Si vous saviez combien j’aime Rebecca, mon ami, vous ne seriez pas aussi sceptique. Sa figure angélique est toujours devant mes yeux, mes pensées; elle préside à toutes mes actions; jusqu’à présent, ce souvenir m’était doux; je prévoyais le jour du retour, j’espérais me faire pardonner ce qu’elle appelle ma folie; aujourd’hui, rien! son image semble avoir pâli, et mon esprit si complaisant à se représenter ses joies futures, se refuse maintenant à broder une image de félicité pour l’avenir. Il me semble qu’un malheur plane sur ma tête.

– Enfantillage! dit gaiement Moreau, vous reverrez votre Rebecca, elle vous absoudra entre deux baisers, et moi je retrouverai dans quelque comté de votre Amérique une nouvelle Paméla.

À cet instant, Frederick Brown vint se mettre en tiers dans la conversation.

– Frère, dit-il à Edwin, il y a un coup de main à faire.

– Expliquez-vous, dit celui-ci.

– Voici ce que c’est: Entraîné hier à la poursuite d’un élan, je m’éloignai de deux ou trois milles de notre parti, et j’arrivai à l’habitation d’un esclavagiste dur et cruel qui malmène des centaines de nègres.

– Qui vous a fourni ces détails?

– Ce sont des noirs de l’habitation avec lesquels j’ai pris langue; je leur ai promis notre concours pour les délivrer.

– Et tu as bien fait, mon fils, dit le vieux Brown en débouchant tout à coup de derrière un chariot.

À son approche, Edwin et Moreau s’étaient respectueusement levés.

– Oui, continua le capitaine, tu as bien fait. Ta découverte me cause un vrai plaisir, car nos hommes s’engourdissent depuis quelque temps dans l’inaction; et l’inaction conduit à la paresse, fléau de l’humanité. «Le paresseux a la main à la table du festin, il a de la peine à la porter à sa bouche».

Après un instant de méditation, Brown reprit:

– Mais, dis-moi où est cette habitation?

– À vingt milles environ d’ici, dans l’État du Missouri.

– Est-elle gardée?

– Oui. Par une douzaine de domestiques blancs seulement?

– Et les nègres?

– Tous, repartit vivement Frederick, sont disposés à la révolte.

– Bien, dit Brown s’éloignant, je vais songer à cette affaire.

IX. Les maîtres de l’esclave

Battesville est une bourgade peu importante, qui s’élève à la frontière du Missouri et du Kansas, sur la branche septentrionale de la rivière Osage, non loin de son point de réunion à la branche sud.

Quelques familles de planteurs, avec leurs esclaves et des chasseurs nord-ouestiers forment le noyau de la population.

À l’époque de notre récit, cette bourgade était comme une sentinelle perdue de la civilisation vers le désert.

Les mœurs y avaient un caractère de dureté sauvage. Souvent exposés aux attaques des Indiens et des flibustiers qui infestaient le pays, les habitants se montraient toujours une arme à la main.

Ce régime de vie avait émoussé la sensibilité des plus compatissants, et poussé jusqu’à la cruauté les dispositions de ceux qui étaient naturellement violents.

Tous les propriétaires d’esclaves traitaient leurs nègres avec une sévérité excessive.

Leur rigueur, envers ces pauvres créatures, avait encore doublé, s’il était possible, depuis l’explosion des troubles du Kansas, car on tremblait que les noirs, excités par les abolitionnistes, ne se révoltassent dans le Missouri et ne missent la contrée à feu et à sang.

Des châtiments terribles, exceptionnels, étaient réservés à la moindre faute, au soupçon même d’insubordination.

La frayeur est aussi barbare qu’aveugle, et les planteurs cherchaient à étouffer leurs craintes sous les cris des misérables Africains qu’ils envoyaient journellement au supplice.

Les maîtres croyaient par là frapper d’épouvante leur bétail humain; ils ne faisaient que l’exaspérer, l’exciter à l’insurrection.

Le chien, rendu enragé par des flagellations continuelles, voulait mordre la main qu’il léchait hier.

Au nombre des planteurs, les mieux connus pour leur brutalité envers les esclaves, se trouvait le major Flogger.

Le major Flogger était Anglo-Saxon. Il prétendait descendre d’une des plus hautes familles de la Grande-Bretagne, compter des marquis et des ducs parmi les membres du Parlement, et déblatérait sans cesse contre les institutions américaines, – l’esclavage excepté, bien entendu.

Parent de M. Sherrington de l’Iowa, il entretenait avec lui des relations étroites.

Cependant, ces relations étaient tout épistolaires: souvent retenu chez lui par la goutte, le major n’aimait pas à se déranger, et M. Sherrington n’avait point assez de fortune pour se permettre des voyages de plaisir. Quelquefois seulement Rebecca Sherrington allait passer un mois ou deux à Battesville, chez sa cousine, Ernestine Flogger.

L’habitation du major était située sur les bords de l’Osage, à un demi-mille du village.

Elle se composait d’un corps de logis fort admiré, – parce qu’elle affichait une mauvaise miniature de manoir gothique, avec tours, créneaux, bastions, mâchicoulis, – et de deux immenses bâtiments qui le flanquaient.

Une distance de cinquante mètres séparait ces bâtiments de la maison principale, précédée d’une cour qu’entourait une grille magnifique.

Des murs fort élevés reliaient et enserraient le tout.

De chaque côté du pavillon central, les bâtiments dont nous venons de parler se courbaient en fer à cheval, leur cintre pouvant avoir un demi-mille de développement.

Construits en bois et en briques, ils ne présentaient qu’un rez-de-chaussée et un grenier.

Ce rez-de-chaussée était percé, sur son entière étendue, d’une porte et de deux petites fenêtres grillées, ouvertes les unes et l’autre de vingt-cinq en vingt-cinq pieds d’intervalle; le grenier, construit sous le toit, circulait, sans interruption, entre les deux extrémités de l’édifice.

Il servait à l’emmagasinage des récoltes de blé et de tabac, qui se faisaient sur l’habitation.

Au rez-de-chaussée, les cases des nègres.

Une pièce à chacune de celles-ci: pièce commune pour toute la famille, souvent grosse de huit, dix personnes et même davantage.

Si tout le monde ne couche pas dans le même lit, vieillards, adultes, enfants, hommes et femmes, filles et garçons, peu s’en faut; car les lits, ou plutôt les grabats, se touchent.

Ainsi que chez les Indiens, ils sont placés à quelques pouces du sol, auteur de la chambre.

Deux planches de pin, une maigre paillasse, en feuilles de maïs, sur laquelle on a jeté une mauvaise couverture, en font tous les frais.

Au milieu de la salle, une table et des bancs grossiers; quelques escabeaux çà et là; des ustensiles de cuisine ébréchés, traînant avec des instruments aratoires en un coin; des faïences fêlées, plus ou moins enluminées, sur un évier; contre la muraille, une douzaine de gravures, aux couleurs provocantes, représentant le Juif-Errant, Washington, Napoléon, Franklin, quelques scènes de bataille ou de religion, voilà pour le mobilier.

L’âtre est vis-à-vis de la porte.

Des statuettes en cire; des brimborions; des pommes, des oranges, entremêlées de courges sèches ornent la cheminée, au-dessus de laquelle on voit parfois accroché un banjo ou quelque méchant violon.

Vous ai-je dit que les carreaux de la case sont fréquemment en parchemin ou remplacés par un chiffon, un vieux chapeau?

Et tel est le logis du nègre, celui où il naît, vit, meurt, – logis qui n’a guère changé depuis que l’esclavage existe, qui ne changera guère tant qu’il existera.

Le major Flogger était riche; le domicile de ses noirs passait pour luxueux. Sans sa sévérité bien connue, on l’eût peut-être accusé de les vouloir émanciper. Mais en leur donnant une demeure comparativement plus confortable que celle qui leur est ordinairement accordée, le major ne consultait que ses intérêts.

– Que je soigne mal mes chevaux ou mes bœufs, qui y perdra? moi, disait-il. De même pour mes nègres.

Ce raisonnement était juste.

Aussi, malgré la violence de son tempérament, et les châtiments qu’il infligeait sans pitié à ses esclaves, le major Flogger avait-il la réputation d’un philanthrope.

Les nègres des habitations voisines enviaient le sort des siens; car le noir est moins sensible aux coups qu’à la bonne chère.

Il se laissera volontiers battre, pourvu que vous augmentiez sa ration de nourriture ou de tafia. C’est un des tristes fruits de la servitude que de flétrir la dignité individuelle et d’aiguiser les appétits physiques.

Entrons dans l’habitation du major Flogger, malgré cette meute de chiens énormes et féroces, de chiens dressés pour la chasse à l’esclave, – qui hurlent à notre approche.

Un chant nous appelle dans la case, à droite du pavillon. Semblable aux autres, cette case s’en distingue cependant par un air de propreté qui flatte agréablement les sens.

Les meubles y sont aussi rares et aussi peu coûteux que dans les cabanes voisines, mais leur arrangement, leur netteté, leur luisant, plaisent à la vue.

Nous sommes au dimanche, jour du Seigneur, jour d’observance rigoureuse dans les États de l’Union, les esclaves ont suspendu les travaux, ils se reposent chez eux.

Dans la case en question, nous trouvons quatre personnes: un homme à son hiver, un dans la force de l’âge, un garçon de vingt-cinq ans, une fille de vingt.

Ils sont noirs comme l’ébène; pas une ligne, pas une nuance fugitive ne dénient leur origine. Vierge de tout mélange est aussi leur sang. La lubricité des blancs ne l’a pas encore altéré. Mais quoique ayant des traits généraux qui annoncent une même souche, ils diffèrent par l’expression du visage.

La face du vieillard, creuse, recroquevillée, lourde, annonce l’hébétement. Celle de l’homme mûr, son fils, plus ouverte, mais guindée, timide, parle de soumission. La figure des jeunes gens est toute différente: à les voir, on sent que l’intelligence circule avec la vie dans leurs artères.

Ils lisent le livre divin, la Bible, tandis que leur père fume en silence, et que le grand-père chantonne d’un ton dolent, sur un air lamentable:

 
Si nègre était blanc,
Li serait content;
Li aurait bon femme,
Li dirait madame,
Si nègre était blanc.
Au jour li travaille,
À nuit li pleurer,
Son maître li fouaille,
Et li murmurer:
Si nègre était blanc,
Li serait content;
Li aurait bon’ femme,
Li dirait madame,
Si nègre était blanc.
Mais li nègre esclave,
Loin de son pays.
Adieu, bon goyave;
Adieu, bon cri-cri.
Si nègre était blanc,
Li serait content;
Li aurait bon femme,
Li dirait madame,
Si nègre était blanc.
Mais la délivrance
Un jour li viendra,
Li fera bombance
Et li chantera:
Bon noir vaut bien blanc,
Et li ben content,
Li dit à son femme:
Eh! bonjour, madame,
Libre comme blanc.
 

– Oui, libres comme blancs! répéta John Coppeland, ainsi se nommait le petit-fils du vieillard; – il serait bien à souhaiter! – Mais que loin encore est ce temps!

 

– Ah! mon frère, il nous faut espérer en la Providence, dit la jeune fille.

John haussa les épaules avec impatience.

– La Providence! la Providence! un mot creux! murmura-t-il entre ses dents.

– Ne blasphème pas! s’écria-t-elle, en lui posant sa main sur la bouche.

– Je dis la vérité, Bess, répondit John.

– Il dit la vérité, appuya son père. Ma fille, verse-moi un verre de tafia.

– Vous buvez trop et cela vous fait mal, dit Elisabeth[7]. Vous savez que la liqueur vous trouble la tête.

– Qu’importe! dit le nègre d’un ton sourd, quand on est malheureux, il faut oublier ses maux, et la boisson noie le chagrin.

En ce moment, comme pour approuver les paroles de son fils, le vieux Coppeland disait de sa voix chevrotante:

 
Pour chasser tristesse,
Li pauvre paria,
Li chercher ivresse
Dans bon tafia.
 

– Ils ont raison, s’écria John, pendant que sa sœur servait leur père, ils ont raison. Moi aussi je veux ne plus me rappeler… je veux boire…

– Oh! non, non, mon bon frère; tu ne feras pas cela, dit Elisabeth en lui prenant tendrement les mains.

– Pourquoi! Notre vie n’est-elle pas intolérable?

– Dieu nous arrachera encore aux fers de l’ennemi.

– Dieu ne s’occupe pas des noirs! proféra le jeune homme avec une amertume indicible.

– Une fois pourtant il nous avait tirés de la servitude.

– Oui, pour nous y faire retomber plus cruellement.

– Sans notre pauvre mère… commença Bess.

– Ah! notre mère, interrompit John, c’est elle qui nous a tous perdus!

– Tous! répéta son père, en frappant du poing sur la table.

John continua avec vivacité:

– Quelle folie de l’avoir écoutée! d’avoir repassé du Canada aux États-Unis, de Chatam à Détroit, pour assister à cette fête du 4 juillet.

– Fête de l’Indépendance! bredouilla le vieillard.

– L’Indépendance des blancs et l’esclavage des noirs, repartit John avec colère. Nous étions sauvés, libres, et nous nous sommes fait reprendre, ce jour-là, par nos bourreaux. Ah! elle nous coûte cher la fantaisie de ma mère!

– Ne parle pas mal de celle qui nous a donné la vie, prononça Elisabeth avec un accent de doux reproche.

– Mieux eût valu, cent fois, que nous fussions à jamais restés dans le néant! s’exclama John d’un air farouche.

– À boire! Bess, à boire! je veux boire! balbutia le père en tendant son verre à demi plein.

Le septuagénaire avait repris son couplet.

 
Pour chasser tristesse,
Li pauvre paria,
Li chercher…
 

En ce moment, la porte de la case s’ouvrit brusquement et un homme entra.

– Bess, dit-il en s’adressant à la jeune fille, le maître te demande.

Elle rougit et pâlit tour à tour.

– Que veut-il encore aujourd’hui? marmotta John.

– Sans doute un bouquet de fleurs pour mademoiselle, répondit Bess en essayant de vaincre l’émotion dont elle avait été saisie.

Puis, se tournant vers le nouveau venu:

– Je viens tout de suite, monsieur Pierre, dit-elle.