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XIX. Le sourd-muet

La rue Sainte-Thérèse, au centre de Montréal, est parallèle aux rues Notre-Dame et Saint-Paul. Elle n’a pas deux cents mètres de long. On y arrive par les rues Saint-Vincent et Saint-Gabriel, aboutissant toutes deux, d’un côté à la rue Notre-Dame, de l’autre à la rue des Commissaires, ou le quai. Une troisième rue innommée tombe en outre perpendiculairement de la rue Saint-Paul à son milieu.

Le 2 novembre 1838, au soir, un observateur attentif eût remarqué qu’une foule de gens, venus des différents quartiers de la ville, se dirigeaient vers la rue Sainte-Thérèse.

Ces gens marchaient seul à seul; ils avaient l’air de ne se point connaître. Ceux-ci se coulaient sournoisement le long des maisons et évitaient avec le plus grand soin les patrouilles qui sillonnaient la ville; ceux-là suivaient bravement leur chemin, en se donnant une apparence aussi dégagée que possible.

La nuit était fort noire; il tombait une pluie fine, serrée, qui glaçait les membres.

À tout instant, on entendait le cliquetis des armes et retentir le «Qui vive?» des miliciens canadiens fidèles au gouvernement, ou le «challenge!» des troupes royales.

Sur le carré[61] Chaboillez, dans la rue Saint-Joseph, une de ces patrouilles rencontra un individu qui trottait lestement en s’appuyant à un bâton.

Il était si petit que, dans l’obscurité, on l’eût pris pour un enfant de huit à dix ans.

– Où diable va ce gamin? s’écria un des soldats en l’apercevant.

– Quelque gueux d’Irlandais qui quête!

– Qui quête à pareille heure?

– Pourquoi pas?

– Eh! toutes les maisons sont fermées.

– Holà! morveux, arrête un peu, mon ami!

Mais le personnage continua sa route sans répondre à cette invitation.

– Veux-tu bien faire halte! répéta la même voix.

– Il feint de ne pas entendre, le polisson, dit un autre, Jack, mon brave, apprends-lui ce que parler veut dire.

– Tu vas voir, répliqua Jack, en tirant la baguette de son fusil dont il cingla les épaules du récalcitrant, tandis que ses compagnons criaient:

– Il faut déculotter ce babouin et le fouailler d’importance.

Mais Jean, c’était lui, pirouetta subitement en faisant tourner son gourdin comme une fronde, et il en asséna au visage de maître Jack un coup si violent que le troupier alla rouler à quelques pas en poussant des hurlements de rage.

Ses camarades partirent d’un éclat de rire dont le sourd-muet profita pour détaler à toutes jambes.

Par malheur, en frappant l’Anglais, Jean avait laissé tomber un petit papier que, pour plus de sûreté, il tenait roulé dans sa main, autour de la poignée de son bâton.

Découvrant bientôt la perte qu’il avait faite, il revint avec précaution sur ses pas; la patrouille était éloignée; il fouilla le carré Chaboillez en tous sens, mais il lui fut impossible de trouver ce qu’il cherchait.

Jean se jeta comme un fou dans la rue Saint-Maurice, et, traversant la rue Mac-Gill, arriva à la place de la Douane par les rues Lemoine, Saint-Pierre et Saint-Paul.

Un canot abordait, à ce moment, dans le bassin du Roi.

Craignant que ce canot ne fût monté par des Anglais, le sourd-muet se cacha à l’angle de la place et de la rue Capitale.

Un homme s’élança de l’embarcation sur le quai et traversa la place de la Douane.

Jean, qui la surveillait du regard, reconnut Co-lo-mo-o.

Il courut à lui.

La conversation suivante s’établit aussitôt entre eux par dactylologie.

Co-lo-mo-o. – Que faites-vous ici?

Jean. – Je vais sans doute où vous allez!

Co-lo-mo-o. – Comment?

Jean. – Vous allez à l’assemblée des Fils de la Liberté, j’y vais aussi.

Co-lo-mo-o. – Vous?

Jean. – Oui, moi! vous en êtes surpris?

Co-lo-mo-o. – Qu’y allez-vous faire? vous n’entendez pas, vous ne pouvez pas vous faire comprendre.

Jean. – Je lis sur le visage les pensées des hommes.

Co-lo-mo-o. – Mais quel intérêt y avez-vous?

Jean. – Mon père était patriote, un jour les Anglais pénétrèrent chez nous, en l’absence de ma mère; ils venaient pour arrêter mon père; il se défendit, il tua deux de ses ennemis; enfin, terrassé par le nombre, il fut mortellement blessé, puis crucifié, avec des clous, dans la ruelle de son lit[62]. Alors ma mère me portait dans son sein; elle était enceinte de huit mois. En rentrant, elle s’évanouit… Elle me mit au monde avant terme.

Co-lo-mo-o (prenant la main du sourd-muet et la serrant avec force) – Je comprends.

Jean-Baptiste alors lui apprit qu’il venait de Beauharnais où tout était préparé pour un mouvement, mais que, sur le carré Chaboillez, il avait égaré un billet important, dont on l’avait chargé pour les patriotes de Montréal.

En causant, ils atteignirent la rue Sainte-Thérèse, qui recevait alors des gens mystérieux par ses cinq avenues. Ces gens s’observaient avec une attention soupçonneuse, échangeaient quelques paroles avec des sentinelles postées à chaque coin de la rue, puis couraient tour à tour à une porte qui s’ouvrait dès qu’on l’avait poussée d’une certaine manière, et se refermait aussitôt sur chaque arrivant.

Entrés par cette porte, Co-lo-mo-o et Jean se trouvèrent dans les ténèbres.

Une main invisible les saisit l’un après l’autre par la main, leur fit avec les doigts des signes auxquels ils répondirent, et les guida à quelque distance. Ils s’arrêtèrent. On leur banda les yeux. Un nouveau conducteur s’empara d’eux et les mena dans une sorte de cave brillamment éclairée, où il enleva le bandeau qui leur couvrait les yeux.

La cave était remplie de monde.

À une table longue se tenaient cinq hommes masqués.

Derrière eux on lisait ces inscriptions en gros caractères:

Association des Fils de la Liberté[63].

Qui parjure son serment mérite là mort.

La plupart des assistants portaient des armes.

Les hommes masqués avaient devant eux, sur la table, des épées en croix et une Bible.

C’étaient le président ou grand-maître de la société, le vice-président, le premier député grand-maître, le trésorier, le secrétaire et le maître des cérémonies.

Le grand-maître était inconnu, même à la plupart des initiés; mais le bruit courait qu’il se nommait Villefranche, avait été jadis notaire à Montréal, qu’à la suite de chagrins domestiques il avait voyagé dans le désert américain, d’où il était revenu secrètement pour diriger l’insurrection canadienne.

Co-lo-mo-o alla droit à lui et l’entretint pendant quelques minutes, en tournant fréquemment les yeux sur le sourd-muet, resté près de la porte.

– Si cela est, répondit à voix basse le grand-maître, il faut taire cette fâcheuse nouvelle et précipiter le soulèvement. Vous irez cette nuit à Beauharnais et profiterez de l’exaspération causée par les dernières arrestations pour entraîner les habitants à Montréal.

– J’irai, dit le Petit-Aigle.

– Vous tâcherez d’arriver dans la matinée de dimanche, au moment de la messe. Les troupes seront à leurs temples; nous nous jetterons sur les casernes pour y prendre les armes qui nous manquent.

– Bien.

– Et si vous rencontrez Robert Neilson[64], qui doit s’approcher par Napierville, avec une bande d’Américains, vous l’engagerez, de tout votre pouvoir, à vous suivre à Montréal. Nous jouons notre dernier coup, mais avec grande chance de gagner. Les atrocités de Colborne et de ses séides ont tourné de notre côté les partisans du gouvernement eux-mêmes. Allez donc, jeune Aigle, et recommandez à Jean-Baptiste de ne point faire mention du billet qu’il a perdu. Dimanche, à dix heures, nous vous attendrons à Montréal.

Co-lo-mo-o sortit en emmenant avec lui le sourd-muet.

– Citoyens, dit alors le grand-maître à la foule des conspirateurs, je vous avais prévenu que l’Angleterre nous leurrerait encore de ses promesses mensongères. La réalité a confirmé mes prophéties. À la suite de notre glorieuse tentative de l’année dernière, le ministère britannique a délégué ici sous prétexte d’apaiser les justes murmures de la population, un lord Durham qui, après avoir paradé à Québec et à Montréal, après nous avoir bercés par ses fausses protestations d’amour et de respect pour nos personnes, vient de retourner dans son pays, nous livrant, nous, nos biens, nos femmes, nos enfants, à la brutalité des hordes barbares que sir John Colborne traîne à sa suite. Lord Durham s’est embarqué hier, et depuis lors, c’est-à-dire depuis vingt-quatre heures, plus du cinq cents personnes ont été entassées dans les cachots. Demain, il y en aura mille; après-demain, cinquante poteaux seront dressés à Montréal et à Québec! N’ayant pu vous faire abjurer votre nationalité, l’Angleterre la veut noyer dans votre sang!

– Nous résisterons jusqu’à la mort! clamèrent plusieurs voix.

– Eh! qui parle de résistance! reprit l’orateur avec force. Où nous a-t-elle menés, la résistance? Demandez-le aux ruines fumantes de Saint-Charles, de Saint-Eustache, de Saint-Benoît. Non, plus de cette tactique insensée; plus de résistance passive! mais l’attaque, mais l’agression, mais prenons l’initiative d’une rencontre avec nos ennemis.

Une violente rumeur, accompagnée d’un grand désordre, s’éleva en ce moment vers la porte de la cave.

– Les troupes! nous sommes cernés! s’écria un homme qui venait d’entrer brusquement.

– Ah! murmura le président avec amertume, il y a un traître parmi nous; et il ajouta d’un ton élevé: citoyens, soyez sans crainte, nous nous échapperons par un passage secret qui traverse la rue Saint-Paul jusqu’au quai; mais rappelez-vous de descendre en armes, dimanche, à neuf heures du matin. Encore une fois, citoyens, mes amis, je vous prédis la victoire, car le frère du vainqueur de Saint-Denis, Robert Neilson, débarquera à dix heures dans la rue des Commissaires, avec vingt mille hommes. Maintenant, filez sans bruit, la porte est ouverte!

 

Et, donnant l’exemple à tous, il s’élança par une trappe placée sous la table, dans un sombre couloir qui s’enfonçait profondément sous la terre.

Pendant qu’une compagnie du 32e régiment envahissait la cave, et pendant qu’une partie des conjurés réussissait à s’évader, Co-lo-mo-o remontait, en courant suivant la coutume indienne, le chemin de Lachine.

La pluie avait cessé pour faire place à un vent furieux qui tordait, brisait, déracinait les arbres et remplissait l’atmosphère de plaintes déchirantes.

Quand le Petit-Aigle arriva à Lachine, la tempête sévissait dans toute sa rage.

C’eût été folie que de songer à traverser le Saint-Laurent pour se rendre à Beauharnais, éloigné de trois lieues, environ. Nul batelier, si habile qu’il fût, n’aurait pu gouverner un canot, sur le fleuve, par un temps semblable.

L’ouragan dura toute la nuit. Bon gré, mal gré, Co-lo-mo-o dut attendre au lendemain pour remplir sa mission. Parti de Lachine à huit heures il n’aborda vis à vis de Beauharnais que vers deux heures, si redoutable était encore la colère des eaux.

Environné aussitôt par une multitude de patriotes armés, avides d’avoir des nouvelles, le Petit-Aigle s’acquitta de son message.

Il déclara qu’il fallait envoyer un courrier à Neilson et descendre immédiatement à Montréal pour y joindre les Fils de la liberté dans la matinée du dimanche.

On se conforma à son avis; mais, avant de quitter le village, les insurgés assaillirent la maison d’un certain Ellice, chef du parti anglais à Beauharnais et un des hommes influents du la colonie, grâce à son mariage avec la fille de lord Grey, whig très puissant dans la Grande-Bretagne.

Le siège de cette maison prit du temps, et les patriotes, après l’avoir mise à sac et s’être emparés d’Ellice, qui fut donné en garde au curé de la paroisse, s’acheminèrent vers Montréal par la rive méridionale du Saint-Laurent.

Leur dessein était de passer à Caughnawagha, où Co-lo-mo-o pensait recruter une centaine d’Indiens autrefois dévoués à sa famille. Malheureusement, depuis la mort de Nar-go-tou-ké et le départ du Petit-Aigle, le pouvoir de Mu-us-lu-lu avait grandi. Par la séduction ou la terreur il s’était gagné tous les Iroquois et avait rallié les dissidents à la couronne d’Angleterre.

Ce changement s’était surtout opéré pendant le séjour de Co-lo-mo-o à la baie de Ha-ha, et le jeune sagamo, revenu, il y avait une semaine au plus, et contraint de se cacher pour se soustraire au mandat d’amener qui le poursuivait, n’avait encore osé paraître à Caughnawagha.

Mu-us-lu-lu le savait dans les environs. Il mettait tout en œuvre pour le surprendre et le livrer aux Anglais.

Averti, par des espions, que le Petit-Aigle s’avançait vers Caughnawagha avec un gros bataillon de Canadiens, Mu-us-lu-lu, qui assistait alors au service divin, sortit de l’église et engagea les Iroquois à se porter au devant d’eux, comme s’ils étaient tout disposés à épouser leur cause.

– Vous les inviterez à boire et à se reposer, leur dit-il, et, quand ces damnés rebelles ne seront plus sur leurs gardes, nous les entourerons et les enchaînerons pour les mener au grand Ononthio[65], qui nous récompensera par des dons de poudre, de balles, de couvertes et d’eau de feu.

Personne ne se hasarda à combattre cette insigne perfidie.

Les insurgés, sans défiance, furent pris au piège.

Tandis qu’ils trinquaient fraternellement avec les Iroquois, ceux-ci se précipitèrent sur les armes qu’ils avaient disposées en faisceaux autour d’eux et massacrèrent les Canadiens.

Mu-us-lu-lu ne se montra qu’au moment de l’attaque. Il se jeta sur Co-lo-mo-o, le saisit par derrière, et, aidé de deux robustes sauvages, lui garrotta les mains et les pieds.

– Ouah![66] mon frère a fait la grimace sur ma fille, dit-il avec un rire diabolique, nous verrons quelle grimace nouvelle il fera au bout d’une corde!

Le jour même, Mu-us-lu-lu traîna le Petit-Aigle, avec soixante-dix autres prisonniers, à Montréal, devant sir John Colborne, qui lui adressa des compliments chaleureux.

Le chef indien en conçut un tel orgueil, qu’il s’écria avec toute l’emphase de la présomption exaltée à son dernier degré:

– Les Visages-Pâles ne savent pas faire la guerre; que le grand Ononthio le permette à Mu-us-lu-lu, et avant que le soleil se soit couché deux fois Mu-us-lu-lu lui rapportera le scalp de tous les chiens de Français qui sont dans ce pays[67].

Mais à peine avait-il parlé, qu’il pâlit, chancela et s’affaissa dans une mare de sang, sur la place Jacques-Cartier où se passait cette scène.

Il avait été frappé mortellement dans le dos par un couteau poignard.

Une foule compacte de curieux se pressait autour de sir John Colborne et des prisonniers.

Vainement chercha-t-on l’assassin: il fut introuvable.

Néanmoins, de graves soupçons planèrent sur Jean, le sourd-muet de Lachine, qu’on avait vu se faufiler entre les spectateurs et rôder près du Mu-us-lu-lu.

Que ce fût lui ou non, il s’était éclipsé.

XX. Dénouement

La sombre épopée touchait à sa péripétie. Les patriotes canadiens étaient anéantis; l’odieux sir John Colborne achevait de les étouffer sous les ruines de leurs habitations, de les noyer dans les flots de leur propre sang.

Le lendemain des événements que nous n’avons fait qu’esquisser, le Herald de Montréal publiait ces incroyables blasphèmes:

«Pour avoir la paix, il faut que nous fassions une solitude; il faut balayer les Canadiens de la face de la terre… Dimanche soir, tout le pays en arrière de Laprairie présentait l’affreux spectacle d’une vaste nappe de flammes livides, et l’on rapporte que pas une maison rebelle n’a été laissée debout. Dieu sait ce que vont devenir les Canadiens qui n’ont pas péri, leurs femmes et leurs familles, pendant l’hiver qui approche, puisqu’ils n’ont devant les yeux que les horreurs de la faim et du froid…

«Néanmoins il faut que la suprématie soit maintenue, qu’elle demeure inviolable, que l’intégrité de l’empire soit respectée, et que la paix et la prospérité soient assurées aux Anglais, même aux dépens de la nation canadienne entière».

«Sir John Colborne n’eut qu’à promener la torche de l’incendie, écrit M. Garneau, sans plus d’égards pour l’innocent que pour le coupable; il brûla tout et ne laissa que des ruines et des cendres sur son passage».

On convertit plusieurs maisons particulières en geôles, les prisons ordinaires étant combles depuis les culs de basse-fosse jusque sous le toit; celle de Montréal ne renfermait pas moins de sept cent cinquante-trois inculpés.

La loi martiale fut proclamée. Sous l’empire de la terreur organisée par ce sir Colborne à qui l’Angleterre conféra le titre du lord Seaton pour le récompenser de ses monstrueux services, et dont les paysans canadiens changèrent le nom en celui de lord Satan, sous l’empire de cette terreur, les cours condamnèrent quatre-vingt-neuf prévenus à mort, quarante-sept à la déportation à Botany-Bay, une foule d’autres à la Bermude, et confisquèrent tous leurs biens.

De retour à Québec avec son père, qui l’avait ramenée, peu après le brusque départ de Co-lo-mo-o, Léonie de Repentigny, la triste Léonie dévorait avidement les journaux. Elle espérait en tremblant y apprendre ce qu’il était devenu. Mais, quoiqu’il eut été arrêté le 4 novembre, le 20 elle ignorait encore son sort.

Ce jour-là, M. de Repentigny entra dans sa chambre en tenant une gazette à la main.

– Ah! ah! dit-il en souriant avec la satisfaction d’un homme qui apporte une excellente nouvelle, nous allons donc enfin apprendre la sagesse à messieurs les rebelles. J’ai le plaisir de t’annoncer, ma fille, que je suis sur le point d’être nommé juge en chef. Embrasse-moi, car ce n’est plus avec un simple baronnet, mais avec un lord, que nous te marierons: seras-tu heureuse de t’entendre appeler Your ladyship[68], hein? J’ai déjà jeté les yeux sur un secrétaire d’ambassade… Mais nous en causerons plus tard, quand ton deuil sera fini. Voici le Herald du 19; il y a un article superbe; tiens, lis.

Et le digne serviteur de la couronne britannique tendit le journal à sa fille, en marquant avec l’ongle un entrefilet ainsi conçu:

«Nous avons vu la nouvelle potence construite par M. Bronson, et nous croyons qu’elle sera dressée aujourd’hui devant la nouvelle prison, de sorte que les rebelles pourront jouir d’une perspective qui ne manquera pas sans doute d’avoir l’effet de leur procurer un sommeil profond et des songes agréables. Six ou sept s’y trouveront à l’aise; mais on y en pourra mettre davantage dans un cas pressé[69]».

– N’est-ce pas que c’est bien touché? demanda M. de Repentigny, pirouettant sur les talons et sortant sans attendre la réponse de Léonie.

Glacée par cet exécrable cynisme, elle laissa glisser la feuille sur le tapis.

Après quelques moments, elle se pencha, ramassa le hideux papier, et le parcourut vaguement en détournant toutefois ses yeux des lignes sanglantes que son père lui avait fait lire.

Sur la page suivante, elle fut frappée par ces mots:

«Plusieurs prisonniers importants, parmi lesquels se trouvent quelques Indiens, vont être transférés à Québec, pour y être interrogés par une commission spéciale. On dit qu’ils seront embarqués ce soir sur un navire du Gouvernement».

– Ah! mon Dieu! Paul est avec eux; j’en suis sûre, j’en ferais le serment! Il faut que je le voie! s’écria Léonie, éclairée par un de ces pressentiments qui sont familiers aux natures ardentes.

Elle se leva transfigurée et courut au cabinet de M. de Repentigny.

– Mon père, lui dit-elle vivement, on amène aujourd’hui des prisonniers à Québec!

– De quel ton tu me dis cela!

– Je voudrais…

– Assister à leur débarquement? Rien de plus facile. Je t’y conduirai moi-même. J’ai envie de voir la figure de ces imbéciles. Quelle heure est-il?

– Dix heures.

– Ils ne seront pas ici avant onze. Va t’habiller; tu as tout le temps.

Inquiète, mais presque joyeuse, la jeune fille eut bientôt fait sa toilette; elle se transporta avec son père dans la Basse-Ville, sur le quai de la Reine.

Un navire à vapeur descendait le Saint-Laurent, en bas du cap Diamant.

Le cœur de la jeune fille battit avec force.

– C’est là qu’il est… chargé de fers… se disait-elle déjà.

Des pleurs montèrent à ses yeux, et il lui fallut se faire violence pour les comprimer sous ses paupières brûlantes.

– Ah! ah! disait M. de Repentigny, en frappant du pied, sais-tu qu’il fait froid, aujourd’hui? Nos gaillards ne doivent pas avoir chaud dans la cale du bâtiment. Pour ma part, je ne voudrais, ma foi, pas être à leur place. C’est qu’il gèle à pierre fendre! Comme l’hiver arrive de bonne heure, cette année! Si cela continue, dans huit jours le fleuve sera pris et la navigation fermée. Singulier caprice que tu as eu de sortir par un temps… Ah! voici le vapeur qui touche à son wharf… Mais, qu’as-tu donc? Comme tu frissonnes? Veux-tu rentrer?

– Oh! non, non, mon père, restons encore, je vous en supplie!

– Ah! les femmes! les femmes! marmotta M. de Repentigny, en haussant complaisamment les épaules; les femmes, elles ne sont que fantaisie!

Cependant le bateau avait été amarré.

Attachés deux à deux, les patriotes sortaient entre une double rangée de soldats qui les accablaient de mauvais traitements.

Une foule sombre, silencieuse, encombrait le quai.

– Approchons, dit M. de Repentigny. Je n’ai qu’un mot à dire pour faire disperser toute cette canaille.

– Non, non, je suis très bien ici, répondit Léonie… Oh! Paul! mon Dieu! ajouta-t-elle à mi-voix.

Co-lo-mo-o paraissait effectivement sur le pont du vapeur. Lié à un autre Indien, il n’avait rien perdu de son stoïcisme méprisant.

Au moment où il passa du vaisseau sur le quai, une femme, une sauvagesse, enfonça la haie de militaires et se précipita vers le Petit-Aigle, en criant:

– Le fils de Nar-go-tou-ké! Rendez-moi le fils de Nar-go-tou-ké!

Et elle l’entoura de ses bras, mordit avec rage la chaîne qu’il avait au poignet, essaya de la briser avec ses dents.

Co-lo-mo-o tressaillit. Son visage se contracta; tout son sang parut s’allumer dans ses veines; il se pencha vers sa mère comme pour la baiser au front.

Mais déjà un sergent brutal, arrachant Ni-a-pa-ah à son étreinte, la repoussait dans la multitude avec la crosse de son fusil.

Co-lo-mo-o dompta magiquement son émotion, se contentant d’abaisser sur le sergent un regard dédaigneux.

Et il suivit froidement ses compagnons d’infortune.

– Un bel homme! un bel homme! en vérité; c’est dommage qu’il soit destiné au gibet, fit M. de Repentigny, examinant l’Indien à travers une face à main.

 

– Ah! mon père, sanglota Léonie.

– Eh bien, tu pleures! qu’y a-t-il donc?

– Cet homme, c’est le pilote qui, à bord du Montréalais, m’a sauvé la vie.

– Vraiment?

– Oh! faites-lui rendre la liberté!

– La liberté! moi, m’employer pour un rebelle, au moment d’être élevé à la charge de juge en chef; moi, un magistrat! Vous êtes folle, Léonie!

– Sans lui, pourtant… murmura-t-elle.

– Sois tranquille, je lui enverrai quelque argent pour adoucir la rigueur de sa captivité… Mais partons. Vos larmes m’impatientent… On nous remarque… C’était peut-être pour voir ce sauvage… Ah! si je soupçonnais…

M. de Repentigny entraîna la jeune fille, en accentuant ses paroles d’un geste qui eût banni toute espérance du cœur de Léonie, si elle se fût jamais abusée sur les dispositions de son père.

Rentrée à leur maison, sur la place du Marché, vis à vis de la caserne, Léonie appela aussitôt son frère de lait dans sa chambre. La vue de son amant avait chassé son apathie. Ses forces, son activité lui étaient revenues comme par enchantement. Ayant reconnu Ni-a-pa-ah, dont la physionomie expressive avait fait une impression profonde sur sa mémoire lors de la scène du wigwam, elle voulut s’aboucher aussitôt avec elle, pour l’exécution d’un plan qui déjà germait dans son cerveau.

– Antoine, dit-elle au jeune homme, plus que jamais j’ai besoin de tes services. Tout à l’heure, au débarquement des prisonniers, la mère de l’Indien qui m’a arrachée aux flammes a été blessée par un soldat. Va à la Basse-Ville et hâte-toi de savoir où elle demeure.

Antoine n’eut pas de peine à trouver Ni-a-pa-ah, qu’un pauvre pêcheur – la misère est plus compatissante que la richesse – avait transférée à sa cabane, rue Champlain, sur le bord du fleuve.

Léonie y vola.

Atteinte à la tête par la crosse du sergent, Ni-a-pa-ah avait perdu une quantité de sang considérable. La fièvre s’était emparée d’elle. Elle délirait.

Mademoiselle de Repentigny manda un médecin.

– Si elle s’en tire, elle sera folle, répondit le praticien, après avoir examiné la malade.

Léonie jouissait de toute la liberté d’action des jeunes Anglaises. Elle s’établit au chevet de la moribonde, passa la plus grande partie de ses journées près d’elle, et, pendant trois semaines, la soigna avec la sollicitude de la plus affectueuse des filles. Mais ses soins étaient infructueux. Le mal empirait. Ni-a-pa-ah délirait toujours, annonçant dans ses hallucinations que l’heure suprême des Iroquois était venue, et que le dernier d’entre eux mourrait bientôt sans postérité, parce que elle, Ni-a-pa-ah, avait désobéi aux Manitous, en méprisant les prédictions de sa mère, la Vipère-Grise, pour suivre Nar-go-tou-ké à la Nouvelle-Calédonie.

Cependant Léonie cherchait un moyen de faire évader Co-lo-mo-o, qu’on avait enfermé à la citadelle de Québec. Grande était la difficulté. Cette citadelle, le Gibraltar du Nouveau-Monde, est perchée, comme un nid d’aigle, sur des rochers escarpés à plus de cent mètres au-dessus du Saint-Laurent. Une triple enceinte la défend du côté de la ville, et du côté du fleuve, où elle est presque inaccessible, ses murs ont cinquante pieds de haut.

Avec le consentement de M. de Repentigny, il eût été facile à Léonie de pénétrer dans la formidable bastille.

Mais à ce consentement, il ne fallait pas songer. Pourtant le rigide magistrat permit à sa fille de faire passer quelques provisions de bouche à son protégé. Elle profita de la permission pour coller sous une assiette un papier à l’adresse de Co-lo-mo-o. Elle lui disait entre autres choses qu’elle lui ferait parvenir un livre et que, s’il voulait se mettre en communication avec elle, il n’avait qu’à piquer avec une épingle les lettres nécessaires à l’expression de ses pensées, à marquer les pages du livre et à le lui renvoyer. Elle-même en ferait autant.

Apporté quelque temps après au guichet de la citadelle, le livre y fut l’objet d’une inspection minutieuse.

Le commandant ne savait trop s’il devait le recevoir.

Léonie n’avait point l’autorisation de M. de Repentigny; mais, heureusement pour elle, on supposa qu’il s’intéressait directement à Co-lo-mo-o, puisqu’il souffrait que sa fille lui fit porter des aliments, et le volume fut remis.

C’était le Télémaque. Il contenait une longue lettre, tracée sur une partie du Livre Ier. Léonie donnait à Paul des nouvelles de sa mère, le priait de lui écrire, et renouvelait ses offres instantes de service.

Le Petit-Aigle renvoya l’ouvrage au bout d’une semaine.

Après s’être enfermée chez elle, mademoiselle de Repentigny l’ouvrit, avec une trépidation d’anxiété indicible.

Il y avait un signet au Livre XXI.

Ce livre commence ainsi:

«À peine Adraste fut mort que tous les Dauniens, loin de déplorer leur défaite et la perte de leur chef, se réjouirent de leur délivrance; ils tendirent les mains aux alliés en signe de paix et de réconciliation. Métrodore, fils d’Adraste, que son père avait nourri dans des maximes de dissimulation, d’injustice et d’inhumanité, s’enfuit lâchement. Mais un esclave, complice de ses infamies et de ses cruautés, qu’il avait affranchi et comblé de biens, et auquel il se confia dans sa fuite, ne songea qu’à le trahir pour son propre intérêt».

Des petits trous, imperceptibles à moins d’être prévenu et de tenir le feuillet devant une lumière vive, avaient été faits sur différentes lettres.

Numériquement, elles représentaient, en comptant depuis la première de la première ligne, les lettres 17, 23, 50, 79, 89, 114, 168, 218, 225, 227, 245, 258, 272, 361, 388, 389, 395, 402.

Réunies ensemble et agencées de façon à former des mots, ces lettres signifient «merci, vous êtes bonne».

Ce n’était guère, pour un cœur passionné comme celui de Léonie; et pourtant elle se sentit transportée de joie.

L’amour se contente de si peu, quand longtemps on lui a refusé tout! Du reste ce sentiment étrange vit de famine et meurt d’abondance.

Près du lit de Ni-a-pa-ah, mademoiselle de Repentigny avait fait connaissance de Jean-Baptiste le sourd-muet qu’elle avait trouvé, un matin, familièrement installé dans la chambre de la malade. En quelques heures ils se comprirent. Le nain se prit d’affection pour la jeune fille.

Heureuse que son stratagème eût réussi, elle courut en informer Jean-Baptiste.

Il pleurait silencieusement, debout, appuyé sur son bâton, près de Ni-a-pa-ah agonisante.

Tout à coup la squaw se plaça sur son séant, promena autour d’elle un regard effaré qui n’avait plus rien d’humain, et elle psalmodia un chant bizarre, cadencé; puis sa tête retomba sur le traversin.

Elle était morte.

Léonie se mit pieusement à genoux et pria devant le cadavre.

Quand elle eut fini, Jean-Baptiste l’entraîna dans une pièce voisine et lui dit par une pantomime éloquente:

– Je vais me faire mettre en prison; puisque la femme de celui qui fut mon ami n’est plus, je veux travailler à délivrer leur fils.

Et, comme Léonie paraissait douter du succès, il dévissa la poignée de son bâton et montra à l’intérieur une cavité contenant plusieurs petites limes très fines; ensuite il referma cette cavité et indiqua ses jambes tortues dont il ne pouvait faire usage sans un appui, ce qui voulait dire que, si on l’incarcérait, on lui laisserait sa béquille.

– Mais comment obtenir l’incarcération à la citadelle? demanda la jeune fille.

Jean sourit.

– Dans deux heures j’y serai, fit-il.

Il sortit, monta à la Ville-Haute, sur la place du Marché, s’approcha de la caserne, saisit le drapeau fixé à la porte, le déchira et le traîna dans la boue.

Il n’en fallait pas tant alors pour se faire arrêter.

Le soir même, Jean-Baptiste couchait à la citadelle, et il y couchait avec son bâton. On n’avait pas même eu l’idée de le lui enlever.

Mais il n’avait pas été placé dans le même cachot que Co-lo-mo-o.

Léonie avertit ce dernier de la généreuse tentative du nain, puis elle attendit. Un mois s’écoula. Seule, la fièvre soutenait mademoiselle de Repentigny; elle mangeait à peine, ne dormait pas, se consumait dans une impatience dévorante.

Chaque semaine elle envoyait un livre nouveau, chargé de souhaits ardents pour son bien-aimé; mais il y répondait peu, quelques mots affectueux seulement.