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M. de Brévan ne songeait-il donc jamais à ce retour!..

Oh! si, il y pensait, et avec de secrètes terreurs, il n'en fallait d'autre preuve qu'une phrase qu'il avait laissé échapper.

Après avoir dit: «Quand Daniel reviendra,» il avait ajouté: «S'il revient toutefois, ce qui n'est pas prouvé…»

Pourquoi cette restriction?.. Avait-il donc des raisons particulières de croire que Daniel périrait pendant cette dangereuse campagne!..

Maintenant elle se rappelait, oui, elle se rappelait positivement avoir vu un sourire monter aux lèvres blêmes de M. de Brévan pendant qu'il disait cela.

Et à ce souvenir effrayant, elle se sentait défaillir.

N'était-il pas capable de tout, le misérable qui l'avait si épouvantablement trahie, de tout, même d'armer le bras d'un assassin!..

– Oh! il faut prévenir Daniel, s'écria-telle, il le faut; sans perdre une minute…

Et, bien qu'elle lui eût écrit longuement le jour d'avant, elle lui écrivit encore pour le supplier de se défier, de veiller sur lui, parce que sûrement sa vie était menacée…

Et cette lettre elle la porta elle-même à la poste, persuadée que la confier à la Chevassat ce serait la livrer à M. de Brévan.

Dieu sait cependant si, de plus en plus, l'estimable portière semblait s'attacher à elle et devenait expansive et démonstrative en son dévouement.

A tout instant du jour, sous le premier prétexte venu, elle arrivait chez Mlle Henriette, s'asseyait, et durant des heures entières l'étourdissait de son insupportable flux labial…

Elle ne se gênait plus aucunement, parlant, disait-elle, à cœur ouvert à sa «petite chatte,» comme elle eût parlé à sa propre fille.

Les étranges théories qu'elle laissait seulement entrevoir autrefois, elle les exposait désormais sans embarras, se carrant dans une sorte de cynisme naïf qui trahissait de surprenantes perversions de sens moral.

C'était à croire que cette détestable mégère avait reçu des ennemis de la pauvre jeune fille la mission de la démoraliser, de la dépraver, s'il était possible, et de la pousser à ce cloaque du vice brillant et facile où roulent tant de malheureuses…

Seulement, s'il en était ainsi, le choix de l'embaucheuse n'était pas heureux…

L'éloquence de la Chevassat, qui très-probablement eût mis le feu à l'imagination d'une grisette ambitieuse, ne pouvait que soulever de dégoût le cœur de Mlle de la Ville-Handry.

Elle s'était accoutumée à penser à autre chose pendant que pérorait la concierge, et son âme fière planait à des hauteurs où ne pouvaient l'atteindre ces souillures.

Son existence n'en était pas moins d'une mortelle tristesse.

Elle ne sortait jamais, passant ses journées dans sa chambre à lire ou à travailler à un grand travail de broderie, chef-d'œuvre de patience et de goût, qu'elle avait entrepris avec l'arrière-pensée qu'il lui serait peut-être une ressource en sa détresse…

Mais un souci nouveau ne devait pas tarder à la tirer de cet engourdissement.

Son argent diminuait, et un matin vint où elle changea le dernier louis de ses neuf cents francs.

Recourir encore au Mont-de-Piété était urgent, car on était aux premiers jours d'avril, et la doucereuse portière lui avait donné à entendre qu'elle ferait sagement de se mettre en mesure pour pouvoir, le 8, payer son terme qui était de cent francs.

Elle confia donc au sieur Chevassat la bague qui lui restait pour qu'il allât l'engager.

Calculant d'après la somme qu'elle avait eue de la première, elle estimait que sur celle-ci on lui avancerait bien vingt-cinq à trente louis pour le moins.

Le portier lui rapporta cent quatre-vingt-dix francs!..

Tout d'abord, elle fut persuadée que cet homme l'avait volée, et elle le laissa voir.

Mais lui, d'un air furieux, exhiba la reconnaissance.

– Regardez, dit-il, et sachez mieux à qui vous parlez…

Sur la reconnaissance, en effet, on lisait en toutes lettres: Somme avancée: deux cents francs…

Convaincue de l'injustice de ses soupçons, Mlle Henriette dut faire des excuses, et c'est à peine si une pièce de dix francs calma la colère du susceptible Chevassat…

Hélas! la pauvre fille ignorait qu'on est toujours libre de n'engager un objet que pour une portion de sa valeur, et elle était trop inexpérimentée pour reconnaître sur la reconnaissance les traces de cette opération.

N'importe!.. Pour Mlle de la Ville-Handry c'était là, et elle ne le savait que trop, un de ces désastres dont on ne se relève pas.

C'était deux mois d'existence de moins… Le temps peut-être dont il s'en faudrait qu'elle pût attendre le retour de Daniel.

Cependant, le jour du terme arriva, et elle donna cent francs en échange de sa quittance de loyer…

Et le surlendemain, elle se trouvait de nouveau sans argent, et, selon l'expression de la Chevassat, réduite à «s'en prendre à ses pauvres affaires.»

Mais le Mont-de-Piété avait trop cruellement trompé ses calculs pour qu'elle consentit à y recourir encore et à s'exposer à une seconde déception.

Elle résolut, non plus d'engager, mais de vendre le nécessaire de toilette en or que contenait son sac de voyage, et elle pria son obligeante portière de lui chercher un acheteur.

Tout d'abord, la Chevassat éleva beaucoup d'objections.

– Vendre ce nécessaire si joli, disait-elle, quel meurtre! Songez que vous ne le reverrez plus jamais… Si vous le portiez «au clou,» au contraire, dès qu'il vous viendrait un peu d'argent, vous le dégageriez…

Elle perdait ses peines, elle le reconnut, et, se résignant, elle finit par amener une espèce de marchand à la toilette de ses amis, un brave homme fini, affirmait-elle, en qui on pouvait avoir la confiance la plus absolue.

Et véritablement il se montra digne de cette chaude recommandation en proposant du premier coup cinq cents francs de ce nécessaire, qui ne valait pas beaucoup plus du triple… Encore n'était-ce pas son dernier mot… Après une heure de débats irritants, après dix fausses sorties, il tira en soupirant son porte-monnaie, et compta sur la table les trente-cinq louis qu'avait impérieusement exigés Mlle Henriette.

C'était de quoi payer quatre mois de pension à la Chevassat.

– Mais non, se dit la pauvre jeune fille, non, ce serait trop de pusillanimité, à la fin!..

Et le soir même, rassemblant en un grand effort tout son courage, elle déclara d'un ton ferme à la redoutable mégère qu'elle ne lui prendrait plus qu'un repas, le soir.

Elle avait trouvé ce moyen terme pour éviter non une scène, elle en attendait une, mais une brouille complète.

Contre toute attente, cependant, l'honorable portière ne parut ni surprise ni choquée. Elle haussa seulement les épaules en disant:

– Comme vous voudrez, ma petite chatte… Seulement, croyez-moi, les économies qu'on fait sur son estomac ne profitent pas…

C'est à dater de ce coup d'état que Mlle Henriette prit l'habitude de descendre chaque matin pour acheter le petit pain et les deux sous de lait qui constituèrent désormais son déjeuner.

Le reste du temps, elle ne bougeait de sa chambre, s'acharnant au travail de broderie qu'elle avait entrepris, et rien ne troublait la désolante monotonie de ses journées, que la visite hebdomadaire de M. de Brévan…

Car il n'oubliait pas sa menace, et chaque semaine, Mlle Henriette était sûre de le voir apparaître.

Il arrivait d'un air grave et froidement lui demandait si elle avait réfléchi depuis qu'il avait eu l'honneur de lui présenter ses hommages…

Elle ne lui répondait d'ordinaire que par un regard de mépris, mais il n'en semblait aucunement déconcerté. Il saluait respectueusement et invariablement disait avant de se retirer:

– Ce sera donc pour une autre fois… j'attendrai. Oh! j'ai le temps d'attendre.

S'il espérait ainsi réussir à réduire plus vite Mlle Henriette, il se trompait grossièrement… Cette insulte périodique était un stimulant qui entretenait sa colère et fouettait son énergie… Son orgueil s'exaspérait à l'idée constante de la lutte engagée, et elle se jurait qu'elle en sortirait victorieuse…

C'est de ce sentiment que lui vint la pensée d'une démarche dont les résultats devaient avoir sur l'avenir une influence décisive.

On était alors à la fin de juin, et elle ne voyait pas sans effroi diminuer son petit trésor, quand un matin, jugeant la Chevassat de belle humeur, elle se hasarda à lui demander si elle ne pourrait pas lui procurer de l'ouvrage, se disant très-adroite à tous les travaux de femme…

Mais l'autre, dès les premiers mots, s'était mise à rire.

– Laissez-moi donc tranquille, interrompit-elle, est-ce que des mains comme les vôtres sont faites pour travailler…

Et comme Mlle Henriette insistait, montrant comme preuve de son habileté la broderie qu'elle avait entreprise:

– C'est très-joli cela, fit la concierge, mais à broder du matin au soir une fée ne gagnerait pas la nourriture d'un chardonneret.

Il devait y avoir du vrai, dans cette exagération, la pauvre fille le soupçonnait, aussi se hâta-t-elle d'ajouter qu'elle était capable de beaucoup d'autres choses.

Elle était très-bonne musicienne, par exemple, et donnerait très-bien des leçons de piano ou de chant, si on lui procurait des élèves.

A ces mots, l'éclair d'une joie diabolique traversa les petits yeux de l'honorable portière.

– Quoi! vous sauriez faire danser, ma petite chatte? s'écria-t-elle, comme ces artistes qui vont jouer du piano dans les bals du monde…

– Certainement.

– Tiens, tiens, c'est un talent… Pourquoi ne m'en avez-vous pas parlé plus tôt? Je m'occuperai de ça, vous verrez, fiez-vous à moi…

Le samedi suivant, en effet, dès le matin, elle parut chez Mlle Henriette avec l'air joyeux d'une messagère de bonne nouvelle.

– J'ai pensé à vous! dit-elle dès le seuil.

 

– Ah!..

– Il y a une locataire de la maison qui donne une grande soirée aujourd'hui… Je lui ai parlé de vous, et elle m'a dit qu'elle vous payerait trente francs pour faire sauter sa société… Trente francs!.. c'est une somme cela, sans compter que si on est satisfait de vous, ça attirera des pratiques…

– A quel étage demeure cette locataire?..

– Au second, l'appartement du fond, sur la cour… Mme Hilaire… une personne très-distinguée et qui n'a pas sa pareille pour la bonté du cœur… Il faudrait y être à neuf heures précises…

– J'y serai.

Toute heureuse et pleine d'espoir, Mlle Henriette passa une partie de l'après-midi à restaurer son unique robe, une robe de soie noire, bien usée, hélas! et déjà toute reprisée…

Pourtant, à force d'industrie et de patience, elle s'était composé une toilette presque présentable quand, sur le coup de dix heures, elle sonna chez Mme Hilaire.

On l'introduisit dans un salon étrangement meublé de meubles hétéroclites, mais fort brillamment éclairé, où sept ou huit jeunes femmes en toilettes extravagantes et autant de messieurs à gilets à cœur fumaient en prenant du café.

Dames et messieurs sortaient de table; on le reconnaissait à leurs yeux et aux éclats de leurs voix.

– Tiens!.. c'est la pianiste du cinquième! s'écria une grande femme brune, jolie et encore plus commune, qui devait être Mme Hilaire…

Et s'adressant à Mlle Henriette:

– Voulez-vous prendre un verre de quelque chose, ma petite biche? demanda-t-elle.

Plus rouge que le feu et perdant contenance, la jeune fille refusait et s'excusait de refuser, quand l'autre l'interrompant brusquement:

– Vous n'avez pas soif, dit-elle… très-bien; vous boirez plus tard… En attendant, vous allez nous jouer un quadrille, n'est-ce pas… et mouvementé, n'est-ce pas!..

Puis, imitant avec une désolante perfection la voix enrouée des aboyeurs de bals publics:

– En place, en place! râla-t-elle, en place pour le quadrille…

Mlle de la Ville-Handry s'était assise au piano…

Elle tournait le dos aux danseurs, mais devant elle était une glace où elle ne perdait pas un des gestes de Mme Hilaire et de ses invités…

Et alors elle fut sûre de ce qu'elle avait soupçonné en entrant… Elle comprit dans quel monde l'avait jetée la Chevassat…

Elle eut cependant sur elle-même assez de puissance pour achever le quadrille… Mais la dernière figure terminée, elle se leva, et s'avançant vers la maîtresse de la maison:

– Veuillez m'excuser, madame, balbutia-t-elle d'une voix affreusement troublée, il faut que je me retire… Je me sens très-malade… je ne saurais jouer…

– Comme c'est drôle! s'écria un des messieurs, voilà notre nuit ratée!..

Mais la jeune femme:

– Taisez-vous, Jules!.. Ne voyez-vous pas qu'elle est pâle comme la mort, cette enfant!.. Qu'avez-vous, ma belle biche?.. C'est la chaleur qui vous a fait mal, n'est-ce pas?.. On étouffe dans cette baraque…

Et Mlle Henriette se retirant:

– Oh! attendez, reprit-elle, je ne dérange pas les gens pour rien, moi!.. Allons, Jules, fouille-toi, et donne-lui un louis à cette petite…

Déjà la pauvre fille avait ouvert la porte:

– Je vous remercie, madame, dit-elle, vous ne me devez rien!..

Il était temps que Mlle Henriette sortit!

A sa stupeur première, une colère folle succédait, qui chassait à son cerveau des flots de sang et lui arrachait des larmes brûlantes…

C'était la Chevassat, cependant, qui lui avait tendu ce guet-apens ignoble… Qu'avait-elle donc espéré, l'infâme vieille!..

Et emportée par un mouvement irrésistible, hors d'elle-même, elle se précipita à travers les escaliers, et entrant comme l'ouragan dans la loge de la dangereuse portière:

– Chez quels gens m'avez-vous envoyée, lui cria-t-elle… Vous le saviez!.. Vous êtes une misérable!..

Ce fut le sieur Chevassat qui se dressa.

– Qu'est-ce que c'est!.. commença-t-il, à qui croyez-vous parler…

Mais du geste et de la voix, sa femme l'interrompit, et s'adressant à Mlle Henriette:

– Eh bien!.. après! fit-elle, avec un ricanement cynique, est-ce qu'ils ne vous valent pas, ces gens-là!.. D'abord, moi, j'en ai plein le dos de vos manières, ma chatte… Quand on est bégueule tant que cela, on reste chez ses parents, comme toutes les filles sages, et on ne se fait pas enlever pour courir la pretentaine avec des amoureux…

Sur quoi, profitant de ce que Mlle Henriette était restée presque sur le seuil de la loge, elle la poussa dehors brutalement, au risque de la jeter à terre, et violemment referma sa porte.

Une heure plus tard, l'infortunée se reprochait amèrement son emportement.

– Hélas!.. se disait-elle en pleurant, les faibles, les malheureux, n'ont pas le droit de se révolter… Qui sait ce que cette méchante créature va faire pour se venger!..

Elle le sut le surlendemain matin…

Descendant un peu avant sept heures pour chercher le pain et le lait de son déjeuner, elle se trouva, sous la porte cochère, face à face avec Mme Hilaire qui rentrait.

A la vue de la jeune fille, cette irrascible dame devint plus rouge qu'une pivoine, et bondissant jusqu'à elle, lui saisit le bras qu'elle secoua furieusement en criant de toute la force de ses poumons:

– C'est donc vous, gueuse, qui allez me vilipender chez mes concierges!.. Quel malheur!.. Une mendiante que j'avais fait venir chez moi pour lui faire gagner trente francs!.. Et moi qui la croyais malade et qui la plaignais, et qui voulais que Jules lui donnât un louis…

Ce n'était pas à cette femme, en effet, que Mlle Henriette devait en vouloir… Elle lui avait témoigné de la pitié, après tout!

Fort effrayée, cependant, elle essayait de se dégager, mais l'autre tenait bon, redoublant ses cris, jusqu'à ce point que plusieurs locataires se mirent aux fenêtres.

– On te revaudra ça, ma biche, clamait-elle au milieu des injures malpropres que sa colère, pareille à un torrent d'eau de vaisselle, charriait… On saura bien te faire déguerpir d'ici!

Et ce n'était pas une menace en l'air.

L'après-midi même, cette scène lamentable se renouvelait et elle recommençait, tout aussi odieuse, le lendemain et encore les jours suivants.

Mme Hilaire avait des amies dans la maison, et Mlle de la Ville-Handry était devenue leur bête noire à toutes. Elles s'entendaient pour la guetter, et dès qu'elle se risquait dans les escaliers, il s'en trouvait toujours quelqu'une pour la huer…

Si bien que l'infortunée n'osait plus sortir de chez elle… Dès le matin, sitôt la porte de la rue ouverte, elle courait acheter ses petites provisions de la journée; puis, remontant bien vite, elle se barricadait dans sa chambre et n'en bougeait plus…

Assurément, ce n'était pas le désir de quitter cette maison maudite qui lui manquait… Mais où aller?.. Puis, l'inconnu l'épouvantait… ne lui réserverait-il pas des tribulations plus intolérables encore…

Enfin, elle n'avait pas d'argent.

Le terme de juillet lui avait enlevé cent francs, elle avait dû remplacer par une robe de mérinos noir sa robe de soie qui tombait en loques; dès les premiers jours d'août, ses chétives ressources étaient épuisées.

Encore ne fût-elle pas parvenue à les faire durer tout ce temps, si depuis la soirée de Mme Hilaire elle n'eût cessé complétement de recourir à la dispendieuse cuisine de la Chevassat.

Même cette rupture, dont Mlle Henriette s'était d'abord réjouie, devenait maintenant pour elle le sujet d'un prodigieux embarras… Il lui restait plusieurs choses encore à vendre, sa broche, son cachemire, sa montre, ses boucles d'oreilles, et elle ne savait ni comment, ni à qui les vendre…

Tous les récits dont la Chevassat l'avait effrayée lors de sa tentative au Mont-de-Piété roulaient dans son esprit, et elle se voyait, à la moindre démarche, arrêtée par un commissaire de police, interrogée et reconduite chez son père, et livrée à la comtesse Sarah et à sir Tom…

Cependant la nécessité devenait si impérieuse, qu'après de longues hésitations, un soir, à la brune, elle se glissa dehors pour chercher un acheteur.

Ce qu'elle cherchait, c'était une de ces boutiques borgnes où on aperçoit, attendant leur proie, de ces brocanteurs suspects dont les trafics inquiètent l'observateur.

Elle en trouva une telle qu'elle la souhaitait.

Une vieille femme à lunettes plantées sur un nez crochu, sans seulement lui demander son nom, tant évidemment elle la prenait pour une voleuse, lui donna de sa broche et de ses boucles d'oreilles… cent quarante francs.

Qu'était-ce que cette somme!.. Rien… Mlle Henriette le comprit. C'est pourquoi, surmontant toutes ses répugnances et toutes ses pudeurs, et s'armant d'une résolution désespérée, elle se jura de tout tenter pour se procurer de l'ouvrage…

Et elle se tint parole.

Soutenue par le secret espoir de triompher, à force d'énergie, de l'acharnement de la destinée, elle s'en alla de magasin en magasin, de porte en porte, pour ainsi dire, sollicitant de l'ouvrage comme elle eût demandé la charité, promettant de s'employer à ce qu'on voudrait, tant qu'on voudrait, pourvu qu'on la nourrit et qu'on la logeât.

Mais il était écrit que tout tournerait contre elle… Et sa beauté, le charme et la distinction de sa personne, sa façon même de s'exprimer lui étaient autant d'obstacles… Qui donc eût voulu employer cette jeune fille qui avait l'air d'une duchesse…

Si bien que ses prières ne rencontraient que visages froids, haussements d'épaules et sourires ironiques… Et partout des refus.

A moins cependant que quelque galant commis ne répondit à sa requête par une déclaration.

Le hasard lui avait fait découvrir ces petits avis à la main que les entrepreneurs collent sur tous les tuyaux d'eaux ménagères de leur quartier pour demander des ouvrières…

Dès lors, elle passa ses journées à chercher ces avis et à courir aux adresses indiquées… Mais là les mêmes difficultés se présentaient; puis c'étaient des questions à n'en plus finir:

– Qui êtes-vous?.. d'où venez-vous?.. chez qui avez vous travaillé?

Et toujours la même conclusion désolante:

– Nous n'avons pas d'ouvrage pour une personne comme vous.

Alors, elle eut recours aux bureaux de placement.

Elle en avait avisé un ayant à sa porte un grand tableau où il était offert des emplois pour toutes capacités, depuis 35 jusqu'à 1,000 francs par mois… Elle y monta.

Un monsieur, très-verbeux, après lui avoir fait déposer une certaine somme, lui jura qu'il avait son affaire et la fit revenir dix fois inutilement.

A la onzième, après une nouvelle consignation, il lui remit l'adresse de deux maisons, affirmant que dans l'une ou dans l'autre elle se caserait avantageusement.

Ces deux maisons étaient deux débits de prunes, où on demandait des demoiselles de comptoir pour verser les petits verres et attirer la pratique…

Ce devait être la dernière tentative de Mlle de la Ville-Handry.

Depuis dix mois qu'elle se débattait avec une sorte de furie au milieu d'inextricables difficultés, les ressorts de son énergie, peu à peu, s'étaient détrempés. Et maintenant, courbaturée de corps et d'esprit, accablée, vaincue, anéantie, elle s'abandonnait.

Dix-huit mois séparaient encore Mlle Henriette de sa majorité.

Depuis qu'elle s'était enfuie de la maison de son père, elle n'avait pas reçu de lettre de Daniel, bien qu'elle lui eût écrit souvent, et elle ne pouvait même assigner de date à son retour.

C'est qu'elle avait suivi le conseil de M. de Brévan, et que résolument elle s'était présentée au ministère de la marine, pour demander des nouvelles de la Conquête. Et un commis lui avait répondu d'un ton insouciant que la campagne de cette frégate durerait peut-être encore un an ou deux…

Etait-il possible que l'infortunée attendit jusque-là? Non!

Dès lors, pourquoi s'obstiner à une lutte impossible, à quoi bon disputer avec tant d'acharnement quelques jours d'une tristesse affreuse!..

Sa santé, d'ailleurs, n'avait pu résister à tant d'assauts… Elle ressentait dans la poitrine des douleurs aiguës, elle toussait et, dès qu'elle avait fait dix pas, ses jambes flageolaient et elle était inondée d'une sueur froide.

Presque toutes ses journées, elle les passait au lit, grelottant la fièvre ou plongée dans une invincible somnolence, le cerveau peuplé de visions funèbres…

En elle, il lui semblait sentir se tarir les sources mêmes de la vie, comme si tout son sang, goutte à goutte, se fût écoulé par une blessure ouverte.

– Si je pouvais m'éteindre ainsi! pensait-elle.

C'était la suprême grâce qu'elle implorait de Dieu. Un miracle seul pouvait la sauver désormais, et elle ne le souhaitait même pas. Une universelle indifférence et un immense dégoût de tout emplissaient son âme. Il lui semblait qu'ayant épuisé ce qu'on peut endurer, il ne lui restait plus rien à redouter.

 

Et, en effet, un dernier malheur qui s'abattit sur elle ne lui arracha pas un soupir.

Une après-midi, pendant qu'elle était descendue, laissant sa fenêtre entr'ouverte, le vent brusquement poussa les battants, lesquels heurtant une chaise la renversèrent… Sur le dos de cette chaise était plié le cachemire de Mlle Henriette, il tomba dans la cheminée où il y avait du feu, et quand elle remonta elle le trouva à demi consumé.

C'était l'unique objet de prix qui lui restât, et elle en eût toujours bien retiré vingt-cinq louis.

– Bast! se dit-elle, qu'importe! C'est trois mois de moins à vivre, voilà tout.

Et elle ne s'en préoccupa plus, et elle ne s'inquiéta pas davantage du terme d'octobre, qui approchait.

– Je ne pourrai le payer, se disait-elle, la Chevassat me fera donner congé, et alors l'heure sera venue…

Cependant, à sa grande surprise, l'estimable portière ne lui fit aucune avanie de ce qu'elle n'était pas en mesure… Et même, elle lui dit qu'elle se chargeait de faire patienter le propriétaire.

Cette inexplicable mansuétude donnait à Mlle Henriette une semaine de répit…

Mais enfin, un matin elle s'éveilla n'ayant plus un centime, n'ayant plus rien, croyait-elle, dont elle pût faire de l'argent… et ayant faim.

– Allons, murmura-t-elle, comme pour s'annoncer à elle-même la catastrophe suprême, c'est maintenant qu'il faut quelques minutes de courage!..

Elle disait cela, mais avec la certitude affreuse que l'inexorable échéance était arrivée, elle se sentait glacée d'horreur jusque dans les moelles, comme si elle eût vu le bourreau entrer dans sa chambre pour lui signifier son arrêt de mort.

Et cependant, depuis plus d'un mois, elle ne songeait qu'au suicide, et la veille encore elle trouvait comme une âpre jouissante à cette pensée…

– Serais-je donc lâche? se disait-elle avec un mouvement de rage.

Oui, elle avait peur… oui, elle avait beau se représenter qu'il ne lui restait plus qu'à choisir entre la mort et sir Tom ou M. de Brévan, elle était terrifiée…

Hélas! elle n'avait pas vingt ans, jamais elle n'avait senti en elle une telle exhubérance de vie, elle voulait vivre, vivre encore un mois, une semaine, un jour!..

Si son châle n'eût pas été brûlé cependant!

Alors, d'un œil égaré, explorant son misérable logis, elle aperçut ce chef-d'œuvre de patience qu'elle avait entrepris… C'était une robe de mousseline, tout ouvragée de broderies d'une merveilleuse finesse et d'un dessin exquis… Malheureusement, elle était loin d'être achevée…

– N'importe! se dit-elle, j'en trouverai peut-être quelque chose…

Et, roulant la robe à la hâte, elle courut l'offrir à la louche brocanteuse qui lui avait déjà acheté ses boucles d'oreilles, et plus tard sa montre.

L'affreuse vieille parut stupéfaite de cette merveille.

– C'est très beau, déclara-t-elle, c'est magnifique, et, si c'était fini, ça vaudrait beaucoup d'argent… mais, en cet état, personne n'en voudra.

Cependant elle consentit à en donner vingt francs, uniquement par amour de l'art, jurait-elle, car c'était autant de perdu.

Ce louis, c'était pour Mlle de la Ville-Handry un sursis inespéré…

– En voici pour un mois, pensait-elle, déterminée à ne vivre que de pain sec, et qui peut prévoir ce qu'un mois réserve d'événements?..

Et il devait revenir à cette infortunée, du chef de sa mère, plus de quinze cent mille francs!.. si elle eût su, cependant, si elle eût eu un ami pour conseiller son inexpérience!..

Mais elle était restée fidèle à son serment de ne se confier à âme qui vive, et les plus épouvantables angoisses ne lui arrachaient pas une plainte.

M. de Brévan ne l'ignorait pas, lui, qui, avec une implacable régularité, avait continué ses visites hebdomadaires… Et même, cette lâche obsession qui jadis enflammait le courage de Mlle Henriette, lui devenait un intolérable supplice…

– Ah! je serai vengée, lui dit-elle un jour, prenez garde, Daniel reviendra…

Alors lui, haussant les épaules:

– Si vous ne comptez que là-dessus, vous ferez bien de vous rendre et de devenir ma femme tout de suite…

Elle détourna la tête avec un mouvement d'insurmontable horreur… Plutôt les bras glacés de la mort.

Et cependant les pulsations de son cœur étaient pour ainsi dire comptées…

Dès la fin de novembre, ses vingt francs s'étaient trouvés épuisés, et elle avait recours pour prolonger son existence aux expédients désespérés de la plus humble détresse.

Tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle pouvait sortir de son triste logis sans être arrêtée par les concierges, elle le vendit pièce à pièce, brin à brin, pour vingt sous, pour dix sous, pour le prix d'une livre de pain…

Son linge fut d'abord sacrifié, puis le tour vint des couvertures de son lit, de ses rideaux, de ses draps…

Les matelas comme le reste y passèrent, la laine d'abord, emportée poignée par poignée, puis la toile…

Et enfin, le 25 décembre, elle se trouva dans une chambre plus dévastée que si le feu y eût passé, n'ayant sur elle qu'un seul jupon sous sa mince robe d'alpaga, sans un haillon pour s'envelopper pendant les nuits glaciales.

L'avant-veille, la terreur triomphant de ses résolutions, elle avait adressé à son père une longue lettre… Il n'y avait pas répondu. La veille, elle lui avait écrit ces lignes:

«J'ai faim et je n'ai pas de pain… Si demain, à midi, vous n'êtes pas venu à mon secours, à une heure vous n'aurez plus de fille…»

Et torturée par le froid et par le besoin, exténuée, déjà mourante, elle avait attendu… A midi, son père n'ayant pas paru, elle se donna jusqu'à quatre heures… A quatre heures, rien…

– Il faut en finir! se dit-elle…

Ses précautions étaient prises. Elle avait prévenu la Chevassat qu'elle serait absente toute la soirée, et elle s'était procuré une assez grande quantité de charbon…

Elle écrivit deux lettres, l'une à son père et l'autre à M. de Brévan…

Après quoi, ayant hermétiquement bouché toutes les ouvertures de sa chambre, elle alluma deux réchauds, et s'étant étendue sur son lit, elle recommanda son âme à Dieu… Cinq heures sonnaient.

Déjà une vapeur épaisse et âcre s'était répandue dans la chambre, et la bougie ne donnait plus qu'une lueur blafarde… Bientôt il lui sembla que ses tempes étaient comme serrées dans un étau… Elle étouffait et elle avait envie de dormir, et elle sentait à l'estomac une intolérable douleur.

Puis, des idées étranges et incohérentes comme le délire bouillonnèrent dans son cerveau, les oreilles lui tintaient, son pouls battait avec une violence inouïe, des nausées lui soulevaient le cœur et, par moments, elle croyait que d'épouvantables détonations faisaient voler son crâne en éclats…

La bougie s'éteignit… Affolée par la sensation de la mort elle essaya de se lever et ne put… Elle voulut appeler, sa voix, ainsi qu'un râle, expira dans sa gorge…

Puis encore, ses idées se troublèrent tout à fait… la respiration lui manqua… C'était fini… Elle ne souffrait plus!..