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XXI

Honnête portière! elle ne se fût point couchée si tranquille ni si promptement endormie du sommeil du juste, si elle eût flairé la vérité…

Ce qui lui donnait cette belle quiétude, c'était la certitude qu'elle avait que Mlle Henriette était sortie la tête nue, chaussée de méchantes bottines à vingt-neuf sous, n'ayant sur le corps qu'une jupe et sa pauvre robe d'orléans noir, toute rapiécée et à peine plus épaisse qu'une toile d'araignée.

Or, elle était persuadée qu'en cet état de dénûment extrême, et par cette froide nuit de décembre, la pauvre jeune fille se lasserait vite d'errer par les rues de Paris, et fatalement serait attirée vers la Seine…

Et pas du tout…

Restée seule après le départ du père Ravinet, Mlle de la Ville-Handry n'avait fait que s'affermir dans la résolution de s'abandonner à lui aveuglément, se défendant même de réfléchir, puisqu'elle n'avait pas, humainement, d'autre parti à prendre.

Après donc avoir reçu la visite de la Chevassat et lui avoir joué la scène convenue avec le vieux brocanteur, elle se leva, et bien que très-souffrante encore, elle se posta devant la fenêtre, guettant le moment propice.

Quatre heures sonnaient et la nuit tombait, quand elle vit le portier sortir de sa loge une lumière à la main et s'engager dans le grand escalier pour y allumer les lanternes.

– Allons! il est temps! se dit-elle.

Et jetant un dernier regard à cette misérable chambre où elle avait tant souffert et tant pleuré, où elle avait cru mourir, elle s'élança dehors.

L'escalier de service était fort obscur, aussi ne dut-elle pas être reconnue par deux personnes qu'elle y croisa. La cour était déserte, la loge des concierges fermée. Elle traversa rapidement le vestibule et d'un bond fut dans la rue.

A quarante pas, sur la gauche, elle pouvait voir la voiture de place où l'attendait le père Ravinet. Elle y courut, monta, et le cocher, qui avait le mot, fouetta ses chevaux dès qu'il entendit claquer la portière…

– Et maintenant, monsieur, commença-t-elle, où me conduisez-vous?..

Aux lueurs du gaz des magasins éclairant par intervalle l'intérieur de la voiture, elle pouvait voir les traits du bonhomme… Il la contemplait avec une expression manifeste de contentement, et un bon sourire d'amicale malice errait sur ses lèvres.

– Ah! c'est un grand secret, répondit-il, mais vous ne tarderez pas à le connaître, car nous allons vite.

Les maigres rosses du fiacre marchaient, en effet, comme si les cent sous de pourboire donnés au cocher eussent infusé dans leurs veines le sang du plus pur coursier anglais.

Elles descendirent de ce train furieux la rue Drouot, remontèrent la rue Lafayette, et tournant à gauche dans la rue du Faubourg-Poissonnière, ne tardèrent pas à s'arrêter devant une maison d'apparence modeste.

Leste comme un clerc d'huissier, le père Ravinet avait sauté à terre, et ayant aidé Mlle Henriette à descendre, il lui prit le bras et l'entraîna dans la maison, en disant:

– Vous allez voir quelle surprise je vous réserve.

Au troisième étage, le bonhomme s'arrêta et, tirant une clef de sa poche, il ouvrit la porte qui faisait face à l'escalier.

Et, avant d'avoir eu le temps de se reconnaître, Mlle Henriette se trouva poussée dans un petit salon, où une dame d'un certain âge brodait au métier à la lueur d'une grosse lampe de cuivre.

– Chère sœur, s'écria dès le seuil le père Ravinet, voici la jeune fille que je t'avais annoncée, et qui nous fait l'honneur d'accepter notre hospitalité.

Méthodiquement, la vieille dame planta son aiguille dans le canevas, repoussa son métier et se leva.

Elle paraissait avoir une cinquantaine d'années, et elle avait dû être jolie autrefois. Mais l'âge et les chagrins avaient blanchi ses cheveux et creusé son visage de rides profondes, et l'habitude du silence et de la méditation avait comme soudé ses lèvres l'une à l'autre.

Sa physionomie austère respirait cependant la bienveillance… Elle était vêtue de noir et sa mise était celle des bonnes bourgeoises de province.

– Soyez la bienvenue, mademoiselle, prononça-t-elle d'une voix grave, vous trouverez dans notre humble intérieur le calme et les sympathies dont vous avez besoin…

Cependant le père Ravinet s'était avancé, et s'inclinant devant Mlle Henriette:

– Je vous présente, lui dit-il, Mme veuve Bertolle, ma bien-aimée sœur Marie, la sainte qui s'est dévouée pour son frère, et qui lui a tout sacrifié, son existence, son repos, sa fortune.

Ah! il n'y avait pas à se méprendre aux regards dont le bonhomme enveloppait la vieille dame, il l'adorait… Mais, elle, comme embarrassée de ces louanges:

– Tu m'as prévenue si tard, Antoine, interrompit-elle, que je n'ai pu me conformer absolument à tes intentions… Cependant la chambre de mademoiselle est prête, et si tu veux…

– Oui, il faut nous y conduire…

Ayant pris la lampe, après en avoir enlevé l'abat-jour, la vieille dame ouvrit une porte qui donnait directement du salon dans une petite chambre modestement meublée, mais resplendissante d'une propreté flamande et où on respirait cette fraîche odeur d'iris dont les ménagères de province parfument leur lessive.

Glaces et meubles étincelaient à la flamme du feu clair qui flambait dans la cheminée, et les rideaux étaient plus blancs que neige.

D'un coup d'œil, le vieux brocanteur avait embrassé ces détails, et après un sourire de remercîment à sa sœur:

– Vous êtes ici chez vous, mademoiselle, dit-il à Mlle Henriette.

Toute saisie, la pauvre fille cherchait en quels termes témoigner l'excès de sa reconnaissance; la vieille dame ne lui en laissa pas le temps.

Elle lui montrait, étalés sur le lit, des jupons, du linge blanc, des bas, un chaud peignoir de flanelle grise à petites fleurs bleues, et, à terre, des pantoufles.

– Voici toujours de quoi changer ce soir, mademoiselle, disait-elle, j'ai pourvu au plus pressé, demain, nous verrons pour le reste…

De grosses larmes, des larmes de bonheur et d'attendrissement, cette fois, roulaient le long des joues pâlies de Mlle Henriette. Oh! oui, c'était une surprise, et délicieuse, que lui avait ménagée l'ingénieuse protection du vieux brocanteur.

– Ah! vous êtes bons, murmura-t-elle en tendant ses mains au frère et à la sœur, vous êtes bons… Comment reconnaître jamais tout ce que vous faites pour moi!..

Puis, surmontant son émotion et s'adressant au père Ravinet:

– Mais qui donc êtes-vous, monsieur, vous qui venez ainsi au secours d'une pauvre fille qui est une étrangère pour vous, et par la délicatesse de votre générosité en doublez le prix?

Ce fut la vieille dame qui répondit:

– Mon frère est un malheureux homme, mademoiselle, qui a payé de son bonheur, de son avenir, de son existence même, un moment d'égarement… Ne l'interrogez pas. Qu'il soit pour vous ce qu'il est pour tous: Antoine Ravinet, marchand de curiosités.

L'accent de la vieille dame trahissait tant de douleurs secrètement endurées, que Mlle Henriette baissait la tête, regrettant son indiscrétion.

Mais alors le bonhomme:

– Ce que je puis vous dire, mademoiselle, reprit-il, c'est que vous ne me devez aucune reconnaissance… non, aucune!.. Ce que je fais, mon intérêt me commande impérieusement de le faire, et je n'y ai nul mérite… Que parlez-vous de gratitude!.. c'est moi qui resterai votre éternel obligé pour le service immense que vous me rendez.

Il s'animait au bruit de ses paroles, sa taille se redressait, ses yeux flamboyaient, et peut-être il allait laisser échapper son secret quand sa sœur, l'interrompant:

– Antoine! fit-elle d'un ton de reproche, Antoine!..

Il s'arrêta court:

– C'est juste, reprit-il, très-juste! Je suis là que je m'oublie, et je devrais être déjà de retour rue Grange-Batelière… Il est d'une importance capitale que la Chevassat ne me perde pour ainsi dire pas de vue ce soir…

Il allait se retirer; la vieille dame le retint du geste.

– Tu dois rentrer, lui dit-elle, je le sais, seulement, prends garde… C'est un miracle que M. de Brévan ne t'ait pas rencontré et reconnu depuis un an qu'il vient dans la maison que tu habites… Si ce malheur arrivait maintenant, peut-être nos ennemis nous échapperaient-ils encore… Après l'acte de désespoir de mademoiselle, ne voudra-t-il pas connaître celui qui l'a sauvée?.. Comment feras-tu pour l'éviter?..

– J'ai prévu ce danger, répondit-il… Je vais en rentrant conter aux époux Chevassat une petite histoire qui leur mettra si bien la puce à l'oreille qu'ils engageront Maxime à ne plus venir que de nuit… comme autrefois.

Sur quoi, saluant Mlle Henriette, il se retira en disant:

– Demain nous nous concerterons!..

Sauvé au moment où, à bout de forces et d'espoir, il lâchait l'épave où il se tenait cramponné, le naufragé n'éprouve pas, en touchant le pont du navire qui l'a recueilli, un sentiment de béatitude comparable à celui de Mlle Henriette.

Et cette sensation délicieuse de la première minute devint plus profonde et plus intense, après une soirée passée près de la sœur du père Ravinet.

Sans embarras comme sans affectation, cette veuve, d'une dignité si noble et si simple, se dévoila assez en quelques phrases pour que, sans connaître au juste les événements de sa vie, Mlle de la Ville-Handry put la connaître elle-même.

Ruinée tout à coup, du jour au lendemain, – elle ne disait pas comment, – quelques mois après la mort de son mari, elle s'était vue réduite, elle, accoutumée aux douceurs de l'aisance, à l'étroitesse et aux privations d'une existence pauvre et dénuée… Il y avait environ cinq ans de cela…

Sans cesser de garder des dehors honorables, elle s'était fait une loi de la plus sévère, il faudrait même dire, de la plus sourdide économie.

 

Elle n'avait qu'une femme de ménage qui venait une heure, le matin, pour le gros ouvrage… Elle se chargeait du reste, savonnant et repassant elle-même tout son menu linge; ne faisant la cuisine que deux fois par semaine, et les autres jours mangeant froid, autant pour épargner quelque argent que pour ménager son temps.

Car son temps n'était pas sans valeur… Elle échantillonnait au métier des modèles de tapisserie qu'un magasin de la rue de la Chaussée-d'Antin lui payait assez cher… Il y avait des jours, l'été, où elle gagnait jusqu'à trois francs…

Le coup avait été rude, elle ne le cachait pas; puis tout doucement elle s'était résignée et elle avait pris l'habitude de cette sévérité de conduite, de cette parcimonie jalouse appliquée aux moindres détails…

Et maintenant, elle trouvait aux privations qu'elle s'imposait cette satisfaction intime qui résulte de la conscience d'un devoir accompli, satisfaction d'autant plus précieuse que le devoir est plus pénible.

Quel devoir? Elle ne le disait pas.

– Celle-là est entre toutes une sainte et noble créature… se disait Mlle Henriette lorsque le soir, sur les huit heures, après un modeste repas, elle fut retirée dans sa petite chambre.

Cependant elle ne pouvait détacher sa pensée de la situation évidemment énigmatique de ces deux protecteurs que la destinée, enfin clémente, avait placés sur son chemin.

Quel mystère existait dans le passé du frère et de la sœur?.. car il en existait un… et, loin de s'en cacher, ils avaient prié Mlle Henriette de ne pas chercher à le pénétrer…

Comment leur passé était-il lié à son passé, à elle-même?.. Comment leur avenir se trouvait-il dépendre du sien?..

Mais la fatigue ne tarda pas à l'emporter sur ses préoccupations et à confondre ses idées.

Et pour la première fois depuis bientôt deux ans, elle s'endormit en toute sécurité, d'un bon sommeil paisible, sans sursauter au moindre bruit, sans se défier du silence, sans se demander si ses ennemis ne l'épiaient pas, sans soupçonner jusqu'à la complicité des murailles…

Quand elle s'éveilla, le lendemain, calme et reposée, il faisait grand jour, dix heures venaient de sonner et un rayon de pâle soleil de décembre miroitait sur le vernis des meubles.

Et quand elle ouvrit les yeux, elle aperçut debout au pied de son lit, comme un bon génie qui eût veillé sur son sommeil, la sœur du vieux brocanteur.

– Dieu! quelle paresseuse je fais!.. s'écria-t-elle avec le rire insoucieux de l'enfant.

C'est que dans cette chambrette, où elle n'avait passé qu'une nuit, elle se sentait chez elle, autant qu'à l'hôtel de la Ville-Handry du vivant de sa pauvre mère, et il lui semblait qu'elle y avait vécu des années.

– Mon frère est venu il y a une demi-heure pour vous parler, mon enfant, prononça la vieille dame, mais il n'a pas voulu vous éveiller. Vous aviez tant besoin de repos… Mais il reviendra ce soir et dînera avec nous…

Le gai sourire qui éclairait le visage de Mlle Henriette s'éteignit à l'instant même.

Absorbée dans l'extase du bonheur présent, elle avait tout oublié, et ces quelques mots la ramenaient à la réalité de la situation et lui rappelaient les misères passées et les incertitudes de l'avenir.

La digne veuve, cependant, l'aida à se lever, et elles passèrent leur journée ensemble, dans le petit salon, occupées à tailler et à coudre une robe de soie noire, dont le père Ravinet avait apporté l'étoffe le matin et qui était destinée à remplacer la misérable robe d'orléans de Mlle de la Ville-Handry.

Même, en apercevant cette pièce de soie, et songeant à ce que la sœur du vieux brocanteur lui avait dit de leur extrême indigence, la jeune fille avait eu peine à retenir une larme.

– Pourquoi cette dépense!.. avait-elle dit d'un air triste. Est-ce qu'une robe de laine ne suffisait pas bien! Déjà l'hospitalité que vous m'accordez doit vous être une charge… Je ne me pardonnerais pas de vous être un sujet de nouvelles privations!..

Mais la vieille dame branlait la tête.

– Rassurez mon enfant, répondit-elle, l'argent ne nous manque pas…

Elles venaient d'allumer la lampe, quand une clef grinça dans la serrure de la porte d'entrée, et l'instant d'après le père Ravinet parut.

Il était fort rouge, et bien qu'il gelât, dehors, il tamponnait son front de son mouchoir à carreaux, comme s'il eût été en sueur.

– Je suis exténué!.. fit-il, en se laissant tomber dans un fauteuil. Ce que j'ai fait de courses aujourd'hui est incroyable. Je voulais prendre l'omnibus pour revenir de la rue de Varennes, mais je n'y ai pas trouvé de place…

Mlle Henriette se dressa d'un bond:

– Vous êtes allé chez mon père, monsieur! s'écria-t-elle…

– Depuis huit jours, mademoiselle, M. de la Ville-Handry n'habite plus rue de Varennes…

Une idée folle, l'idée que le comte s'était séparé de sa femme, traversa l'esprit de la jeune fille.

– Et la comtesse, interrompit-elle, la comtesse Sarah?..

– Elle a suivi son mari… Ils occupent, rue Le Peletier, 79, un appartement au dessus des bureaux de la succursale des Pétroles de Pensylvanie. Sir Tom et mistress Brian demeurent avec eux… Et ils n'ont, à eux tous, que deux domestiques: Ernest, le valet de chambre du comte, et une certaine Clarisse…

Le nom de l'abjecte créature dont la trahison avait été une des causes décisives de ses malheurs, ne frappa pas Mlle de la Ville-Handry.

– Comment mon père a-t-il pu se décider à abandonner son hôtel, murmura-t-elle.

– Il l'a vendu, mademoiselle, il y a dix jours.

– Grand Dieu! mon père est donc ruiné!

Le bonhomme inclina la tête:

– Oui!..

C'était la réalisation des pressentiments sinistres dont s'était sentie glacée Mlle Henriette quand elle avait entendu le comte de la Ville-Handry parler de la Société des Pétroles de Pensylvanie.

Mais jamais, non, jamais elle n'avait imaginé un désastre si rapide.

– Mon père ruiné! répéta-t-elle, comme si elle eût été effrayée de la signification de ces paroles… Ruiné!.. Et il n'y a pas un an il possédait cent mille écus de rentes… Six millions ont été engloutis en douze mois! Six millions!

Et l'énormité de la somme et la brièveté du temps, dépassant pour elle toute vraisemblance:

– Ce n'est pas possible, prononça-t-elle, vous devez vous tromper, monsieur, on vous aura trompé!

Un sourire d'amère ironie plissait les lèvres du vieux brocanteur.

– Quoi!.. fit-il, comme s'il eût été confondu des doutes de Mlle Henriette, vous en êtes encore là, mademoiselle!.. Allez, ce que je vous dis n'est que trop positif, et s'il vous fallait des preuves…

Et sortant un journal de sa poche, il le tendit à Mlle Henriette, lui indiquant du doigt, à la première page, un article entouré au crayon rouge:

– Là! dit-il…

C'était une de ces feuilles de finance, comme il en pousse tous les matins, et qui professent à leur bénéfice l'art difficile de s'enrichir très-vite, sans risques. Celle-ci arborait cependant un titre fait pour rassurer; elle s'appelait: La Prudence.

Mlle Henriette, à haute voix, lut:

«Jamais nous ne nous lasserons de répéter à nos abonnés ces mots qui sont notre devise et notre titre: Prudence! prudence! Se défier des affaires nouvelles!

«Sur cent affaires qui se présentent sur la place, soixante au moins, on peut le dire hardiment, ne sont que des piéges à pièces de cent sous, où doit fatalement s'engloutir intégralement le capital des souscripteurs téméraires… Des quarante qui restent, vingt-cinq doivent être tenues pour suspectes, comme présentant trop de chances aléatoires. Il est encore utile de se consulter avant de choisir, parmi les quinze qui restent, celles qui offrent le plus de consistance et de garanties…»

La jeune fille cessa de lire, étonnée de ce verbiage.

– J'avoue que je ne comprends pas, fit-elle, et je ne vois pas quel rapport…

Mais le père Ravinet l'interrompant:

– Ce n'est là, dit-il, que le patelinage de la préface, le sirop destiné à masquer le dégoût d'une potion empoisonnée… Poursuivez, et vous comprendrez…

Mlle Henriette reprit donc:

«Voici qu'un événement encore – il faudrait dire un désastre – vient à l'appui de nos théories, et ne justifie que trop nos exhortations à la circonspection.

«Une société qu'on a vue surgir comme d'une boîte à surprises l'an dernier, qui s'annonçait à grand fracas de réclames, inondant les journaux de ses prospectus et tapissant Paris de ses affiches, une société qui devait enrichir tous ses souscripteurs, en est déjà à ne pouvoir payer l'intérêt du capital versé…

«Quant au capital lui-même… Mais n'anticipons pas sur les événements!..

«Tous nos lecteurs ont déjà compris que nous voulons parler de la Compagnie Franco-Américaine des Pétroles de Pensylvanie, dont la… situation est depuis huit jours le sujet de toutes les conversations.

«A la Bourse, les actions du 500 francs se négociaient hier couramment entre 18 et 20 francs…»

Les larmes qui l'aveuglaient, empêchèrent Mlle Henriette de poursuivre.

– Mon Dieu! murmura-t-elle, mon Dieu!

Puis, domptant sa défaillance, elle se remit à lire:

«Et cependant, si jamais société parut offrir toutes les sûretés matérielles et morales qu'on recherche avant d'aventurer le fruit de ses économies, c'est certes celle-là.

«A sa tête était un homme qui passa, dans le temps, pour une capacité politique, pour un administrateur de premier ordre, et dont la réputation d'intègre probité semblait fort au-dessus de toute discussion.

«N'est-ce pas désigner le «haut et puissant» comte de la Ville-Handry!..

«Aussi, fallait-il voir comme les réclames le faisaient sonner haut, ce grand et noble nom… Comte de la Ville-Handry par ci! comte de la Ville-Handry par là!.. Il allait doter le pays d'une industrie nouvelle, il allait en or pur changer le vil pétrole.

«Surtout, on ne manquait pas d'ajouter que la fortune personnelle du comte égalait presque le capital demandé: dix millions. Pour lui, les affaires, ce n'était pas l'argent des autres, c'était le sien propre…

«Il y a douze mois, de ces éblouissantes promesses… Qu'en reste-t-il?.. Des actions, à vingt francs hier, qu'on ne trouvera plus à négocier demain à aucun prix, et un capital plus que problématique…

«Qui se serait attendu à une seconde édition de Mines de Tiffila, du marquis de Croisenois!..»

Le journal tomba des mans de la pauvre fille… Elle était devenue plus pâle que la mort et elle chancelait à ce point que la sœur du père Ravinet étendit les bras pour la soutenir.

– Horrible! murmura-t-elle, c'est horrible!

Elle n'avait pourtant pas tout vu encore.

Le bonhomme ramassa la feuille financière, et au-dessous de cet article dont chaque mot suait le venin, il lut haut, et lentement comme pour en faire ressortir l'abominable perfidie, d'abord cet entrefilet:

«Deux délégués des actionnaires de la Société des Pétroles de Pensylvanie ont dû s'embarquer ce matin même à Brest pour New-York.

«Ces messieurs sont chargés par leurs co-intéressés d'une enquête dont le but est de connaître la valeur exacte des terrains où sont situés les puits à pétrole qui constituent l'unique gage des souscripteurs.

«Certaines personnes ont été jusqu'à émettre des doutes sur l'existence même de ces terrains…»

Et plus loin, ce fait divers:

«On a vendu, la semaine passée, l'hôtel que M. le comte de la Ville-Handry possédait – et habitait, rue de Varennes.

«Ce magnifique immeuble a été adjugé au plus offrant et dernier enchérisseur, moyennant 740,000 francs.

«Le malheur est qu'il était grevé de diverses hypothèques, s'élevant ensemble à la somme de 500,000 francs.»

Atterrée, Mlle de la Ville-Handry s'était affaissée sur un fauteuil.

– Mais c'est une infamie sans nom, balbutiait-elle d'une voix à peine intelligible, personne ne croira ces monstrueuses calomnies.

Pâles et profondément troublés, le père Ravinet et sa sœur échangeaient des regards de détresse… Evidemment, la malheureuse enfant ne soupçonnait pas l'effroyable gravité de la situation. Et cependant, la voyant ainsi écrasée, ils hésitaient à l'éclairer.

A la fin, le vieux brocanteur prit son parti en homme qui sait que l'incertitude est encore la plus intolérable souffrance.

– Oui, mademoiselle, reprit-il, oui, votre père est épouvantablement calomnié… Mais je me suis informé… Deux faits ne sont que trop réels: M. de la Ville-Handry est ruiné et les actions de la société dont il est le directeur sont tombées à 20 francs, parce que…

 

Sa voix s'altéra, et plus bas, tout bas, il ajouta:

– Parce que l'on croit que le capital social a été détourné de sa destination et… englouti dans des spéculations à la Bourse.

Il avait eu raison, le vieux brocanteur, de compter sur la virile énergie de Mlle de la Ville-Handry!..

Son corps entier vibra d'une commotion électrique, un éclair de colère sécha les larmes dans ses yeux, et se dressant, la lèvre frémissante:

– Voilà l'immonde calomnie! s'écria-t-elle.

Si inexpérimentée qu'elle fût, elle discernait l'énormité de l'inculpation, et aussi peut-être ses effroyables conséquences.

Et s'animant, elle poursuivait:

– Accuser mon père d'un ignoble abus de confiance, d'un vol!.. Voyons, il faudrait raisonner un peu cependant!.. Pourquoi, dans quel but serait-il allé risquer à la Bourse les sommes remises à son honneur? Pour se procurer de l'argent, n'est-ce pas?.. Comme si sa fortune ne lui eût pas suffi!.. Ah! qu'un chevalier d'industrie qui n'a rien à perdre, qu'un aventurier dévoré de convoitises risquent tout, espérant tout gagner… on se l'explique… Mais le comte de la Ville-Handry, un homme considérable et considéré, un grand seigneur cinq ou six fois millionnaire?

Elle haussait les épaules, elle riait d'un air d'ironique pitié.

Mais le bonhomme de plus en plus devenait sombre.

– Vous oubliez, mademoiselle, reprit-il, que votre père ne s'appartient plus, qu'il est sans forces ni volontés non plus qu'un enfant, qu'il est à la disposition d'une de ces créatures redoutables qui semblent posséder le secret de quelque philtre pour égarer les sens et troubler la raison! Vous oubliez…

– Rien, monsieur!.. Mon père est vieux… il est faible. Il aime… il est crédule. On lui aura démontré que ce qui n'était pas était… Mais il n'est pas de pouvoir au monde capable de lui prouver qu'un acte malhonnête ne l'est pas, capable surtout de l'y déterminer…

Véritablement le digne brocanteur souffrait, et cela se voyait.

– Eh! mademoiselle, interrompit-il, autant que vous j'ai foi en la probité de M. le comte de la Ville-Handry. Mais que savait-il des affaires, ce malheureux homme, quand on l'y a lancé?.. Rien. Le maniement des capitaux industriels est difficile, périlleux souvent… On l'aura trompé, abusé, joué, poussé vers l'abîme de la banqueroute…

– Qui?

Le père Ravinet tressauta sur son fauteuil, et levant les bras au plafond:

– Comment! qui?.. s'écria-t-il. Ceux qui y avaient intérêt, donc! c'est-à-dire les misérables qui l'entourent, Sarah, sir Tom.

Mlle Henriette secouait la tête:

– Je ne crois pas, fit-elle, que la comtesse Sarah ait vu d'un bon œil la fondation de cette Société…

Et une objection lui venant, qu'elle jugea décisive:

– D'ailleurs, poursuivit-elle, Sarah avait-elle intérêt à ruiner mon père?.. Evidemment non. Le ruiner, c'était se ruiner elle-même, puisqu'elle était maîtresse absolue de la fortune et libre d'en disposer au gré de sa fantaisie…

Et pénétrée de la justesse de ce raisonnement, elle adressait au vieux brocanteur un regard triomphant.

Lui vit bien alors qu'il fallait frapper un coup décisif, et sa sœur l'y encourageait du geste.

– Veuillez m'écouter, mademoiselle, prononça-t-il. Je n'ai été jusqu'ici que l'écho des bruits de la Bourse. Je vous ai dit: «On prétend que la fortune de votre père et le capital de la Société des Pétroles de Pensylvanie ont été engloutis dans des spéculations… malheureuses.» Mais je ne crois pas à ces bruits-là, moi. Je suis persuadé, au contraire, je suis sûr même que ces millions n'ont pas été perdus à la Bourse… par la raison que jamais ils n'y ont été risqués.

– Cependant…

– Cependant, ils n'en ont pas moins disparu, et moins que personne, peut-être, votre malheureux père serait capable de dire où et comment… Mais je le sais, moi, et quand il s'agira de retrouver ces sommes énormes, je crierai: fouillez Sarah Brandon, comtesse de la Ville-Handry, fouillez sir Thomas Elgin et mistress Brian, et aussi Maxime de Brévan, le misérable instrument de leurs scélératesses.

Cette fois, une lueur terrible pénétrait dans l'esprit de Mlle Henriette.

– Alors, balbutia-t-elle, ces calomnies infâmes seraient uniquement destinées à masquer une incroyable spoliation…

– Oui.

Les traits contractés de la jeune fille trahissaient l'effort de sa réflexion.

– En ce cas, reprit-elle, les articles de ce journal…

– Sont l'œuvre des misérables qui ont dépouillé votre père, oui, mademoiselle…

Et, agitant le poing d'un air menaçant:

– Oh! il n'y a pas à s'y méprendre, continua le bonhomme… Depuis quand existe-t-il, ce journal?.. Depuis six mois… Le jour où on l'a fondé, c'était dans le but et avec l'intention bien arrêtée d'y publier à un moment donné les articles que vous venez de lire…

Encore qu'elle ne s'expliquât pas par quelles prodigieuses combinaisons il était possible de soustraire ainsi des sommes immenses, Mlle Henriette se sentait gagnée par la conviction du père Ravinet.

– Ainsi, fit-elle, après avoir dépouillé mon pauvre père, les misérables veulent le perdre…

– Leur sécurité l'exige. Il y a eu un vol, n'est-ce pas? Donc, il faut un coupable. Pour le monde, pour… la justice, le coupable sera le comte de la Ville-Handry.

– Pour la justice!..

– Hélas!

Les regards de la pauvre jeune fille allaient du père Ravinet à sa sœur, avec une affreuse expression d'égarement.

– Vous croyez-donc, balbutia-t-elle, que Sarah laissera déshonorer le nom qu'elle porte, ce nom dont elle était si fière…

– Elle l'exigerait au besoin…

– Grand Dieu!.. Que me dites-vous là!.. Pourquoi?.. Dans quel but!..

Voyant l'hésitation de son frère, ce fut la sœur du vieux brocanteur qui se chargea de la réponse…

Elle saisit le bras de la jeune fille, et d'une voix sourde:

– Parce que, ma pauvre enfant, maintenant que Sarah Brandon tient la fortune qu'elle convoitait, votre père la gêne… Parce qu'elle veut être libre; entendez-vous: libre!..

Au cri étouffé que l'épouvante arracha à Mlle de la Ville-Handry, le frère et la sœur durent comprendre qu'elle ne se méprenait pas à la tragique signification de ce mot: «libre!..»

Mais justement, le coup était porté; le vieux brocanteur jugea qu'il serait désormais puéril de garder des ménagements.

Il se leva donc, s'adossant à la cheminée, et, pendant que la pauvre jeune fille, muette d'horreur et tremblant de tous ses membres, le regardait de ce regard fixe et étincelant des fous, d'une voix brève et rauque, il reprit:

– Connaissez donc enfin, mademoiselle, la créature exécrable qui avait juré votre perte… C'est que je sais, moi, pour l'avoir éprouvé, de quels crimes elle est capable, et je puis voir clair dans les ténèbres de ses infernales combinaisons… Je sais que cette jeune femme au front si pur, au sourire candide et aux yeux si doux, a l'instinct et le génie du meurtre, et n'a jamais compté que sur le meurtre pour arriver à l'assouvissement de ses convoitises…

L'attitude du vieil homme, sa tête rejetée en arrière, sa poitrine gonflée, son geste bref et menaçant respiraient la vengeance et la rage.

Il n'en était plus à mesurer ses paroles, et elles débordaient de ses lèvres telles que les y amenait la haine qui bouillonnait au dedans de lui.

– Antoine! répéta deux ou trois fois la vieille dame, Antoine, mon frère, je t'en supplie!..

Mais cette voix amie, toute-puissante sur lui d'ordinaire, il ne l'entendit seulement pas.

– Et maintenant, mademoiselle, poursuivit-il, est-il besoin que je vous explique le plan si simple et si formidable imaginé par Sarah Brandon pour ramasser d'un seul coup de filet l'immense fortune de la maison de la Ville-Handry!.. Dès le premier jour, c'est vous qu'elle a aperçue entre elle et les millions qu'elle convoitait… C'est donc à vous que tout d'abord elle s'est attaquée. Un homme vaillant et loyal, M. Daniel Champcey, vous aimait; il vous eût protégée, celui-là… elle l'a éloigné. Le monde eût pu s'intéresser à vous, prendre votre parti; elle a obtenu de l'aveugle passion de votre père de vous calomnier, de vous perdre de réputation, de vous signaler au mépris du monde. Cependant il pouvait vous venir à la pensée de vous chercher un défenseur, il pouvait vous en surgir un… Elle a placé près de vous son âme damnée, son espion, un faussaire, un malfaiteur qu'elle savait prêt à tout, même à des besognes capables de faire reculer de peur et de dégoût le plus féroce et le plus lâche forçat… Maxime de Brévan, enfin!..