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L'excès même de son affreuse émotion avait rendu à Mlle Henriette une partie de ses forces.

– Eh! monsieur, interrompit-elle, ne vous ai-je pas dit, au contraire, que c'est Daniel lui-même qui m'a confiée à M. de Brévan; ne vous ai-je pas dit…

Un ricanement du vieux brocanteur lui coupa la parole.

– Qu'est-ce que cela prouve?.. interrompit-il. L'adresse de Maxime de Brévan à exécuter les ordres de Sarah… Pour s'emparer plus sûrement de votre esprit, il avait commencé par s'emparer de la confiance de M. Daniel Champcey. Comment il y est parvenu… c'est ce que j'ignore… Mais nous le saurons quand il le faudra, car nous saurons tout!.. Et c'est ainsi que par M. de Brévan, Sarah était informée de toutes vos pensées, de toutes vos espérances, de tout ce que vous écriviez à M. Champcey et de tout ce qu'il vous répondait… Car il vous répondait, n'en doutez pas, et on confisquait ses lettres, de même que très-vraisemblablement on a intercepté toutes les vôtres, j'entends toutes celles que vous n'avez pas mises à la poste vous-même… Cependant, tant que vous viviez près de votre père, Sarah ne pouvait rien contre votre vie… Elle résolut donc de vous convaincre à fuir, et les ignobles persécutions de M. Thomas Elgin commencèrent… Vous avez cru, vous croyez peut-être encore que cet abject bandit espérait obtenir votre main!.. Détrompez-vous!.. Vos ennemis devaient connaître assez votre caractère pour savoir que vous garderiez inébranlablement la foi jurée à M. Champcey… Mais il fallait bien vous forcer à vous livrer à M. de Brévan… Et, en effet, malheureuse enfant, vous vous êtes livrée… Pas plus que sir Tom, Maxime ne s'était bercé de l'espoir de devenir votre mari… Il s'attendait, le jour où il osa s'avancer vers vous les bras ouverts, à être repoussé avec dégoût… Mais il avait ordre d'ajouter la terreur de ses poursuites aux horreurs de votre isolement et de votre détresse.

Car il était sûr, l'infâme, que le secret de vos tortures serait bien gardé… Il avait choisi la maison où vous deviez mourir de misère et de faim, les Chevassat ne pouvaient pas n'être pas pour lui des complices dévoués jusqu'au crime… Et c'est ainsi qu'il eut l'épouvantable audace, la barbarie incompréhensible, d'épier votre lente agonie, trouvant sans doute que vous tardiez bien de recourir au suicide…

Vous y avez eu recours cependant, et votre mort eût réalisé leurs funèbres prévisions, sans la miraculeuse intervention de la Providence, qui toujours, tôt ou tard, prend sa revanche, quoi qu'en disent les scélérats pour se rassurer… Oui, les misérables se croyaient certainement débarrassés de vous, quand je suis arrivé… La Chevassat, le matin, avait dû leur dire: «C'est pour ce soir.» Et le soir même, Brévan, Sarah et sir Tom accouraient, palpitants d'espoir, demander: «Est-ce fini?..»

Immobile et plus blanche qu'un marbre, les lèvres entr'ouvertes, la pupille démesurément dilatée, Mlle Henriette écoutait…

C'était comme un éblouissant rayon de soleil éclairant tout à coup les plus sombres profondeurs de l'abîme où elle avait été précipitée.

– Oui, murmurait-elle, oui, j'y vois clair à cette heure…

Puis, comme le vieux brocanteur, hors d'haleine et la voix enrouée par la colère, s'arrêtait:

– Cependant, monsieur, interrogea-t-elle avec une visible hésitation, il est une circonstance qui demeure pour moi inexplicable: Sarah prétend que c'est à son insu qu'on a fabriqué le faux qui a provoqué l'ordre d'embarquement de Daniel… Elle m'a déclaré qu'elle eût voulu le retenir, qu'elle l'aime, qu'elle en est aimée…

– Ah! ne croyez pas un mot de ces infamies! interrompit la sœur du père Ravinet.

Mais le bonhomme se grattant la tête:

– Non certes, il ne faut pas les croire, approuva-t-il, et cependant, il pourrait bien y avoir là-dessous quelque diablerie… à moins que… Mais non, ce serait trop de bonheur pour nous!.. A moins que Sarah n'aimât réellement M. Daniel Champcey…

Et comme s'il eût craint de laisser voir les espérances qu'il fondait sur cette circonstance:

– Mais revenons au positif, reprit-il. Rassurée de votre côté, Sarah s'est retournée vers votre père. Pendant qu'on vous assassinait lentement, elle abusait de l'inexpérience de M. de la Ville-Handry pour l'engager dans une voie au bout de laquelle il laisserait son honneur… Remarquez, je vous prie, que les articles du journal sont datés du jour qui, selon les calculs de Sarah, devait être celui de votre mort… Là est la preuve de son crime. Se croyant débarrassée de la fille, il est évident qu'elle s'est dit: Au père, maintenant!

Ce fut comme un jet de flamme, qui courut dans les veines de Mlle Henriette et empourpra son visage.

– Dieu puissant!.. s'écria-t-elle, l'évidence éclate, de l'effroyable machination!.. Ils se sont dit, les lâches assassins, que le comte de la Ville-Handry ne survivrait pas à une flétrissure attachée à son nom… et ils ont tout osé, sûrs de l'impunité, certains que cet homme d'honneur emporterait au tombeau le secret de leur scélératesse et de la plus inouïe des spoliations!..

D'un geste lent, le père Ravinet essuyait son front moite de sueur.

– Oui, répondit-il d'une voix sourde, oui, tel a dû être… tel a été certainement le calcul de Sarah Brandon…

Mais, admirable d'énergie, Mlle Henriette s'était redressée et, les narines gonflées, l'œil flamboyant de résolution:

– Vous le saviez! interrompit-elle, vous saviez qu'on assassinait mon père, et vous ne m'avez pas prévenue… Ah! c'est un ménagement cruel, monsieur!..

Et, prompte autant que l'éclair, elle s'élança, et elle se serait précipitée dehors si la sœur du père Ravinet ne se fût jetée devant la porte:

– Henriette!.. pauvre enfant, où courez-vous?..

– Au secours de mon père, madame, qui peut-être en ce moment, comme moi hier à pareille heure, se débat et râle dans les dernières convulsions de l'agonie…

Hors d'elle-même, elle s'était cramponnée à la poignée de la porte, et elle employait tout ce qu'elle avait de forces à écarter la vieille dame, quand le père Ravinet lui saisit le bras:

– Mademoiselle, disait-il, au nom du ciel! je vous jure… ma sœur va vous jurer sur son honneur que la vie du comte de la Ville-Handry ne court aucun danger.

Elle cessa de se débattre, mais la plus poignante anxiété se lisait toujours sur son visage.

– Voulez-vous donc, poursuivit le vieux brocanteur, compromettre notre triomphe!.. Tenez-vous à donner l'éveil à nos ennemis, à les mettre sur leurs gardes, à nous enlever tout espoir de vengeance!..

D'un mouvement machinal, Mlle Henriette passait et repassait la main sur son front, comme si elle eût espéré ainsi ramener le calme dans son cerveau.

– Et notez, continuait le bonhomme d'une voix persuasive, que votre imprudence sauverait nos ennemis et non pas votre père… Réfléchissez et répondez-moi: Croyez-vous, là, sincèrement, que vos affirmations auraient raison de celles de Sarah Brandon?.. Ce serait méconnaître l'infernale astuce de votre ennemie… Allez, toutes ses mesures sont prises pour que rien n'ébranle la foi que votre père a en elle, pour qu'il meure dupe comme il a vécu, en murmurant dans un suprême élan d'amour le nom de celle qui le tue!..

Si écrasantes étaient ces objections que Mlle de la Ville-Handry, lâchant la poignée de la porte, revint lentement s'asseoir près du foyer.

Et cependant, elle était loin d'être rassurée.

– Si je m'adressais à la justice?.. proposa-t-elle tout à coup.

La sœur du père Ravinet était venue se placer près de Mlle Henriette et lui avait pris les mains:

– Pauvre enfant, murmura-t-elle, vous ne voyez donc pas que toute la puissance de cette créature maudite est dans les moyens qu'elle emploie et qui échappent à l'action de la justice humaine!.. Croyez-moi, mon enfant, remettez-vous-en aveuglément à mon frère.

De nouveau, le vieux brocanteur était venu s'adosser à la cheminée.

– Oui, ayez confiance en moi, mademoiselle Henriette, insista-t-il, car autant que vous j'ai eu à maudire Sarah Brandon, et plus que vous je la hais… Ayez confiance, car voici des années que ma haine veille, cherchant comment l'atteindre, comment lui rendre les tortures qu'elle m'a infligées. Oui, il y a des années qu'altéré de vengeance, perdu dans l'ombre je m'attache à elle avec l'implacable patience du sauvage qui suit la piste de l'ennemi qu'il veut frapper… Pour la connaître, elle et les misérables qui l'entourent, pour découvrir qui ils sont, d'où ils viennent, comment ils se sont rencontrés et quels crimes les ont associés, j'ai plongé en pleine boue et j'ai remué des monceaux d'infamies… Mais je sais tout… Et pourtant, dans la vie de Sarah Brandon, dans cette vie souillée de vols et de meurtres, je n'avais rien trouvé jusqu'à ce jour, tant sa scélératesse est profonde, qui tombât sous le coup de la loi…

Il eut un geste de triomphe, et d'une voix éclatante:

– Mais cette fois, poursuivit-il, le succès lui semblait si facile et si sûr, qu'elle a négligé ses raffinements ordinaires… Pressée de jouir des millions volés, d'autant plus lasse de la comédie d'amour qu'elle joue à votre père, que peut-être elle aime véritablement, elle s'est trop pressée… Et elle est perdue si nous ne nous pressons pas trop nous-mêmes…

Quant à ce qui concerne votre père, mademoiselle, voici les motifs de ma sécurité. De par le contrat de votre mère et par suite de l'héritage de 1,500,000 fr. qu'elle a recueilli d'un de ses oncles, vous êtes créancière de la fortune de votre père pour une somme de deux millions hypothéqués sur ses propriétés de l'Anjou, et qu'il n'a pu toucher malgré sa ruine… S'il mourait avant vous, cette somme vous resterait… si vous mourez avant lui, au contraire, elle lui revient… Or, dans son insatiable cupidité, Sarah s'est juré qu'elle aurait cette somme…

– Ah! vous avez raison, dit Mlle Henriette, l'intérêt de Sarah est que mon père vive, et il vivra, tant qu'elle ignorera si je suis morte ou vivante, tant qu'elle ne saura pas ce que je suis devenue.

 

– Et elle ne l'apprendra pas de sitôt!.. murmura le bonhomme.

Puis, riant d'un petit rire silencieux:

– Aussi, faut-il voir l'anxiété de vos ennemis depuis que vous leur avez glissé entre les mains… La Chevassat, hier soir, avait pris allegrement son parti de votre fuite; mais, ce matin, c'était une autre affaire… Maxime de Brévan est venu qui lui a fait une scène terrible, et qui l'a battue, Dieu me pardonne, l'infâme! pour s'être relâchée de sa surveillance… Le gredin a passé sa journée à courir de la préfecture de police à la Morgue… Dame! dénuée de tout et à demi nue comme vous l'étiez, où pouviez-vous aller? Moi, je n'ai pas paru, et les Chevassat sont à mille lieues de soupçonner ma complicité… Ah! notre tour ne tardera pas à venir, mademoiselle, si vous vous conformez à mes indications…

Il était plus de neuf heures quand le vieux brocanteur, sa sœur et Mlle Henriette se mirent à table pour dîner…

Mais aussi le bon sourire de l'espérance était revenu aux lèvres de la jeune fille, quand vers minuit le père Ravinet se retira en lui disant:

– A demain soir, j'aurai des nouvelles… j'irai au ministère de la marine!..

Le lendemain, en effet, il apparut comme six heures sonnaient… Mais en quel état!.. Il tenait à la main une sorte de sac de voyage, et ses regards et ses mouvements étaient ceux d'un fou.

– De l'argent!.. cria-t-il à sa sœur dès le seuil, je crains de n'en pas avoir assez… et hâte-toi, il faut qu'à sept heures quinze je sois à la gare de Lyon…

Et comme sa sœur et Mlle Henriette, effarées, lui demandaient:

– Qu'est-ce?.. Qu'y a-t-il?..

– Il y a, répondit-il, rayonnant de joie, que le ciel décidément se déclare pour nous. Je suis allé au ministère. La Conquête doit rester encore un an en Cochinchine, mais M. Daniel Champcey rentre en France… Il a dû s'embarquer sur un navire de commerce, le Saint-Louis, qu'on attend à Marseille au premier jour, s'il n'y est déjà arrivé… Et moi, je pars pour Marseille, il faut que je voie M. Champcey avant tout le monde!..

Et sa sœur lui ayant remis deux billets de mille francs, il s'élança dehors en criant:

– Demain, vous aurez une dépêche télégraphique.

XXII

S'il est, dans notre civilisation une profession pénible entre toutes, c'est assurément celle de marin.

Si pénible, que c'est presque à se demander comment des hommes se trouvent assez hardis pour l'embrasser, assez obstinés en leurs résolutions pour ne la point abandonner après l'avoir éprouvée.

Non à cause de ses hasards, de ses fatigues et de ses périls, faits au contraire pour tenter et séduire une imagination aventureuse, mais parce qu'elle crée une existence à part, et qu'il ne semble pas que les devoirs qu'elle impose se puissent concilier avec la libre disposition de soi.

Il n'est pas d'hommes, cependant, qui plus que les marins aient l'esprit et l'amour du foyer. Il en est peu qui ne se marient pas…

Et par une sorte de grâce d'état, on les voit s'installer comme pour l'éternité dans leur félicité passagère, insoucieux de l'événement du lendemain…

Mais voici qu'un matin, tout à coup, un large pli arrive du ministère de la marine…

C'est un ordre d'embarquement.

Il faut embarquer, abandonner tout et tous, mère, famille, amis, l'épousée de la veille, la jeune femme qui sourit au berceau d'un nouveau-né, la fiancée qui déjà essayait son voile de mariée…

Il faut partir et étouffer toutes ces voix sinistres qui, du plus profond de l'âme, montent et crient:

« – Te sera-t-il donné de revenir, et, si tu reviens, les retrouveras-tu tous, ces êtres chéris, et si tu les retrouves, n'auront-ils pas changé, auront-ils gardé pieusement ton souvenir comme tu garderas le leur?»

Etre heureux et en être réduit à ouvrir au malheur cette porte fatale: l'absence!..

Aussi, n'est-ce que dans les romans maritimes et dans les opéras-comiques, qu'on voit, à l'appareillage d'un navire, tous les matelots célébrer le départ en chantant leurs plus joyeuses chansons.

L'appareillage, toujours, est solennel, grave, triste…

Tel devait être, tel fut l'appareillage de la Conquête, la frégate où embarquait Daniel Champcey avec le grade de lieutenant.

Et certes, ce n'était pas sans raison qu'au ministère on lui avait ordonné de se hâter; la frégate, mouillée sur rade, n'attendait que lui…

Arrivé à Rochefort le matin à cinq heures, le soir même il couchait à bord, et le lendemain, au jour, la Conquête mettait à la voile.

Mais plus que tous les autres, et bien qu'il réussit à affecter une sorte d'insouciance, Daniel souffrait.

Cette pensée qu'il laissait Mlle de la Ville-Handry aux mains d'aventuriers qu'il savait capables de tout, était comme une plaie vive qu'exaspéraient ses réflexions…

A mesure que le sang-froid lui revenait et que l'apaisement se faisait dans son esprit, mille doutes affreux l'assiégeaient au sujet de Maxime de Brévan.

Ne serait-il pas assailli de tentations étranges quand il se trouverait rapproché d'une riche héritière, telle que Mlle Henriette, ne convoiterait-il pas ses millions et ne chercherait-il pas à abuser de sa situation particulière pour s'en emparer?..

La foi de Daniel en sa fiancée était trop absolue, pour que le soupçon lui vint, même qu'elle pût écouter M. de Brévan…

Mais il raisonnait assez juste, désormais, pour se dire que la situation de son amie serait terriblement aggravée, si M. de Brévan, furieux d'un refus, trahissait son mandat et passait à l'ennemi, c'est-à-dire à la comtesse Sarah…

– Et moi, pensait-il, qui dans mes dernières instructions recommande à Henriette de suivre les conseils de Maxime, comme les miens propres!..

C'est à peine si, déchiré par ces affreuses angoisses, il daignait se rappeler qu'il avait confié tout ce qu'il possédait à Maxime… Que lui importait sa fortune!..

Cependant, ce lui fut une véritable faveur de la destinée, que la Conquête, dès son sixième jour de mer, essuyât un coup de vent terrible, qui pendant soixante-douze heures la mit en péril.

La conscience de sa responsabilité pendant que la mer démontée ballottait la frégate comme un liège, l'excitation de la lutte contre les éléments, les écrasantes fatigues du service, tuèrent en lui la pensée, et il put dormir d'un profond sommeil, ce qui ne lui était pas arrivé depuis son départ de Paris…

Et à son réveil, il fut surpris de se sentir relativement calme.

Désormais sa destinée devait se décider sans lui, son impuissance à rien tenter qui pût influencer les événements lui était démontrée… Une morne résignation succéda à ses effroyables agitations.

Une seule espérance alors le ranimait: l'espérance de recevoir bientôt une lettre de Mlle Henriette, ou qui sait, d'en trouver une en arrivant à destination.

Car il n'y avait rien d'impossible, à ce que la Conquête fût devancée par un navire parti trois semaines après elle.

La Conquête, vieille frégate en bois et à voiles, justifiait la réputation qu'elle avait d'être la plus mauvaise marcheuse de la marine française… et de plus, de continuelles alternatives de calme plat et de coups de vent la retenaient en route bien au-delà du temps ordinaire.

Jamais, disaient les plus vieux marins, on n'avait vu traversée si lente.

Et pour ajouter aux ennuis, la Conquête était tellement encombrée de monde, que matelots et officiers avaient à peine la moitié de l'étroit espace qui leur est accordé habituellement.

Il y avait à bord, outre l'équipage, un demi-bataillon d'infanterie de marine et cent soixante ouvriers de métiers divers, recrutés par le gouvernement pour le service de ses établissements.

Quelques-uns de ces ouvriers emmenaient leur famille, résolus à se fixer en Cochinchine, mais les autres, jeunes pour la plupart, n'avaient cherché dans cette longue campagne qu'une occasion de voir du pays, d'affronter l'inconnu, de gagner peut-être beaucoup d'argent.

On les employait à aider à la manœuvre, et c'étaient de braves garçons, à l'exception de quatre ou cinq, si turbulents, qu'à diverses reprises il avait fallu les mettre aux fers…

Les journées passaient néanmoins, et il y avait près de trois mois que la Conquête tenait la mer, quand, une après-midi, pendant que Daniel surveillait une manœuvre difficile, au moment d'un grain violent, on le vit tout à coup chanceler, battre l'air de ses bras et tomber à la renverse sur le pont…

On accourut, on le releva, mais il ne donnait plus signe de vie, et le sang lui sortait à flots de la bouche et du nez.

D'un caractère égal, comme tous les hommes dont l'âme fière plane bien au-dessus des intérêts mesquins, assez sûr de son influence pour atténuer autant qu'il était en lui les rigueurs de la discipline, Daniel était adoré de l'équipage.

C'est dire qu'au bruit de l'accident, circulant, en deux secondes, d'un bout à l'autre de la frégate, et jusqu'en ses profondeurs, matelots et officiers accoururent l'angoisse peinte sur le visage.

Qu'était-il arrivé? C'est ce que nul ne pouvait dire, personne n'ayant rien vu… Cependant ce devait être quelque chose de très-grave, à en juger par la large flaque de sang qui rougissait le pont à l'endroit où le jeune lieutenant était si soudainement tombé…

On l'avait porté à l'infirmerie, et après lui avoir fait reprendre ses sens, les chirurgiens ne tardèrent pas à reconnaître la cause de sa chute et de son évanouissement…

Il avait à la tête, un peu en arrière de l'oreille gauche, une énorme plaie contuse, telle qu'eût pu la produire un lourd marteau manié par un bras robuste.

D'où provenait ce coup si terrible, que c'était miracle que le crâne n'eût pas été fracturé?.. Voilà ce que ne pouvaient s'expliquer, ni les médecins, ni les officiers qui entouraient le lit du blessé.

Interrogé, Daniel ne put donner à cet égard aucun éclaircissement.

Personne n'était à ses côtés et il n'avait vu s'approcher personne de lui au moment de l'accident, et le choc avait été si violent qu'il était tombé comme foudroyé…

Ces détails rapportés aux matelots et aux émigrants réunis sur le pont, furent accueillis par des sourires d'incrédulité, puis par une clameur d'indignation, quand on ne douta plus de leur exactitude.

Quoi!.. le lieutenant Champcey avait été frappé, en plein soleil, au milieu de l'équipage!.. Comment? par qui?

Cette affaire présentait un caractère mystérieux trop alarmant pour qu'il n'importât pas de l'éclaircir au plus tôt, et les matelots eux-mêmes ouvrirent sur-le-champ une espèce d'enquête.

Des cheveux et quelques caillots de sang qu'on découvrit sur une énorme poulie, donnèrent, à ce que l'on crut, le mot de l'énigme.

Il parut prouvé que la corde où était engagée cette lourde masse, avait glissé des mains d'un des matelots qui, montés dans les vergues, exécutaient la manœuvre commandée par Daniel…

Epouvanté des suites de sa maladresse, mais gardant néanmoins son sang-froid, cet homme avait remonté si vivement la poulie qu'il n'avait pas été remarqué.

Y avait-il à espérer qu'il s'accuserait? Evidemment non… D'ailleurs, à quoi bon!.. Le blessé fut le premier à prier de discontinuer les recherches.

Puis, comme au bout de quinze jours le lieutenant Champcey reprit son service, on cessa de parler de cet accident, un de ceux qui par malheur se renouvellent le plus fréquemment.

Et d'ailleurs l'idée que la Conquête approchait de sa destination occupait tous les esprits et suffisait à toutes les conversations…

Et, en effet, un beau soir, au coucher du soleil, la terre fut signalée, et le lendemain, au jour, la frégate entrait à pleines voiles dans le Don-Naï, le roi des fleuves de la Cochinchine, si large et si profond que les vaisseaux du plus fort tonnage le remontent sans difficultés pour s'amarrer aux quais de Saïgon…

Debout sur le pont, Daniel regardait défiler les paysages monotones de cette étrange contrée, dont le sol, une vase noire et inconsistante, a des exhalaisons mortelles…

Après des mois de traversée, il trouvait un charme mélancolique aux rives du Don-Naï, ombragées de manguiers et de palétuviers dont les souples racines rampaient et plongeaient au loin dans l'eau boueuse, rives mornes, où s'étale une végétation molle et douce, qui offre à l'œil la gamme entière des verts, depuis le vert glauque et maladif des idrys, jusqu'au vert sombre et métallique du sténia…

Plus loin du bord, les hautes herbes, les lianes, les alvès et les cactus formaient des fourrés impénétrables, d'où s'élançaient comme des fûts de colonnes, des cocotiers gigantesques et le plus gracieux des arbres de la création, le palmier arac.

 

Et par les éclaircies, on apercevait, se déroulant jusqu'au fond de l'horizon, les rizières malsaines, une plaine immense de boue, recouverte d'un tapis de verdure qui ondulait, se creusant et se soulevant sous la brise, comme la mer…

– Voici donc Saïgon!.. s'écria près de Daniel une voix joyeuse.

Il se retourna… C'était le meilleur camarade qu'il eût à bord, un lieutenant comme lui, qui était venu se placer à ses côtés, et qui, lui tendant une longue-vue, ajoutait avec un grand soupir de satisfaction:

– Tiens, là, regarde!.. Enfin nous arrivons!.. Avant deux heures, ami Champcey, nous serons au mouillage.

Dans le lointain, en effet, on discernait, se profilant sur l'azur foncé du ciel, le toit recourbé des pagodes de Saïgon.

Une grande heure encore s'écoula, et enfin, à un détour du fleuve, la ville apparut, misérable, n'en déplaise aux géographes, en dépit des immenses travaux de la colonisation française…

Saïgon, c'est surtout une longue rue qui côtoie la rive droite du Don-Naï, rue primitive, non pavée, coupée de fondrières, interrompue par de larges espaces vides et bordée de maisons de bois, recouvertes de paille du riz et de feuilles de palmier.

Des milliers de barques se pressent contre le bord du fleuve, le long de cette rue, et forment comme un faubourg flottant, où grouille une population étrange, d'Annamites, de Chinois et d'Hindous…

Au second plan, seulement, apparaissent quelques maisons de pierre, dont les toits de tuiles rouges rassurent l'œil, et de distance en distance, une ferme annamite, bâtie en quinconce, qui semble se cacher dans des massifs d'araquiers…

Enfin, sur une éminence, se dressent la citadelle, l'arsenal, la maison du commandant français et l'ancienne habitation du colonel espagnol…

Mais elle paraît toujours belle, la ville où l'on débarque après une traversée de plusieurs mois!..

Et dès que la Conquête se balança tranquille sur ses ancres, tous les officiers, à l'exception de l'enseigne de service, se firent conduire à terre et coururent à la maison du gouvernement, demander s'ils n'avaient pas été devancés par des lettres de France…

Considérant la longueur anormale de leur voyage, tous avaient le même espoir que Daniel, d'être dépassés par quelque bâtiment parti bien après eux.

Et leur espérance ne fut pas déçue.

Deux trois-mâts, l'un français, l'autre anglais, qui avaient mis à la voile près d'un mois après la Conquête, étaient arrivés depuis le commencement de la semaine avec des dépêches…

Il s'y trouvait deux lettres à l'adresse de Daniel, et c'est d'une main fiévreuse et le cœur battant à rompre, qu'il les prit des mains d'un vieil employé.

Mais au premier coup d'œil jeté sur les adresses, il pâlit… Il ne reconnaissait pas l'écriture de Mlle Henriette…

N'importe!.. il brisa les enveloppes et courut aux signatures…

L'une des lettres était signée: «Maxime de Brévan,» l'autre: «Comtesse de la Ville-Handry, née Sarah Brandon…»

C'est par cette dernière que Daniel commença.

Après lui avoir fait part de son mariage, Sarah lui exposait longuement la conduite de Mlle Henriette le jour même de la noce.

« – Une autre que moi, disait-elle, lui en voudrait mortellement de cette insulte atroce et abuserait de sa situation pour s'en venger… Mais moi, qui jamais n'ai rien pardonné, je pardonnerai, Daniel, en mémoire de vous, et parce que je ne saurais voir souffrir qui vous a aimé!..»

Et, en post-scriptum elle ajoutait:

«Ah! que n'avez-vous empêché mon mariage, quand d'un mot vous le pouviez… On me croit parvenue au comble de mes vœux… Je n'ai jamais été si malheureuse!..»

Cette lettre arracha une exclamation de rage à Daniel. Il n'y voyait qu'une sanglante ironie.

– Cette misérable, pensait-il, se joue de moi, et si elle écrit qu'elle n'en veut pas à Henriette, il faut lire qu'elle la hait et la martyrise…

La lettre de M. de Brévan, par bonheur, le rassura un peu. Maxime confirmait les dires de la comtesse Sarah, ajoutant de plus que Mlle de la Ville-Handry était fort triste, mais calme et résignée, et que sa belle-mère la traitait avec la plus grande douceur…

Le surprenant, c'est que M. de Brévan ne soufflait mot de la fortune qui lui avait été confiée, ni du système de vente qu'il adoptait pour les terres, ni du prix qu'il en trouvait…

Mais Daniel ne remarqua pas cela; toute sa pensée était à Mlle Henriette…

– Ne pas m'avoir écrit, pensait-il, quand les autres ont trouvé le moyen de m'écrire!

Accablé de tristesse, il était allé s'asseoir sur un banc de bois, dans l'embrasure d'une fenêtre de la salle où se distribuaient les lettres.

Franchissant les espaces immenses qui le séparaient de la France, sa pensée errait sous les ombrages des jardins de l'hôtel de la Ville-Handry… Il lui semblait que par un jet tout-puissant de sa volonté, il s'y trouvait transporté… Et, de même qu'au dernier rendez-vous, il croyait voir aux pâles clartés de la lune la robe de son amie glisser entre les grands arbres…

Une tape amicale sur l'épaule le ramena brusquement au monde réel…

Quatre ou cinq officiers de la Conquête l'entouraient, insoucieux et gais, eux, le rire sur les lèvres.

– Eh bien!.. mon cher Champcey, disaient-ils, venez-vous?

– Où?

– Dîner, parbleu!

Et, comme il les regardait de l'air d'un homme éveillé en sursaut, et qui n'a pas eu le temps de rassembler toutes ses idées:

– Et bien! dîner, ajoutèrent-ils. Saïgon possède, paraît-il, un restaurant français admirable, dont le cuisinier, un Parisien, est tout bonnement un grand artiste… Allons, debout et en route!

Mais Daniel était à un de ces instants où la solitude a d'irrésistibles attraits.

Il frémissait à l'idée d'être arraché à ses mélancoliques rêveries, d'être obligé de se mêler à une conversation, de parler, d'écouter, de répondre…

– Je ne dînerai pas avec vous ce soir, dit-il à ses camarades.

– C'est une plaisanterie!..

– Non, il faut que je rentre à bord…

Les autres, alors, furent frappés de la tristesse de son accent, et changeant de visage, de l'air du plus affectueux intérêt:

– Qu'avez-vous, Champcey? interrogèrent-ils. Venez-vous d'apprendre quelque malheur, une mort?..

– Non.

– Les lettres de France, que vous tenez…

– Ne m'annoncent rien de fâcheux… J'espérais des nouvelles qui ne sont pas venues, voilà tout!..

– Alors, sacrebleu! accompagnez-nous!

– N'insistez pas… je serais un trop triste convive.

On insista, néanmoins, comme insistent les amis qui jamais ne veulent comprendre qu'on ne soit pas tenté par ce qui les séduit, mais rien ne put changer la détermination de Daniel.

Sur le seuil de la maison du Gouvernement, il se sépara de ses camarades et reprit seul, tristement, le chemin du port.

Il arriva sans encombre au bord du Don-Naï, mais alors se présentèrent des difficultés qu'il n'avait pas prévues.

La nuit était si obscure qu'à peine il y voyait pour guider sa marche le long d'une sorte de quai en construction, semé d'énormes pierres et de fondrières… Pas une lumière aux fenêtres des maisons d'alentour. Tels efforts qu'il fit pour percer les ténèbres, il ne distinguait rien que la silhouette noire des navires se balançant à l'ancre au milieu du fleuve, et la lueur des fanaux tremblant au courant de l'eau.

Il appela… nulle voix ne répondit… Le silence, aussi profond que les ténèbres, n'était troublé que par le sourd grouillement du Don-Naï, roulant à pleins bords ses eaux boueuses.

– Je suis fort capable, pensait Daniel, de ne pas retrouver le canot de la Conquête.

Il le trouva cependant, après de longues recherches, amarré et comme perdu parmi quantité de barques du pays.

Seulement, le canot lui parut vide.

Ce n'est qu'après y être descendu, qu'il y découvrit un mousse qui, couché dans le fond, dormait à poings fermés, roulé dans le tapis qu'on jette sur les bancs de l'arrière pour les officiers.

Daniel l'ayant secoué, il se dressa sur ses jambes, en maugréant, et tout hébété de sommeil.