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– Qu'est-ce qu'il y a donc!.. grognait-il.

– Où est l'équipage?.. interrogea Daniel.

Tout à fait réveillé, le mousse qui avait de bons yeux, avait aperçu dans la nuit l'or des épaulettes. Aussi, devenu soudainement respectueux:

– Mon lieutenant, répondit-il, tous les hommes sont en ville.

– Comment, tous…

– Dame! oui, mon lieutenant… Quand les officiers sont descendus à terre, ils ont dit au patron qu'ils ne rentreraient pas de sitôt, et qu'il pouvait prendre trois heures pour manger un morceau et boire un coup, à condition que les hommes ne se soûlent pas…

C'était exact, et Daniel avait oublié le détail.

– Et où sont-ils allés? demanda-t-il.

– Je ne sais pas, mon lieutenant.

Un moment Daniel mesura du regard le grand et lourd canot, comme s'il eût songé à gagner avec la Conquête, sans autre aide que celle du mousse… Mais non, c'était impraticable.

– Allons, rendors-toi, dit-il au jeune garçon.

Et sautant à terre, non sans laisser échapper une exclamation de dépit, il allait se mettre à la recherche de ses camarades, quand il vit surgir de l'ombre, pour ainsi dire, à ses côtés, un homme dont il lui était impossible de distinguer les traits.

– Qui va là? fit-il.

– Monsieur l'officier, répondit l'homme en un jargon à peine compréhensible, mélange affreux de français, d'espagnol et d'anglais, j'ai entendu ce que vous disiez au petit qui est là dans ce canot.

– Eh bien?

– J'ai pensé que vous voudriez rentrer à bord, monsieur l'officier.

– En effet…

– Pour lors, si vous voulez, comme je suis batelier, je vous traverserai.

Daniel n'avait aucune raison de se défier de cet homme.

Dans les ports de mer, à toute heure de jour et de nuit, on en trouve ainsi sur les quais, guettant les matelots en retard, à qui, par exemple, ils font payer cher leurs services.

– Ah! tu es batelier! dit Daniel avec une très-sincère satisfaction… Eh bien! où est ton bateau?..

– Là, monsieur l'officier, à deux pas, vous n'avez qu'à me suivre… Mais vous, où est le navire que vous voulez rejoindre?

– Tiens là!..

Et Daniel lui montrait à six ou sept cents mètres, la Conquête très-reconnaissable à ses feux.

– C'est loin, grogna l'homme, la marée baisse, le courant est dur.

– Tu auras quarante sous pour ta peine.

Joyeusement l'homme frappa ses mains l'une contre l'autre.

– Ah! comme cela, bon!.. dit-il… Alors, avancez, monsieur l'officier… encore un peu, bien!.. C'est ce bateau-là qui est le mien, entrez, et tenez-vous bien…

Daniel suivit ces indications, mais il fut si frappé de la maladresse de l'homme à démarrer sa barque et à la pousser dans le courant, qu'il ne put s'empêcher de lui dire:

– Ah ça, mais tu n'es pas batelier de ton état, mon garçon.

– Pardonnez-moi, monsieur l'officier, et je l'étais dans mon pays avant de l'être ici.

– Quel est ton pays?

– Shang-Haï.

– N'importe, tu as encore beaucoup à apprendre avant de devenir matelot.

Cependant, le bateau étant fort petit, une véritable coquille de noix, Daniel se dit qu'au besoin il prendrait les avirons et passerait son passeur…

Sur quoi, s'étant assis, les jambes allongées, il retomba dans ses méditations…

Il en fut tiré, le malheureux, par une épouvantable sensation.

Par suite d'un choc, d'une fausse manœuvre ou de tout autre accident, le bateau avait chaviré, et Daniel venait d'être précipité dans le fleuve… Et pour comble, un de ses pieds était si fortement engagé entre un banc et le bordage, que ses mouvements étaient paralysés et qu'il se trouvait sous l'eau…

Il vit cela comme en un éclair, et sa première pensée fut:

– Je suis perdu…

Mais si désespérée que fût sa situation, il n'était pas homme à s'abandonner…

Rassemblant par un seul et suprême effort tout ce qu'il avait de vigueur et d'énergie, il se cramponna au bordage du bateau renversé sur lui et imprima une si violente secousse, qu'il dégagea son pied et du même coup remonta à la surface.

Il était temps. Déjà il avait bu une gorgée.

– Maintenant, pensa-t-il, j'ai une chance de salut!

Chance bien frêle, hélas! et si chétive, qu'il fallait pour s'y attacher la robuste volonté de Daniel et son indomptable courage.

Un courant furieux l'emportait comme une paille, le bateau chaviré qui l'eût aidé à se soutenir lui avait échappé, il ne savait rien de ce redoutable Don-Naï, sinon qu'il allait toujours s'élargissant, et rien ne pouvait le guider, par cette nuit si obscure que l'eau et la terre, le fleuve et ses rives se confondaient en d'uniformes et insondables ténèbres.

Qu'était devenu le batelier cependant? A tout hasard, Daniel appela.

– Ohé!.. l'homme!..

Pas de réponse… Avait-il été entraîné?.. Regagnait-il le bord?.. Etait-il déjà noyé?..

Mais voici que soudain le cœur de Daniel tressaillit de joie et d'espoir.

Il venait de découvrir à une centaine de mètres plus bas la lueur rouge d'un fanal lui annonçant un bâtiment à l'ancre.

Tous ses efforts tendaient vers ce but…

Il y était porté avec une rapidité vertigineuse, bientôt il y toucha presque… Et alors, avec un incroyable sang-froid et une merveilleuse précision, au moment où le courant le poussa près de la chaîne d'une ancre, il la saisit… Il s'y maintint, et ayant repris haleine, par trois fois, de toute la puissance de ses poumons, il poussa un cri si aigu, qu'il domina les sourds mugissements du fleuve:

– Au secours! à moi!..

Du navire, un grand cri: « – Tiens ferme!..» répondit, lui prouvant que son appel avait été entendu, et qu'on allait lui venir en aide.

Trop tard!.. Un remous l'enveloppa, dont l'irrésistible violence arracha la chaîne, gluante de vase, à ses doigts crispés… Roulé par le tourbillon, il fut jeté rudement contre le bordage du navire, coula et fut entraîné…

Quand il revint sur l'eau, le fanal rouge était déjà bien loin, en amont, et en aval aucune lueur n'apparaissait plus.

Nul secours humain à attendre désormais… Daniel n'avait plus à compter que sur lui-même et à essayer de gagner un des bords…

Encore qu'il ignorât la distance qui l'en séparait, et qui peut-être était très-grande, la tâche ne lui eût pas semblé au-dessus de ses forces, s'il eût été nu… Mais ses vêtements le gênaient horriblement, et l'eau qui les pénétrait les rendait plus lourds de seconde en seconde.

– Je coule définitivement, pensa-t-il, si je ne parviens pas à me déshabiller.

Nageur excellent, il accomplit ce tour de force – car c'en était un dans sa position. Et quand après des prodiges de vigueur et d'adresse, il eût réussi à se débarrasser de ses chaussures…

– Je m'en tirerai!.. s'écria-t-il, comme s'il eût songé à défier l'aveugle élément contre lequel il luttait; je reverrai Henriette!

Mais se déshabiller lui avait pris un temps énorme, et comment évaluer la distance que lui avait fait parcourir le courant, de plus de vingt kilomètres à l'heure!

Rassemblant ses souvenirs, il lui semblait avoir observé qu'à une lieue de Saïgon, le Don-Naï avait la largeur d'un bras de mer. Selon son estimation, il devait être à cet endroit.

– N'importe!.. se dit-il, j'arriverai…

Et lentement, d'un mouvement régulier et pour ainsi dire mécanique, ménageant sa respiration, il se mit à nager, obliquant autant qu'il le pouvait, sans trop de fatigue…

Ignorant de quel bord il était le plus rapproché, il s'était décidé, d'inspiration, à se diriger vers la rive droite, celle où est bâti Saïgon…

Il nageait depuis plus d'une demi-heure, et il commençait à sentir, non sans effroi, ses muscles se roidir, ses jointures perdre leur élasticité, sa respiration s'embarrasser, et ses extrémités se refroidir, quand le clapotis de l'eau lui annonça le voisinage de la terre.

Bientôt il toucha le fond… Il fit deux ou trois brasses encore, très-vite, mais au moment où prenant pied il se redressa, il enfonça jusqu'à mi-corps dans cette vase visqueuse et tenace, qui rend si dangereux tous les fleuves de la Cochinchine…

La terre était là, il la devinait, si l'obscurité l'empêchait de la voir, et cependant jamais sa situation n'avait été si désespérée… Ses jambes étaient prises comme dans un étau, l'eau bourbeuse bouillonnait presque au ras de sa bouche, et à chaque mouvement pour se dégager il enfonçait davantage, peu, mais toujours un peu plus.

Son sang-froid, de même que ses forces, commençait à l'abandonner, ses idées se troublaient, quand cherchant instinctivement un point d'appui, sa main heurta la racine d'un palétuvier…

Cette racine, ce pouvait être la vie!.. Il en éprouva d'abord la solidité. La trouvant suffisamment résistante, sans secousses, mais avec la frénétique énergie de l'homme qui se noie, il se hâla dessus et se dégagea… Puis, rampant sur la vase traîtresse, il ne tarda pas à atteindre un terrain solide où il se laissa tomber épuisé.

Il était sauvé de l'eau, mais qu'allait-il devenir, seul, nu, exténué, transi, perdu par cette nuit noire, en ce pays inconnu et désert?..

Au bout d'un moment, cependant, il se releva, mais dès qu'il voulut se mettre en route, il se trouva arrêté de tous côtés par des lianes et par les épines des cactus…

– Allons, il faut rester ici jusqu'au jour! se dit-il.

Et le reste de la nuit, il le passa à piétiner sur place et à battre des bras, pour combattre un froid mortel qui le pénétrait jusqu'à la moelle des os…

Les premières lueurs de l'aube lui montrèrent qu'il était comme emprisonné dans un fourré si inextricable qu'il se demanda s'il en sortirait…

Il en sortit, pourtant, et après quatre heures d'une marche effroyablement pénible, il atteignit Saïgon.

Des matelots d'un navire de commerce qu'il rencontra, lui prêtèrent des vêtements et le conduisirent à bord de la Conquête, où il arriva mourant.

 

– D'où venez-vous, grand Dieu!.. en cet état!.. s'écrièrent ses camarades dès qu'ils l'aperçurent… Que vous est-il arrivé?..

Et quand il leur eut raconté ses terribles émotions depuis le moment où il les avait quittés:

– En vérité, mon cher Champcey, lui dirent-ils, vous avez de la chance… Voici le second accident auquel vous échappez miraculeusement… Gare au troisième, par exemple!..

«Gare au troisième!» Oui, voilà précisément ce que se disait Daniel.

C'est qu'au milieu des souffrances de l'épouvantable nuit qu'il venait de passer, il avait fait d'étranges réflexions.

Cette poulie, lui tombant sur la tête, on ne savait de quelle main… ce bateau, chavirant tout à coup, sans cause apparente, était-ce bien naturel, et le hasard était-il seul coupable?..

La maladresse de ce batelier, qui tout à coup était venu lui offrir ses services, lui était revenue en mémoire, et avait fait naître de singuliers doutes dans son esprit. Cet homme, si mauvais matelot, pouvait être un nageur de premier ordre, qui, ayant pris toutes ses mesures avant de faire chavirer le bateau, avait ensuite gagné sans peine la terre…

– Ce batelier, pensait Daniel, voulait donc m'assassiner!.. Pourquoi, dans quel but?.. Pour le compte d'autrui, évidemment… Mais qui donc a assez d'intérêt à ma mort pour payer des assassins?.. Sarah Brandon!.. Ce n'est pas admissible.

Ce qui était bien moins admissible encore, c'était l'idée d'un misérable, payé par Sarah, se glissant sur la Conquête, et se trouvant à point nommé sur le quai de Saïgon, la première fois que Daniel y mettait le pied.

Cependant, ces soupçons, qu'il traitait d'absurdes, le tourmentaient si cruellement qu'il résolut d'essayer de les éclairer.

Pour commencer, il demanda la liste des hommes qui, la veille, étaient descendus à terre…

Il lui fut répondu que seuls les matelots composant l'équipage des canots étaient allés à Saïgon, mais que les émigrants ayant obtenu l'autorisation de débarquer en avaient pour la plupart profité.

Muni de ce renseignement, et bien qu'il eût peine à se tenir debout, Daniel se fit conduire chez le chef de la police de Saïgon, et en obtint un agent…

Suivi de cet agent, il se rendit sur le quai à l'endroit où le canot de la Conquête était amarré la veille, et là, il le chargea de demander si on ne s'était pas aperçu de la disparition d'un batelier.

Aucun batelier ne manquait, mais on amena à Daniel un pauvre diable d'Annamite qui depuis le matin errait le long du Don-Naï, s'arrachant les cheveux en disant qu'on l'avait ruiné, qu'on lui avait volé son bateau.

Daniel, la veille, n'avait pu distinguer ni les habits ni la taille de l'homme dont il avait accepté les services, mais il avait entendu sa voix et il en avait si bien l'intonation dans l'oreille, qu'il l'eût reconnue entre mille… La voix de l'Annamite n'y ressemblait en rien.

De plus, ce pauvre diable ne savait pas, dix personnes en témoignèrent, un seul mot de français. Né sur le fleuve et y ayant toujours vécu, il avait la réputation d'un très-habile marin.

Enfin il était bien évident que si cet homme eût fait le coup, il se serait bien gardé de réclamer son bateau.

Que conclure de cette enquête sommaire?

– Il n'y a pas à en douter, pensa Daniel, on a voulu m'assassiner!..

XXIII

Il n'est pas d'homme, si brave qu'on le suppose, qui ne frémisse à cette idée, qu'il vient d'échapper miraculeusement aux coups d'assassins inconnus.

Il n'en est pas qui ne sente son sang se figer dans ses veines, en songeant que ceux qui l'ont manqué renouvelleront sans doute leur tentative, et que le miracle ne se renouvellera peut-être pas.

Voilà où en était Daniel.

Il avait désormais cette effrayante certitude qu'une guerre à mort lui était déclarée, une guerre de sauvage, sans pitié, merci ni trêve, guerre de surprises et de traîtrises, d'embuscades et de ruses.

Il lui était prouvé que près de lui, dans son ombre, pour ainsi dire, marchait un invisible ennemi, stimulé par l'appât du gain, épiant ses moindres démarches, toujours en éveil, prêt à saisir l'occasion de le frapper.

Et par l'infernale adresse des deux tentatives avortées, Daniel pouvait mesurer la scélératesse supérieure de l'homme choisi et payé – il le croyait du moins – par Sarah Brandon.

Cependant il ne souffla mot des dangers qu'il courait, et même, une fois remis de la terrible secousse, il prit sur lui de dissimuler ses préoccupations sous une gaieté qu'on ne lui avait pas vue de tout le voyage.

– Je ne veux pas, se disait-il, que l'ennemi soupçonne mes soupçons.

Mais de ce moment, ses défiances ne s'endormirent plus, et toutes ses démarches furent marquées au coin d'une savante circonspection.

Il ne mit plus un pied devant l'autre, pour ainsi dire, sans avoir tâté le terrain; jamais il ne se suspendit à une tire-veille sans en avoir sournoisement éprouvé la solidité; il s'était fait une loi de ne plus rien prendre, ne fut-ce qu'un verre d'eau ou un fruit, hors de la table des officiers…

Assurément, ce perpétuel qui-vive, et cette prudence ombrageuse autant que la peur, répugnaient prodigieusement à son caractère hardi…

Seulement, il avait compris que l'insouciance en de telles conjonctures serait, non pas courage, mais duperie.

Un duel était engagé dont il voulait sortir vainqueur, c'était bien le moins qu'il ne s'offrît pas sans défense aux coups.

C'est qu'il lui semblait que sa poitrine était le seul rempart de celle qu'il aimait, et il prévoyait que, lui mort, elle serait perdue.

C'est qu'il ne cherchait pas seulement à défendre sa vie, il espérait arriver jusqu'à l'assassin et par lui remonter jusqu'à l'infâme créature dont il n'était que l'instrument, jusqu'à Sarah Brandon.

Aussi, poursuivait-il sous main, sans bruit, lentement, mais incessamment, l'enquête qu'il avait commencée.

Et certaines circonstances, oubliées d'abord, et divers indices adroitement recueillis, lui donnaient de grandes espérances.

Il lui était démontré, par exemple, que seuls les matelots des canots étaient allés à terre, et que pas un ne s'était écarté des autres seulement dix minutes.

Donc le faux batelier n'était pas un homme de l'équipage de la Conquête.

Ce ne pouvait non plus être un soldat de l'infanterie de marine, aucun n'ayant obtenu la permission de débarquer.

Restaient les émigrants, dont cinquante ou soixante avaient passé la soirée à Saïgon.

Mais cette hypothèse que l'un d'eux avait attiré Daniel dans le bateau n'était-elle pas écartée par les circonstances de la première tentative d'assassinat!..

Non, car beaucoup de ces émigrants, jeunes et excédés de l'oisiveté de la traversée, sollicitaient comme une faveur l'occasion d'aider aux manœuvres.

Et après de minutieuses informations, Daniel acquit la certitude que quatre d'entre eux étaient mêlés aux matelots sur la vergue d'où était tombée la pesante poulie qui eût dû le tuer.

Lesquels?.. C'est ce qu'il ne put découvrir…

N'importe! les résultats obtenus par Daniel suffisaient pour lui rendre l'existence plus supportable.

Il respirait à bord, il allait, il venait en toute sécurité, maintenant qu'il était bien sûr que son assassin ne faisait pas partie de l'équipage de la Conquête

Et même il éprouvait un soulagement réel à pouvoir se dire que ce n'était pas du moins parmi ces braves et rudes marins qu'on avait trouvé à acheter un misérable pour le frapper lâchement.

De plus, le champ de ses investigations se trouvait assez limité pour qu'il pût désormais entrevoir le succès.

Malheureusement, dès la première quinzaine de l'arrivée, les émigrants avaient été répartis, selon les besoins, dans divers établissements de la colonie assez éloignés les uns des autres.

Force fut à Daniel de renoncer, au moins momentanément, au projet qu'il avait formé de s'entretenir avec tous jusqu'à ce qu'il reconnût cette voix du faux batelier qu'il n'oubliait pas.

Lui-même d'ailleurs ne devait pas séjourner à Saïgon.

Après une première campagne qui l'éloigna deux mois, on lui confia le commandement d'une chaloupe à vapeur, avec mission d'explorer et de relever le cours du Cambodge, depuis la mer jusqu'à My-Thô, la seconde ville de la Cochinchine.

Ce n'était pas une tâche facile, le Cambodge ayant déjà mis en défaut l'habileté de plusieurs ingénieurs hydrographes, déroutés par les incessants caprices de ce fleuve, dont les passes changent de direction et de profondeur suivant les moussons…

Mais c'était surtout une rude et périlleuse mission…

Outre qu'il est tout obstrué de vases infectes, le Cambodge coule à travers des plaines basses et marécageuses, couvertes d'eau pendant la saison des pluies, et d'où se dégagent sous les rayons d'un soleil torride ces exhalaisons mortelles, qui coûtèrent tant d'hommes à l'expédition de l'amiral Charner.

Daniel ne devait pas tarder à en faire l'expérience cruelle.

Moins d'une semaine après le commencement de ses travaux de reconnaissance, il vit expirer sous ses yeux, en quelques heures, dans les atroces convulsions du choléra, trois des hommes placés sous ses ordres…

Pendant les quatre mois qui suivirent, sept succombèrent à des fièvres contractées dans ces marais empestés.

Et vers la fin de l'expédition, quand les explorations touchaient à leur terme, c'est à peine si les survivants, exténués, avaient la force de se tenir debout…

Seul, Daniel n'avait pas même été effleuré par le redoutable fléau.

Dieu sait s'il s'était ménagé, cependant, et s'il avait hésité à payer de sa personne.

Pour soutenir, pour électriser des hommes épuisés par la maladie et irrités de dépenser leur vie à des travaux sans éclat, il fallait un chef d'une énergie expansive, d'une intrépidité peu commune, qui traitât le danger comme un ennemi auquel on impose en le bravant… Daniel fut ce chef.

Il l'avait bien dit, la veille de son départ, à Sarah Brandon:

«Avec une passion telle que la mienne, avec tant d'amour au cœur et tant de haine, on peut tout braver!.. Le climat meurtrier ne m'atteindra pas… et quand j'aurais dix balles dans la poitrine, je trouverais encore la force de venir vous demander compte d'Henriette avant de mourir.»

Et, en effet, il lui avait fallu, pour résister, cet indomptable vouloir que la passion inspire, exaspère et soutient.

Hélas!.. ses fatigues exorbitantes n'étaient rien comparées à ses souffrances morales…

La nuit, pendant que ses hommes dormaient, il veillait, lui, le cœur déchiré d'angoisses, tantôt écrasé par le sentiment de son impuissance, tantôt se demandant s'il ne deviendrait pas fou de rage…

C'est qu'il y avait un an, maintenant, qu'il avait quitté Paris pour rejoindre la Conquête à Rochefort, un an!..

Et il n'avait pas reçu une seule lettre de Mlle de la Ville-Handry… pas une seule…

A chaque navire arrivant de France avec des dépêches, son espoir redoublait… espoir toujours trompé.

«Allons, se disait-il alors, ce sera pour le prochain!» Et il comptait les jours…

Puis il arrivait, ce vaisseau tant attendu, et pas plus que les autres, hélas! il n'apportait de lettres de Mlle Henriette…

Comment expliquer cet inexplicable silence!.. Quels événements étranges étaient survenus!.. Que croire… qu'espérer… que craindre!..

Être enchaîné par l'honneur à des milliers de lieues d'une femme aimée jusqu'au délire, ne plus savoir rien d'elle, de sa vie, de ses actions, de ses pensées; en être réduit à cet excès de misère: de douter…

Moins malheureux eût été Daniel, si tout à coup on fût venu lui dire: «Mlle de la Ville-Handry n'est plus!»

Oui, moins malheureux, car la passion vraie, en son farouche égoïsme, souffre moins de la mort que de la trahison.

Henriette morte, Daniel eût été écrasé, et il se peut que son désespoir l'eût porté aux plus fatales extrémités, mais il eût été délivré de cet horrible combat qui se livrait en lui, entre sa foi aux promesses de sa fiancée et des soupçons qui lui faisaient dresser les cheveux sur la tête.

Mais il savait que Mlle de la Ville-Handry vivait.

Il n'était guère de vaisseau arrivant de France ou d'Angleterre qui ne lui apportât une lettre de M. de Brévan ou de la comtesse Sarah.

Car la comtesse Sarah s'obstinait à lui écrire, comme si un lien mystérieux existait entre eux qu'elle le défiait de briser.

«J'obéis, disait-elle, à une impulsion plus puissante que ma raison et que ma volonté… C'est plus fort que moi, plus fort que tout, il faut que je vous écrive, il le faut.»

 

Elle disait, d'autres fois:

«Vous souvenez-vous de cette nuit, Daniel, où, pressant entre vos bras Sarah Brandon, vous lui juriez d'être tout à elle? La comtesse de la Ville-Handry ne saurait l'oublier.»

Et sous ses phrases les plus indifférentes, on sentait palpiter une passion difficilement contenue et près d'éclater… Et ses lettres ressemblaient à ces conversations d'amoureux timides, qui parlent de la pluie et du beau temps d'une voix frémissante de désirs en échangeant des regards enflammés…

– M'aimerait-elle véritablement, pensait Daniel, et serait-ce la punition!..

Puis, aussitôt, jurant comme le plus grossier de ses matelots:

– Serai-je donc une dupe éternelle?.. reprenait-il. N'est-il pas évident que cette exécrable créature ne cherche qu'à endormir mes défiances… c'est sa défense qu'elle organise, pour le cas où le misérable qui doit m'assassiner serait pris et la compromettrait par ses révélations.

Jamais, du reste, dans aucune de ses lettres, la comtesse Sarah ne manquait de donner des nouvelles de «sa belle-fille…» Mais c'était avec toutes sortes de réticences et de réserves, et en termes ambigus, comme si elle eût compté sur la pénétration de Daniel pour deviner ce qu'elle ne voulait ou ne pouvait pas dire.

D'après elle, Mlle Henriette avait pris son parti du mariage de son père… La tristesse de cette chère enfant s'était tout à fait dissipée… Mlle Henriette était au mieux avec sir Tom… Les coquetteries de cette jeune fille devenaient inquiétantes, et ses imprudences défrayaient la médisance des salons… Daniel ferait sagement de s'accoutumer à cette idée qu'il retrouverait Mlle Henriette mariée à son retour…

– Elle ment, l'infâme, se disait Daniel, oui, elle ment…

Mais il avait beau se défendre et se roidir, chaque lettre de Sarah apportait le germe d'un nouveau soupçon, qui fermentait dans son esprit de même que dans les veines de ses matelots les miasmes mortels apportés par le vent du sud…

Pour être différentes, et même contradictoires, les informations de Maxime de Brévan n'étaient pas plus rassurantes.

Ses lettres semblaient accuser les perplexités et les hésitations d'un homme préoccupé d'adoucir des vérités trop dures.

Selon lui, la comtesse Sarah et Mlle de la Ville-Handry étaient fort mal ensemble, mais il se déclarait obligé de convenir que tous les torts étaient du côté de la jeune fille, qui paraissait se faire une étude de mortifier sa belle-mère, tandis que celle-ci répondait aux plus irritantes provocations par une inaltérable mansuétude.

Il laissait deviner quelque chose des calomnies, – il ne disait pas médisances, lui, – qui compromettaient la réputation de Mlle Henriette, avouant que d'ailleurs elle y avait prêté par certaines légèretés… Il ajoutait enfin qu'il prévoyait le moment où, en dépit des conseils qu'il lui prodiguait, elle déserterait le toit paternel.

– Et pas une ligne d'elle!.. s'écriait Daniel, pas une ligne!..

Et il lui écrivait lettres sur lettres, la conjurant de lui répondre, quoi qu'il y eût, et de ne pas craindre, le pire malheur devant être un bienfait, comparé aux incertitudes qui le déchiraient.

Il écrivait, sans pouvoir certes imaginer que ses tourments Mlle Henriette les endurait, que leur correspondance était interceptée, qu'elle n'avait pas plus de nouvelles de lui qu'il n'en avait d'elle…

Le temps passait, cependant, qui emporte d'un vol égal les bons et les mauvais jours. Daniel regagna Saïgon, rapportant un des plus beaux travaux d'hydrographie qu'on possède sur la Cochinchine.

Ce que valait ce travail, ce qu'il avait coûté de fatigues, de privations et d'hommes, on ne l'ignorait pas, et il fut récompensé comme eût pu l'être un fait d'armes… et récompensé sur-le-champ, en vertu de pouvoirs spéciaux, sauf une confirmation qui jamais n'est refusée.

Tous les survivants de l'équipage de la chaloupe furent portés à l'ordre du jour de l'armée d'occupation, deux furent décorés et Daniel fut promu au grade d'officier de la Légion d'honneur. En d'autres circonstances, cette distinction, dont sa jeunesse doublait le prix, l'eût transporté… elle le laissa froid.

Sous tant et de si longues épreuves, les ressorts de son être s'étaient affaissés, les sources de la joie comme celles de la douleur se tarissaient en lui; il ne luttait plus contre le découragement, il en arrivait à se persuader que Mlle Henriette l'avait oublié, que jamais elle ne serait sa femme…

Or, comme il se sentait incapable d'en aimer une autre, ou plutôt, comme les autres n'existaient pas pour lui, comme sans Henriette le monde lui paraissait vide, absurde, insupportable, il se demandait à quoi bon vivre…

Il y avait des moments où il regardait ses pistolets avec amour, se disant:

– Pourquoi ne pas épargner la façon de ma mort à Sarah Brandon!

Ce qui retenait sa main, c'était le levain de haine qui se soulevait en lui… N'aurait-il donc pas le courage de vivre assez pour se venger?..

Harcelé de telles angoisses, il s'isolait de plus en plus, ne descendait jamais à terre, et ses camarades de la Conquête s'effrayaient lorsqu'ils le voyaient, pâle et les yeux brillants d'un feu sombre, arpenter de long en long, comme s'il eût été de quart, le pont de la frégate.

C'est qu'ils aimaient Daniel… Si incontestable était sa supériorité qu'elle était incontestée… On pouvait l'envier, le jalouser, non.

D'aucuns pensaient qu'il avait rapporté des marais empestés du Cambodge le principe d'une de ces implacables maladies qui désorganisent sourdement les tempéraments les plus robustes et qui éclatent tout à coup, emportant un homme en quelques heures.

– Deviendriez-vous misanthrope, mon cher Champcey, lui disaient-ils… Voyons, sacrebleu! secouez cette mélancolie qui finirait par vous jouer quelque mauvais tour!

Et plaisantant, ils ajoutaient:

– Décidément, les vases du Cambodge vous manquent!..

Ils croyaient rire, ils disaient vrai.

Oui, Daniel regrettait les plus mauvais jours de sa mission.

En ce temps, du moins, le souci de sa responsabilité, d'écrasantes fatigues, le danger et le travail lui procuraient quelques heures d'oubli… tandis que, maintenant, l'oisiveté le laissait, sans répit ni trêve, face à face avec ses obsédantes pensées…

Ce fut ce désir, ce besoin d'échapper en quelque sorte à lui-même, qui le fit accepter de se joindre à une expédition organisée par ses camarades désireux d'essayer des émotions d'une grande chasse…

Pourtant, le matin du départ, il eut comme le pressentiment d'un malheur.

– Belle occasion, pensa-t-il, pour l'assassin aux gages de la comtesse Sarah!..

Puis, haussant les épaules:

– Vais-je pas hésiter!.. dit-il avec un rire amer. En vérité, une existence telle que la mienne vaut bien la peine d'être défendue.

C'est pourquoi le lendemain, arrivé avec tous les chasseurs sur le terrain, il reçut du chef de l'expédition ses instructions et son poste.

Il se trouvait placé entre deux de ses camarades, en avant d'un fourré, à l'entrée d'une gorge fort étroite, par où devait nécessairement passer le gibier gros et menu rabattu par une nuée d'Annamites.

On tiraillait depuis une heure, quand les voisins de Daniel le virent tout à coup lâcher sa carabine, tourner sur lui-même et chanceler…

Ils se précipitèrent pour le soutenir… mais il tomba la face contre terre, en disant haut et très distinctement:

– Ils ne m'ont pas manqué, cette fois!..

Au cri d'épouvante des deux voisins de Daniel, tous les chasseurs étaient accourus, et parmi eux le chirurgien-major de la Conquête, un de ces vieux «guérisseurs» qui, sous un scepticisme jovial et des façons bourrues jusqu'à la brutalité, cachent un immense savoir et une sensibilité presque féminine.

A la seule vue du blessé, que ses camarades avaient étendu sur le dos, en lui faisant un oreiller de leurs paletots, et qui gisait pâle comme la mort et inanimé, le brave docteur fronça le sourcil.

– Il n'en reviendra pas!.. grommela-t-il entre ses dents.

Les officiers étaient consternés.

– Pauvre Champcey!.. murmura l'un d'eux, échapper aux fièvres du Cambodge pour venir se faire tuer ici, à une partie de plaisir!.. Vous souvient-il, docteur, de ce que nous lui disions lors de son second accident: «Défiez-vous du troisième!..»

Le vieux médecin n'écoutait pas.

Il s'était agenouillé et rapidement avait dépouillé de ses vêtements le torse de Daniel.