Tasuta

La clique dorée

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Sous le brillant gentilhomme accepté comme «une capacité,» selon l'expression du pays, elle avait découvert un être absolument nul, borné, incapable d'une idée si on ne la lui soufflait, et avec cela prétentieux, infatué de ses mérites et poussant l'obstination jusqu'à l'absurde.

Et, pour comble, M. de la Ville-Handry n'était pas loin de haïr sa femme… On lui avait tant insinué qu'elle n'était pas à sa hauteur, qu'il avait fini par le croire… Enfin, il s'en prenait à elle de son prestige évanoui.

Accablée de la lourde tâche échue à Mme de la Ville-Handry, une femme vulgaire eût pensé que garder la foi conjugale à un homme tel que le comte, ce serait assez de vertu.

Mais la comtesse n'était pas une femme vulgaire.

Résignée, elle se promit d'avoir du moins la coquetterie de la résignation.

Il est vrai que désormais un berceau adoré enchaînait son âme au foyer. Elle avait une fille, son Henriette, et, sur cette chère tête blonde, elle bâtissait un monde de merveilleux projets…

C'est de ce moment qu'elle sortit de l'inertie où elle s'assoupissait depuis deux ans, et qu'elle se mit à étudier le comte avec cette prodigieuse perspicacité que développe un grand intérêt en jeu.

Un mot de M. de la Ville-Handry devait l'éclairer. Un matin, comme ils achevaient de déjeuner en tête à tête:

– Ah! Nancy t'aimait bien, lui dit-il, la veille de sa mort, lorsqu'elle sentait qu'elle était perdue, elle me conjurait de t'épouser.

Cette Nancy, c'était la défunte gouvernante du château.

Après cette maladresse du comte, point n'était besoin de longues réflexions pour comprendre le rôle qu'avait joué cette femme.

Il devenait évident que, modestement effacée dans l'ombre, protégée par l'intériorité même de sa situation, elle avait été tout à la fois l'intelligence, l'énergie et la volonté de son maître.

Et son influence sur lui avait été si puissante qu'elle lui avait survécu et qu'elle avait été obéie par delà le tombeau.

Cruellement humiliée par l'aveu de son mari, la comtesse eut assez de puissance sur elle pour ne lui eu point garder rancune.

– Eh bien!.. soit, se dit-elle; pour son bonheur et pour notre repos, je descendrai jusqu'au rôle de cette Nancy!..

C'était plus aisé à résoudre qu'à exécuter, M. de la Ville-Handry n'étant pas de ceux qu'on manie ouvertement, ni même qui se rendent à un conseil quand on leur en a démontré l'excellence.

Irritable, ombrageux et despote comme tous les faibles, il ne redoutait rien tant que ce qu'il appelait une atteinte à son autorité. En tout, pour tout, partout et toujours, il prétendait être le maître, le souverain arbitre. Et ses susceptibilités sur ce point étaient si intraitables et si puériles, qu'il suffisait que sa femme manifestât l'ombre d'une volonté, pour que tout aussitôt il voulût obstinément le contraire.

– Je ne suis pas une girouette!.. était une de ses déclarations favorites.

Pauvre homme, qui ne comprenait pas que pour tourner au sens contraire du vent qui souffle on n'en tourne pas moins.

La comtesse le comprit, et ce fut là sa force.

Après plusieurs mois de patience et de tâtonnements, il lui sembla qu'elle avait atteint son but, et que désormais, dès qu'elle le voudrait sérieusement, elle dirigerait à son gré les volontés de son mari.

Pour tenter l'expérience, une occasion se présentait.

Encore que la noblesse des environs eût bien rabattu de ses hauteurs, et même lui fût presque revenue, surtout depuis son héritage, la comtesse estimait sa situation pénible et souhaitait ardemment quitter le pays. Il lui rappelait d'ailleurs trop de choses qu'elle voulait oublier. Il était de certaines routes où elle ne pouvait passer sans que son cœur bondit à briser sa poitrine.

Mais d'un autre côté il était bien connu que le comte s'était juré de finir ses jours en Anjou, qu'il avait les grandes villes en horreur et que la seule idée de quitter son château, où il avait si bien toutes ses habitudes, le rendait d'une humeur massacrante.

On tomba donc des nues lorsqu'on l'entendit annoncer qu'il quittait la Ville-Handry pour n'y plus revenir, qu'il avait acheté un hôtel à Paris, rue de Varennes, et qu'il ne tarderait pas à s'y fixer définitivement.

– C'est, du reste, bien malgré la comtesse, ajoutait-il en se rengorgeant, elle ne voulait pas absolument, mais je ne suis pas une girouette, j'ai tenu bon et elle a cédé.

Si bien que, dans les derniers jours d'octobre 1851, le comte et la comtesse de la Ville-Handry prenaient possession de leur magnifique hôtel de la rue de Varennes, une demeure princière, qui ne leur coûtait pas le tiers de sa valeur, ayant été achetée à un moment où les immeubles subissaient une ridicule dépréciation.

Mais avoir amené le comte à Paris n'était qu'un jeu. La difficulté sérieuse était de l'y maintenir.

Il était aisé de prévoir que, privé du mouvement et des fatigues de la campagne, des soucis d'une vaste exploitation et des exercices violents, il périrait d'ennui ou se jetterait dans les désordres.

Préoccupée de ces alternatives également redoutables, la comtesse avait cherché et trouvé un aliment à l'activité tracassière de M. de la Ville-Handry.

Avant de quitter l'Anjou, elle avait laissé tomber dans son cœur le germe d'une passion qui, chez un homme de cinquante ans, peut remplacer toutes les autres, l'ambition.

Et il arrivait avec le secret désir, avec l'espoir de devenir quelqu'un, un homme de parti, un de ces politiques remuants dont la personnalité traverse toutes les grandes intrigues.

Seulement, avant de lancer son mari sur un terrain qu'elle jugeait fort glissant et semé de fondrières, la comtesse s'était réservé de le reconnaître.

Pour cette reconnaissance, son nom et sa fortune la servirent puissamment. Aidée de ses relations, elle eut le talent de constituer un salon. Bientôt ses mercredis et ses samedis furent célèbres; on fit des démarches pour être invité à ses dîners ou admis à ses soirées intimes du dimanche.

L'hôtel de la rue de Varennes devint comme un pays neutre où les rancunes et les espérances politiques se donnèrent la main.

Pendant tout l'hiver, Mme de la Ville-Handry observa.

Jamais, à la voir modestement assise près de la cheminée, on ne se fût douté qu'elle n'était pas uniquement occupée de sa fille, de sa jolie Henriette, qui jouait ou lisait à ses côtés.

Elle écoutait cependant, et de toutes les forces de son intelligence, se pénétrant des questions, cherchant la voie à suivre, aux éclairs des discussions s'exerçant à démêler les artifices des passions et des intérêts, cherchant quels ennemis craindre et sur quels alliés s'appuyer.

Pareille à ces professeurs improvisés qui apprennent le matin ce qu'ils doivent enseigner le soir, elle étudiait la leçon qu'elle aurait bientôt à faire.

Un esprit supérieur, son instinct de femme, une finesse naturelle et des aptitudes qu'elle ne se soupçonnait même pas devaient abréger ce pénible noviciat…

Les résultats ne tardèrent pas à paraître.

Dès l'hiver suivant, le comte qui, jusqu'alors, avait gardé une attitude ambiguë, sortit de sa réserve et se prononça. Il se montra et plut, bien servi qu'il était par un extérieur fort noble, de belles manières et un imperturbable aplomb. Il parla et on fut charmé de son bon sens. Il donna des conseils, sa pénétration surprit. Il eut des partisans très-chauds et d'ardents détracteurs, d'aucuns voulurent voir en lui un futur chef de parti, il en prenait l'essor, se remuant extraordinairement, s'agitant, écrivant, discourant.

– Encore que cela m'attire des ennuis dans mon intérieur, disait-il à ses intimes, la comtesse étant de ces femmes timides qui ne veulent pas comprendre que les hommes sont faits pour les émotions de la vie publique… Je serais encore en Anjou, si je l'avais écoutée.

Elle, délicieusement, jouissait de son ouvrage.

Les succès du comte ne la rehaussaient-ils pas dans sa propre estime en lui prouvant sa valeur!.. Ses sensations durent être celles d'un auteur dramatique lorsqu'il voit applaudir les types qu'il a créés.

Et ce qu'il y eut de merveilleux dans l'œuvre de Mme de la Ville-Handry, c'est que personne ne la soupçonna.

Non, personne, pas même sa fille. Pour Henriette plus encore que pour le monde, elle voulut que l'illusion fût entière, et elle lui apprit non-seulement à aimer son père, mais encore à respecter, à admirer en lui l'homme supérieur.

Comme de raison, M. de la Ville-Handry eût été le dernier à reconnaître la vérité. On la lui eût révélée qu'il eût peut-être haussé les épaules.

La ligne de conduite que lui avait tracée sa femme, c'est de bonne foi qu'il croyait l'avoir trouvée. Les discours qu'elle lui composait, il se persuadait, dans la sincérité de son âme, qu'il les avait pensés et coordonnés, les articles de journaux et les lettres qu'elle lui dictait, il était bien convaincu qu'il les avait médités et écrits…

Et même, quelquefois il s'étonnait du peu de jugement de la comtesse, lui faisant remarquer d'un air d'ironique pitié que les actes dont elle le détournait le plus fortement étaient précisément ceux qui lui réussissaient le mieux.

Mais il n'était pas de railleries capables de détourner Mme de la Ville-Handry de ce qu'elle croyait son devoir ni de lui arracher un mot ou seulement un sourire qui l'eussent vengée.

Impassible sous les sarcasmes de son mari, elle baissait la tête.

Et plus il triomphait en son inepte suffisance, plus elle s'applaudissait de son œuvre, trouvant au-dedans d'elle-même et dans l'approbation de sa conscience de sublimes compensations.

Le comte avait eu ce rare désintéressement de la prendre sans dot; elle lui avait dû un grand nom et une fortune considérable; mais, en échange et sans qu'il s'en doutât, elle lui avait assuré une situation qui n'était pas sans éclat; elle lui avait donné le seul bonheur que pût goûter cette âme petite et vulgaire, insensible à tout ce qui n'était pas satisfaction de la vanité.

 

Dès lors, elle ne lui devait plus rien.

– Oui, nous sommes quittes, se disait-elle, bien quittes!..

Et elle se reprochait moins les heures où sa pensée échappant à sa volonté se reportait vers l'homme choisi par elle autrefois, vers Pierre.

Pauvre garçon!.. elle lui avait porté malheur!..

Sa vie avait été brisée le jour où il s'était vu abandonné de celle qu'il aimait plus que la vie. De ce moment, il n'avait plus eu de volonté. Et ses parents ayant enfin «déniché» – c'était leur mot – une bru à leur convenance, il l'épousa.

Mais le père et la mère Champcey n'avaient pas eu la main heureuse.

La jeune fille, triée par eux entre cinquante, apportait cent mille écus de dot, c'est vrai, mais ce fut une mauvaise femme.

Et, après huit années d'un ménage qui, dès le premier jour, avait été un enfer, abreuvé de dégoûts, atteint en son honneur par l'indigne conduite de celle qui portait son nom, n'ayant pas d'enfants, Pierre Champcey s'était brûlé la cervelle.

Mais ce n'est pas à Angers, où il occupait un poste important, qu'il accomplit cet acte de désespoir.

Il vint se tuer aux environs des Rosiers, dans un petit chemin creux conduisant à la maison jadis occupée par Mme de Rupert.

Des paysans qui se rendaient au marché de Saumur trouvèrent son cadavre, au matin, étendu sur le revers d'un fossé. La balle l'avait si affreusement mutilé qu'on ne le reconnut pas tout d'abord, et ce suicide fit un bruit énorme…

Ce fut M. de la Ville-Handry qui apprit à sa femme cette lugubre histoire.

Il ne comprenait pas, il l'avouait, qu'un garçon bien posé, plein d'avenir, et qui avait vingt-cinq bonnes mille livres de rentes finît ainsi d'un coup de pistolet.

– Et quel singulier endroit il a été choisir pour ce suicide! ajoutait le comte. Evidemment, il y avait de la folie dans son fait.

Mais la comtesse n'entendait plus son mari, elle s'était évanouie.

Pourquoi Pierre avait voulu mourir dans ce petit chemin, tout ombragé de vieux ormes, elle ne le comprenait que trop.

– C'est moi qui l'ai tué, pensait-elle, moi!

Si rude fut le coup qu'elle faillit n'y pas survivre. Même, elle eût eu bien du mal à expliquer le changement qui s'opérait en elle, si à la même époque elle n'eût perdu sa mère.

Mme de Rupert s'éteignit paisiblement, ayant eu ce qu'elle souhaitait, toutes les jouissances du luxe pendant ses dernières années. Pelotonnée en son égoïsme, jamais elle ne daigna s'apercevoir qu'elle avait sacrifié sa fille.

C'était ainsi, cependant, car jamais femme ne souffrit ce que la comtesse endura à dater de cette heure, où la mort de Pierre vint ajouter à toutes ses douleurs le plus cruel remords.

Ah! si sa fille ne l'eût attachée à l'existence!.. Mais elle voulait vivre, il fallait qu'elle vécût pour son Henriette…

Ainsi elle luttait seule, sans une âme à qui se confier, quand une après-midi, comme elle venait de descendre au salon, un domestique vint lui annoncer qu'un jeune homme, portant l'uniforme d'officier de marine, sollicitait l'honneur d'être reçu.

Ce visiteur avait remis sa carte au domestique; Mme de la Ville-Handry la prit et lut:

Daniel Champcey

Daniel, le frère de Pierre!.. Plus pâle qu'une morte, la comtesse se dressa comme pour fuir.

– Que dois-je répondre?.. interrogea le valet un peu surpris de l'émotion de sa maîtresse.

La malheureuse femme se sentait défaillir.

– Qu'il entre, répondit-elle d'une voix à peine distincte, qu'il entre!..

L'instant d'après entrait un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, à la physionomie ouverte et franche, au regard droit et clair, rayonnant d'intelligence et d'énergie.

Du doigt la comtesse lui montra un fauteuil en face d'elle. Quand il se fût agi de la vie de sa fille, elle n'eût pu prononcer une parole.

Lui ne put faire autrement que de remarquer ce trouble étrange, mais il n'en devina pas la cause. Pierre n'avait jamais prononcé tout haut le nom de Pauline de Rupert.

Il s'assit donc, et sans embarras comme sans forfanterie, il expliqua les motifs qui l'amenaient.

Sorti du Borda avec un des premiers numéros, il était présentement enseigne de vaisseau à bord du Formidable. Victime d'un passe-droit qui risquait de compromettre sa carrière, il avait sollicité et obtenu un congé, et venait demander justice au ministre de la marine. Son droit était évident, mais il savait qu'une solide recommandation n'a jamais gâté une bonne cause… Bref, il espérait que M. de la Ville-Handry, dont on vantait en Anjou l'influence et l'obligeance, consentirait à l'appuyer près du ministre.

Peu à peu, en l'écoutant, la comtesse avait repris une partie de son sang-froid.

– Mon mari sera heureux de servir un compatriote, monsieur, répondit-elle, il vous le dira lui-même si vous voulez bien l'attendre et nous rester à dîner…

Daniel resta.

A table, il se trouva placé près de Mlle Henriette, alors âgée de quinze ans, et en les contemplant ainsi l'un près de l'autre, si jeunes, si beaux tous les deux, la comtesse fut comme illuminée d'une idée soudaine qui lui parut une inspiration du ciel.

Pourquoi ne confierait-elle pas la destinée, le bonheur, de sa fille au frère de ce pauvre mort qui l'avait tant aimée?.. Ne serait-ce pas tout à la fois un hommage à sa mémoire et une sorte de réparation?..

– Oui, il le faut, se répétait-elle, le soir avant de s'endormir, Daniel sera le mari de mon Henriette.

C'est pourquoi, moins de quinze jours plus tard, M. de la Ville-Handry disait à un de ses confidents habituels, en lui montrant Daniel:

– C'est un fort remarquable sujet que ce jeune Champcey, plein d'avenir et qui ira loin… et quand il aura quelques années de plus et les épaulettes de lieutenant, s'il plaisait à ma fille et qu'il me la demandât, je ne sais si je ne répondrais pas oui. La comtesse en penserait et en dirait ce qu'elle voudrait, je suis le maître…

Après cela, Daniel devait fatalement devenir l'hôte assidu de l'hôtel de la rue de Varennes.

Non seulement il avait obtenu entière satisfaction, mais encore une protection puissante venait de le faire attacher provisoirement au ministère de la marine, avec promesse d'un embarquement avantageux.

Ainsi Henriette et Daniel furent rapprochés, et, en apprenant à se connaître, apprirent à s'aimer…

– Mon Dieu! pensait la comtesse, que n'ont-ils quelques années de plus!

C'est que depuis quelques mois les plus noirs pressentiments la troublaient. Il lui semblait qu'elle n'avait plus longtemps à vivre, et elle frémissait à l'idée de laisser sa fille sans autre protecteur que le comte…

Si encore Henriette eût connu la vérité; si, au lieu d'admirer en son père l'homme supérieur, elle eût appris à s'en défier!..

Vingt fois, Mme de la Ville-Handry fut sur le point de livrer son secret… Hélas! un excès de délicatesse la retint toujours…

Une nuit, comme elle revenait d'un bal officiel, elle se sentit prise de frissons et de vertiges.

Sans être autrement inquiète, elle demanda une tasse de tilleul.

Elle était debout, devant la cheminée, se décoiffant, quand on la lui apporta… Mais au lieu de la prendre, elle porta brusquement les mains à sa poitrine, poussa un cri rauque et tomba à la renverse…

On la releva. En un instant, l'hôtel fut sur pied. On courut chercher des médecins… Soins inutiles…

La comtesse de la Ville-Handry venait de succomber à la rupture d'un anévrisme.

III

Réveillée par les clameurs de l'hôtel, les voix dans les corridors, les pas le long des escaliers, comprenant qu'un grand malheur venait d'arriver, Mlle Henriette s'était précipitée dans la chambre de sa mère.

Là, elle avait entendu cette fatale déclaration des médecins:

– Tout est fini!

Ils étaient cinq ou six dans la chambre, et l'un d'eux, les paupières bouffies de sommeil et bâillant de fatigue, avait attiré le comte dans un coin, et tout en lui serrant les mains répétait:

– Du courage, monsieur le comte, du courage!..

Lui, affaissé, l'œil morne, le front blême et moite d'une sueur froide, n'entendait pas, car il ne cessait de balbutier:

– Mais ce ne sera rien, n'est-ce pas, ce ne sera rien!..

C'est qu'il est de ces malheurs si grands, si terribles, si effroyables en leur soudaineté, que l'esprit révolté se refuse à les accepter, se défend de les croire et les nie, même en face de l'écrasante réalité.

Comment imaginer, concevoir, admettre, que la comtesse qui l'instant avant était là, pleine de vie, rayonnante de santé, dans la force de l'âge, heureuse en apparence, souriante, aimée, comment croire que la comtesse n'était plus.

On l'avait étendue sur son lit, avec sa toilette de bal, une robe de satin bleu garnie de dentelles; elle avait encore des fleurs dans les cheveux, et la catastrophe avait été si foudroyante que, morte, elle gardait toutes les attitudes de la vie, la chaleur, la transparence de la peau, la flexibilité des membres…

Même ses yeux, restés grands ouverts, conservaient encore leur expression, trahissant le dernier sentiment qui avait agité son âme: l'effroi.

Comme si, en cette seconde suprême, elle eût eu la révélation de l'avenir que sa discrétion imprudente réservait à sa fille.

– Non, ma mère n'est pas morte!.. elle ne peut être morte!.. s'écriait Mlle Henriette.

Et elle allait d'un médecin à l'autre, les pressant, leur ordonnant de chercher, de trouver quelque chose…

Que faisaient-ils là, consternés, au lieu d'agir!.. Ne la sauveraient-ils donc pas, eux, dont l'état était de guérir et qui avaient dû en sauver bien d'autres!..

Eux se détournaient, troublés par cette douleur poignante, traduisant leur impuissance par leurs gestes, et alors la pauvre fille revenait au lit, et, penchée sur sa mère, elle épiait avec une affreuse expression d'égarement, le retour de la vie.

Il lui semblait qu'elle allait sentir battre encore sous sa main ce noble cœur et que ces lèvres à jamais scellées du sceau de la mort allaient s'entr'ouvrir pour la rassurer.

On voulait la détourner de ce déchirant spectacle, on la suppliait de se retirer dans sa chambre, elle s'obstinait à rester… On essaya de l'éloigner de force, elle se cramponna aux meubles, jurant qu'on lui arracherait les bras plutôt que de l'entraîner…

Jusqu'à ce qu'enfin la vérité éclatant dans son esprit, elle s'abattit à genoux au pied du lit, cachant son visage dans les couvertures, répétant à travers ses sanglots:

– Mère!.. mère bien-aimée!..

Au matin seulement, quand le jour se leva blafard et terne – on était à la fin de janvier – des religieuses arrivèrent qu'on était allé chercher, puis des prêtres. Un peu plus tard, parut un ami de M. de la Ville-Handry qui se chargea de toutes ces démarches désolantes qu'exige la civilisation, qui troublent et exaspèrent la douleur.

Le surlendemain, eurent lieu les obsèques de la comtesse.

M. de la Ville-Handry reçut les compliments de condoléance de deux cents personnes, vingt-cinq ou trente dames allèrent embrasser Mlle Henriette en l'appelant pauvre chère enfant…

Puis on entendit des piétinements dans la cour; une dispute de cochers, le commandement de l'ordonnateur, puis enfin le roulement funèbre du char… Et ce fut tout…

Dans sa chambre, Mlle Henriette priait et pleurait…

Le soir, pour la première fois depuis leur malheur, le comte de la Ville-Handry et sa fille se mirent à table… mais ils ne purent avaler une bouchée… Comment en auraient-ils eu la force, en voyant vide pour toujours la place occupée par celle qui avait été l'âme de la maison!

Et ainsi, pendant longtemps encore, chaque repas fut un renouvellement de leur douleur… Dans la journée, on les rencontrait errant dans l'hôtel, sans raison, comme s'ils eussent cherché, attendu ou espéré quelque chose…

Mais il était encore, loin de l'hôtel, un cœur loyal et bon, qu'avait cruellement atteint la mort de la comtesse: Daniel. Il l'aimait comme une mère, et au-dedans de lui, la voix mystérieuse du pressentiment lui disait qu'en la perdant c'était presque Henriette qu'il perdait.

Plusieurs fois il s'était présenté rue de Varennes; ce ne fut qu'au bout de quinze jours que la jeune fille permit qu'il fut reçu.

Elle le regretta en l'apercevant. Il avait souffert presque autant qu'elle-même; elle le voyait bien à ses joues pâles et à ses yeux rougis.

Longtemps ils demeurèrent l'un près de l'autre, assis dans le salon, sans mot dire, émus cependant, et comprenant que mêler ainsi leurs larmes, c'était confondre leur avenir.

 

Le comte, lui, pendant ce temps, arpentait le salon de long en large.

C'était à ne pas le reconnaître, tant il était changé. Il y avait de l'effarement dans son fait, quelque chose de l'effroi d'un paralytique, dont les béquilles tout à coup se briseraient.

Se rendait-il compte de l'immensité de la perte qu'il avait faite? Vaniteux comme il l'était, c'est moins que probable.

– Je reprendrai le dessus dès que je me remettrai aux affaires, disait-il.

Pour son malheur, il s'y remit, et à une époque où elles devenaient difficiles et où il devait avoir à résoudre les plus graves questions.

Deux ou trois fautes absurdes, ridicules, impardonnables, le perdirent à tout jamais. Sa situation politique s'écroula, c'en fut fait de son influence.

Cependant son passé demeura intact. La vérité, nul ne la soupçonna. L'affaiblissement si rapide de ses facultés, ou l'attribua uniquement au chagrin qu'il ressentait de la mort de la comtesse.

– Qui eût cru qu'il l'aimait tant que cela, dit-on.

Mlle Henriette fut trompée comme les autres, plus que les autres.

Mais loin de diminuer, son respect et son admiration pour son père augmentèrent. Elle le chérit davantage en voyant ce qu'elle prenait pour l'effet d'une incurable douleur.

Il était fort affecté en effet, mais uniquement de sa chute. D'où venait-elle? Il avait beau se mettre l'esprit à la torture, il n'en apercevait aucune cause raisonnable.

– C'est à n'y rien comprendre, répétait-il sans cesse.

Et il parlait de complot organisé, de coalition de ses ennemis, déplorant la noire ingratitude des hommes et leur versatilité.

Dans les commencements, il avait songé à se retirer en Anjou. Mais, peu à peu, les jours succédant aux jours, et aux semaines les mois, les blessures de sa vanité se cicatrisèrent, il oublia et prit d'autres habitudes.

On le vit plus assidu à son cercle, il monta souvent à cheval, il fréquenta les théâtres et dîna de temps à autre dehors.

Mlle Henriette s'en réjouissait, la santé de son père lui ayant, à un moment, donné de sérieuses inquiétudes.

Mais son étonnement fut immense, quand elle le vit quitter ses vêtements habituels, un peu sévères comme il convenait à son âge, pour adopter les modes excentriques, des pantalons très-clairs et des vestons à longs poils.

Quelques jours plus tard, ce fut bien pis.

Un matin, quand M. de la Ville-Handry entra dans la salle à manger pour déjeuner, il avait, lui tout blanc la veille, la barbe et les cheveux du plus beau noir.

Mlle Henriette ne put retenir un cri de surprise.

Alors, lui, souriant, mais avec un visible embarras:

– C'est un essai, dit-il, que mon valet de chambre m'a persuadé de faire, il prétend que cela va mieux à mon teint et me rajeunit.

Evidemment quelque chose d'étrange était survenu dans l'existence de M. de la Ville-Handry. Mais quoi?

Si elle ne savait rien de la vie, si elle était l'innocence même, Mlle Henriette était femme, c'est-à-dire servie par un instinct supérieur à toutes les expériences. Réfléchissant, elle croyait bien deviner.

Le comte se préoccupait de ce qui lui seyait le mieux, il s'efforçait de se rajeunir, il cherchait à plaire, donc une femme devait se trouver au fond de ce mystère.

Attristée plutôt qu'inquiète, la jeune fille, après trois jours d'hésitations, finit par se confier à Daniel.

Mais aux premiers mots qu'elle prononça, il l'interrompit, et devenu plus rouge qu'elle:

– Ne prenez nul souci de cela, mademoiselle, dit-il, et quoi que fasse monsieur votre père, n'y prenez point garde.

Le conseil était plus facile à donner qu'à suivre, les habitudes du comte devenant de plus en plus excentriques.

Insensiblement il avait éloigné ses anciens amis et ceux de la comtesse, et il remplaçait cette société d'élite par un monde singulier et fort mélangé.

C'étaient maintenant des jeunes gens, qui arrivaient le matin à cheval, en tenue plus que négligée, qui montaient les escaliers le cigare aux dents et à qui on servait des liqueurs et de l'absinthe.

Dans l'après-midi, des messieurs venaient, à mine vulgaire et arrogante, à gros favoris, portant à leur gilet des chaînes énormes, qui gesticulaient haut et fort et tutoyaient les valets de pied. Ils s'enfermaient avec le comte et le tapage de leurs disputes emplissait toute la maison.

Quelles graves questions s'agitaient si bruyamment? Ce fut M. de la Ville-Handry lui-même qui l'apprit à sa fille.

Trahi par la politique, il allait se lancer, lui annonça-t-il, dans les grandes affaires, et tout en rendant à l'industrie des services immenses, il était sûr de réaliser d'énormes bénéfices.

Des bénéfices… à quoi bon! Tant de son chef que de celui de sa femme, le comte réunissait cent mille écus de rentes. N'était-ce donc pas assez de cette fortune si considérable pour un homme de soixante-cinq ans et une jeune fille qui ne dépensait pas pour sa toilette trois cents louis par an?

Timidement, car elle craignait de blesser son père, Mlle Henriette osa risquer une objection.

Mais lui, après avoir ri du meilleur cœur, et tapant doucement sur la joue de sa fille:

– Nous voulons donc régenter notre père, dit-il.

Puis sérieusement:

– Suis-je donc si vieux, mademoiselle, que je doive prendre mes invalides… Seriez-vous de l'avis de mes ennemis?..

– Oh! cher père…

– Eh bien! mon enfant, sache qu'un homme tel que moi ne saurait, sans en mourir, se condamner à l'inaction… Je me moque des bénéfices; ce que je cherche, c'est l'emploi de mon énergie et de mes facultés.

Cette réponse si raisonnable rassura Mlle Henriette et aussi Daniel. L'un comme l'autre ils tenaient de la comtesse une foi entière au génie de M. de la Ville-Handry. Selon eux, il suffisait qu'il entreprît une chose pour qu'elle réussît.

Et de plus, à part lui, Daniel songeait que la préoccupation des affaires détournerait le comte de ses velléités de jeune homme.

Non, rien ne pouvait l'en distraire, et de plus en plus il tournait à l'adolescent, au jeune fat. Il se coiffait sur le côté d'un petit chapeau plat, se cambrait dans des jaquettes étroites à larges revers et ne sortait jamais sans une rose ou un camélia à la boutonnière. Se teindre ne lui suffisant plus, il se fardait, et on eût pu le suivre à la trace dans la rue tant il s'imbibait d'odeurs.

Souvent on le voyait des heures entières immobile dans son fauteuil, les yeux au plafond, les sourcils froncés, absorbé par l'effort de sa réflexion. L'appelait-on, il sursautait comme un malfaiteur pris en flagrant délit. Lui qui jadis tirait vanité de son magnifique appétit, – une ressemblance avec Louis XIV, – il ne mangeait presque plus. Et sans cesse il se plaignait d'étouffements, de palpitations de cœur.

A plusieurs reprises, sa fille le surprit les yeux pleins de larmes – de grosses larmes, qui traversant sa barbe teinte se teignaient et tombaient comme des gouttes d'encre sur le devant de sa chemise.

Puis, tout à coup, à ces séances de tristesse, des accès de joie folle succédaient, il se frottait les mains à s'enlever l'épiderme, il chantonnait, il dansait presque…

D'autres fois, un commissionnaire, presque toujours le même, arrivait avec une lettre… Le comte la lui arrachait des mains, lui jetait un louis, et courait s'enfermer dans son cabinet…

– Mon pauvre père!.. disait à Daniel Mlle Henriette, il y a des instants où je crains pour sa raison.

Enfin, un soir, après le dîner, où il avait bu plus que de coutume, peut-être pour se donner du courage, le comte attira sa fille sur ses genoux, et de sa voix la plus douce:

– Avoue, chère enfant, commença-t-il, qu'en toi-même, au fond de ton petit cœur, tu m'as plus d'une fois accusé d'être un mauvais père… J'ai l'air de t'abandonner, je te laisse seule dans cet immense hôtel où tu dois t'ennuyer à périr…

Le reproche eût été fondé. Mlle Henriette était plus livrée à elle-même que la fille de l'ouvrier que le travail enchaîne tout le jour à son atelier.

L'ouvrier, du moins, promène quelquefois sa fille le dimanche.

– Je ne m'ennuie jamais, cher père, répondit Mlle Henriette.

– Bien vrai?.. Tu as donc de graves occupations?