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– Certainement. D'abord, je surveille ta maison; je fais de mon mieux pour te la rendre douce et agréable… Je brode, je couds, j'étudie… Dans l'après-midi, j'ai ma maîtresse d'anglais et mon professeur de piano… Le soir, je lis…

Le comte souriait, mais d'un sourire forcé.

– N'importe, interrompit-il, cette existence solitaire ne saurait durer… Il faut à une jeune fille de ton âge les conseils, l'affection, les soins d'une femme tendre et dévouée… Aussi, ai-je songé à te donner une seconde mère…

Brusquement, Mlle Henriette retira son bras passé autour du cou de son père, et se dressant sur ses pieds:

– Vous songez à vous remarier! s'écria-t-elle.

Il détourna la tête, hésita et finit par répondre:

– Oui.

La stupeur, l'indignation, une douleur atroce, coupèrent d'abord la parole à la jeune fille; mais bientôt, faisant un effort:

– Est-ce bien vous qui me parlez ainsi, mon père!.. prononça-t-elle d'une voix profonde. Quoi! vous voudriez amener une femme dans cette maison où palpite encore celle qui n'est plus!.. Vous la feriez asseoir à cette place qui était la sienne, dans ce fauteuil qui fut le sien, les pieds sur ce coussin brodé par elle!.. Peut-être même me demanderiez-vous de l'appeler ma mère… Oh! non, n'est-ce pas, vous ne commettrez jamais une telle profanation…

Pitoyable était le trouble de M. de la Ville-Handry. Et cependant, si elle eût été moins émue, Mlle Henriette eût lu dans ses yeux une inflexible résolution.

– Ce que je ferais serait dans ton intérêt, chère fille, balbutia-t-il… Je suis vieux, je puis mourir, nous n'avons pas de parents, que deviendrais-tu sans un ami…

Elle devint cramoisie de honte, et tout hésitante:

– Mais, mon père, M. Daniel Champcey…

– Eh bien!

La joie de la ruse près de réussir brillait dans l'œil du comte.

– Il me semblait, poursuivit la pauvre jeune fille… je croyais… ma bonne mère m'avait dit… enfin, du moment où vous recevez M. Daniel ici…

– Tu t'imaginais que je l'avais choisi pour gendre?..

Elle ne répondit pas.

– C'était, en effet, une idée de ta mère… elle en avait comme cela de singulières, contre lesquelles ce n'était pas trop de toute ma fermeté… C'est un triste mari, mon enfant, qu'un marin, qu'une signature du ministre sépare de sa femme pour des années.

Mlle Henriette continua de garder le silence. Elle comprenait quel marché lui proposait son père et l'indignation l'étouffait.

Lui, qui estimait en avoir assez fait pour une fois, se leva et sortit en disant:

– Consulte-toi, mon enfant, de mon côté, je réfléchirai.

Que faire, que résoudre?.. Entre cent partis contradictoires, lequel choisir?..

Restée seule, la jeune fille prit une plume, et pour la première fois écrivit à Daniel:

«Il faut que je vous parle à l'instant… Je vous en prie, venez…

«HENRIETTE.»

Et ayant remis ce billet à un domestique, avec l'ordre de le porter immédiatement, fiévreuse, palpitante, l'oreille au guet, comptant les secondes, elle attendit…

Daniel Champcey occupait, rue de l'Université, un petit appartement de trois pièces, dont les fenêtres ouvraient sur les jardins de l'hôtel Delahante, jardins ombreux, encombrés de fleurs et peuplés d'oiseaux.

Là il passait presque tout le temps que lui laissaient ses travaux du ministère de la marine.

Une promenade avec un ami, le plus souvent avec M. Maxime de Brévan, le théâtre, quand une pièce obtenait un grand succès, deux ou trois visites par semaine à l'hôtel de la Ville-Handry, étaient ses seules et bien innocentes distractions.

– Une vraie demoiselle pour la sagesse, ce marin-là, disait son portier.

C'est que s'il n'eût pas été éloigné par sa délicatesse native de ce qu'à Paris on nomme «le plaisir,» Daniel eût été retenu sur la pente par son grand et profond amour pour Mlle de la Ville-Handry.

Un amour noble et pur tel que le sien, reposant sur une confiance absolue, suffit à remplir la vie, car il enchante le présent et dore d'espérances radieuses les lointains horizons de l'avenir.

Mais plus il aimait Mlle Henriette, plus Daniel se croyait tenu de la mériter, de se montrer digne d'elle.

Ambitieux, il ne l'était pas. Il avait embrassé une profession qui lui plaisait, il possédait dix ou douze mille livres de rentes qui, ajoutées à son traitement, lui assuraient une modeste aisance; que souhaiter de plus? Pour lui, rien.

Mais Mlle Henriette portait un grand nom, elle était la fille d'un homme qui avait occupé une grande situation, enfin elle était très riche, et la mariât-on avec ses seuls biens propres, elle aurait encore sept ou huit cent mille francs de dot.

Eh bien! Daniel ne voulait pas que le jour béni où elle lui accorderait sa main, Mlle de la Ville-Handry eût rien à regretter ou à désirer.

De là un labeur obstiné, incessant, une volonté chaque matin plus forte que la veille de conquérir un de ces noms célèbres qui écrasent les plus vieux parchemins, une de ces positions qui, à l'amour d'une femme pour son mari, ajoutent la fierté.

Or le moment était propice à son ambition, au lendemain de la transformation de notre flotte, pendant que la marine militaire en est encore aux tâtonnements et aux expériences, attendant, ce semble, la main d'un homme de génie.

Pourquoi ne serait-il pas cet homme? Soutenu par la pensée d'Henriette, il n'apercevait rien d'impossible, il n'imaginait pas d'obstacle qu'il ne pût surmonter.

– Vous voyez ce b… là, avec son petit air calme, disait le vieil amiral Penhoël à ses jeunes officiers, eh bien! il vous damera le pion à tous…

Donc, ainsi que d'ordinaire, Daniel était enfermé dans son cabinet, achevant un travail que lui avait demandé le ministre, lorsque le valet de pied de l'hôtel de la Ville-Handry lui remit la lettre de Mlle Henriette.

D'un geste fiévreux, il rompit le cachet, et ayant lu d'un coup d'œil les deux lignes de la lettre, il devint fort pâle.

Pour que Mlle Henriette, toujours si réservée, hasardât cette démarche de lui écrire, pour qu'elle lui écrivît ces deux phrases si pressantes en leur brièveté, il fallait quelque événement extraordinaire.

– Est-il donc arrivé un malheur à l'hôtel? demanda-t-il au domestique.

– Non, monsieur, pas que je sache.

– M. le comte n'est pas malade?

– Non, monsieur.

– Et Mademoiselle?

– Mademoiselle est en parfaite santé.

Daniel respira.

– Courez prévenir mademoiselle que je vous suis, dit-il au domestique, et courez vite, si vous ne voulez pas que je sois arrivé avant vous.

Le valet sorti, Daniel, en un tour de main, fut habillé et s'élança dehors.

Et tout en remontant d'un pas rapide la rue de Varennes:

– Je me serai alarmé trop tôt, pensait-il, essayant de résister à l'obsession des plus noirs pressentiments, elle a peut-être simplement quelque commission à me donner…

Non, ce n'était pas cela, il le comprit bien quand, introduit au salon, il aperçut Mlle Henriette assise près de la cheminée, plus blanche que sa collerette, les yeux rougis et gonflés par les larmes.

– Qu'avez-vous, s'écria-t-il, sans attendre seulement que la porte fût refermée, que vous est-il arrivé?..

– Une chose terrible, M. Daniel.

– Parlez… vous me faites peur.

– Mon père veut se remarier.

D'abord Daniel fut abasourdi. Puis, se rappelant soudain toutes les circonstances de la métamorphose du comte:

– Oh! fit-il sur trois tons différents, oh! oh! cela explique tout…

Mais Mlle Henriette lui coupa la parole, et, dominant son émotion, d'une voix brève, elle lui rapporta textuellement la conversation du comte de la Ville-Handry.

Dès qu'elle eut terminé:

– Vous avez deviné juste, mademoiselle, prononça Daniel; c'est bien un marché que M. votre père vous propose.

– Ah! c'est affreux!..

– Il a voulu bien vous faire entendre que de votre consentement à son mariage dépend son consentement…

Stupéfait de ce qu'il allait dire, il s'arrêta court, et ce fut la jeune fille qui ajouta:

– Au nôtre, n'est-ce pas? dit-elle hardiment, M. Daniel, au nôtre. Oui, voilà ce que j'avais compris, voilà pourquoi je vous demande un conseil.

Malheureux!.. c'était lui demander de dicter sa destinée.

– Je crois que vous devez consentir, balbutia-t-il.

Vibrante d'indignation, elle se dressa:

– Jamais! s'écria-t-elle, jamais!

Sous ce coup terrible, Daniel chancela… Jamais!.. Il vit toutes les espérances de sa vie anéanties, son bonheur détruit, Henriette perdue pour lui…

Mais l'imminence même du péril lui eut bientôt rendu son énergie: il se roidit contre la douleur, et d'une voix presque calme:

– Je vous en conjure, reprit-il, laissez-moi vous expliquer le conseil que je vous donne… Croyez-moi: ce n'est pas un consentement que désire votre père; vous ne sauriez vous passer du sien, pour vous marier, lui n'a pas besoin du vôtre. Il n'y a pas d'article de loi qui autorise les enfants à s'opposer aux… folies de leurs parents. Ce que veut M. de la Ville-Handry, c'est votre approbation tacite, la certitude d'un accueil honorable pour sa seconde femme… Si vous refusez, il passera outre, sans souci de vos répugnances…

– Oh!..

– Ce n'est que trop sûr, hélas! S'il vous a parlé de ses projets, c'est qu'ils sont irrévocables. Le seul résultat de vos résistances sera notre séparation. Lui vous pardonnerait peut-être encore, mais elle!.. Espérez-vous qu'elle n'abusera pas contre vous de son ascendant sur votre père?.. Qui peut prévoir à quelles extrémités se porteront ses rancunes!.. Et ce doit être une femme dangereuse, Henriette, capable de tout…

– Pourquoi?

Il eut une seconde d'indécision, n'osant dire toute sa pensée, puis enfin, lentement, et comme s'il eût été obligé de chercher ses mots:

 

– Parce que, répondit-il, ce mariage ne peut être qu'une spéculation effrontée… Votre père est immensément riche, c'est à sa fortune qu'on en veut…

Si plausibles étaient toutes les raisons de Daniel, il plaidait sa cause avec tant d'ardeur, que les résolutions de Mlle Henriette chancelaient évidemment.

– Ainsi, murmura-t-elle, vous voulez que je cède?

– Je vous en conjure.

Elle hocha tristement la tête, et d'une voix défaillante:

– Qu'il soit donc fait selon votre volonté, M. Daniel, dit-elle… Je ne m'opposerai pas à cette profanation… Mais rappelez-vous que ma faiblesse ne nous portera pas bonheur…

Dix heures sonnaient; elle se leva, et tendant la main au jeune homme:

– A demain soir, dit-elle; je saurai et je vous dirai le nom de la femme que mon père épouse, car je le lui demanderai.

Elle n'en eut pas besoin.

Le premier mot du comte, quand il aperçut sa fille le lendemain, fut:

– Eh bien!.. as-tu réfléchi?

Elle arrêta sur lui un regard qui le força de détourner la tête, et d'un air résigné:

– Vous êtes le maître, mon père, répondit-elle… Vous dire que je ne souffrirai pas cruellement de voir entrer dans cette maison une étrangère serait mentir… Mais je serai pour elle respectueuse comme il convient…

Ah! le comte ne s'attendait pas à un si heureux dénouement.

– Ne dis pas respectueuse, s'écria-t-il, dis tendre, prévenante et dévouée… Ah! si tu la connaissais, un ange, mon Henriette, un ange!

– Et quel âge a-t-elle?

– Vingt-cinq ans.

Au mouvement de sa fille, le comte vit bien qu'elle trouvait la future épouse trop jeune, aussi s'empressa-t-il d'ajouter:

– Ta mère avait deux ans de moins quand je l'épousai.

C'était vrai, seulement il oubliait qu'il y avait vingt ans de cela.

– Du reste, poursuivit-il, tu la verras, je lui demanderai la permission de te la présenter… Elle est étrangère, d'une excellente famille, riche, adorablement spirituelle et jolie, et s'appelle Sarah Brandon…

Le soir, quand Mlle Henriette répéta ce nom à Daniel, il se frappa le front d'un geste désespéré, en s'écriant:

– Grand Dieu! si M. de Brévan n'a pas été trompé, c'est pis que tout ce que nous pouvions craindre ou imaginer!..

IV

A voir le foudroyant effet de ce nom seul: Sarah Brandon, Mlle de la Ville-Handry avait senti tout son sang se glacer dans ses veines.

Pour qu'un homme tel que Daniel fût ainsi bouleversé, il fallait, elle le comprenait bien, quelque événement énorme, inouï, impossible…

– Vous connaissez cette femme, Daniel? s'écria-t-elle.

Mais lui, déjà, se reprochait son peu de sang-froid, songeant aux moyens d'atténuer son imprudence.

– Je vous jure, commença-t-il…

– Oh! ne jurez pas. Vous la connaissez…

– En aucune façon.

– Cependant…

– Il est vrai que j'en ai ouï parler, autrefois, il y a fort longtemps…

– Par qui?..

– Par un de mes amis, Maxime de Brévan, un brave et digne garçon.

– Quelle sorte de femme est-ce?

– Mon Dieu! je ne saurais trop vous le dire… Maxime m'en avait parlé fort en l'air, et je ne me doutais pas qu'un jour… Si je me suis exclamé si sottement tout à l'heure, c'est que je me suis souvenu de certaine histoire assez… fâcheuse, dont Maxime la disait l'héroïne, de sorte que…

Il avait ce ridicule de ne savoir mentir, cet honnête homme, de sorte qu'il s'empêtrait dans ses phrases, détournant la tête pour éviter le regard de Mlle Henriette.

Elle l'interrompit, et d'un ton de reproche:

– Me jugez-vous donc si faible, prononça-t-elle, qu'il faille me dissimuler la vérité…

Il ne répondit pas tout d'abord. Etourdi de l'étrangeté de la situation, il cherchait une issue et n'en découvrait pas.

Enfin, prenant son parti:

– Souffrez que je me taise encore, mademoiselle, prononça-t-il. Je ne sais rien de précis, et c'est peut-être à tort que je vous ai si terriblement alarmée. Je parlerai dès que je serai fixé…

– Quand le serez-vous?

– Ce soir-même, si, comme je l'espère, je trouve Maxime de Brévan chez lui, demain matin si je le manque ce soir…

– Et si vos soupçons n'étaient que trop réels? si ce que vous redoutez tant et que j'ignore se trouvait vrai, que faudrait-il faire?..

Sans une seconde d'indécision, il se leva, et d'une voix profonde:

– Je ne vous dirai pas que je vous aime, Henriette, prononça-t-il… Je ne vous dirai pas que vous perdre, ce serait mourir, et qu'on ne tient pas à la vie dans ma famille… vous le savez, n'est-ce pas?.. Eh bien! malgré cela, si mes craintes sont fondées, et je tremble qu'elles ne le soient, je n'hésiterais pas à vous dire: Quoi qu'il doive en résulter, Henriette, au risque même d'être séparés, à tout prix, par tous les moyens en notre pouvoir, nous devons lutter pour empêcher le mariage du comte de la Ville-Handry et de Sarah Brandon!..

Au milieu de tant de tortures, une joie immense inonda l'âme de la pauvre jeune fille.

Ah! il était digne d'être aimé, celui-là que son cœur, librement, avait choisi entre tous, cet homme qui lui donnait cette étonnante preuve d'amour.

Elle lui tendit la main, et les yeux brillants d'enthousiasme et d'attendrissement:

– Et moi, s'écria-t-elle, par la mémoire de ma sainte mère, je jure que quoi qu'il advienne, et dût-on employer les dernières violences morales, jamais je ne serai à un autre qu'à vous.

Daniel avait saisi cette main qui lui était tendue, et longtemps il la tint pressée contre ses lèvres… jusqu'à ce qu'enfin la voix de la raison l'arrachant à son extase:

– Il faut que je vous quitte, Henriette, dit-il, si je veux rencontrer Maxime.

Et il s'éloigna d'un pas fiévreux, la tête perdue, désespéré, fou… Son bonheur et sa vie étaient en jeu et, sans qu'il y pût rien, un mot allait faire sa destinée.

Un fiacre passait, vide; il l'arrêta et s'y jeta, en criant au cocher:

– Surtout, marchons… Je paye la course cent sous… 62, rue Laffitte.

Là demeurait M. Maxime de Brévan.

C'était un garçon de trente à trente-cinq ans, remarquablement bien de sa personne, blond, portant toute sa barbe, à l'œil intelligent et à la physionomie sympathique.

Lancé autant qu'on peut l'être dans le monde de la «haute vie,» parmi les gens dont le plaisir est l'unique affaire, M. de Brévan était aimé.

On le disait de relations très-sûres, prompt à rendre un service dès qu'il le pouvait, bon convive et toujours prêt, si un de ses amis se battait en duel, à lui servir de témoin.

Enfin, jamais médisance ni calomnie n'avaient effleuré sa réputation.

Et cependant, bien loin de suivre le précepte du sage, qui conseille de cacher sa vie, M. de Brévan semblait prendre à tâche d'afficher la sienne.

On eût dit parfois qu'il s'occupait de bien établir un alibi, tant il entretenait les gens de ses affaires jusqu'en leurs menus détails.

Chacun savait, d'après lui, que les Brévan étaient originaires du Maine, et qu'il était le dernier, l'unique représentant de cette grande famille.

Ce n'est point qu'il tirât vanité de son origine, il avouait très-franchement que des splendeurs de ses aïeux, il ne lui restait pas grand chose… à peine l'aisance.

Mais quel était le chiffre de cette aisance, voilà ce qu'il ne disait pas. Avait-il quinze, vingt ou trente mille livres de rentes? ses plus intimes l'ignoraient.

Ce qui est sûr, c'est qu'il avait résolu à son honneur et gloire ce difficile problème de garder son indépendance et sa dignité tout en vivant, lui relativement pauvre, avec les jeunes gens les plus riches de Paris.

Il occupait, rue Laffitte, un modeste appartement de cent louis et n'avait pour le servir qu'un seul domestique. Sa voiture, il la louait au mois.

Comment Daniel était-il devenu l'ami de M. de Brévan?.. De la façon la plus simple du monde.

Ils avaient été présentés l'un à l'autre, à un bal du ministère de la marine, par un lieutenant de vaisseau, leur ami commun.

Ils s'étaient retirés ensemble, vers une heure du matin, par un beau clair de lune, et comme le temps était fort doux et le pavé sec, ils avaient fumé un cigare en arpentant le bitume de la place de la Concorde.

Maxime avait-il réellement ressenti pour Daniel la sympathie qu'il disait? Peut-être. En tout cas, Daniel avait été séduit par les côtés excentriques de Maxime, s'émerveillant de l'entendre parler avec un stoïcisme tout à fait plaisant de sa misère dorée.

Ils s'étaient revus, puis peu à peu ils avaient pris l'habitude l'un de l'autre…

M. de Brévan était en train de s'habiller pour rejoindre des amis à l'Opéra, lorsque Daniel se présenta chez lui.

Comme toujours, il eut, en l'apercevant, une exclamation de plaisir.

– Quoi! vous, s'écria-t-il, l'austère travailleur de la rive gauche, dans ce quartier mondain, à cette heure… Quel bon vent vous amène?

Puis, soudain, remarquant la physionomie bouleversée de Daniel:

– Mais, qu'est-ce que je dis donc là, reprit-il, vous avez une mine de déterré!.. Que vous arrive-t-il?..

– Un grand malheur, peut-être, répondit Daniel.

– A vous!.. Est-ce possible!..

– Et je viens vous demander un service.

– Ah! vous savez bien que je suis tout à vous.

Cela, en effet, Daniel le croyait.

– Je vous remercie d'avance, mon cher Maxime, mais je ne voudrais pas vous trop déranger… Ce que j'ai à vous dire sera long et vous alliez sortir…

Mais, d'un geste cordial, M. de Brévan l'interrompit.

– Je ne sortais que par désœuvrement, fit-il, parole d'honneur!.. Ainsi, asseyez-vous, et causons…

Frappé d'une sorte de vertige, incapable de rien discerner, sinon que Henriette pouvait être perdue pour lui, Daniel était accouru chez son ami, sans songer à ce qu'il lui dirait.

Au moment de s'expliquer, il demeura interdit.

Il venait de réfléchir que le secret de M. de la Ville-Handry n'était pas le sien et que la loyauté lui commandait de le taire, s'il était possible, encore qu'il se crût sûr de l'absolue discrétion de Maxime de Brévan.

Au lieu donc de répondre, il se mit à arpenter la chambre, cherchant en vain quelque fable plausible, en proie à la plus extraordinaire agitation.

A ce point que, par le temps qui court de désordres cérébraux, Maxime, inquiet, se demandait si son ami ne devenait pas fou…

Non, car Daniel, tout à coup se planta devant lui, et d'une voix brève:

– Avant tout, Maxime, commença-t-il, jurez-moi que jamais, en aucun cas, un seul mot de ce que je vais vous confier ne sortira de votre bouche.

Prodigieusement intrigué, M. de Brévan leva la main en disant:

– Je vous le jure sur l'honneur.

Ce serment parut rassurer Daniel… Et se croyant suffisamment maître de soi:

– Il y a quelques mois de cela, mon cher ami, reprit-il, un soir, je vous ai entendu raconter une histoire horriblement scandaleuse, dont l'héroïne était une certaine Mme Sarah Brandon.

– Miss, s'il vous plaît, et non pas madame…

– Soit… cela importe peu. Vous la connaissez?

– Ma foi! oui, comme tout le monde…

Ce qu'il y eut de fatuité discrète dans cette réponse, Daniel ne le remarqua pas.

– Cela doit suffire, continua-t-il. Et maintenant, Maxime, au nom de votre amitié, je vous adjure de me dire franchement ce que vous savez: Quelle femme est-ce que cette miss Brandon?..

Sa contenance, son accent trahissaient si manifestement une anxiété poignante, que M. de Brévan en fut stupéfait.

– Eh! cher ami, fit-il, de quel air vous me dites cela!

– C'est que j'ai à connaître la vérité, un intérêt puissant, immense…

Illuminé d'une idée soudaine, M. de Brévan se frappa le front.

– J'y suis, s'écria-t-il, vous êtes amoureux de Sarah!

Ce détour, pour éviter de prononcer le nom de M. de la Ville-Handry, Daniel ne l'eût pas trouvé; mais du moment où on le lui offrait, il résolut d'en profiter.

– Admettez que cela soit, fit-il avec un soupir.

Maxime levait les bras au ciel.

– En ce cas, vous aviez raison, prononça-t-il d'un ton de conviction profonde, oui, mille fois raison, c'est peut-être un irréparable malheur qui vous arrive…

– C'est donc une femme bien redoutable?

L'autre haussa les épaules, comme si on eût exigé de lui la démonstration d'une chose évidente par elle-même, et simplement il répondit:

– Parbleu!..

Etait-il besoin que Daniel insistât, après cela!.. Cette seule exclamation ne levait-elle pas tous ses doutes?

Il insista, cependant.

– De grâce, expliquez-vous, Maxime, fit-il d'une voix sourde… Ne savez-vous pas que, vivant loin de votre monde, j'en ignore tout!..

 

Sérieux comme il ne l'avait jamais été encore, Maxime de Brévan se leva, et s'adossant à la cheminée:

– Que voulez-vous que je vous dise? prononça-t-il. Crier: Casse-cou! à un amoureux est un métier de dupe. Crier: gare! à qui ne veut pas se garer… à quoi bon! Aimez-vous, oui ou non, miss Sarah? Si oui… tout ce que je vous apprendrais sur son compte ne changerait rien. Supposez que je vous dise que cette Sarah est une créature indigne, une scélérate, une infâme faussaire, une misérable qui a déjà sur la conscience la mort de trois pauvres diables, follement épris comme vous. Supposez que je vous dise pis encore, et que je vous le prouve!.. Savez-vous ce qui arriverait?.. Vous me serreriez les mains avec effusion, vous me remercieriez, des larmes de reconnaissance aux yeux, vous me jureriez, dans la candeur de votre âme, que vous êtes à jamais guéri… et en sortant d'ici…

– Eh bien?..

– Vous iriez tout courant conter mes confidences à votre adorée et la conjurer de se disculper…

– Ah! permettez, je ne suis pas un de ces hommes…

Mais M. de Brévan peu à peu s'exaltait.

– Allez au diable!.. interrompit-il, vous êtes un homme comme tous les autres… La passion ne raisonne, ni ne calcule, et c'est ce qui la fait grande et terrible… Tant qu'on a seulement une lueur de raison au fond de la cervelle, on n'est pas véritablement amoureux… C'est comme cela… Et la volonté n'y peut rien, ni l'énergie, ni quoi que ce soit au monde. Ça est ou ça n'est pas. Il y a des gens qui gravement vous reprochent de n'être pas ce qu'ils étaient eux-mêmes amoureux et de sang-froid… turlututu! Ces gens-là me font l'effet d'une carafe frappée reprochant au champagne de faire sauter son bouchon… Sur quoi, tenez, mon cher, faites-moi le plaisir d'accepter ce cigare et sortons prendre l'air…

Etait-ce vrai, ce que disait là M. de Brévan?.. Est-il vrai qu'un grand amour anéantit jusqu'à la faculté de délibérer, de discerner le vrai du faux et le bien du mal? Il n'eût donc pas, lui, Daniel, aimé Henriette, puisqu'il risquait de la perdre pour obéir au devoir?

Oh! non, non, mille fois non… Ce n'est pas des pures et chastes amours que parlait M. de Brévan… Il parlait de ces passions malsaines qui tombent dans la vie comme la foudre, troublent les sens et égarent la raison, qui dévorent tout comme l'incendie et ne laissent après elles que désastres, hontes et remords…

Mais, pour cela même, Daniel frémissait en pensant à M. de la Ville-Handry engagé dans ce terrible engrenage d'une passion folle pour une créature indigne.

Il n'accepta donc pas le cigare que lui tendait Maxime.

– Un mot encore, de grâce, fit-il. Supposons mon libre arbitre perdu, je m'abandonne, que va-t-il donc m'arriver?..

M. de Brévan le regarda d'un air de commisération et dit:

– Peu de chose, seulement…

Et avec un geste d'un effrayant réalisme:

– C'est votre horoscope que vous demandez, fit-il d'un ton d'amer sarcasme… Soit. Qu'avez-vous de fortune?

– Deux cent cinquante mille francs environ.

– Parfait. En six mois ils seront fondus… Dans un an, vous serez criblé de dettes et réduit aux derniers expédients… Avant dix-huit mois, vous en serez aux faux…

– Maxime!..

– Ah! vous avez exigé la vérité, mon cher… Je passe à votre position. Elle est admirable. Votre avancement a été aussi rapide que mérité, vous êtes, tout le monde le dit, un des amiraux de l'avenir… D'aujourd'hui en six mois vous ne serez plus rien… Vous aurez donné votre démission si on ne vous a pas destitué…

– Permettez…

– Rien. Vous êtes un honnête homme et le plus digne d'estime que je sache… Après six mois de Sarah Brandon, vous serez tombé si bas dans votre estime que vous vous mettrez à l'absinthe… Voilà le tableau. Pas flatté, n'est-ce pas? Mais vous l'avez voulu. Et, cette fois, en route…

Cette fois, sa détermination était irrévocable, et Daniel vit bien que s'il ne changeait pas de tactique, il n'en obtiendrait plus un mot.

Le retenant donc au moment où il ouvrait la porte:

– Pardonnez-moi, Maxime, dit-il, une ruse fort innocente que vous-même m'avez suggérée… Sur mon honneur, ce n'est pas moi qui aime miss Sarah Brandon.

Sa surprise cloua net sur place M. de Brévan.

– Qui donc est-ce? interrogea-t-il.

– Un de mes amis.

– Son nom?

– En me permettant de ne pas vous le dire – aujourd'hui, du moins – vous doublerez le prix du service que je réclame de vous!..

L'accent de Daniel était si bien celui de la vérité, qu'il n'y avait pas à conserver l'ombre d'un doute.

Ce n'était pas lui qui s'était épris de miss Sarah Brandon.

Aussi, M. de Brévan ne douta-t-il pas… Mais il y avait du dépit et une nuance d'inquiétude, dans la façon dont il s'écria:

– Bravo, Daniel!.. Parlez-moi des gens naïfs pour jouer leur monde.

Ce fut d'ailleurs son seul reproche, et tandis que Daniel s'embarrassait dans des excuses, il revint tranquillement s'asseoir près du feu.

– Nous disons donc, reprit-il après un moment de silence, que c'est un de vos amis qui est ensorcelé?

– Oui.

– Et c'est… sérieux?

– Hélas! il ne parle de rien moins que d'épouser cette femme.

L'autre, dédaigneusement, haussa les épaules.

– Quant à cela, fit-il, rassurez-vous; Sarah ne consentira jamais…

– Erreur! L'idée de ce mariage ne peut venir que d'elle.

Cette fois, M. de Brévan dressa la tête, la stupeur sur le visage.

– Votre ami est donc bien riche!.. s'écria-t-il.

– Immensément.

– Il a donc un grand nom ou une grande situation?..

– Son nom est un des plus beaux, des plus anciens et des plus purs de l'Anjou.

– Et il est très-âgé, n'est-ce pas?

– Il a soixante-cinq ans.

D'un formidable coup de poing, M. de Brévan ébranla la tablette de la cheminée, en s'écriant:

– Ah!.. elle avait bien dit qu'elle réussirait!..

Et plus bas, tout bas, comme se parlant à lui-même, avec un indéfinissable accent, où il y avait de la haine et de l'admiration:

– Quelle femme! murmura-t-il, quelle femme!..

Très-ému lui-même, et l'esprit occupé de bien autre chose que d'observer, Daniel ne remarquait pas l'agitation de son ami.

– Maintenant, poursuivit-il, mon obsédante curiosité vous est expliquée. Pour empêcher le scandale et la honte d'un tel mariage, la… famille de mon vieil ami ferait tout au monde… Mais comment lutter contre une femme dont on ne sait ni les antécédents ni la vie…

– Oui, j'entends bien, marmottait M. de Brévan, j'entends…

La contraction de son visage trahissait un puissant effort de réflexion… Il demeura ainsi absorbé un bon moment, puis enfin se décidant:

– Non, je ne vois aucun moyen d'empêcher ce mariage, prononça-t-il, aucun…

– Cependant, d'après ce que vous m'avez dit…

– Quoi?

– De l'avidité de cette femme…

– Eh bien?

– Si on lui offrait, pour refuser, une somme considérable, quatre ou cinq cent mille francs?..

M. de Brévan éclata de rire, d'un rire qui sonnait faux.

– Vous lui offririez un million, qu'elle vous enverrait promener, dit-il… La croyez-vous donc si sotte de se contenter d'une fraction de la fortune, quand elle peut l'avoir tout entière, avec un beau nom par-dessus le marché, et une position!..

Daniel ouvrait la bouche pour présenter une objection, mais M. de Brévan, sortant de cette réserve railleuse qui lui était habituelle, s'animait comme s'il se fût agi d'une question à lui personnelle, et déjà poursuivait:

– C'est que vous m'avez mal compris, mon cher… Vous croyez miss Brandon une de ces vulgaires détrousseuses qui, effrontément et en plein soleil, prennent un pigeon, le plument vif et le jettent après, tout saignant, aux ricanements de la galerie…

– C'est d'après vous, Maxime…

– Eh bien! mon cher, détrompez-vous… miss Brandon…

Il s'arrêta court, et fixant sur Daniel un de ces regards comme les juges d'instruction en jettent aux prévenus:

– En vous apprenant le peu que je sais, Daniel, fit-il d'un ton presque menaçant, je vous donne la plus grande preuve de confiance qu'un homme peut donner à un autre. Je vous aime trop pour vous demander un serment de discrétion… Si jamais vous mêliez mon nom à cette affaire, si jamais vous laissiez soupçonner de qui vous tenez vos renseignements, vous auriez forfait à l'honneur…

Touché jusqu'au fond du cœur, Daniel saisit les mains de son ami, et les pressant d'une étreinte affectueuse:

– Ah! vous savez bien qu'on peut compter sur Daniel Champcey!.. s'écria-t-il.

M. de Brévan y comptait en effet, car il poursuivit:

– Miss Sarah Brandon est bien une de ces aventurières cosmopolites comme les cinq parties du monde nous en envoient depuis les progrès de la vapeur… Ni plus ni moins que les autres, elle est venue tendre à Paris son piége à imbéciles et à pièces de cent sous… Mais elle est d'une pâte plus fine et plus souple que les autres… Ses ambitions sont bien autrement élevées, et chez elle le génie de l'intrigue est à la hauteur de l'ambition… Elle veut la fortune à tout prix. Mais elle veut aussi les apparences de la considération…