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N'était-ce pas folie que de songer seulement à lui faire lâcher la proie magnifique prise dans ses filets, Dieu sait par quels moyens! qu'elle devait considérer comme sienne désormais, et dont par avance elle se délectait?

– Mon Dieu!.. murmurait Daniel, envoyez-moi une idée…

Mais l'idée ne venait pas, et c'est en vain qu'il mettait à la torture son esprit frappé de stérilité.

Arrivé chez lui, cependant, il se coucha comme d'ordinaire, mais la conscience de son malheur devait le tenir éveillé.

A neuf heures du matin, n'ayant pas fermé l'œil et brisé de cette fatigue atroce de l'insomnie, il allait se lever quand on sonna à la porte.

Il se jeta vivement à bas de son lit, s'habilla en deux temps et courut ouvrir.

C'était M. de Brévan qui venait chercher des nouvelles de la présentation de la veille, et dont le premier mot fut:

– Eh bien?

– Hélas! répondit Daniel, le plus sage serait de se résigner…

– Diable! vous êtes prompt à jeter le manche après la cognée…

– Que feriez-vous donc, vous, à ma place? Cette femme est belle à troubler la raison… le comte est fasciné.

Et avant que Maxime pût répliquer, simplement et brièvement, Daniel lui dit son amour pour Mlle de la Ville-Handry, quelles espérances on lui avait permis de concevoir, et comment avec ces espérances s'évanouissait le bonheur de sa vie…

– Car il n'est plus d'illusions possibles, Maxime, ajoutait-il avec l'accent du plus sombre découragement. Ce qui m'attend, je le prévois, je le sens, je le sais. Henriette, obstinément et quand même, fera tout pour empêcher le mariage de son père, et jusqu'au dernier moment elle luttera. Est-il de mon devoir de la soutenir? Oui. Réussirons-nous? Non. Mais nous nous serons fait une ennemie mortelle de miss Sarah. Et le lendemain du jour où, malgré nous, elle sera devenue la comtesse de la Ville-Handry, sa première pensée sera de se venger et de nous séparer à jamais, Henriette et moi.

Si peu accessible à l'émotion que dût être M. de Brévan, le désespoir de celui qu'il appelait son ami le troubla visiblement.

– Bref, mon pauvre Daniel, fit-il, vous en êtes à ce point où on ne sait plus ce qu'on fait. Raison de plus pour écouter les conseils d'un homme de sang-froid. Il faut vous faire présenter chez miss Sarah.

– Elle m'a invité…

– Bon, cela. N'hésitez pas, allez-y.

– Qu'y faire?

– Peu de chose… Vous ferez un doigt de cour à Sarah, vous serez aux petits soins pour mistress Brian, vous tenterez la conquête de l'honorable Thomas Elgin. Enfin, et surtout, vous écouterez de toutes vos oreilles, vous regarderez de tous vos yeux…

– J'avoue que je ne comprends pas bien.

– Quoi!.. Vous ne comprenez pas que la situation de ces audacieux aventuriers, si assurée qu'elle paraisse, ne tient peut-être qu'à un fil?.. Que faut-il pour le trancher, ce fil?.. Une occasion… Et quand on a tout à attendre et à espérer de l'occasion, on la guette…

Daniel ne semblait pas convaincu.

– Miss Sarah, ajouta-t-il, me parlera de son mariage.

– Assurément.

– Que répondrai-je?

– Rien… ni oui, ni non… vous sourirez, vous vous déroberez, vous gagnerez du temps…

Il fut interrompu par le portier de Daniel – c'était son domestique aussi – qui entrait, tenant une carte à la main.

– Monsieur, dit-il, c'est un monsieur qui est en bas dans une voiture, et qui m'envoie savoir s'il ne vous dérange pas…

– Le nom de ce monsieur?..

– Le comte de la Ville-Handry, voici sa carte.

– Vite, s'écria Daniel, vite, courez le prier de monter…

M. de Brévan s'était levé vivement, il avait déjà son chapeau sur la tête, et dès que le concierge fut sorti:

– Je file, dit-il à Daniel.

– Pourquoi?

– Parce qu'il ne faut pas que le comte me trouve ici… Vous seriez forcé de me présenter, il retiendrait peut-être mon nom et s'il apprenait à Sarah que je suis votre ami, tout serait fini…

Il sortait en effet, lorsqu'on entendit remuer la clef de la porte d'entrée.

– Le comte, fit-il, je suis pris.

Mais Daniel, ouvrant rapidement sa chambre, l'y poussa et referma la porte.

Il était temps, le comte entrait.

VI

M. de la Ville-Handry avait dû se lever matin. Bien qu'il ne fût pas encore dix heures, il resplendissait, fardé de frais qu'il était, teint et frisé à miracle. Or, toute cette toilette réparatrice ne pouvait pas être l'œuvre d'un moment.

– Ouf! fit-il en entrant, c'est haut chez vous, mon cher Daniel…

Etourdi! Il oubliait son rôle de jouvenceau. Mais il s'en aperçut, car vivement il ajouta:

– Ce n'est pas que je m'en plaigne, au moins!.. Quelques étages à grimper ne me font pas peur!..

Et en même temps, d'un air de complaisance, il tendait le jarret, comme pour en attester le ressort, la souplesse et la vigueur.

Déjà, cependant, plein de déférence pour le père de Mlle Henriette, Daniel lui avait avancé le meilleur fauteuil de son modeste logis.

Le comte s'assit, et d'un ton léger qui contrastait avec le très visible embarras de ses mouvements:

– Gageons, mon cher Daniel, commença-t-il, que vous êtes fort surpris et non moins intrigué de me voir chez vous!..

– Je l'avoue, monsieur, si vous aviez à me parler, vous n'aviez qu'à m'écrire, je me serais aussitôt empressé…

– De venir chez moi, n'est-ce pas?.. Inutile. La vérité est que je n'ai rien à vous dire. C'est un rendez-vous manqué qui vous vaut ma visite. Je devais rencontrer un de mes amis au Corps législatif, et il ne s'y est pas trouvé… Assez mécontent, je rentrais, lorsque, passant devant chez vous, je me suis dit: Si je montais surprendre mon marin! Je lui demanderais ce qu'il pense de certaine jeune dame à qui, hier soir, il a eu l'honneur d'être présenté…

C'était ou jamais l'occasion de suivre les prudents conseils de M. de Brévan, aussi Daniel, au lieu de répondre, se contenta-t-il de sourire le plus agréablement qu'il put…

Ce n'était pas assez pour le comte, aussi reprenant sa question:

– Voyons, insista-t-il, là, franchement, que pensez-vous de miss Sarah Brandon?..

– C'est une des plus belles personnes que j'aie vues de ma vie, monsieur…

Un éclair de joie et d'orgueil brilla dans les yeux de M. de la Ville-Handry.

– Dites la plus belle, s'écria-t-il, la plus merveilleusement et la plus idéalement belle!.. Et c'est là le moindre, le plus infime de ses mérites, M. Daniel Champcey… Parle-t-elle, aussitôt les charmes de son esprit effacent les séductions de sa beauté… Et dès qu'on la connaît, on oublie sa beauté et son esprit pour n'admirer plus que sa simplicité enjouée, sa candeur naïve et les trésors de son âme chaste et pure…

La foi, l'ardente foi, exclusive, absolue, idiote, donnait à sa face grimée l'expression de l'extase.

– Et penser, murmura-t-il, que c'est le hasard qui m'a placé sur le chemin de cet ange!..

Un soubresaut de Daniel, si marqué qu'il le surprit, l'inquiéta sans doute, car il reprit, appuyant sur le mot:

– Oui, le hasard seul… et je puis vous en faire juge.

Il se tassa sur son fauteuil, en homme qui va parler longtemps, et de ce ton d'emphase qu'il devait à la surprenante opinion qu'il avait de lui-même, il continua:

– Vous savez, mon cher, combien je fus affecté de la mort de la comtesse de la Ville-Handry…

Assurément, ce n'était pas la compagne que devait souhaiter un homme politique de ma valeur… Elle était de celles dont la capacité, à grand peine, se hausse à connaître un pourpoint d'avec un haut de chausse… Mais c'était une bonne femme, attentive, discrète et soumise, ménagère de mes deniers, en sachant néanmoins me faire honneur par la tenue parfaite de notre maison…

Ainsi, en toute sincérité, le comte parlait de celle dont il avait été la création, et qui, seize années durant, avait galvanisé sa nullité.

– Bref, poursuivit-il, la perte de ma femme bouleversa mes habitudes au point de me dégoûter des travaux qui avaient été ma passion, et je me mis à chercher des distractions en dehors…

Devenu un des membres assidus de mon cercle, j'y rencontrai sir Elgin, et sans nous lier, nous en arrivâmes à échanger quelques paroles et à l'occasion un cigare.

Ecuyer consommé, sir Thomas Elgin montait à cheval tous les jours de très-bonne heure, et comme les médecins, m'avaient recommandé cet exercice, que j'aime, comme tous ceux où l'on excelle, nous nous rencontrions assez souvent au Bois… Nous nous souhaitions le bonjour, et parfois nous faisions côte à côte un temps de galop.

Si je suis peu liant, sir Thomas l'est moins encore, et notre connaissance ne semblait pas devoir aller jamais plus loin, quand un accident nous rapprocha.

Un matin, après une assez longue course, nous rentrions au pas, lorsque la jument de sir Thomas, une bête fort difficile, fit un si brusque et si prodigieux écart qu'il fut désarçonné.

Lestement, je mis pied à terre pour l'aider à se relever… pas moyen. Et cependant, vous savez si ces diables d'Américains sont durs au mal. Mais il avait, nous le sûmes plus tard, un genou déboîté et une cheville fracturée.

L'endroit était désert, et je commençais à me sentir fort embarrassé, quand par bonheur deux soldats passèrent.

Je les appelai, et confiant à l'un nos chevaux, j'envoyai l'autre chercher un fiacre à la station la plus voisine.

Le fiacre venu, nous y installâmes le blessé de notre mieux, et je grimpai sur le siége pour le conduire à l'adresse qu'il m'avait indiquée, chez lui, rue du Cirque.

Une fois là, je sonne, et je commande aux domestiques de descendre.

Non sans peine ils tirent leur maître de la voiture, et les voilà le montant à travers les escaliers, lui geignant faiblement, tant il souffrait.

Je montais devant, et j'arrivais au premier étage, quand une porte brusquement s'ouvrit devant moi, et une jeune fille parut.

 

Elle était à sa toilette, lorsque le tapage que nous faisions l'avait épouvantée, et elle accourait voir… Elle n'avait pris que le temps bien juste de jeter un peignoir sur ses épaules, et ses cheveux en désordre s'échappaient à demi d'une sorte de coiffe de nuit…

Apercevant son parent aux mains des valets, elle le crut dangereusement blessé, mort peut-être… Elle devint plus pâle qu'une morte, et poussant un grand cri, elle chancela…

Elle serait tombée de son haut dans l'escalier, la tête la première, si je ne l'avais pas reçue entre mes bras.

Elle était évanouie. Et je la tins ainsi, renversée contre mon épaule, si près que j'étais pénétré de la moiteur de son corps souple et charmant, si près que je sentais les battements de son cœur contre le mien. Sa coiffe s'était dénouée, et ses cheveux s'éparpillant m'enveloppaient de leurs flots dorés et traînaient jusqu'à terre…

Mais tout cela ne dura pas dix secondes…

Revenant à elle et se voyant dans les bras d'un inconnu, toutes ses pudeurs se révoltèrent, elle se redressa, et m'échappant, elle disparut dans l'appartement…

Au seul souvenir de cette scène, M. de la Ville-Handry haletait et on le voyait blêmir sous son fard.

Du reste, il ne chercha pas à dissimuler son trouble.

– Je suis un vieux diable, reprit-il, et de vous à moi, mon cher Daniel, j'avouerai que les femmes… eh! eh!.. ne m'ont pas été… comment dirai-je? cruelles… Même, je me flattais d'avoir épuisé toutes les émotions qu'elles peuvent donner.

Eh bien! non. De ma vie, entendez-vous, je n'ai été remué par une sensation aussi poignante que celle qui m'étreignait pendant que je soutenais miss Sarah…

Tout en parlant, il avait tiré son mouchoir, plus odorant qu'un sachet, et il s'en tamponnait le front, doucement, par exemple, et avec des précautions infinies, pour ne point gâter l'œuvre savante de son valet de chambre.

– Vous connaîtrez miss Sarah, Daniel, poursuivit-il, bientôt. Quand on l'a vue, on veut la revoir… Heureusement, j'avais un prétexte pour me présenter chez elle, et dès le lendemain je sonnais à sa porte, demandant des nouvelles de sir Thomas Elgin. On me conduisit à l'appartement de ce digne gentleman, et je le trouvai étendu sur une chaise longue, les jambes emmaillotées… Près de lui lisait une respectable dame à laquelle il me présenta, et qui n'était autre que mistress Brian.

Ils m'accueillirent fort bien, non sans une certaine réserve, cependant, que je discernais sous leur politesse, mais j'eus beau prolonger ma visite au-delà des convenances, miss Sarah ne parut pas…

Je ne l'aperçus pas davantage, lorsque je revins, à diverses reprises, m'informer de blessé, et véritablement, à la fin, je n'étais pas éloigné de croire à un parti pris…

Ma foi, oui!.. j'y croyais presque, lorsqu'un jour, sir Tom allant mieux, manifesta le désir d'essayer quelques pas à pied aux Champs Elysées.

Je lui offris mon bras, il voulut bien le prendre, et au retour il me pria d'accepter sans façon le dîner de la famille…

Si poignant que fût pour Daniel l'intérêt de ces confidences étranges, depuis un moment il ne prêtait plus à M. de la Ville-Handry qu'une oreille distraite.

Un bruit singulier dont il ne pouvait comprendre la cause, à peine saisissable mais persistant, le préoccupait et l'agaçait.

A force de regarder autour de lui, il en eut l'explication.

La porte de sa chambre, qu'il était bien certain d'avoir fermée, était maintenant entre-bâillée.

S'ennuyant tout seul et aidé par la curiosité, M. de Brévan avait trouvé ce moyen de voir et d'entendre.

De tout cela, M. de la Ville-Handry ne vit ni ne soupçonna rien.

– Ainsi donc, reprit-il, j'allais revoir miss Sarah… Parole d'honneur, j'étais moins ému, je crois, le jour où la première fois j'abordai la tribune… Mais j'ai quelque puissance sur moi, et j'étais déjà remis, lorsque sir Thomas Elgin m'avoua qu'il m'eût invité plus tôt s'il n'eût craint de désobliger fortement sa jeune parente, laquelle s'était déclarée résolue à ne jamais se retrouver avec moi… Peiné, je demande en quoi j'avais pu lui être désagréable… Et alors, sir Tom, avec ce flegme admirable qui ne le quitte jamais: «Ce n'est pas à vous qu'elle en veut, répondit-il, mais bien à elle-même, à cause de la scène ridicule de l'autre jour!»

Vous entendez, Daniel, il appelait ridicule cette scène adorable que je viens de vous dire… Il n'y a que les Américains pour de telles énormités!..

J'ai su, depuis, que pour contraindre Sarah à me recevoir, il avait fallu lui faire une sorte de violence; mais elle eut le bon goût de n'en rien laisser paraître, lorsque, un peu avant de se mettre à table, je lui fus présenté.

Elle rougit, il est vrai, extrêmement, mais c'est avec une franchise toute virile qu'elle me tendit la main, coupant le compliment que je lui débitais pour me dire:

« – Vous êtes l'ami de Tom, vous serez le mien.»

Ah! Daniel, vous avez admiré miss Brandon au théâtre!.. C'est chez elle qu'il faut l'étudier… Au dehors, quoi qu'il lui en coûte, elle sacrifie aux exigences du monde, dans son intérieur, elle ose être elle-même.

Du reste, ainsi qu'elle l'avait dit, nous fûmes promptement amis, si promptement que je ne laissais pas que d'être surpris, quand elle me parlait comme à une vieille connaissance…

Je ne tardai pas à découvrir le mot de cette énigme.

Nos jeunes filles françaises, mon cher Daniel, sont charmantes, sans doute, mais ignorantes, en général, légères et insoucieuses de tout ce qui n'est pas cancans, romans ou chiffons…

Autres sont les Américaines… Ce qui intéresse leur esprit sérieux, c'est ce qui préoccupe leur père et leurs frères: la politique, l'industrie, les débats des Chambres, les découvertes des savants…

Le comte de la Ville-Handry, dont la carrière politique a jeté un certain éclat, ne pouvait être un étranger pour miss Sarah Brandon. Ma passion à défendre les causes que je croyais justes, l'avait souvent passionnée. Emue par mes discours qu'elle lisait, sa pensée plus d'une fois était remontée à l'orateur…

Il me semble encore l'entendre me dire, de sa belle voix qui a les pures sonorités du cristal:

« – Oh! oui, je vous connaissais, monsieur le comte, oui!.. et il y a eu des jours où j'aurais voulu être de vos amies pour vous crier: C'est bien, ce que vous faites là, c'est grand, c'est courageux!..»

Et elle ne mentait pas, car elle avait retenu nombre de passages de mes discours, de ceux même que j'avais oubliés, et elle les citait presque textuellement… Ebahi parfois de certaines idées très-fortes qu'elle émettait, je l'en complimentais, et alors elle éclatait de rire, me disant: «Mais c'est de vous, cher comte, c'est votre bien… c'est vous qui avez dit cela en telle et telle occasion.»

Et si le soir, rentré chez moi, je feuilletais mes collections pour vérifier le fait, je trouvais presque toujours que miss Sarah avait raison…

Dois-je ajouter après cela que je devins l'hôte quotidien de la rue du Cirque? Non, n'est-ce pas.

Ce que je veux que vous sachiez, c'est que là j'ai trouvé l'image de la félicité la plus parfaite et la plus pure qu'on puisse rêver ici-bas… Là, j'ai été saisi de respect et d'admiration, par l'honnêteté la plus sévère, unie au plus chaste enjouement. Là, j'ai savouré les heures les plus délicieuses, entre mistress Brian, cette puritaine si rigide pour elle-même, si indulgente pour les autres, et Thomas Elgin, le plus loyal et le meilleur des hommes, qui sous des apparences glaciales cache une âme de feu pour ses amis…

Quel était le but de M. de la Ville-Handry, si toutefois il en avait un?

Etait-il venu expressément pour confier à Daniel le surprenant roman de sa passion?

Ou cédait-il simplement à ce besoin d'expansion trop fort qui étouffe les amoureux et les force, et les contraint de parler de leur amour, de se trahir, encore qu'ils sachent bien qu'une indiscrétion peut leur être fatale?..

Ainsi s'interrogeait Daniel.

Mais le comte ne lui laissa pas le temps de réfléchir et de se répondre… Après une courte pause, il se redressa, et changeant brusquement de ton:

– Je devine, mon cher Daniel, ce que vous pensez… Vous vous dites: «M. de la Ville-Handry était amoureux…» Eh bien! je vous le déclare, vous vous trompez…

Daniel bondit sur sa chaise, et s'oubliant, tant fut grande sa stupeur:

– Est-ce possible!.. s'écria-t-il.

– C'est exact, je vous en donne ma parole d'honneur… Le sentiment qui m'attirait vers miss Sarah était celui qui m'attache à ma fille.

Cependant, comme je suis un observateur et que j'ai l'expérience du cœur humain, la contenance de miss Sarah ne laissait pas que de me surprendre. Après avoir été avec moi d'une liberté extrême, expansive et familière, elle était devenue peu à peu réservée jusqu'à la froideur.

Il était clair qu'elle était gênée près de moi… Notre intimité, loin de la rassurer, semblait l'effrayer chaque jour davantage.

Ce que je compris, vous le devinez, mon cher Daniel…

Seulement, comme je n'ai jamais été un fat, je craignis de me tromper… Je m'appliquai à une observation plus attentive et je ne tardai pas à acquérir la certitude que si j'aimais miss Sarah d'une affection paternelle, j'avais su éveiller dans son âme un sentiment plus tendre…

De tout autre, cette fatuité sénile eût paru à Daniel d'un comique achevé.

Du père de Mlle Henriette, elle le navrait…

Si bien, que le comte remarquant sa tristesse et se méprenant lui demanda:

– Douteriez vous de ce que je dis?..

– Non, monsieur, non!..

– A la bonne heure… Je vous prie de croire, du reste, que cette découverte ne m'émut pas médiocrement… J'en demeurai pendant trois jours ébloui à ce point de ne pouvoir réfléchir et délibérer sainement.

Il fallait prendre un parti, cependant. Si l'idée d'abuser de mon expérience pour séduire cette innocente enfant, traversa mon cerveau, je la repoussai avec horreur… Et pourtant il ne tenait qu'à moi, je le voyais, je le sentais… Mais quoi!.. Payer du déshonneur de leur parente, l'hospitalité de la vertueuse mistress Brian et du loyal Thomas Elgin, c'eût été une des abominables infamies dont je suis incapable. Devais-je donc renoncer à retourner rue du Cirque, rompre avec des amis qui m'étaient chers? J'y songeai, mais je ne m'en sentis pas le courage…

Il s'interrompit, cherchant du regard les yeux de Daniel, comme pour y lire l'expression réelle de son opinion.

Et, lorsqu'il les eut trouvés, d'un ton grave, il dit:

– C'est alors que la pensée d'un mariage me vint.

Ce mot: mariage, Daniel l'attendait… Aussi, bien que le choc fut rude, demeura-t-il impénétrable…

Et ce sang-froid dut étonner le comte, car il laissa échapper un mouvement de contrariété et brusquement reprit:

– Oui, j'ai songé à un mariage… Vous me direz: «C'est grave!..» Je le sais, parbleu bien! Et ce n'est pas en une heure que je me décidai, ni sans avoir pesé le fort et le faible de cette détermination.

C'est que je ne suis pas de ces grotesques aisés à berner, qui s'abusent eux-mêmes encore plus que les autres ne les trompent, et qui se croient le privilége exclusif d'une éternelle jeunesse… Non, non, je me connais, et mieux que personne je sais que je touche à la maturité de la vie…

C'est l'objection qui tout d'abord s'offrit à mon esprit.

Mais à ceci, je réponds victorieusement que l'âge n'est pas une affaire d'extrait de naissance: On a l'âge qu'on paraît avoir.

Or, je dois à une existence exceptionnellement sobre et paisible, à quarante années passées à la campagne, à une constitution de fer et aux soins minutieux que j'ai toujours pris de ma personne, une… comment dirai-je?.. une… verdeur, que m'envieraient tous ces jeunes éreintés que je vois traîner la jambe sur le boulevard…

Il se redressait et se roidissait en parlant ainsi, bombant la poitrine, cambrant la taille et tendant le jarret.

Puis, lorsqu'il jugea que Daniel l'avait assez admiré:

– Maintenant, poursuivit-il, passons à miss Sarah. Vous la croyez peut-être de la première jeunesse?.. Erreur. Elle a vingt-cinq ans bien sonnés, mon cher ami, et pour une femme, vingt-cinq ans, eh! eh!..

Il ricanait, il était clair qu'une femme de vingt-cinq ans, lui paraissait vieille, très vieille…

– De plus, continua-t-il, je connais la haute raison de Sarah et le sérieux de son esprit. Fiez-vous à moi, quand je vous affirme que je l'ai étudiée. Par mille et mille mots insignifiants en apparence, et échappés aux naïvetés de ses expansions, je sais qu'elle a les jeunes gens en horreur… Elle a vu ce que valent les maris de trente ans, tout feu et flamme les premiers jours et qui, après six mois, rassasiés d'un bonheur pur et tranquille, désertent la chambre conjugale. Ce n'est pas d'hier que j'ai constaté son penchant à s'éprendre de ce qu'il y a en somme de plus séduisant au monde, d'un grand nom noblement porté et d'une illustration dont les rayons rejailliraient sur elle…

 

Que de fois je l'ai entendue dire à mistress Brian: – «Avant tout, tante, je veux être fière de mon mari… Je veux, dès que je prononcerai son nom, devenu le mien, lire dans les yeux l'admiration et l'envie, et qu'autour de moi on murmure: Etre aimé d'un tel homme c'est le bonheur!..»

Il hocha la tête, et d'un ton grave:

– Je m'interrogeai, Daniel, et je compris que je réalisais le programme de miss Sarah Brandon. Et le résultat de mes réflexions fut que je serais un insensé de laisser échapper le bonheur qui passait à ma portée, et qu'il fallait me risquer…

Je m'armai donc de résolution, et c'est à sir Thomas Elgin que je m'ouvris de mes projets.

Je renonce à vous décrire la stupeur de cet honorable gentleman.

« – Vous plaisantez, me dit-il tout d'abord, et votre plaisanterie m'afflige!»

Mais quand il vit que jamais je n'avais parlé plus sérieusement, lui, d'un flegme si imperturbable, il se fâcha tout rouge… Et morbleu! si par impossible j'étais malheureux en ménage, ce n'est pas à lui que je devrais m'aller plaindre.

Mais je faillis tomber de mon haut, quand froidement il me déclara qu'il ferait son possible pour empêcher ce mariage… C'est qu'il n'en voulait pas démordre, et ce ne fut pas trop de toute mon adresse pour ébranler sa résolution. Et même, après plus de deux heures de discussion, tout ce que je pus obtenir fut qu'il resterait neutre, et qu'il laisserait à mistress Brian la responsabilité d'un consentement ou d'un refus.

Il riait, M. de la Ville-Handry, il riait de tout son cœur, sans doute en se rappelant sa discussion avec sir Elgin et sa triomphante habileté.

– Donc, reprit-il, je m'adressai à mistress Brian… Ah! elle n'y alla pas par quatre chemins… Dès les premiers mots, elle m'appela, Dieu me pardonne! vieux fou, et carrément elle me pria de ne me plus représenter rue du Cirque.

Je voulus insister… Inutile. Elle ne voulut seulement pas m'entendre, la vieille puritaine, et comme je devenais pressant, elle me salua d'une belle révérence et sortit, me laissant seul et fort penaud au milieu du salon.

Pour ce jour-là, je n'avais qu'un parti à prendre… me retirer. C'est ce que je fis, comptant qu'un entretien avec sa nièce changerait ses dispositions. Point. Le lendemain, quand j'arrivai rue du Cirque, les domestiques me dirent que sir Thomas Elgin était sorti, et que mistress Brian et miss Sarah venaient de partir pour Fontainebleau.

Le lendemain, nouvelle défaite, et ainsi, pendant une semaine, je trouvai la porte close.

L'inquiétude me prenait, quand un commissionnaire, un matin, m'apporta une lettre… C'était miss Sarah qui m'écrivait…

Elle me priait de me trouver le jour même, à quatre heures, au bois de Boulogne, près de la Cascade, ajoutant qu'elle devait sortir dans l'après-midi, à cheval, avec sir Tom, qu'elle lui échapperait et qu'elle me rejoindrait…

Vous jugez si je fus exact, et bien m'en prit, car un peu avant la demie de quatre heures, je l'aperçus, je la devinai plutôt, arrivant vers moi, son cheval lancé à fond de train…

Devant moi, elle s'arrêta court, et sautant à terre:

« – Je suis si exactement surveillée, me dit-elle, qu'aujourd'hui seulement, j'ai pu vous écrire… Cette surveillance qui m'outrage et blesse mes sentiments les plus chers, je ne la supporterai pas davantage… Me voici, emmenez-moi, partons…»

Jamais, Daniel! jamais je ne l'avais vue si adorablement belle qu'en ce moment, le teint animé par la rapidité de la course, l'œil étincelant d'audace et de passion, la lèvre frémissante… Et elle disait encore:

« – Je sais bien que je serai perdue, que vous-même, peut-être, vous me mépriserez… N'importe, partons, partons!..»

Il s'arrêta, suffoqué par l'émotion, mais bientôt se remettant:

– S'entendre dire cela, s'écria-t-il, par une telle femme… Ah! Daniel, c'est une de ces sensations qui suffisent à emplir la vie d'un homme…

Et cependant, j'eus le courage, alors que je me sentais devenir fou moi-même, de lui parler le langage de la froide raison… Oui, j'eus sur moi-même cet empire prodigieux de la conjurer de rentrer chez elle…

Et pourtant elle pleurait, elle m'accusait de ne pas l'aimer!..

Mais j'avais trouvé une issue à cette situation:

« – Sarah, lui dis-je, rentrez chez vous, écrivez-moi ce que vous venez de me dire, et je suis certain de forcer la main de vos parents…»

Ainsi elle fit.

Et ce que j'avais prévu arriva… Devant cette preuve de ce qu'ils appelaient notre folie, sir Thomas Elgin et mistress Brian comprirent qu'une plus longue résistance serait une imprudence inutile.

Et après quelques réserves, sous certaines conditions honorables:

« – Vous le voulez, nous dirent-ils à Sarah et à moi, soyez donc unis!..»

Et voilà quel enchaînement de circonstances le comte de la Ville-Handry attribuait au hasard, – à un hasard béni, ajoutait-il.

Depuis l'accident de l'honorable Thomas Elgin et l'évanouissement de miss Sarah, jusqu'à ce rendez-vous au bois de Boulogne et à ce projet d'enlèvement, tout lui paraissait simple et naturel, oui, tout, même ce fait d'une jeune mondaine s'éprenant de ses opinions politiques jusqu'à apprendre par cœur ses discours.

Daniel était abasourdi.

Qu'un homme, tel que le comte ne vit rien de l'intrigue ourdie autour de lui, cela le surpassait.

Le comte, cependant, n'était pas aveugle, à ce point de ne pas discerner quelque chose des impressions de Daniel.

Son amour-propre en fut froissé, car il fronça le sourcil, et brusquement:

– Que ruminez-vous ainsi? demanda-t-il… Voyons, ayez le courage de vos opinions: vous soupçonnez miss Brandon de calculs honteux ou de vues intéressées, à tout le moins…

– Je ne dis pas cela, monsieur, balbutia Daniel.

– Non, mais vous le pensez, ce qui est bien pis… Eh bien! moi, je puis dissiper vos injurieuses préventions… Que viserait, selon vous, miss Brandon, en m'épousant? Ma fortune, n'est-ce pas? A cela, je n'ai qu'un mot à répondre, mais il est décisif: Sarah est plus riche que moi…

Comment et à quel prix miss Brandon avait-elle su se procurer une fortune, Daniel le savait ou croyait le savoir par M. de Brévan… Aussi, ne fut-il pas maître d'un tressaillement que le comte surprit et qui l'irrita.

– Oui, plus riche que moi… insista-t-il. Les puits de pétrole dont elle a hérité de son père rapportent, bon an, mal an, de trente à quarante mille dollars. Et encore sont-ils très-négligés… Mieux exploités, ils rendraient le double, le triple, le sextuple, que sais-je? C'est une mine en quelque sorte inépuisable, ainsi que me le démontrait sir Thomas Elgin… Si le pétrole ne donnait pas des bénéfices inouïs, comment expliqueriez-vous cette fureur soudaine dont la positive Amérique a été saisie, qu'on a appelée «la fièvre de l'huile» et qui a enrichi plus de gens que la Californie et «la fièvre de l'or!..» Ah! il y a quelque chose à tenter de ce côté, quelque chose de grand, et pour peu qu'on dispose de capitaux considérables…

Il s'animait, il s'échauffait, il s'oubliait, lorsque brusquement il s'arrêta court.

Evidemment il avait failli se trahir, laisser voir sa pensée tout entière… Aussi reprit-il vivement:

– Mais en voilà assez, je suppose, pour écarter tout soupçon de cupidité… Maintenant, vous me direz peut-être que je suis pour miss Brandon un pis-aller… Eh bien! non! En ce moment même, elle a à choisir entre moi et un prétendant bien plus jeune que moi et dont la fortune est de beaucoup supérieure à la mienne, M. Wilkie de Gordon-Chalusse…

D'où venait que M. de la Ville-Handry semblait le prendre pour juge de sa conduite, et paraissait plaider sa cause devant lui?..

Voilà ce que Daniel ne songeait même pas à se demander, tant était grand le désordre de son esprit.

Cependant, comme le comte insistait pour avoir son avis, comme il le pressait, comme il s'obstinait à lui répéter:

– Eh bien? voyez-vous encore une objection?..