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La corde au cou

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Enfin, comme trois heures sonnaient, maître Magloire et maître Folgat arrivèrent, et rien qu'à leur contenance, Méchinet comprit qu'il s'était trompé, et que Jacques ne s'était pas justifié.

Cependant, devant maître Magloire, il n'osa pas s'informer.

– Voici les pièces, dit-il simplement, en posant sur une table un immense carton. (Mais, tirant maître Folgat à l'écart): Qu'arrive-t-il donc? demanda-t-il.

Certes, le greffier s'était conduit de façon à ce qu'on n'eût pas de secret pour lui, et il s'était trop compromis pour qu'on ne fût pas assuré de sa discrétion. Pourtant, maître Folgat n'osa pas prendre sur lui de livrer le nom de Mme de Claudieuse, etévasivement:

– Il arrive, répondit-il, que monsieur de Boiscoran se justifie pleinement… il ne manque que des preuves à ses allégations, et nous nous occupons de les réunir…

Et il alla s'asseoir près de maître Magloire, lequelétait attablé déjà et retirait du carton des quantités de paperasses. Avec ces documents, ilétait aisé de suivre pas à pas l'œuvre de M. Galpin-Daveline, de se rendre compte de ses efforts et de comprendre sa stratégie.

C'est le dossier de Cocoleu que les avocats cherchèrent tout d'abord. Ils ne le trouvèrent pas. De la déposition de l'idiot, la nuit de l'incendie, des tentatives faites depuis pour lui arracher un nouveau témoignage, de l'expertise des médecins, rien, pas un mot. M. Galpin-Daveline supprimait Cocoleu. Et c'était son droit. L'accusation retient les témoins qui lui conviennent etécarte les autres.

– Ah! le mâtin est habile! grommela maître Magloire, désappointé.

L'habileté, en effet, était grande. M. Galpin-Daveline privait ainsi la défense d'un de ses moyens les plus sûrs, d'un effet prévu, d'un sujet de discussion passionné, d'un de ces incidents d'audience, peut-être, qui agissent si puissamment sur l'esprit des jurés.

– Nous avons toujours la ressource de le faire citer, ajouta maître Magloire.

Ils avaient cette ressource, c'est vrai. Mais quelle différence d'effet et de résultat! Invoqué par l'accusation, Cocoleuétait un témoin à charge, et la défense pouvait s'écrier d'un accent indigné: «Quoi! c'est sur le témoignage d'unêtre pareil que vous nous avez soupçonné d'un crime!…»

Appelé par la défense, au contraire, Cocoleu devenait en quelque sorte un témoin à décharge, c'est- à-dire un de ces témoins que suspecte toujours le jury, et c'était alors l'accusation qui s'écriait: «Qu'espérez-vous de ce pauvre idiot, dont l'état mental est tel que nous avons négligé sa déposition quand il vous accusait!»

– S'il nous faut aller en cour d'assises, murmura maître Folgat, c'estévidemment une chance considérable qui nous est ravie. Voilà le pivot de l'affaire changé. Mais alors, comment monsieur Davelineétablit-il la culpabilité?

Oh! le plus simplement du monde.

La déclaration de M. de Claudieuse précisant l'heure du crimeétait le point de départ de M. Daveline. De là, il passait immédiatement à la déposition du gars Ribot, qui avait rencontré M. de Boiscoran se dirigeant vers le Valpinson par le marais, avant le crime; et au témoignage de Gaudry, qui l'avait vu revenant du Valpinson par les bois après le crime commis. Trois autres témoins découverts au cours de l'instruction précisaient encore l'itinéraire de M. de Boiscoran. Et avec cela seul, en rapprochant les heures, M. Daveline arrivait à prouver jusqu'à l'évidence que le prévenuétait allé au Valpinson et non ailleurs, et qu'il s'y trouvait au moment du crime.

Qu'y faisait-il? À cette question, la prévention répondait par les charges relevées dès le premier jour: par l'eau où Jacques s'était lavé les mains, par l'enveloppe de cartouche trouvée sur le théâtre du crime, par l'identité des grains de plomb extraits de la blessure de M. de Claudieuse et des grains de plomb des cartouches du fusil Klebb, saisies à Boiscoran.

Et nulle discussion, nulécart, pas une supposition. C'était simple, précis et formidable à la fois, et en apparence aussi irréfutable qu'une déduction mathématique.

– Innocent ou coupable, dit maître Magloire à son jeune confrère, Jacques est perdu si vous n'arrivez pas à recueillir quelque preuve contre madame de Claudieuse. Et même en ce cas, même si la justice admet que madame de Claudieuse est coupable, jamais elle ne voudra croire que Jacques n'est pas complice…

Cependant, ils passèrent une partie de la nuit à bien examiner tous les interrogatoires et àétudier chacun des points de l'accusation.

Et le matin, sur les neuf heures, après quelques heures seulement de sommeil, ils se rendaient ensemble à la prison.

17. Le geôlier de Sauveterre, la veille au soir, en soupant, avait dit à sa femme…

Le geôlier de Sauveterre, la veille au soir, en soupant, avait dit à sa femme:

– J'en ai assez décidément de l'existence que je mène ici. J'ai trop peur. On m'a payé pour perdre ma place, n'est-ce pas? Je veux m'en aller.

– Tu n'es qu'un sot, lui avait répondu sa femme. Tant que monsieur de Boiscoran sera prisonnier, on peut espérer des profits. Tu ne sais pas ce que ces Chandoré sont riches. Il faut rester…

Ainsi que beaucoup de maris, Blangin avait la prétention d'être le maître du logis. Il y criait très fort. Il y jurait àécailler le crépi des murs. Il s'oubliait jusqu'à démontrer à tour de bras qu'ilétait le plus fort. Seulement… Seulement, Mme Blangin ayant décidé qu'il resterait, il restait… Et assis à l'ombre, devant sa porte, en proie aux plus sombres pressentiments, il fumait sa pipe, lorsque maître Magloire et maître Folgat se présentèrent à la prison, munis d'un laissez-passer de M. Galpin-Daveline.

Dès qu'ils entrèrent, il se leva. Pensant bien que Mlle Denise les avait mis dans le secret, il les craignait. Aussi souleva-t-il poliment son bonnet de laine, et retirant sa pipe de sa bouche:

– Ah! ces messieurs viennent pour monsieur de Boiscoran, fit-il avec un sourire obséquieux. Je vais les conduire. Le temps seulement de prendre la clef de la cellule.

Maître Magloire le retint.

– Avant tout, demanda-t-il, comment va monsieur de Boiscoran?

– Comme ci commeça, répondit le geôlier.

– Qu'a-t-il?

– Eh! ce qu'ont tous les accusés quand ils voient que leur affaire prend une vilaine tournure.

Les défenseurséchangèrent un regard attristé. Ilétait clair que Blangin croyait à la culpabilité de Jacques, et c'était d'un sinistre augure. Les gens qui gardent les prisonniers ont d'ordinaire le flair excellent, et souvent les avocats les consultent, à peu près comme un auteur prend l'avis des gens du théâtre où il donne une pièce.

– Vous a-t-il dit quelque chose? interrogea maître Folgat.

– À moi, personnellement, presque rien, répondit le geôlier. (Et secouant la tête): Mais on a son expérience, n'est-ce pas? poursuivit-il. Quand un accusé vient de recevoir son avocat, je monte toujours lui rendre une petite visite et lui offrir quelque chose, histoire de lui remettre du cœur au ventre… C'est pourquoi, hier, dès que maître Magloire aété parti, j'ai grimpé les escaliers quatre à quatre…

– Et vous avez trouvé monsieur de Boiscoran malade!

– Je l'ai trouvé dans unétat à faire pitié, messieurs. Ilétaitétendu à plat ventre sur son lit, la tête enfoncée dans son oreiller, ne bougeant pas plus qu'une souche. J'étais dans sa cellule depuis plus d'une minute, qu'il n'avait encore rien entendu… Je secouais mes clefs, je piétinais, je toussais, rien… L'inquiétude me prend, je m'approche et je lui tape sur l'épaule: «Hé! monsieur!…»Cristi! Il bondit haut commeça, et se mettant sur son séant. «Qu'est-ce que vous me voulez?»dit-il. Naturellement j'essaye de le consoler, de lui expliquer qu'il faut se faire une raison, que c'est bien désagréable de passer aux assises, mais qu'après tout on n'en meurt pas, et que même on en sort blanc comme neige quand on a un bon avocat… J'aurais aussi bien fait de chanter «femme sensible!»[4]… Plus je lui parlais, plus ses yeux flamboyaient, et sans seulement me laisser finir: «Sortez! se met-ilà crier, sortez!»…

Il s'interrompit et se détourna pour tirer une bouffée de sa pipe. Mais elleétaitéteinte. Il la mit dans la poche de sa veste et continua:

– Je pouvais lui répondre que j'ai le droit d'entrer dans les cellules quand il me plaît et d'y rester tant que je veux. Mais les prisonniers sont des enfants, il ne faut pas les contrarier. Je sortis donc; seulement, j'eus soin d'ouvrir le guichet, et j'y restai en faction… Ah! messieurs… depuis vingt ans que je suis dans les prisons, j'ai vu des désespoirs… Jamais je n'en ai vu d'aussi terrible que celui de ce pauvre jeune homme. Il avait sauté à terre dès que j'avais eu les talons tournés, et il allait, et il venait dans sa cellule en sanglotant tout haut. Ilétait plus blanc que sa chemise, et il lui roulait le long des joues des larmes si grosses que je les voyais…

Chacun de ces détailséveillait un remords dans le cœur de maître Magloire. Son opinion, depuis la veille, ne s'était pas sensiblement modifiée, mais il avait eu le temps de réfléchir et il se reprochait amèrement sa dureté.

– J'étais en observation depuis une bonne heure, au moins, poursuivait le geôlier, quand voilà que tout à coup, monsieur de Boiscoran saute sur la porte et se met à la secouer et à la taper à grands coups de pied et à appeler de toutes ses forces. Je le fais attendre un peu, pour qu'il ne me sache pas si près, et enfin j'ouvre en faisant celui qui a monté l'escalier en courant. Dès que je parais: «J'ai le droit, n'est-ce pas, de recevoir des visites?… Et personne n'est venu me demander? – Personne. – Vous enêtes bien sûr?… Très sûr!…»

 

»C'était comme le coup de la mort que je lui donnais. Il se tenait le front à deux mains, comme cela, et il disait: "Personne! Et j'ai une mère, une fiancée, des amis! Allons, c'est fini!… Je n'existe plus, je suis abandonné, réprouvé, renié!…" Il disait cela d'une voix à tirer des larmes des pierres de la prison, et moi, ému, je lui proposai d'écrire une lettre que je ferais porter chez monsieur de Chandoré. Mais aussitôt, entrant en fureur: "Non, jamais! s'écria-t-il, jamais, laissez-moi, je n'ai plus qu'à mourir…"

Maître Folgat n'avait pas prononcé une parole, mais sa pâleur trahissait sonémotion.

– Vous devez comprendre, messieurs, disait Blangin, que je n'étais pas rassuré du tout. La cellule qu'occupe monsieur de Boiscoran n'a pas de chance. J'y ai eu, depuis que je suis à Sauveterre, un suicide et une tentative de suicide. Sitôt sorti, j'appelai Frumence Cheminot, un pauvre diable de détenu qui m'aide dans mon service, et il fut convenu que nous monterions la garde à tour de rôle, pour ne pas perdre l'accusé de vue une minute. Mais la précautionétait inutile. Le soir, quand on monta le dîner de monsieur de Boiscoran, ilétait tout à fait calme, et même il me dit qu'il allait essayer de manger parce qu'il voulait conserver ses forces. Pauvre malheureux! s'il n'a de forces que celles que lui donnera son dîner d'hier, il n'ira pas loin. À peine avait-il avalé quatre bouchées qu'il fut pris d'un telétouffement que nous avons cru, Cheminot et moi, qu'il allait nous passer entre les mains, et même je pensais que ce serait peut-être un bonheur. Enfin, vers neuf heures, ilétait à peu près remis, et il est resté toute la nuit accoudé à sa fenêtre…

Maître Magloireétait à bout.

– Montons, dit-ilà son jeune confrère.

Ils montèrent. Mais en s'engageant dans le corridor des cellules, ils aperçurent Cheminot, qui de loin leur faisait signe de marcher doucement.

– Qu'arrive-t-il donc? demandèrent-ils à voix basse.

– Je crois qu'il dort, répondit le détenu. Pauvre homme! Il rêve peut-être qu'il est libre dans son beau château.

Sur la pointe du pied, maître Folgat s'approcha du guichet.

Mais Jacquesétaitéveillé. Il avait entendu des pas et des voix, et il venait de sauter à terre.

Blangin ouvrit donc la porte, et dès le seuil:

– Je vous amène du renfort, mon ami, dit maître Magloire au prisonnier. Maître Folgat, mon confrère venu de Paris avec votre mère…

Froidement, sans un mot, M. de Boiscoran s'inclina.

– Je vois que vous m'en voulez, reprit le célèbre avocat de Sauveterre, j'aiété vif, hier, beaucoup trop vif…

Jacques secoua la tête et reprit d'un ton glacé:

– Je vous en ai voulu, dit-il, mais j'ai réfléchi, et maintenant je vous remercie de votre franchise… Au moins je sais mon sort. Si je passais en cour d'assises, innocent, je serais condamné comme assassin et incendiaire. J'aviserai à ne pas passer en cour d'assises…

– Malheureux! Tout espoir n'est pas perdu!

– Si. Du moment où vous, quiêtes mon ami, vous ne m'avez pas cru, qui donc me croirait!

– Moi! s'écria maître Folgat. Moi, qui sans vous connaître croyais à votre innocence, et qui l'affirme maintenant que je vous ai vu!

Plus prompt que la pensée, Jacques de Boiscoran saisit la main du jeune avocat, et la serrant d'uneétreinte convulsive:

– Pour cette seule parole que vous venez de prononcer, s'écria-t-il, merci!… Soyez béni, monsieur, de cette foi que vous avez en moi!

C'était la première fois, depuis son arrestation, que l'infortuné tressaillait d'espérance et de joie. Ce ne fut, hélas, qu'un tressaillement. Son regard, presque aussitôt, s'éteignit, son front devint plus sombre encore, et d'une voix sourde:

– Malheureusement, reprit-il, nul désormais ne peut rien pour moi. Maître Magloire a dû vous dire, monsieur, ma lamentable histoire et mes explications; je n'ai pas de preuves… ou du moins, pour en fournir, il me faudrait descendre à de tels détails que la justice ne saurait les admettre, ou que si, par impossible, elle les admettait, j'en resterais à tout jamais avili à mes yeux… Il est de ces confidences dont il est interdit de profiter, de ces secrets qu'on ne livre jamais, de ces voiles que, même au prix de la vie, on ne soulève pas… Mieux vautêtre condamné innocent qu'être acquitté infâme et dégradé. Messieurs, je renonce à me défendre…

Pour examiner ainsi, à quel parti désespéré s'était-il donc arrêté? Ses défenseurs tremblaient de le deviner.

– Vous n'avez pas le droit de vous abandonner ainsi, monsieur, dit maître Folgat.

– Pourquoi?

– Parce que vous n'êtes pas seul en cause, monsieur. Parce que vous avez des parents, des amis…

Un sourire d'amère ironie crispait les lèvres de Jacques de Boiscoran.

– Leur dois-je donc quelque chose, interrompit-il, à eux qui n'ont pas même eu le courage d'attendre, pour me renier, que le jugement fût rendu!… À eux dont le verdict impitoyable a devancé celui de la cour d'assises! C'est d'un inconnu, c'est de vous, monsieur Folgat, que me vient le premier témoignage de sympathie.

– Ah! ce n'est pas vrai! s'écria maître Magloire, et vous le savez bien!

Jacques ne parut pas l'entendre.

– Des amis! poursuivait-il, c'est vrai, oui, j'en avais aux jours prospères… Monsieur Galpin-Daveline et monsieur Daubigeonétaient mes amis… L'un est devenu mon juge, le plus cruel et le plus implacable des juges, et l'autre, qui est procureur de la République, n'a pas même essayé de venir à mon secours… Maître Magloire aussiétait mon ami, et cent fois il m'avait dit que je pouvais compter sur lui comme il comptait sur moi, aussi est-ce lui que j'avais choisi entre tous pour m'assister de ses conseils et de son expérience… Et quand j'ai entrepris de lui démontrer mon innocence, il m'a répondu que je mentais.

De nouveau le célèbre avocat de Sauveterre essaya de protester, en vain.

– Des parents! continuait Jacques d'un accent où vibraient toutes ses colères, j'en ai, vous avez raison, j'ai un père et une mère… Où sont-ils, pendant que leur fils, victime d'une fatalité inouïe, se débat misérablement dans les mailles de la plus odieuse et de la plus perfide des intrigues? Mon père, tranquillement, reste à Paris, tout à ses occupations et à ses plaisirs accoutumés… Ma mère est accourue à Sauveterre, elle y est en ce moment, mais c'est inutilement qu'on lui a fait savoir qu'il m'était permis de recevoir sa visite. Je l'attendais hier, mais le malheureux accusé d'un crime n'est plus son fils! C'est en vain que du fond de l'abîme je l'ai appelée, c'est en vain que je l'ai attendue, comptant les secondes aux palpitations de mon cœur! Elle n'est pas venue. Personne n'est venu. Je suis seul au monde désormais, et vous voyez bien que j'ai le droit de disposer de moi…

Maître Folgat n'eut pas l'idée de discuter. À quoi bon! Est-ce que le désespoir raisonne? Il dit simplement:

– Vous oubliez mademoiselle de Chandoré, monsieur.

Un flot de sang empourpra les joues de Jacques, et avec un long frémissement:

– Denise!… murmura-t-il.

– Oui, Denise, poursuivit le jeune avocat. Vous oubliez son courage, son dévouement et tout ce qu'elle a tenté pour vous. Direz-vous qu'elle vous abandonne et qu'elle vous renie, celle qui, oubliant pour vous toutes ses timidités et toutes ses pudeurs, est venue s'enfermer une nuit dans votre prison! C'est son honneur de jeune fille qu'elle risquait, car elle pouvaitêtre découverte ou trahie, elle le savait. N'importe! elle n'a pas hésité…

– Ah! vousêtes cruel, monsieur, interrompit Jacques. (Et serrant à le briser le bras de l'avocat): Ne comprenez-vous donc pas, continua-t-il, que c'est son souvenir qui me tue, et que mon malheur est d'autant plus affreux que je sais quelles félicités je perds! Ne voyez-vous donc pas que j'aime Denise comme jamais femme n'aété aimée! Ah! s'il ne s'agissait que de moi!… Moi, du moins, j'ai une faute à expier. Mais elle! Pourquoi, mon Dieu, me suis-je trouvé sur son chemin! (Il demeura pensif une minute, puis): Et cependant, ajouta-t-il, pas plus que ma mère, elle n'est venue hier! Pourquoi? Ah! c'est que sans doute on lui a tout révélé. On lui a dit comment je me trouvais au Valpinson le soir du crime…

– Vous vous trompez, Jacques, prononça maître Magloire, mademoiselle de Chandoré ne sait rien…

– Est-ce possible!

– Maître Magloire n'a point parlé devant elle, ajouta maître Folgat, et nous avons fait promettre à monsieur de Chandoré de garder le secret. J'ai soutenu que vous seul aviez le droit d'apprendre la vérité à mademoiselle Denise.

– Alors, comment s'explique-t-elle que je ne me sois pas disculpé?

– Elle ne se l'explique pas.

– Grand Dieu! me croirait-elle donc coupable?

– Vous lui diriez que vous l'êtes, qu'elle refuserait de vous croire…

– Et cependant elle n'est pas venue hier…

– Elle ne le pouvait pas, monsieur. Si on lui a tu la vérité, on a dû la révéler à votre mère. Madame de Boiscoran aété comme foudroyée par ce dernier coup. Pendant plus d'une heure elle est restée sans connaissance entre les bras de mademoiselle Denise. Quand elle est revenue à elle, sa première parole aété pour vous, mais ilétait trop tard pour se présenter à la prison…

En invoquant le nom de Mlle Denise, maître Folgat avait trouvé le moyen le plus sûr, et peut-être le seul, de briser la volonté de Jacques.

– Comment jamais m'acquitter envers vous, monsieur! murmura-t-il.

– En me jurant de renoncer au funeste dessein que vous aviez conçu, répondit le jeune avocat. Coupable, je vous dirais: «Soit!»Et je serais le premier à vous fournir une arme. Le suicide serait une expiation. Innocent, vous n'avez pas le droit de vous tuer, car le suicide serait un aveu.

– Que faire?

– Vous défendre, lutter…

– Sans espoir?

– Oui, même sans espoir. Est-ce que jamais, en présence de l'ennemi, vous avezété tenté de vous faire sauter la cervelle? Non. Vous saviez cependant que les Prussiensétaient les plus nombreux et que probablement ils seraient vainqueurs! N'importe! Eh bien! vousêtes en présence de l'ennemi, et eussiez-vous la certitude d'être vaincu, c'est- à-dire condamné, que je vous dirais encore: «Il faut combattre!»Vous seriez condamné et à la veille de monter à l'échafaud, que je vous dirais toujours: «Il faut vivre jusque-là, car d'ici là telévénement peut surgir qui dénonce le coupable!»Et dût cetévénement ne se pas présenter, je vous répéterais quand même: «Il faut attendre le bourreau pour protester du haut de la plate-forme contre l'erreur judiciaire dont vousêtes victime et une dernière fois affirmer votre innocence…»

Peu à peu, à la voix de maître Folgat, Jacques s'était redressé.

– Sur mon honneur, monsieur, prononça-t-il, je vous jure que j'aurai le courage d'aller jusqu'au bout.

– Bien! approuva maître Magloire, bien, très bien!

– Mais qu'allons-nous tenter? demanda Jacques.

– Avant tout, répondit maître Folgat, je prétends recommencer, à votre profit, l'instruction si incomplète de monsieur Galpin-Daveline. Ce soir même, madame votre mère et moi partons pour Paris. Je viens vous demander les renseignements nécessaires, et aussi les moyens d'explorer votre maison de la rue des Vignes et de rechercher l'ami dont vous aviez emprunté le nom et la servante qui vous servait…

Un grincement de verrous l'interrompit.

Le judas pratiqué dans la porte de la cellule s'ouvrait, et au grillage se collait le visage rubicond de Blangin.

– Monsieur, dit-il, madame de Boiscoran est au parloir, et elle vous prie de descendre dès que vous aurez terminé avec ces messieurs…

Jacquesétait devenu très pâle.

– Ma mère! murmura-t-il. (Et tout aussitôt): Ne vouséloignez pas! cria-t-il au geôlier, nous allons avoir fini! (Trop grandeétait son agitation pour qu'il pût la maîtriser.) Il faut que nous en restions là pour aujourd'hui, messieurs, dit-ilà maître Magloire et à maître Folgat, je n'ai plus ma tête à moi…

Mais maître Folgat, ainsi qu'il venait de l'annoncer, était résolu à partir pour Paris le soir même.

– Le succès dépend de la rapidité de nos mouvements, prononça-t-il. Permettez-moi d'insister pour obtenir immédiatement les quelques renseignements dont j'ai besoin.

– C'est une tâche impossible que vous entreprenez, monsieur…, commença-t-il.

– Faites toujours ce que mon confrère vous demande, interrompit maître Magloire.

Sans plus résister, et, qui sait!, agité peut-être du secret espoir qu'il ne s'avouait pas, Jacques de Boiscoran mit le jeune avocat au fait des moindres circonstances de ses relations avec Mme de Claudieuse. Il lui apprit à quelle heure elle venait rue des Vignes, quel chemin elle prenait, et comment elleétait vêtue le plus habituellement.

 

Les clefs de la maisonétaient à Boiscoran, dans un tiroir que Jacques indiquait. Il n'y avait qu'à les demander à Antoine.

Il dit ensuite comment on arriverait peut-être à savoir au juste ce qu'était devenu cet Anglais, son ami, dont il avait emprunté le nom. Sir Francis Burnett avait un frère à Londres. Jacques ignorait son adresse précise, mais il savait qu'il faisait des affaires considérables avec l'Inde, et qu'il avaitété autrefois le caissier principal de la célèbre maison de banque Gilmour et Benson.

Quant à sa servante anglaise, qui avait tenu pendant trois ans son ménage, rue des Vignes, Jacques l'avait prise les yeux fermés, sur la seule recommandation d'un bureau de placement de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, et jamais il ne s'était occupé d'elle autrement que pour lui payer ses gages ou lui donner de temps à autre quelque gratification. Ce qu'il pouvait dire, et encore est-ce par hasard qu'il l'avait appris, c'est que cette fille s'appelait Suky Wood, qu'elleétait née à Folkestone, où ses parents tenaient une auberge de matelots, et qu'avant de venir en France, elle avait habité Liverpool, où elleétait femme de chambre à l'hôtel Adolphi.

Soigneusement, maître Folgat prit note de tous ces renseignements.

– En voici plus qu'il ne faut, s'écria-t-il, pour ouvrir la campagne! Je n'ai plus à vous demander que l'adresse et le nom de vos fournisseurs de la rue des Vignes.

– Vous en trouverez la liste sur un petit portefeuille qui est dans le même tiroir que les clefs. là sont aussi tous les titres et tous les papiers relatifs à la maison. Enfin, vous feriez peut-être bien d'emmener Antoine, qui est un homme dévoué.

– Certes, je l'emmènerai, puisque vous le permettez, dit le jeune avocat. (Et serrant précieusement toutes ses notes): Mon voyage, ajouta-t-il, ne durera pas plus de trois ou quatre jours, et, à mon retour, selon les circonstances, nous dresserons notre plan de défense… D'ici là, mon cher client, bon courage.

Sur quoi, ayant appelé Blangin pour qu'il leur ouvrît la porte, et donné à Jacques de Boiscoran une poignée de main, maître Folgat et maître Magloire se retirèrent.

– Eh bien! descendons-nous, à présent? demanda le geôlier.

Mais Jacques ne lui répondit pas. C'est du plus profond du cœur qu'il avait souhaité la visite de sa mère; puis voici qu'au moment de la voir, il se sentait assailli de toutes sortes d'appréhensions vagues. La dernière fois qu'il l'avait embrassée, c'était à Paris, dans le beau salon de leur hôtel. Il partait, le cœur gonflé d'espérance et de joie, pour rejoindre Mlle Denise, et il se rappelait que sa mère lui avait dit: «Je ne te verrai plus, maintenant, que la veille de ton mariage…»

Et c'est dans le parloir d'une prison, accusé d'un crime abominable, qu'il allait la revoir… Et peut-être doutait-elle de son innocence!

– Monsieur, madame la marquise vous attend, insista le geôlier.

À la voix de cet homme, Jacques tressaillit.

– Je suis à vous, répondit-il, marchons!

Et tout en descendant l'escalier, il n'était préoccupé que de composer son visage et de s'armer de courage et de sang-froid. Car il ne faut pas, se disait-il, qu'elle se doute de l'horreur de la situation.

Au bas de l'escalier, montrant une porte:

– Voilà le parloir, dit Blangin. Quand madame la marquise voudra sortir, vous m'appellerez.

Sur le seuil, Jacques s'arrêta.

Le parloir de la prison de Sauveterre est une immense salle voûtée, éclairée par deuxétroites fenêtres armées d'une double rangée de solides barreaux. Point de meubles, sinon un banc grossier scellé dans le mur humide et malpropre. Et sur ce banc, en pleine lumière, était assise ou plutôt affaissée, et comme privée de sentiment, la marquise de Boiscoran.

L'apercevant, Jacques eut à peine la force d'étouffer un cri de douleur et d'effroi. Était-ce bien sa mère, cette vieille femme amaigrie, au teint plombé, aux yeux rougis, et dont les mains tremblaient!

– Ô mon Dieu! murmura-t-il.

Elle l'entendit, car elle releva la tête; et le reconnaissant, elle essaya de se dresser; mais ses forces la trahirent, et elle retomba lourdement sur le banc en s'écriant:

– Jacques, mon fils!

Elle aussi, elleétaitépouvantée, en voyant ce qu'avaient fait de Jacques deux mois d'angoisses et d'insomnies.

Mais déjà il s'était agenouillé à ses pieds, sur les dalles boueuses, et d'une voix à peine intelligible:

– Me pardonnes-tu, balbutia-t-il, les horribles souffrances que je te cause?

Elle le considéra un moment avec une expression, délirante, puis tout à coup, lui prenant la tête à deux mains et l'embrassant avec une violence passionnée:

– Si je te pardonne!… s'écria-t-elle. Hélas! qu'ai-je à te pardonner! Coupable, je t'aimerais toujours, et tu es innocent!

Jacques respira plus librement. À l'accent de sa mère, il comprit qu'elleétait sûre de lui.

– Et mon père? interrogea-t-il.

De fugitives rougeurs marbrèrent les joues blêmes de la marquise.

– Je le verrai demain, répondit-elle, car je pars ce soir avec maître Folgat…

– Quoi! faible comme tu l'es!

– Il le faut.

– Mon père ne saurait-il abandonner ses collections huit jours? Comment n'est-il pas ici? Me croit-il donc coupable?

– C'est précisément parce qu'il est sûr de ton innocence qu'il reste à Paris. Il ne te croit pas en danger. Il prétend que la justice ne saurait se tromper…

– Je l'espère bien! fit Jacques avec un sourire forcé. (Et changeant aussitôt de ton): Et Denise, demanda-t-il, pourquoi ne t'a-t-elle pas accompagnée?

– Parce que je ne l'ai pas voulu. Elle ne sait rien. Il aété convenu qu'on ne prononcerait pas devant elle le nom de madame de Claudieuse, et je voulais, moi, te parler de cette exécrable femme! Jacques, mon pauvre enfant, vois où t'a conduit une passion coupable!

Il ne répondit pas.

– Tu l'aimais? reprit Mme de Boiscoran.

– J'ai cru l'aimer.

– Et elle?

– Oh! elle! Dieu seul peut savoir le secret de cetteâme troublée.

– Il n'y a donc rien à espérer d'elle, ni pitié ni remords…

– Rien. Je l'ai abandonnée, elle s'est vengée. Elle m'avait prévenu…

Mme de Boiscoran soupira.

– C'est ce que je pensais, dit-elle. Dimanche dernier, alors que j'ignorais tout, je me suis trouvée près d'elle à l'église, et involontairement, j'admirais son calme recueillement, la pureté de son regard, la noblesse et la simplicité de son maintien. Hier, quand j'ai appris la vérité, j'ai frémi! J'ai compris combien doitêtre redoutable une femme qui peut affecter un tel calme, alors que son amant est en prison accusé du crime qu'elle a commis!

– Rien au monde ne saurait la troubler, ma mère.

– Elle doit trembler, cependant, elle doit bien imaginer que tu nous a tout dit. Que faudrait-il pour qu'elle fût démasquée?

Mais l'heure passait, et Blangin ne tarda pas à paraître, annonçant à Mme de Boiscoran qu'il lui fallait se retirer.

Elle se retira, en effet, après avoir une dernière fois embrassé son fils.

Et le soir même, ainsi qu'ilétait convenu, elle prenait, avec maître Folgat et le vieil Antoine, l'express de Paris.

4Chanter femme sensible: se dit d'une demande qui restera sans résultat.