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La dégringolade

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– Voilà! Quand on se noie, on se raccroche à toutes les branches, et la duchesse et son fils en sont à leur dernier bouillon. Que deviendront-ils, quand ils auront croqué la légitime de cette petite Simone? Cela les inquiète et ils se sont adressés à l'empire pour obtenir, elle des rentes, lui quelque sinécure bien lucrative. Seulement, comme on ne paye bien que les gens qui rendent des services, la duchesse a promis de rallier la noblesse de l'Anjou et de nous amener tous aux pieds de Leurs Majestés…

– C'est monstrueux!..

– Attendez!.. Pour faciliter à cette chère duchesse sa mission politique, on a mis à sa disposition un certain nombre de places qu'elle va proposant à l'un et à l'autre. Déjà elle m'a offert une recette particulière pour mon gendre, qui n'est pas riche, comme vous savez, et qui est chargé de famille…

– Tenez, comtesse, il me semble que je rêve!..

– C'est-à-dire que vous doutez, et que vous voudriez des preuves? Eh bien! regardez autour de vous, et vous verrez tous les gros fonctionnaires du département. Vous verrez notre préfet, le sous-préfet de Saumur, le général, le commandant de l'école, l'enregistrement, la douane et les ponts et chaussées. C'est un bal de fusion.

Singulier fut le regard qu'échangèrent Raymond et M. de Boursonne.

Mais déjà le gros monsieur continuait:

– Cela étant, je vais aller saluer la duchesse et lui donner à entendre que personne de nous ne mettra plus les pieds chez elle… Mais où donc est-elle? Étrange maison, dont personne ne fait les honneurs!.. Avez-vous aperçu Mlle Simone?

– Pas encore.

– Et Philippe?..

– Oh! lui, vous le trouverez dans le salon de jeu… Je viens de l'y voir aux prises avec votre fils…

– Comment! monsieur mon fils se permet… Ah! je vais y mettre bon ordre!..

Mais, au moment où il quittait la comtesse, un mouvement se fit dans la galerie.

Raymond et M. de Boursonne se haussèrent sur la pointe du pied.

Et, dans l'encadrement de la porte, ils aperçurent la duchesse et Mlle Simone de Maillefert.

X

La mère et la fille semblaient les deux sœurs, tant les années avaient glissé légères sur le front poli de la duchesse, tant les amertumes de la vie avaient eu peu de prise sur cette nature essentiellement mobile, insoucieuse et égoïste, tant aussi elle savait user avec discernement de tous les artifices de la coquetterie.

Renonçant pour une fois, – peut-être à cause de sa mission, – à ses excentricités habituelles, Mme de Maillefert portait une de ces toilettes d'une simplicité savante qui seront éternellement l'admiration et le désespoir des élégantes de petite ville, toilettes dont chaque détail est habilement combiné pour arriver à la plus parfaite harmonie.

Sa robe, vert de mer, dont la tunique était relevée par des branches d'églantier rose, avait la légèreté d'une nuée, et se décolletait précisément assez pour bien laisser admirer, sans les étaler, ses épaules d'une blancheur nacrée, polies et fermes comme le marbre le plus beau.

Mlle Simone, au contraire, paraissait plus vieille que son âge.

L'inquiétude et les soucis avaient, bien avant le temps, jeté leur ombre sur son beau visage et éteint le sourire de ses vingt ans.

Elle était vêtue, ce soir-là, d'une simple robe blanche, et dans ses admirables cheveux blonds relevés à la hâte pendait une grappe de fuchsia.

– Voyez-les donc, murmurait M. de Boursonne à l'oreille de Raymond, voyez-les et dites-moi si, à la première vue, un étranger oserait décider laquelle est l'aînée!..

– Ah! Mlle Simone est bien belle, monsieur.

– Naturellement. Mais c'est égal, les femmes sont plus fortes que nous, mon cher. Jamais on ne croirait, à voir ces deux-ci, qu'elles viennent d'avoir une affreuse discussion.

Sur ce point, le vieil ingénieur se trompait, mais c'était la faute de la myopie.

Un observateur de sa force, doué d'une vue passable, eût parfaitement reconnu que l'éclat du teint de Mme de Maillefert n'était pas naturel, et qu'un reste de colère contractait ses sourcils.

Il eût bien vu aussi la pâleur de Mlle Simone, et qu'une larme mal essuyée tremblait encore dans ses longs cils.

Raymond le discerna bien, lui, et, troublé profondément:

– Pauvre jeune fille!.. soupira-t-il.

Elle n'était plus alors qu'à trois pas de lui, appuyée au bras de sa mère, et toutes deux s'avançaient dans la grande galerie.

Mais, circonstance étrange, leurs hôtes ne s'empressaient pas autour d'elles.

Les figures se faisaient graves sur leur passage, les saluts paraissaient contraints et les sourires glacés.

L'histoire racontée par la vieille comtesse à son ami le marquis avait fait le tour des salons, et beaucoup de nobles invités se juraient, en ce moment même, de ne jamais plus remettre les pieds à Maillefert.

Raymond en entendit même un qui disait:

– C'est un piège abominable, et sans ma fille, qui m'a conjuré de la laisser danser encore quelques quadrilles, je serais parti…

La duchesse avait trop de tact pour ne pas deviner ce qui se passait et se rendre compte du déplorable effet de sa combinaison.

C'était un échec qui allait rendre impossible dans le pays sa situation déjà fort difficile.

Mais elle avait aussi une trop longue habitude du monde pour ne savoir pas dissimuler ses impressions et commander à son visage.

Plus elle rencontrait de réserve plus elle se faisait gracieuse et souriante trouvant un mot aimable pour chacun, sachant forcer les plus hostiles à murmurer à tout le moins quelques formules de politesse banale.

– C'est fort curieux, ce qui se passe, disait à Raymond M. de Boursonne, c'est on ne peut plus intéressant… Suivons la duchesse, mon cher, faisons-lui cortège.

Ayant traversé la galerie, Mme de Maillefert et Mlle Simone venaient d'entrer dans un des salons de jeu.

Elles s'arrêtèrent près d'une table où deux jeunes gens jouaient, entourés chacun d'un groupe de parieurs.

Il y avait sur le tapis un assez joli monceau d'or.

– Ne jouez-vous pas bien gros jeu, messieurs? dit gaiement la duchesse.

Un des jeunes gens redressa vivement la tête.

Il était blond, avec un lorgnon à l'œil, et portait un immense col rabattu, un gilet très ouvert à un seul bouton et un habit à manches ridiculement larges.

– Ah! certainement non, ma mère, répondit-il avec un petit ricanement qui devait être un tic. Voyez donc, pour une douzaine que nous sommes, l'enjeu n'est pas de trois cents louis. Nous jouons, d'ailleurs, un jeu de famille, un jeu de bons bourgeois, un simple écarté de santé…

Et, s'adressant à son adversaire:

– Je prendrai des cartes! dit-il.

– Combien? demanda l'autre joueur.

– Oh! le paquet!.. Je ne suis décidément pas en veine, ce soir.

C'est avec un dépit visible qu'il jeta ses cartes, et au même moment Mlle Simone lui appuya la main sur l'épaule en lui disant de sa douce voix:

– Cette mauvaise chance est une juste punition, Philippe. N'as-tu pas honte de jouer lorsque peut-être une jeune fille n'a pas de danseur!..

Le ricanement du jeune homme redoubla.

– Ah! l'excellente plaisanterie! dit-il. Me voyez-vous, messieurs, dansant un quadrille!.. Eh! chère sœur, je serais effroyablement ridicule!..

Puis relevant son jeu:

– Le roi!.. fit-il.

– Philippe!.. insista la jeune fille d'un ton suppliant, mon frère!..

Mais déjà il était replongé dans sa partie. Il ne répondit pas.

– Cordieu!.. grommela M. de Boursonne, que voilà un jeune seigneur qui me déplaît, avec sa raie au milieu de la tête, son lorgnon, son gilet à cœur, son rire idiot et son air content de soi!

C'était l'effet qu'il faisait à Raymond, et cependant Raymond ne souffla mot, préoccupé qu'il était de suivre de l'œil Mme de Maillefert et Mlle Simone, qui étaient allées s'asseoir dans la grande galerie.

– Voilà le moment, reprit le vieil ingénieur, d'aller présenter nos respects à ces dames…

– Est-ce bien nécessaire? demanda Raymond.

– Dame! la politesse la plus élémentaire l'exige.

– C'est que…

– Quoi? Ne craignez-vous pas une allusion à votre duel? Rassurez-vous, ces dames n'en ont même pas ouï parler. Nos conjectures étaient fausses. N'avez-vous pas entendu la vieille comtesse? C'est notre qualité d'ingénieurs qui nous a valu notre invitation. D'ailleurs est-ce qu'on nous connaît?..

Mais, à sa grande surprise, au moment où il esquissait son plus beau salut, un vieux monsieur, placé derrière Mme de Maillefert, se pencha vers elle en disant:

– M. le baron de Boursonne, madame, le savant ingénieur chargé des études de l'endiguement de la Loire…

La duchesse commençait une phrase flatteuse, mais le bonhomme n'eut pas la patience d'attendre la fin.

Prenant la main de Raymond:

– Permettez-moi, madame, interrompit-il, de vous présenter mon plus dévoué collaborateur, M. Raymond Delorge.

Plus rouge qu'une pivoine, Raymond s'inclina, mais non si bas qu'il ne vît le front de Mlle Simone se couvrir d'une rougeur plus vive que la sienne, non si vite qu'il ne surprît un éclair dans ses beaux yeux, et un geste aussitôt réprimé, disant bien que sa première inspiration avait été de tendre la main…

Le cœur du jeune homme bondit dans sa poitrine.

– Elle sait, pensa-t-il, et elle m'est reconnaissante.

M. de Boursonne n'avait rien vu.

Déjà, il était en grande conversation avec le personnage qui l'avait nommé, et qui, bien évidemment, était un mentor qu'on avait donné à Mme de Maillefert pour faciliter sa mission.

Même ce personnage ne tarda pas à émettre, au sujet des élections prochaines, de si singulières théories, que le vieil ingénieur les interrompit brusquement.

– Je vous entends, monsieur, dit-il, vous me demandez de faire de la Loire un agent électoral qui inonderait les propriétés des gens qui votent mal, et respecterait les terres des paysans qui votent bien… C'est une idée, cela, mais diablement difficile à réaliser… Demandez plutôt à M. Delorge.

 

Mais Raymond n'était plus près de M. de Boursonne pour lui répondre.

Il avait vu Mlle Simone abandonner la place qu'elle occupait aux côtés de sa mère, et, entraîné par une force irrésistible, il l'avait suivie sournoisement à travers la foule, et il était allé se poster à un endroit d'où il ne perdait pas de vue un tressaillement de son visage.

La jeune fille s'était assise près de deux dames excessivement maigres, et avait entamé avec elles une interminable conversation.

Ce qui confondait Raymond et renversait toutes ses idées, c'était l'isolement où restaient Mme de Maillefert et sa fille, dans leur salon, au milieu de leurs hôtes.

Pendant que les hommes graves se tenaient à l'écart, ruminant cette nouvelle de la mission électorale de la duchesse, tandis que les vieilles femmes pinçaient les lèvres et chuchotaient derrière leur éventail, les jeunes ne songeaient qu'à employer le plus gaiement possible cette nuit de fête qui venait rompre la monotonie de leur existence.

– C'est inouï, pensa Raymond, on dirait un bal de souscription, où chacun est libre pour son argent.

Pourtant il compta jusqu'à cinq jeunes messieurs qui vinrent s'incliner devant Mlle Simone, lui demandant évidemment «l'honneur d'un quadrille ou d'une polka».

Mais Mlle Simone les refusait tous, et à ses gestes Raymond comprit qu'elle donnait pour prétexte de ses refus une vive douleur au pied.

Il est vrai que ni ces invitations ni la conversation des deux dames maigres ne paraissaient occuper beaucoup la jeune fille.

Son esprit était ailleurs.

Ses beaux yeux ne se détachaient pas d'une certaine direction, et tour à tour l'anxiété la plus poignante, la colère ou la douleur se peignaient sur sa mobile physionomie.

– Qu'est-ce donc qui l'intéresse ainsi? pensait Raymond.

Il ne pouvait le voir de l'endroit où il était, encore qu'il se haussât sur la pointe des pieds et tendît le cou de façon à se le démancher.

Cela étant, il manœuvra de façon à découvrir un meilleur poste d'observation, et il ne tarda pas à le trouver.

C'était le salon de jeu, qui absorbait ainsi toutes les facultés de Mlle Simone.

– Ah! je comprends, se dit Raymond.

Et, sans trop d'affectation, il se glissa dans ce salon.

Le jeune duc de Maillefert, Philippe, était toujours à la table de jeu, et aux contractions de sa figure fripée, il était aisé de deviner que la mauvaise chance continuait à s'acharner après lui.

C'est avec des mouvements nerveux qu'il maniait les cartes. Il les eût déchirées certainement s'il ne se fût pas contenu, froissées et foulées aux pieds.

A tout instant de sourdes exclamations de rage lui échappaient.

– C'est dégoûtant, parole d'honneur!.. Perdre le point avec un pareil jeu!.. c'est fait pour moi!.. Pas un atout en quinze cartes!.. En vérité, mon cher, vous avez trop de chance!..

Son adversaire, aussi calme et aussi froid qu'il semblait fiévreux et agité, était un homme dont toute la personne trahissait une intelligence bornée, beaucoup de confiance en soi et un entêtement féroce.

Son tour de donner venu, il battit les cartes méthodiquement, fit couper, et… tourna le roi.

– Le monarque! dit-il. Cela me fait cinq points; j'ai gagné.

Et, allongeant tranquillement la main, il attira à lui l'or et les billets placés devant Philippe.

– Continuons-nous? demanda-t-il, tout en vérifiant son gain.

Le jeune duc s'était levé brusquement.

– En voilà assez! dit-il. Je perdrais ce soir jusqu'à ma dernière chemise. Savez-vous, messieurs, que voici quinze mille francs que je perds! C'est un assez joli denier.

– Bast! qu'est-ce que quinze mille francs pour vous? objecta un parieur.

Raillait-il? Parlait-il sérieusement?

Philippe le regarda fixement pour s'en assurer, et, comme il demeurait impénétrable:

– Eh bien! soit! encore un coup! dit-il vivement à son adversaire, sur parole, en cinq points, quitte ou double.

L'autre ne broncha pas.

– Est-ce que vous refusez, insista le jeune duc, qui devint livide? est-ce que la parole d'un Maillefert ne vous paraît pas valoir de l'argent comptant?..

Il parlait si haut qu'il n'était pas possible que Mlle Simone, de sa place, ne l'entendît pas.

Raymond la regarda.

Elle était plus blanche que sa robe, ses mains tremblaient…

– J'attends votre décision, monsieur, insista Philippe d'un ton presque menaçant.

L'autre gardait son flegme imperturbable.

– La décision ne dépend pas de moi, répondit-il.

– Que voulez-vous dire, monsieur?

– Ceci: Je fais partie d'un cercle, c'est bien connu à Angers, dont tous les membres se sont engagés par serment à ne jamais jouer qu'argent sur table. L'article VII de nos statuts porte que celui de nous qui manquera à sa parole sera passible d'une amende s'élevant au double de la somme jouée… Ce serait donc une trentaine de mille francs qu'il m'en coûterait pour avoir l'honneur de continuer votre partie…

Le jeune duc de Maillefert semblait atterré…

– Mais c'est une offense, cela, monsieur, balbutiait-il, c'est une injure atroce…

– Oh! pas le moins du monde…

Un grand silence s'était fait dans le salon de jeu, silence que rendaient plus lugubre le bourdonnement de la foule dans la galerie et les joyeuses fanfares de l'orchestre. A toutes les tables environnantes on avait cessé de jouer.

On s'attendait visiblement à quelque violente altercation, lorsque Mlle Simone parut…

Pauvre généreuse fille! Dominant sa douleur, elle se contraignait à sourire.

Vivement elle prit le bras de Philippe, et, s'adressant aux personnes qui l'entouraient:

– Permettez-moi de vous enlever mon frère un instant, messieurs, dit-elle.

Et ils sortirent ensemble.

– Vous avez sagement agi, dit alors un des parieurs à l'adversaire.

– Oui, très sagement, ajouta un autre. Ce cher duc est charmant, quand il parle de perdre sa dernière chemise. Il y a longtemps qu'elle est perdue. C'est celle de sa sœur qu'il joue maintenant.

Tout en écoutant, Raymond observait le frère et la sœur.

Ils causèrent un instant à voix basse, puis la jeune fille s'éloigna, laissant Philippe près des deux dames maigres.

Lorsqu'elle reparut l'instant d'après, elle tenait un petit paquet qu'elle lui glissa dans la main.

Le jeune duc eut un frémissement de joie.

– Merci!.. murmura-t-il sans doute à l'oreille de sa sœur.

Et, revenant s'asseoir en face de son flegmatique adversaire:

– Maintenant, dit-il, en posant une liasse de billets de banque sur le tapis, maintenant, monsieur, vous pouvez jouer sans trahir vos serments. Faisons-nous, une dernière fois, en cinq points, quitte ou double?..

L'homme impassible se troubla.

– Mais… c'est de dix mille francs qu'il s'agit, fit-il.

– Juste!.. répondit Philippe. Total, si vous gagnez, vingt mille francs. Après cela, je ne voudrais pas vous contraindre. Il vous répugne peut-être d'exposer votre bénéfice…

Les rieurs étaient passés du côté de M. de Maillefert. Ce que voyant, l'autre:

– A qui fera! dit-il.

Bien qu'on joue beaucoup en Anjou, la partie était assez intéressée pour émouvoir la galerie. Un cercle se forma autour de la table, si épais, que de sa place, qu'elle avait reprise, Mlle Simone ne pouvait plus rien voir.

Ce fut à Philippe de donner le premier.

Il eut le roi et la vole, et marqua trois points.

– Vous commencez bien! grommela l'adversaire.

Et, donnant à son tour, il donna à Philippe le roi et le point.

– Vous avez gagné! prononça-t-il, en retirant de ses poches l'or et les billets qu'il avait gagnés…

Le jeune duc triomphait:

– Voulez-vous continuer? disait-il. Moi, qui n'ai pas fait de serment, je jouerai avec vous sur parole tant qu'il vous plaira.

C'est avec la plus poignante anxiété que Raymond avait suivi cette partie, dont les conséquences, il ne le sentait que trop, pouvaient être terribles.

Tout ce qu'il imaginait que pouvait, que devait souffrir Mlle Simone, il le souffrit lui-même.

Il se représentait l'atroce douleur de cette jeune fille si fière en voyant l'outrage fait à ce nom de Maillefert qu'elle défendait, Dieu sait à quel prix.

Philippe avait été cruellement insulté.

Sa parole jetée sur le tapis vert n'y avait pas été acceptée.

Et tout ce qu'avait pu dire son adversaire des règlements du cercle dont il faisait partie n'était évidemment qu'une pure fiction inventée pour se garer de ces joueurs suspects qui empochent bravement quand ils gagnent et qui, s'ils perdent, ne payent pas..

Voilà où en était le dernier duc de Maillefert.

– Et certainement, pensait Raymond, il n'avait pas fallu moins que cette abominable offense, pour décider Mlle Simone à donner à son frère de quoi continuer à jouer.

Tant que la partie demeura en suspens, tant qu'il vit les deux joueurs se disputer avec acharnement ces saintes économies de la jeune fille, la respiration lui manqua.

Mais lorsqu'il entendit Philippe de Maillefert, qui avait déjà trois points, annoncer le roi, quand il le vit abattre triomphalement son jeu et montrer qu'il avait trois atouts majeurs, c'est-à-dire le point sûr… oh! alors la joie lui monta au cerveau, enivrante autant que le vin, et, bondissant jusqu'à Mlle Simone:

– Il a gagné!.. dit-il.

Violemment, comme si elle eût été endormie, et qu'un coup de pistolet eût été tiré à son oreille, Mlle Simone tressauta.

– Monsieur! fit-elle.

Mais quand ayant levé la tête ses yeux rencontrèrent les yeux de Raymond, un nuage de pourpre s'étendit sur son visage, jusqu'à la racine des cheveux, et, d'une voix faible, mais où vibrait toute son âme:

– Merci, monsieur, murmura-t-elle, merci!..

Les deux dames maigres, assises près de Mlle de Maillefert, ouvraient des yeux immenses.

Elles se demandaient quel était ce jeune homme d'un extérieur si remarquable, qu'elles ne connaissaient cependant pas, elles qui connaissaient tout le pays, qui parlait à Mlle Simone avec une si éloquente émotion, et à qui elle répondait d'une voix balbutiante.

– Et… continue-t-il de jouer? demanda la jeune fille.

Raymond se pencha vers le salon de jeu.

– Non, répondit-il. Je le vois, il est debout près de la fenêtre, il plaisante avec des jeunes gens que je ne connais pas…

Seulement, c'est d'une voix à peine intelligible qu'il prononça ces derniers mots.

Il venait de surprendre, arrêté sur lui, l'œil étincelant de méchanceté des deux dames maigres, et sous ce regard comme sous une douche glacée lui tombant sur le front, il recouvra son sang-froid.

Il vit Mlle de Maillefert compromise, et sérieusement, cette fois, par lui.

Et, furieux de sa sottise, tourmenté de regrets, ne sachant comment s'excuser et se retirer, ne sachant ni que dire ni que faire, il restait devant la jeune fille, à demi-incliné, rouge, balbutiant…

Jusqu'à ce qu'enfin une idée lui venant:

– Daignez-vous, mademoiselle, demanda-t-il, me faire l'honneur de danser avec moi le prochain quadrille?..

Elle se leva à demi, et déjà Raymond lui présentait le bras, quand soudain se rasseyant:

– Excusez-moi, monsieur, répondit-elle, j'ai déjà refusé plusieurs fois de danser, je me sens un peu souffrante…

Raymond pâlit.

– Je vous en prie!.. insista-t-il.

Si visible fut l'hésitation de la jeune fille, qu'une des dames maigres crut pouvoir intervenir, en avançant sa tête chargée de plumes:

– Vous êtes en vérité trop scrupuleuse, mon enfant, dit-elle. Vous souffriez, tout à l'heure, vous avez refusé ces messieurs… quoi de plus naturel?.. Maintenant, vous vous sentez mieux, monsieur vous invite et vous acceptez… quoi de plus simple? Eh! dansez donc, croyez-moi, profitez de votre jeunesse!..

Ce qu'il y avait de perfide dans cette phrase, Mlle Simone ne le comprit pas, pas plus qu'elle ne surprit le sourire venimeux qui la soulignait.

Elle se leva donc, appuya sa main tremblante sur le bras de Raymond, et, traversant la galerie, ils gagnèrent un des salons où on dansait…

Ah! l'impitoyable M. de Boursonne eût bien ri de la contenance de son «jeune ami».

Raymond allait d'un pas de somnambule, de l'air d'un homme qui n'est pas parfaitement sûr d'être bien éveillé.

Il se demandait s'il n'était pas un fat ridicule, si l'instinctive sympathie qu'il avait cru lire dans le doux regard de cette jeune fille si fière existait réellement.

 

Comment, ne s'étant jamais parlé, s'étaient-ils parfaitement compris? Quelles mystérieuses affinités rapprochaient ainsi leurs âmes? L'avait-elle donc deviné? Avait-elle deviné ce cœur qui ne battait déjà plus que pour elle?

Que n'eût-il pas donné pour avoir un instant la puissance de Dieu, pour anéantir, par le seul acte de sa volonté, tous ces importuns dont il fendait la foule odieuse, pour se trouver seul près de Mlle Simone, tomber à ses pieds, lui dire de quelle admiration absolue et respectueuse il l'admirait!

Mais il n'avait pas la puissance de Dieu.

L'orchestre jouait les premières mesures d'un quadrille, et il n'eut que le temps de chercher une place et de s'inquiéter d'un vis-à-vis. Et ce n'était pas tout encore.

Il sentait peser sur lui il ne savait combien de regards enflammés de curiosité, et il comprenait la nécessité de dominer son trouble, de maîtriser ses pensées et d'adresser la parole à Mlle Simone.

Hélas! son esprit ne lui fournissait rien, pas un mot, pas une de ces phrases banales qui s'échangent entre deux figures, et qui sont comme la fausse monnaie de l'esprit et de la galanterie, pas un de ces compliments ineptes qu'il entendait couler comme de source de la bouche en cœur des danseurs ses voisins…

Peut-être Mlle de Maillefert souffrait-elle autant que lui, peut-être se rendait-elle compte de son embarras. Toujours est-il qu'à la fin de la seconde figure, elle lui demanda quelques renseignements sur les travaux de M. de Boursonne.

C'est avec l'empressement d'un homme en train de se noyer que Raymond saisit cette branche.

Et, tout en décrivant avec une extrême volubilité leurs plans et leurs études:

– Je me perds, pensait-il… Elle doit me juger stupide… Est-ce là ce que je devrais lui dire!.. O sensibilité idiote, maudite timidité!..

Elle finit, cependant, cette interminable contredanse.

Elle finit par un galop général, les deux orchestres jouant le même quadrille, et les danseurs des deux salons se lançant et se mêlant dans la grande galerie…

C'est près de sa mère que Mlle Simone voulut être reconduite.

La duchesse de Maillefert était à la même place, fort entourée pour le moment et rouge de dépit; car M. de Boursonne, à force de questions perfides et d'attaques sournoises, l'avait presque amenée à confesser le but de son voyage.

Apercevant sa fille au bras de Raymond:

– Venez-vous donc de danser? lui demanda-t-elle d'un ton aigre.

– Oui, ma mère.

– Avec monsieur?

– Oui.

– Il me semblait vous avoir entendu dire à M. de Luxé que vous étiez souffrante et que vous ne danseriez pas de la soirée.

La jeune fille s'assit sans répondre, et Raymond allait peut-être commettre la maladresse insigne de s'excuser, quand il sentit qu'on lui frappait sur l'épaule.

Il se retourna vivement et se trouva en face de M. de Boursonne.

– Je suis rompu, lui dit le bonhomme; les bals, décidément, ne sont pas mon fait. Allons chercher nos pardessus et filons…

Raymond le suivit et sans trop de peine ils retrouvèrent la porte du petit salon où ils s'étaient débarrassés de leurs effets.

Seulement cette porte était fermée et on avait retiré la clef.

– Eh bien! voilà qui est gracieux! gronda M. de Boursonne.

Il essayait d'ouvrir, cependant, lorsqu'un vieux domestique sans livrée accourut:

– Que désirent ces messieurs? demanda-t-il.

– Parbleu! nos paletots, qui sont là-dedans.

Le domestique les examinait avec une attention étrange.

– C'est par erreur, répondit-il enfin, qu'on a conduit ces messieurs dans ce salon. Il dépend de l'appartement de miss Lydia Dodge, la gouvernante anglaise de Mlle Simone, de sorte que…

En toute autre occasion, M. de Boursonne n'eût point manqué de s'informer de cette miss Lydia, dont il avait déjà ouï parler par maître Béru.

Mais en ce moment, il s'impatientait fort.

– De sorte que, interrompit-il, nos vêtements sont sous la clef de la gouvernante…

– Oh! non certes, on les a retirés, et si ces messieurs veulent prendre la peine de venir avec moi…

Ils prirent cette peine.

Leurs vêtements avaient été soigneusement recueillis. Ils les endossèrent, et l'instant d'après ils descendaient le perron du château de Maillefert.

Il était trois heures du matin.

Les gens graves se retiraient. On voyait les lanternes de leurs voitures glisser à travers les arbres le long de la route qui conduit à la levée de la Loire et sur le pont de fil de fer.

Les fanatiques seuls restaient, ceux qui dansent jusqu'à ce que la dernière bougie ait fait éclater la dernière bobèche, jusqu'à ce que le dernier musicien de l'orchestre s'endorme exténué sur son instrument.

Ceux-là en prenaient à cœur-joie.

Ils dansaient un cotillon, et on voyait leurs ombres tourbillonnantes passer et repasser devant les fenêtres.

Dans la cour, en attendant leurs maîtres, les valets dormaient autour de leurs feux, à l'exception de trois ou quatre, qui, parfaitement ivres, échangeaient des injures en attendant d'échanger des coups.

Les lampions de l'avenue étaient éteints… A peine de-ci et de-là, dans les branches, en apercevait-on un qui agonisait, jetant bien plus de fumée que de lumière.

– Et voilà comment finissent toutes les fêtes! observait philosophiquement M. de Boursonne. Et on appelle cela s'amuser…

Mais au moment de franchir la grille de la cour d'honneur, il s'approcha d'un des réverbères, et, tirant de sa poche un vieux portefeuille, il l'examina attentivement.

– Parbleu!.. fit-il.

– Qu'est-ce, monsieur? interrogea Raymond.

Mais, au lieu de répondre:

– Aviez-vous laissé quelques paperasses dans la poche de votre pardessus, mon cher Delorge? demanda le bonhomme.

Raymond chercha.

– Oui, répondit-il.

– Quelles?

– Deux ou trois vieilles lettres à mon adresse, et quelques cartes de visite.

– Alors, plus de doute, fit le vieil ingénieur.

Et s'arrêtant court:

– Que me répondriez-vous, reprit-il, si je vous disais que Mlle Simone sait que sa discussion avec sa mère à été entendue?

– Oh! monsieur…

– Et entendue par nous, qui plus est, par vous Raymond Delorge, et par moi le père Boursonne…

– Si cela était, monsieur, j'en serais au désespoir…

– Eh bien! désespérez-vous, mon cher, car rien n'est plus certain, déclara le vieil ingénieur.

Et, se remettant en marche, car il avait chaud et la nuit était fraîche:

– Rien n'est plus certain, poursuivit-il, et je le prouve: 1º nos pardessus ont été soigneusement retirés du petit salon; 2º mon portefeuille a été ouvert, je m'en suis assuré; 3º un domestique montait la garde non loin de la porte fermée, avec ordre de bien prendre notre signalement…

Tout cela était tellement probable qu'il n'y avait guère moyen d'en douter.

– Soit, interrompit Raymond, mais pourquoi serait-ce Mlle Simone qui saurait notre indiscrétion, bien involontaire de ma part, et non pas Mme de Maillefert, ou plutôt, pourquoi ne la connaîtraient-elles pas toutes deux?

M. de Boursonne hocha la tête.

– Ici, répondit-il, je n'ai plus que des présomptions. Seulement, il est de ces indices moraux qui valent des faits. Si Mme de Maillefert eût su que nous possédions son secret, elle eût été avec nous plus gracieuse, car elle eût eu peur de nous. Or, c'est à peine si elle a été polie, cette chère duchesse…

– Oui, c'est juste, murmurait Raymond, c'est très juste!..

– Maintenant, reste à savoir comment a été avec vous Mlle Simone… Je sais déjà qu'elle a dansé avec vous, après avoir refusé de danser avec d'autres…

– Ah! monsieur!..

– Parfait, je suis fixé, dit en riant le vieil ingénieur.

Et, redevenu grave tout à coup:

– Cette noble duchesse, prononça-t-il d'une voix irritée, mériterait qu'on rasât ses cheveux couleur de soleil, qu'on la vêtît d'un sarrau de ratine grise et qu'on l'obligeât à soigner des galeux jusqu'à la fin de ses jours. Son aimable fils mériterait qu'on l'embarquât sur quelque long-courrier, avec recommandation au capitaine de lui faire connaître les douceurs du chat à neuf queues…

Puis plus bas:

– Et si j'étais à votre place, ami Delorge, poursuivit-il, si j'avais votre âge, si ma bonne étoile guidait sur mon chemin une jeune fille telle que Mlle Simone…

– Eh bien?..

– Eh bien!.. elle serait ma femme, envers et contre tous, quand il me faudrait soulever des montagnes ou combler des abîmes; elle serait ma femme ou ma vie serait perdue, brisée, finie…

Il s'interrompit, honteux peut-être un peu de son enthousiasme, et brusquement, sans vouloir entendre la réponse qui montait aux lèvres de Raymond:

– Mais nous voici arrivés, dit-il, et j'entends cet imbécile de Béru qui vient nous ouvrir… Bonne nuit, dormez bien… Mais vous savez: Elle serait ma femme!..