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La dégringolade

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IV

Sans encombre, sinon sans battements de cœur, Raymond et le docteur Legris franchissaient quelques instants plus tard la porte redoutée du cimetière Montmartre.

Une fois dans l'avenue ils étaient sauvés.

Et cependant ils ne respirèrent librement que plus tard, lorsqu'ils eurent dépassé la place Pigalle, et qu'ils arrivèrent au café de Périclès.

Ils s'y firent servir à déjeuner, dans un petit salon au premier étage, que Justus réservait à ses clients de prédilection, autant pour causer librement que pour échapper au terrible journaliste Peyrolas, lequel, embusqué près de la porte d'entrée, guettait les arrivants et leur lisait impitoyablement son fameux article.

Une côtelette et un verre de vin de Bordeaux ne devaient pas tarder à rendre au docteur Legris l'élasticité de son esprit, et tout en versant à boire à Raymond:

– C'est égal, disait-il, d'ici à quelque temps, je m'abstiendrai d'aller rôder aux environs du cimetière Montmartre. Je viens de recevoir une leçon dont je profiterai. Je sais, à présent, ce qu'il en peut coûter de ne se point vêtir comme tout le monde, d'arborer des chapeaux d'une forme à soi et de porter des cravates blanches.

Mais il perdait son temps à essayer de dérider son convive.

Tant qu'il avait conservé l'espoir d'arriver à la vérité, tant qu'il avait entrevu un effort à faire ou un expédient à risquer, tant qu'il y avait eu lutte, en un mot, et incertitude du résultat, Raymond avait su maintenir son énergie à la hauteur des circonstances.

Battu, il s'abandonnait sans vergogne à la plus incroyable prostration.

Aussi, répondant à ses intimes réflexions, bien plus qu'il ne s'adressait à son compagnon:

– Nous ne saurons rien, murmura-t-il, rien!..

Le docteur Legris achevait alors de déjeuner. Adonis avait versé son café et il venait d'allumer un cigare.

– Vous vous trompez, Raymond, prononça-t-il d'une voix ferme. Peut-être n'apprendrez-vous que trop tôt le mot de cette lugubre énigme.

– Hélas!..

Sachant par expérience que Justus Pufzenhofer en bon Allemand qu'il était, avait la fâcheuse habitude de rôder autour des portes, et d'y coller selon l'occasion l'œil ou l'oreille, M. Legris s'était levé et s'assurait que personne n'écoutait du dehors.

Revenant ensuite s'asseoir en face de son nouvel ami:

– Maintenant, commença-t-il, raisonnons froidement, s'il se peut, et tâchons de mettre de l'ordre dans nos idées, car en vérité depuis hier au soir nous pensons et nous agissons comme des enfants. Vous, cher ami, vous aviez sans doute des raisons que j'ignore d'être profondément ému. Quant à moi, en me voyant brusquement jeté dans cette ténébreuse aventure, j'ai été impressionné d'une façon ridicule pour un homme de ma trempe, médecin, et qui se pique de scepticisme.

Raymond essaya de l'interrompre pour protester; il n'en continua que plus vite:

– De votre trouble et du mien, il est résulté que nous avons abandonné la proie pour l'ombre, et que nous avons été joués. Le mal est fait, n'en parlons plus. Mais en faut-il conclure que nous sommes incapables de soulever le voile qui recouvre ce mystère? Non, certes, et je vais essayer de vous le prouver…

Un geste sans signification précise fut la seule réponse de Raymond.

– Procédons donc méthodiquement, reprit le docteur, et du connu tâchons de dégager l'inconnu. Tout d'abord, le mobile de cette intrigue est-il considérable? Évidemment, oui. Ce n'est pas sans un intérêt immense que des gens tentent une aventure aussi scabreuse que celle de cette nuit. Mais quel est cet intérêt? Pour nous, voilà l'x, voilà la solution à trouver. Ce que nous savons, par exemple, c'est que l'intérêt des principaux complices est identique. Si l'homme triomphait, la femme était folle de joie, comme lorsqu'on voit dépassées ses plus magnifiques espérances. Quant au but qu'ils se proposaient, il nous est révélé par les faits mêmes. Ils voulaient savoir positivement si oui ou non la tombe de Marie-Sidonie était vide…

Comme s'il eût attendu une objection, il s'arrêta.

Et cette objection ne venant pas:

– L'organisateur de cette audacieuse expédition, poursuivit-il, l'homme aux vêtements élégants, savait à n'en pas douter que le cercueil était vide. Il l'avait affirmé à la femme aux vêtements noirs, et la preuve, c'est qu'au moment de forcer la tombe, il lui a dit: «Vous allez voir, madame la duchesse, que je ne vous ai pas trompée.» Mais elle doutait, et je n'en veux pour preuve que sa joie en constatant la vérité.

Tout cela était si clair et si précis, et si bien exposé comme les termes d'un problème ordinaire, que Raymond commençait à s'en étonner.

M. Legris, plus lentement, continuait:

– Pour nous, simples spectateurs, quelle est la conclusion à tirer? C'est qu'il y a de par le monde, vivante et bien vivante, une femme que l'on croit morte et enterrée: Marie-Sidonie…

Il disait cela d'un si singulier accent de certitude, que Raymond en tressaillit.

– Il faut donc croire, murmura-t-il, à quelque supercherie odieuse, abominable, à un simulacre d'inhumation…

– Oui.

– Dans quel but? Pourquoi?..

– Eh! si je le soupçonnais seulement, s'écria le docteur, le problème serait bien près d'être résolu… Mais ici, nul indice!.. Une seule chose m'est démontrée, c'est que la duchesse a tout à espérer, tout à attendre de l'existence de cette Marie-Sidonie…

Pendant plus d'une minute, Raymond garda le silence.

– Mais moi, fit-il enfin, moi, où est mon intérêt dans cette intrigue compliquée, et comment y suis-je mêlé?..

Eh! c'était là précisément la question qui obsédait la pensée du docteur Legris, la question à laquelle il cherchait en vain une réponse plausible.

– Comment le saurais-je, fit-il, lorsque vous-même l'ignorez!..

Et Raymond se taisant:

– Pourtant, ajouta-t-il, si vous ne deviez pas être un des acteurs indispensables de cette incompréhensible scène, on ne serait pas allé vous chercher…

– On!.. qui, on?

– Quelqu'un qui vous connaît bien, puisque la lettre anonyme que vous m'avez montrée faisait allusion à la mort du général Delorge votre père, et aussi à une femme que vous aimez…

– Je pouvais jeter cette lettre au feu.

– Mais vous ne l'y avez pas jetée, et son auteur était certain que vous ne l'y jetteriez pas. Il comptait si bien sur vous, que toutes ses précautions étaient prises. Le faux était prêt qui devait vous ouvrir la porte du cimetière, et Potencier, ce complice subalterne qui nous a si subtilement glissé entre les mains, vous attendait. Et on jugeait votre présence tellement urgente, que pour vous décider à venir, on m'a admis en tiers, moi inconnu, qui pouvais être dangereux, et qui n'ai pas les raisons… que vous devez avoir… qu'on sait que vous avez… de garder le secret et de ne pas invoquer l'assistance de la police…

M. Legris jeta son cigare, que dans sa préoccupation il avait laissé éteindre, et poursuivant l'analyse de la situation:

– Maintenant, reprit-il, quelles conclusions tirer de tout ceci?.. C'est que l'auteur de la lettre anonyme ne peut être que l'homme qui dirigeait l'audacieuse expédition de cette nuit…

– Je le crois, murmura Raymond, oui, je le crois…

– Et moi, j'en suis sûr, parce qu'il m'est démontré que cet homme savait notre présence à deux pas, derrière les cyprès…

– Oh!..

– Il la savait, vous dis-je, et j'en ai une preuve qu'admettrait le jury le plus timoré. Rappelez vos souvenirs. Lorsque les agents subalternes de cet homme, les deux complices en blouse, sont descendus dans le cimetière, qu'ont-ils fait?..

Lentement, et avec une certaine hésitation:

– Autant qu'il m'en souvient, répondit Raymond, ils ont erré de ci et de là autour de la clairière, regardant, prêtant l'oreille…

– S'assurant, en un mot, qu'ils n'étaient pas épiés?..

– Évidemment…

– Donc, j'ai raison. Comment admettre, en effet, que des coquins exercés, et ceux-là le sont, qui risquent d'être surpris au moment de commettre un crime, et ils le risquaient, n'aient pas mieux pris leurs précautions? Représentez-vous le terrain. S'y trouvait-il un endroit plus favorable à une embuscade que celui où nous étions blottis? Non. Comment donc ces deux hommes ne l'ont-ils pas visité? Comment! C'est que leur chef, celui qui les payait, les avait avertis. C'est qu'il leur avait dit: «Surtout, n'approchez pas du massif de cyprès, vous y trouveriez cachés des gens à moi qu'il ne faut pas déranger…»

A demi-voix et comme s'il eût répondu à ses pensées, et non à M. Legris:

– C'est bien cela, murmura Raymond, c'est bien cela… Ce ne peut être que lui qui m'a écrit!..

Le docteur jubilait.

Faire étalage de ses facultés maîtresses est une disposition commune à tous les hommes, depuis le plus vulgaire jusqu'au plus supérieur.

Et il éprouvait à montrer sa pénétration le même plaisir naïf que ressent le robuste manœuvre qui lève à bras tendu l'énorme poids que ses compagnons peuvent à peine soulever.

– Lui! s'écria-t-il, oubliant son serment de ne pas questionner. Qui, lui? Vous voyez bien que vous soupçonnez quelqu'un!..

Le front de Raymond s'assombrit.

– Docteur!.. fit-il.

Mais l'autre:

– Et cette duchesse si audacieuse, est-ce que vraiment en cherchant bien vous ne trouveriez pas son nom?..

– Je connais plusieurs femmes qui portent ce titre de duchesse…

– Ah!..

– La duchesse de Maumussy, la duchesse de Maillefert…

– Vous voyez donc bien…

Raymond eut un mouvement d'impatience.

– Mais qu'est-ce que cela prouve! fit-il brusquement. En sais-je mieux comment je puis me trouver mêlé aux événements de cette nuit? Doutez-vous de ma parole? Faut-il que de nouveau je vous jure, sur tout ce qu'il y a de sacré, que je ne comprends rien à tout ce qui arrive depuis vingt-quatre heures, que jamais je n'ai connu personne du nom de Marie-Sidonie?..

 

Une fugitive rougeur montait aux joues du jeune médecin.

– Ai-je donc été indiscret? fit-il. Dites-le-moi franchement. Dois-je oublier tout ce dont j'ai été témoin? Parlez, et c'est fini, jamais plus il n'en sera question entre nous!..

Déjà Raymond se sentait tout honteux de son irritation.

Saisissant la main du docteur:

– Assez, prononça-t-il d'une voix émue. A un ami tel que vous, on ne marchande pas les confidences. Faites-moi l'amitié de venir partager ce soir notre modeste repas de famille. Et nous chercherons ensemble s'il est dans mon passé quelque événement qui explique le sombre mystère de cette nuit…

DEUXIÈME PARTIE
LE GÉNÉRAL DELORGE

I

Un soir, en un de ces rares moments où il se départait de sa réserve et de sa froideur accoutumées, Raymond Delorge avait dit au docteur Legris:

– Celui-là est véritablement malheureux qui n'espère plus rien. Voilà où j'en suis, moi qui n'ai pas trente ans. Et si je n'étais pas certain que la balle qui me tuerait frapperait ma pauvre mère du même coup, il y a longtemps que je me serais fait sauter la cervelle…

Le passé de cet infortuné expliquait ce morne désespoir et ce dégoût profond de la vie.

Son père, le général Pierre Delorge, avait été ce qu'on est convenu d'appeler un officier de fortune, c'est-à-dire un de ces soldats qui n'ont d'autre recommandation que leur mérite et leur bravoure, d'autre richesse que leur épée, et dont chaque grade est forcément le prix d'un service rendu ou d'une action d'éclat.

Fils d'un menuisier de Poitiers, ancien volontaire de 1792, bercé de la légende glorieuse des armées de la République, Pierre Delorge, le jour même de ses dix-huit ans, s'était engagé dans un régiment de dragons.

Son éducation était des plus bornées, mais il avait l'imagination pleine de récits de batailles, et il se sentait de la trempe de ces soldats héroïques dont lui parlait son père, et qui, à trente ans, étaient morts ou généraux de division.

Malheureusement, on était alors en 1820.

C'était le beau temps de la Restauration, et les fils d'artisans révolutionnaires n'étaient pas précisément en odeur de sainteté.

En fait de guerre, Pierre Delorge ne vit que la guerre d'Espagne, où il n'eut même pas l'occasion de dégainer.

En revanche, il avait failli se trouver compromis dans la première conjuration de Saumur, à la suite d'une dénonciation anonyme, qui l'accusait faussement d'avoir entretenu des relations suivies avec le brave et faible général Berton.

Du moins sut-il mettre à profit ces longues années de paix et les loisirs forcés de la vie de garnison.

Ayant reconnu l'insuffisance de son éducation, il entreprit bravement de la refaire, et obstinément il la refit.

Les longues heures que ses camarades passaient au café militaire, entre un jeu de cartes et un bol de punch, il les employait à travailler, réalisant sur ses maigres appointements assez d'économies pour payer un professeur ou acheter des livres.

D'aucuns essayèrent bien de railler ses études obstinées, son existence austère, sa rigide exactitude à remplir les devoirs de son état; ils en furent pour leurs taquineries.

Et encore ne les poussèrent-ils jamais plus loin, Pierre Delorge n'ayant pas la prétention d'être ce qui s'appelle endurant.

Puis, comme il était malgré tout le meilleur et le plus sûr des camarades, modeste et toujours prêt à rendre service, comme d'un autre côté on le savait doué de la plus rare énergie, on s'accoutuma à reconnaître sa supériorité, à la célébrer et à le désigner hautement comme un des officiers d'avenir de l'armée.

La révolution de 1830 le trouva en Algérie, lieutenant de chasseurs.

Il avait été décoré lors de la prise d'Alger, à la tête de son escadron, qui faisait partie de la division Loverdo.

Les années qui suivirent, il les passa en Afrique, où l'œuvre de notre domination se poursuivait avec un perpétuel mélange de bien et de mal, de succès et de revers.

On peut dire que, pendant huit ans, il ne se tira pas dans notre colonie un seul coup de fusil sans qu'il fût présent.

Il était à Constantine, où il fut blessé, à Mostaganem, au col de Mouzaïa, où il fut laissé pour mort, et à Médéah et à Milianah…

Cité plusieurs fois à l'ordre de l'armée, fait officier de la Légion d'honneur sur le champ de bataille, il était chef d'escadron, lorsqu'en 1839 il rentra en France avec son régiment.

Il avait alors trente-sept ans.

Envoyé en garnison à Vendôme, il dut à la grande réputation qui l'avait précédé, et à la curiosité qu'il inspirait, d'être présenté à une personne qui tenait en ville le haut du pavé, et qui passait pour y faire la pluie et le beau temps, Mlle de la Rochecordeau.

C'était une vieille fille d'une cinquantaine d'années, sèche et jaune, avec un grand nez d'oiseau de proie, très noble, encore plus dévote, joueuse comme la dame de pique en personne et médisante à faire battre des montagnes.

Ce qui n'empêche qu'à tous ceux qui énuméraient la longue kyrielle de ses imperfections, il était, à Vendôme, de mode de répondre:

– C'est possible!.. Mais elle est si bonne et si généreuse!..

Or, cette grande réputation de générosité et de bonté était venue à Mlle de la Rochecordeau de ce qu'elle avait recueilli et gardait près d'elle, depuis dix ans, la fille de sa sœur défunte, Mlle Élisabeth de Lespéran.

Et encore, cette belle action de la vieille fille n'avait-elle été ni spontanée, ni même absolument volontaire.

A la mort du marquis de Lespéran, mort un an après sa femme, et sans un sou vaillant, Mlle de la Rochecordeau avait fait des pieds et des mains pour colloquer la petite – c'était son expression – aux Lespéran de Montoire, riches, dit-on dans le pays, à plus de cent mille livres de rentes.

Mais ces bons et généreux parents n'étaient rien moins que disposés à s'embarrasser de la fille de leur frère.

Il y eut des propos colportés.

Une des dames de Lespéran de Montoire passa pour avoir dit:

– Cette vieille fée peut bien garder le cadeau pour elle.

A quoi Mlle de la Rochecordeau répondit:

– Eh bien! soit, je le garderai, moi qui suis pauvre, quand ce ne serait que pour faire rougir ces vilains de leur crasse.

Elle garda Élisabeth, en effet. Mais à quel prix!

Haineuse, acariâtre, n'ayant pas encore pris parti de son célibat, rongée de regrets et de jalousie, la vieille fille fit de l'enfant son souffre-douleur.

Jamais un repas ne s'écoula sans que l'orpheline ne s'entendît reprocher le pain qu'elle mangeait. Jamais elle n'essaya une robe sans avoir à subir les plus humiliantes réprimandes, et toutes sortes de jérémiades sur la coquetterie des sottes qui se croient jolies et à propos de la cherté excessive des étoffes. Jamais elle ne chaussa une paire de bottines neuves sans entendre le soir sa terrible parente dire aux dévotes ses intimes:

– Cette petite userait du fer; Roulleau, le cordonnier de la Grande-Rue, n'a pas une pratique pareille. Et, cependant, elle devrait savoir qu'à mon âge je m'impose des privations pour elle!

Et c'eût été pis, sans doute, si Mlle de la Rochecordeau n'eût été contenue par un parent qui la venait visiter quelquefois, et qu'elle craignait plus encore que son confesseur: le baron de Glorière.

Ce vieux et digne gentilhomme, célibataire et enragé collectionneur, avait pris Élisabeth en affection.

Elle lui dut l'unique poupée qu'elle eût jamais, poupée adorée à qui elle confiait ses chagrins. Elle lui dut plus tard deux ou trois jolies robes et quelques modestes bijoux.

Malheureusement il n'était pas riche, ne possédant que trois mille livres de rentes et son château de Glorière, où il vivait.

Le château renfermait bien, disait-on, des objets de la plus haute valeur, des meubles surtout et des tableaux, mais le vieux collectionneur fût mort de faim avant de se défaire du plus humble d'entre eux.

– Soyez donc moins rude! disait-il toujours à Mlle de la Rochecordeau.

Elle l'eût été, si sa nièce eût été moins jolie.

Mais l'éclatante, elle disait la révoltante beauté d'Élisabeth la transportait de rage, et rien de ce qu'elle essayait pour en atténuer l'éclat ne lui réussissait.

La taille pleine et ronde de la jeune fille eût donné de la grâce à un sac. Ses cheveux, pour être privés de pommade, n'en étaient ni moins abondants, ni moins fins, ni moins brillants. Ses mains contraintes aux plus rudes besognes et lavées au plus grossier savon de Marseille, restaient blanches et délicates. La forme exquise de son pied se trahissait sous des chaussures informes.

– C'est comme un sort! se disait Mlle de la Rochecordeau, vous verrez qu'elle n'aura seulement pas la petite vérole!..

C'est cependant à une des soirées à gâteaux et à sirop de groseille de cette charitable vieille que, pour la première fois, Élisabeth de Lespéran apparut à Pierre Delorge.

Et c'est bien «apparut» qu'il faut dire, car il fut tout d'abord ébloui comme d'une vision céleste, fasciné, ravi.

Ce n'est qu'après s'être remis un peu qu'il fut frappé des grâces modestes de la pauvre orpheline, de son inaltérable douceur et de la noble simplicité dont elle rehaussait les attributions serviles que lui imposait sa tante. Il souffrit de la voir traitée en subalterne par des invités sans délicatesse. Il s'attendrit, lui dont la sensibilité n'avait rien d'exagéré, à observer en elle la réserve un peu hautaine de ceux à qui la vie a été rude.

Si bien qu'en sortant de chez Mlle de la Rochecordeau, au lieu de regagner son logis, il s'en alla tout seul se promener le long du Loir, quoiqu'il fût près de minuit et qu'il dût être à cheval à cinq heures du matin, pour la manœuvre.

Il sentait le besoin de réfléchir à une idée qui venait d'éclore dans son esprit, et qui l'eût bien fait rire la veille:

L'idée de mariage.

– Eh! pourquoi, pensait-il, ne me marierais-je pas?..

N'était-il pas sorti de l'ornière, à cette heure, officier supérieur et certain d'être général avant dix ans!

Ses appointements, qui iraient en augmentant, pouvaient déjà suffire à un ménage modeste et bien administré, et il possédait pour les frais de premier établissement six beaux mille francs économisés en Afrique.

Aussi, lorsqu'il rentra chez lui, alla-t-il pour la première et sans doute pour l'unique fois de sa vie se planter devant une glace, essayant de se rendre compte de l'effet que pouvait produire sa personne.

Grand, bien découplé, il atteignait ce degré précis d'embonpoint qui accuse, sans l'alourdir, la perfection des formes. Des cheveux d'un noir de jais, fièrement plantés et taillés en brosse, faisaient ressortir la pâleur bronzée de son énergique visage. La loyauté de son âme étincelait dans ses yeux. Sa moustache encore soyeuse ombrageait, sans les voiler, des lèvres spirituelles, aussi rouges que le sang qu'il versait si libéralement les jours de bataille.

Toute modestie à part, il lui sembla qu'il réunissait toutes les conditions qui font le mari aimé et le bon mari.

Seulement, il se sentait le cœur déjà trop pris pour courir l'aventure de quelque cruelle déception. Et dès le lendemain, il se mit en quête de renseignements.

D'un mot, un vieux bourgeois de Vendôme lui définit la situation de Mlle Élisabeth de Lespéran.

– N'ayant pas le sou, elle mourra vieille fille comme sa tante!

Intérieurement ravi:

– Voilà, se dit le brave chef d'escadron, la femme qu'il me faut…

Et de ce jour il devint un des hôtes assidus des réunions hebdomadaires de Mlle de la Rochecordeau.

Dame! elles n'étaient pas d'une gaieté folle, ces réunions, presque exclusivement composées de vieilles demoiselles aussi nobles que dévotes, de hobereaux invalides des environs et d'ecclésiastiques de la paroisse.

Mais le commandant Delorge ne croyait point acheter trop cher par d'interminables parties de boston, le droit de contempler à son aise Mlle de Lespéran…

Deux ou trois fois il avait trouvé l'occasion de s'entretenir avec elle, mais il n'avait pas osé aborder la grande question qui était devenue sa plus chère, sinon son unique préoccupation.

Seulement, comme il voyait la jeune fille rougir dès qu'il paraissait, et se troubler dès qu'il lui adressait la parole; comme chaque fois qu'il passait à cheval dans la rue, certaine persienne s'écartait imperceptiblement, il se supposait deviné, et espérait n'être pas accueilli trop défavorablement.

Il ne cherchait donc plus qu'une occasion de se déclarer, quand, vers la fin de février, il crut remarquer que le teint si beau de Mlle de Lespéran se fanait, que ses joues se creusaient, et qu'un cercle de bistre, chaque jour plus accusé, cernait ses grands yeux bleus.

 

Inquiet, il s'informa, et apprit les raisons de ce changement.

Une nouvelle fantaisie était venue à Mlle de la Rochecordeau.

Sous prétexte d'insomnies pénibles, elle employait sa nièce à lui faire la lecture une bonne partie de la nuit.

Le matin venu, la vieille égoïste se renfonçait bien douillettement sous son édredon et dormait jusqu'à midi.

Tandis que la pauvre Élisabeth, obligée de se lever en même temps que la servante, dont elle partageait la besogne, n'avait plus ainsi que trois ou quatre heures au plus d'un mauvais sommeil.

A cette certitude, le commandant Delorge entra dans une si effroyable colère, que son ordonnance en prit la fuite blême de peur.

– Halte-là! s'écria-t-il, cette vieille coquine finirait par me la tuer!

C'est pourquoi, dès le lendemain, par une belle après-midi, ayant revêtu son plus brillant uniforme, il se rendit chez Mlle de la Rochecordeau, et sans plus de phrases:

– Mademoiselle, lui dit-il, j'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle de Lespéran, votre nièce…

Et, sans lui laisser le temps de placer une syllabe, il lui exposa tout d'une haleine son origine, sa situation présente et ses espérances pour un avenir prochain.

Surprise au delà de toute expression, la vieille fille regardait cet épouseur de l'air dont on examine un phénomène.

– Hélas! cher monsieur, dit-elle, cette pauvre enfant n'a pas un sou de dot!

Mais le commandant s'étant écrié:

– Eh! mademoiselle, je le savais fort bien!

Elle fut tout à fait décontenancée, balbutia, et finit par déclarer qu'elle ne pouvait se décider ainsi, qu'elle consulterait, qu'elle répondrait plus tard…

La vérité est que la bonne demoiselle se sentait devenir folle à la seule pensée de perdre Élisabeth.

Que deviendrait-elle, grand Dieu! si on lui enlevait cette esclave soumise, cette victime résignée de ses colères et de ses caprices? Qui donc la soignerait, la dorloterait, la veillerait au moindre rhume? Qui lui ferait de ces lingeries admirables dont elle se parait et qui semblaient sortir de la main des fées? Trois servantes ne remplaceraient pas cette nièce incomparable, qui servait, elle, sans gages.

– Jamais ce mariage ne se fera! s'écria la vieille fille, dès que le commandant Delorge eut tourné les talons.

Et aussitôt, de toute l'activité de son esprit, elle se mit à chercher pourquoi il ne se ferait pas…

Elle eut vite trouvé.

Quoi! le fils d'un ouvrier de Poitiers, un officier de fortune, épouserait la fille du noble marquis de Lespéran!..

– Jamais, s'écria-t-elle encore, ce serait monstrueux, la cendre de ma sœur en frémirait dans son tombeau!

Malheureusement pour les charitables projets de Mlle de la Rochecordeau, son avis n'était pas du tout celui de sa nièce.

En voyant arriver Pierre Delorge chez sa tante à une heure inaccoutumée et en grand uniforme, Mlle de Lespéran avait été prévenue par un de ces pressentiments qui sont comme les anges gardiens de la femme qui aime, et ne la trahissent jamais.

– Il vient me demander en mariage! s'était-elle dit avec un effroyable battement de cœur.

Et dominée par un irrésistible besoin de savoir, elle était allée, elle, la fierté même, et que la pensée d'une telle action eût révoltée l'instant d'avant, elle était allée se mettre aux écoutes à la porte du salon, et elle avait tout entendu.

Si grand était son trouble, qu'elle faillit se laisser surprendre par le chef d'escadron. Moins ému lui-même, il l'eût peut-être vue s'enfuir éperdue et regagner sa chambre, où elle se barricada.

Elle se demandait:

– Que va décider ma tante?.. Quelle sera cette réponse qu'elle promet pour plus tard?..

Cette réponse, Élisabeth connaissait trop Mlle de la Rochecordeau pour ne la point prévoir.

– Ma tante va le repousser, pensait-elle en proie au plus violent désespoir; il se croira dédaigné, je ne le reverrai plus… Que faire? Mon Dieu, inspirez-moi!

Elle réfléchit un moment, et le résultat de ses réflexion fut ce laconique billet à M. de Glorière:

«Mon bon ami,

«Vous rendrez un immense service à votre petite amie, si aujourd'hui même, et le plus tôt possible, vous veniez, par hasard, rendre visite à mademoiselle de la Rochecordeau. Je m'en remets à votre prudence et à votre discrétion.

«ÉLISABETH».

Mais écrire ce billet n'était rien. Le difficile était de le faire porter à l'instant au château de Glorière, situé, comme chacun sait, à une lieue de Vendôme, dans un des plus jolis paysages du Loir, sur la route de Montoire.

Devenue tout à coup audacieuse, Mlle de Lespéran envoya chercher par sa servante le petit garçon d'une voisine, qui faisait à l'occasion des courses pour la maison.

Bientôt il parut.

– Tu connais, lui dit-elle vivement, le baron de Glorière? Tu sais où il demeure?

– Oh! oui, mademoiselle, répondit l'enfant.

– Eh bien! il faut qu'il ait cette lettre avant une heure… Tu ne la remettras qu'à lui… Allons, pars, dépêche-toi, cours…

Et, pour lui donner des jambes, elle lui mit dans la main une pièce de quarante sous, plus de la moitié de sa fortune!

– Pourvu, pensait-elle, quand le petit garçon fut parti tout courant, pourvu que M. de Glorière soit chez lui!..

Il y était.

Drapé dans une robe de chambre à grands ramages, le vieux collectionneur était en train d'épousseter ses meubles rares et ses tableaux chéris, quand la lettre de sa protégée lui fut remise.

L'ayant parcourue d'un coup d'œil:

– Oh! oh! murmura-t-il, prudence, discrétion! qu'est-ce que cela signifie?

Et le petit commissionnaire étant sorti, il se hâta de s'habiller pour se rendre à Vendôme.

– Car il est évident, pensait-il, qu'il arrive quelque chose d'extraordinaire. Qu'est-ce que cette satanée vieille fille aura fait encore à ma pauvre Élisabeth?..

Cette satanée vieille ne fut pas ravie quand, moins de quatre heures après la démarche de Pierre Delorge, on lui annonça le baron de Glorière, qui arrivait tout cuirassé de diplomatie et voilant son inquiétude sous le sourire le plus amical.

Un instant, elle eut la pensée de lui dissimuler la demande en mariage. Mais était-ce possible? N'était-il pas parent de l'orpheline, son subrogé-tuteur et très influent dans le conseil de famille?

Elle s'exécuta donc de très bonne grâce en apparence, bien à contre-cœur en réalité, n'épargnant aucune précaution oratoire pour rallier le baron à son opinion.

Il ne la laissa pas longtemps poursuivre, et dès qu'il eut bien compris:

– Sarpejeu! interrompit-il, Dieu est enfin juste… Voilà un parti comme je n'osais pas en espérer un pour ma petite amie…

– Un parti!.. Un homme de rien, le fils d'un ouvrier!..

– Eh! que monsieur son père soit tout ce que vous voudrez, il n'en a pas moins un fils qui est un galant homme et un homme de cœur…

Arborant son grand air de dignité première, Mlle de la Rochecordeau entreprit de chapitrer M. de Glorière… C'était perdre son temps.

– Parbleu! vous me la baillez belle! interrompit-il. Si vous aviez seulement une vingtaine d'années de moins, et que ce beau chef d'escadron fût venu pour vous et non pour Élisabeth, vous ne trouveriez pas son audace si coupable.

Le mot «impertinent» monta aux lèvres de la vieille fille. Elle ne le prononça pourtant pas.

– Du reste, continuait le baron, je vais lui dire deux mots, moi, à ce militaire… car, décidément, je passe de son bord.

Par le plus grand des hasards, juste au moment où M. de Glorière quittait le salon, Mlle de Lespéran traversait le vestibule.

Il lui prit la main, et d'un ton d'indulgente raillerie:

– Ah! mademoiselle la rusée, fit-il, nous l'aimons donc bien notre commandant?.. Allons, allons, il ne faut pas rougir ainsi, vous avez bien fait de compter sur moi.

Sur quoi il sortit, et tout en cheminant le long de la Grande-Rue de Vendôme:

– Parbleu! grommelait-il, cette bonne demoiselle de la Rochecordeau est tout bonnement prodigieuse. Elle n'avait rien vu, rien deviné!.. Supposait-elle donc que le seul agrément de ses soirées attirait ce digne chef d'escadron!.. Mais me voici chez lui.

Pierre Delorge, en ce moment même, n'était pas sur un lit de roses.

Tout se sait, et se sait vite, dans une petite ville comme Vendôme. Déjà il avait recueilli quelque chose des propos tenus par la tante de Mlle de Lespéran. Il entrevoyait des difficultés de toutes sortes, peut-être un échec définitif.