Tasuta

La dégringolade

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

– Gare à qui me touche!.. dit-il.

Il y eut dans le groupe dix secondes d'hésitation. Mais il est de ces mots qui sont toute une condamnation sans appel; les esprits étaient montés, la victoire n'était que trop facile, et on allait sans nul doute lui faire un mauvais parti, lorsqu'un robuste gaillard en blouse se jeta devant lui en criant:

– Bas les mains! Je connais le citoyen.

– C'est un mouchard! hurla la foule.

– Hein! de quoi! interrompit l'homme en blasphémant. Où donc est-il, le malin qui ose dire qu'un ami à moi est de la police?..

Personne ne répondant, l'homme, brusquement, dégagea Raymond et dès qu'ils furent à quelques pas du groupe:

– Filez, lui dit-il, votre place n'est pas ici.

– Cependant…

– Gardez votre courage pour une meilleure occasion.

– Quoi! lorsque déjà la lutte est commencée…

L'homme haussa les épaules, et d'un ton de mépris indescriptible:

– La lutte!.. fit-il. Vous croyez donc à une lutte, vous!

Il s'éloignait. Raymond le retint:

– Au moins, dites-moi à qui je dois d'avoir pu me tirer d'affaire.

L'homme parut trouver l'insistance toute naturelle.

– Je m'appelle Tellier, répondit-il, je suis ouvrier à l'Entrepôt.

– Moi, je m'appelle Raymond Delorge, et je voudrais…

– Payer la goutte? Je comprends ça. Seulement, comme vous pouvez voir, tous les marchands de vin ont fermé. Ce sera pour la prochaine rencontre…

Et il s'esquiva, laissant Raymond fort irrésolu.

L'émotion, dans le faubourg, lui semblait bien trop grande pour devoir se calmer si promptement. A tout moment des groupes d'hommes passaient, qui paraissaient se rendre à quelque rendez-vous. Les cochers de fiacre, fouettant leurs chevaux à tour de bras, s'envolaient dans toutes les directions, comme s'ils eussent tremblé qu'on ne s'emparât de leur voiture pour commencer une barricade.

– Avant de rentrer, pensa-t-il, je puis toujours voir.

Et il marcha au bruit.

C'était la petite troupe de Flourens qui poursuivait sa route en chantant la Marseillaise, et il ne tarda pas à la rejoindre.

Flourens marchait toujours en tête, – et cependant, à mesure qu'il avançait, force lui était bien de reconnaître qu'il s'était abusé d'illusions étranges.

Partout, sur son passage, les fenêtres s'ouvraient bruyamment, et des têtes se montraient, curieuses et effarouchées. Des gens sortaient des maisons dont les imprécations répondaient à sa voix.

Mais c'était tout. Et sa petite troupe, loin de grossir, allait diminuant de tous les bavards qui s'attardaient sous les portes à donner des renseignements.

A Belleville, il espérait trouver une armée. A peine y réunit-il une centaine d'hommes mal équipés.

– Ah! si on avait des armes! disait-on autour de lui.

C'est alors que l'idée lui vint, d'une naïveté folle, qu'au théâtre de Belleville, dans le magasin des accessoires, il trouverait des fusils.

Seulement, lorsqu'il arriva dans les coulisses, réclamant les armes des figurants, il était seul. De tous ses soldats, il ne lui restait qu'un enfant de dix-sept ans.

Désespéré, il regagna la rue, son pardessus sur le bras, un revolver d'une main, une épée de l'autre, et on le vit parcourir le faubourg, cherchant des combattants et des remueurs de pavés…

Il trouva des sergents de ville qui venaient de disperser les derniers groupes, et auxquels il eut de la peine à échapper.

Et lorsque, vers minuit, Raymond regagna la rue Blanche, il put dire à M. Ducoudray:

– Tout est terminé.

Le bonhomme n'en revenait pas.

– De mon temps, disait-il, en 1830, on ne venait pas à bout de nous si facilement!..

V

Cependant, tout n'était pas si complètement fini que cela.

Si la journée du lendemain mardi, 8 février, fut relativement calme, la fièvre parut recommencer à la tombée de la nuit.

Une douzaine de barricades furent élevées rue de Paris, à Belleville, rue Saint-Maur, rue de la Douane et au faubourg du Temple.

Le lendemain soir encore, mercredi, nouvelles scènes de désordre, et combats assez violents autour d'une barricade élevée rue Saint-Maur.

N'importe, il était clair que le mouvement ne se propageait pas. L'émeute restait confinée en deux coins de Paris, à Belleville et au faubourg du Temple.

Et de même que l'été passé, les badauds, après leur dîner, s'en allaient place du Château-d'Eau voir les émeutiers.

Ils n'eurent pas longtemps à y aller.

Dès le 10, à la suite de trois ou quatre cents arrestations, la rue avait repris son calme. Et il parut probable que Rochefort, enfermé à Sainte-Pélagie, ferait bel et bien ses six mois de prison.

– Probable, c'est possible, disait Me Roberjot, certain, non. Ce qui vient d'échouer ces jours-ci réussira fatalement avant longtemps.

Et tout en avouant que de telles scènes détachaient bien des esprits timides de la cause de la liberté, il énumérait avec complaisance tous les orages qui grossissaient à l'horizon de l'Empire: le procès du prince Pierre Bonaparte, qui allait être traduit devant la haute-cour, les grèves qui s'organisaient partout, le malaise du commerce et cette inquiétude générale qui faisait que tout le monde se défiait de l'avenir.

Mais Raymond avait alors de bien autres soucis.

De déductions en déductions, il en était arrivé à soupçonner une relation entre l'étrange visite qui lui était venue rue de Grenelle et certains événements des jours précédents.

A Neuilly, lors de l'enterrement de Victor Noir, il allait être jeté à terre et sans doute écrasé, lorsqu'un inconnu, un Anglais aux allures excentriques, avait surgi tout à point pour le débarrasser de son agresseur.

Non moins à propos, à la Villette, lors de l'arrestation de Rochefort, un ouvrier était survenu pour le dégager d'un groupe de furieux, où certainement on lui eût fait un mauvais parti.

Ces deux circonstances, qui ne l'avaient pas frappé tout d'abord, prenaient maintenant à ses yeux des proportions énormes.

– Non! ce n'est pas naturel! se répétait-il.

Et il se demandait si le mystérieux visiteur, l'Anglais de Neuilly et l'ouvrier de la Villette, n'étaient pas les agents d'un seul et même personnage, qui, sans qu'il s'en doutât, veillait sur lui.

Or, quel pouvait être ce personnage, sinon Laurent Cornevin?

Raymond, à cette idée, se sentait pris éblouissements. Aidé de Laurent, il se voyait regagnant la partie perdue, et reconquérant Mlle Simone…

Il y avait d'ailleurs à sa portée un moyen de vérifier jusqu'à un certain point l'exactitude de ses conjectures.

Ne sachant rien de l'Anglais de Neuilly, il n'y songeait point.

Mais l'ouvrier de la Villette lui avait dit qu'il s'appelait Tellier et qu'il était employé à l'Entrepôt.

– Je vais me mettre à sa recherche, se dit Raymond, et si je le découvre, je saurai bien le faire parler. Mais je ne le retrouverai pas. S'il est ce que je soupçonne, il m'aura donné un faux nom et une fausse adresse…

Une heure plus tard, il descendait de voiture rue de Flandres, et avec la plus industrieuse patience, il commençait ses investigations.

Ce qu'il avait prévu se réalisait.

A l'Entrepôt, Tellier était parfaitement inconnu.

Et c'est en vain qu'il s'en alla tout le long du canal, de chantier en chantier, interrogeant tout le monde, patrons, contremaîtres, ouvriers, payant bouteille pour délier les langues, personne ne connaissait le nommé Tellier ni n'en avait ouï parler.

– Je suis donc sûr de mon affaire! se disait-il le soir en rentrant.

Malheureusement c'était la moindre des choses. L'existence de Laurent constatée, le difficile était de se mettre en communication avec lui.

Pourtant, après de longues méditations, Raymond crut avoir trouvé un expédient.

– Si Laurent veille ainsi sur moi, se dit-il, c'est donc que son affection est profonde et sincère. Donc, s'il savait à quel point je suis malheureux, il ferait tout pour me tirer de peine. Donc, je n'ai qu'à le prévenir pour le voir accourir…

Et sur cette conclusion, il écrivit cette lettre:

«Vous qui venez vous informer de M. de Lespéran, êtes-vous l'homme que je suppose? êtes-vous l'ancien associé de M. Pécheira? Si oui, faites, au nom du ciel, que je puisse vous voir, vous parler. Ai-je besoin de vous jurer le plus profond secret? Mon bonheur, ma vie sont en jeu…»

Cette supplique si pressante, Raymond la mit sous enveloppe, et après l'avoir cachetée de façon à défier la curiosité la plus ingénieuse, il la confia à la concierge de la rue de Grenelle-Saint-Germain, en la priant de la remettre à la première personne qui viendrait le demander.

Assurément, c'était un chétif espoir que celui-là, mais enfin c'était un espoir, et il lui donna le courage de paraître s'intéresser à l'installation que lui préparait sa mère.

Ravie de voir son fils se fixer à Paris, près d'elle, et le trouvant trop à l'étroit dans sa chambrette d'étudiant, Mme Delorge venait de louer, à son intention un petit appartement qui joignait le sien, et qui en fit complètement partie, après qu'on eut ouvert une porte de communication.

Là, elle se plut à décorer deux pièces, une chambre à coucher et un cabinet de travail, dont elle fit une merveille, grâce aux tableaux et aux objets de haute curiosité qui lui restaient de la succession du baron de Glorière.

Dans ce même cabinet, elle fit transporter le portrait du général Delorge.

– Il te revient de droit, dit-elle à son fils. Il te rappellerait le passé et ton devoir, si jamais tu venais à oublier…

Non, il n'était pas de danger qu'il oubliât!

Chaque jour qui s'était écoulé depuis un mois avait ajouté à sa haine une goutte de fiel et exalté sa rage de vengeance. Tenir enfin Combelaine et Maumussy et les écraser, était l'idée fixe qui obsédait son cerveau.

 

C'est ce but qu'il poursuivait, lorsque mettant en réquisition les influences de Me Roberjot, il s'était fait affilier à une des sociétés sécrètes qui travaillaient au renversement de l'Empire.

La société dont Raymond se trouva faire partie tenait ses séances dans une petite maison de la rue des Cinq-Moulins, à Montmartre et s'intitulait la Société des Amis de la Justice. Un ancien représentant du peuple en était le chef, et elle comptait parmi ses membres un grand nombre d'avocats, quelques artistes et des médecins.

On se réunissait deux ou trois fois la semaine, le soir.

Le but qu'eût avoué l'association, dans le cas où la police eût pénétré son existence, eût été la propagation des livres et des journaux démocratiques.

Son but réel était de recruter et d'armer en province une armée qui, au premier signal, arriverait donner la victoire à une révolution parisienne.

De quelles forces disposait en France la société des Amis de la Justice? Raymond ne le sut jamais exactement. Une seule fois, il entendit le président dire:

– Nous avons plus de cinquante mille fusils.

Disait-il vrai?..

En tout cas, qu'il exagérât ou non, Raymond n'avait pas tardé à reconnaître que ses nouveaux «amis» ne comptaient guère sur un succès prochain, et que, s'il arrivait à temps à son but, ce ne serait pas par eux.

Aussi, toutes ses pensées se tournaient-elles vers cet inconnu, qu'il supposait être Cornevin, et chaque après-midi il courait rue de Grenelle demander à la concierge des nouvelles de sa lettre.

– Je n'ai vu personne, lui répondit-elle quatre jours de suite.

Mais le cinquième, dès que Raymond ouvrit la porte de la loge:

– Il est venu! s'écria-t-elle.

Le choc, bien que prévu, fut si violent, que Raymond pâlit.

– Et vous lui avez remis ma lettre? demanda-t-il.

– Naturellement.

– Qu'a-t-il dit?

– D'abord, il a paru très étonné que vous ayez laissé une lettre pour lui, et il s'est mis à la tourner, à la retourner, à la flairer… A la fin, il l'a ouverte. D'un coup d'œil, oh! d'un seul, il l'a lue. Il est devenu cramoisi, il s'est frappé le front d'un grand coup de poing, il s'est écrié: Tonnerre du ciel! et il est parti en courant.

Troublé jusqu'au fond de l'âme, Raymond affectait cependant une contenance tranquille. Et la plus vulgaire prudence lui recommandait cet effort, car il sentait rivés sur lui les petits yeux gris de la concierge.

– Enfin, reprit-il, c'est bien tout ce que vous a dit mon ami?

– Absolument tout.

– Il n'a pas parlé de me répondre?

– Non.

– Il n'a pas demandé à quelle heure il me trouverait?

– Pas davantage.

– Cependant!..

– Quoi! puisqu'on vous dit qu'après avoir juré comme un enragé, il s'est sauvé comme s'il eût eu le feu après lui!..

Raymond eût eu d'autres questions encore à adresser à la portière, mais c'eût été attiser encore une curiosité qu'il ne voyait que trop enflammée, c'eût été se livrer peut-être; il ignorait s'il avait en cette femme une alliée ou une ennemie, et il n'avait que trop de raisons de se défier.

Affectant donc une superbe insouciance:

– J'arrangerai cela, fit-il.

Et prenant sa clef, il se hâta de gagner son appartement, heureux de n'avoir plus à dissimuler les horribles appréhensions qui venaient l'assaillir.

Si le récit de la concierge était exact, et rien ne lui faisait soupçonner qu'il ne fût pas tel, l'homme à qui sa lettre avait été remise n'était pas, ne pouvait pas être Laurent Cornevin.

Malheureux! il venait peut-être de sauver ses mortels ennemis en leur révélant l'existence de Laurent Cornevin.

– Je suis donc maudit! se disait-il, en se tordant les mains, je serai donc fatal à quiconque s'intéresse à moi!..

C'est à peine si, ce jour-là, il songea à jeter un coup d'œil sur l'hôtel de Maillefert.

Le temps était doux, les fenêtres du salon étaient ouvertes, et dans ce salon, autour d'une table couverte de papiers et de registres, Raymond apercevait très distinctement sept ou huit hommes, presque tous d'un certain âge, graves, chauves et cravatés de blanc.

Qu'était-ce que cette réunion? Il n'en vit pas la fin. La nuit venait, un domestique apporta des lampes, et ferma les fenêtres…

– Je ne reviendrai plus ici, pensa-t-il, vaincu par cet acharnement de la destinée. A quoi bon revenir!..

Il sortit donc, et il n'avait pas fait cent pas dans la rue de Grenelle, lorsqu'il s'entendit appeler doucement.

C'était miss Lydia Dodge.

– Vous!.. s'écria-t-il.

Elle semblait épouvantée de sa démarche, la pauvre fille; elle tremblait comme la feuille et jetait autour d'elle des regards effarés.

– Voici trois jours, répondit-elle, que je ne fais que me promener autour de l'hôtel, espérant toujours vous rencontrer…

Un nouveau malheur allait fondre sur lui. Raymond n'en doutait pas.

– C'est Mlle Simone qui vous envoie? demanda-t-il.

– Non, c'est à son insu que je vous guette.

– Que se passe-t-il, mon Dieu!..

– Mademoiselle va se marier… Je l'ai entendue le promettre à madame la duchesse.

Cette nouvelle affreuse, après tout ce que lui avait dit Mlle Simone, est-ce que Raymond n'eût pas dû la prévoir!.. Elle l'atterra, pourtant.

– Simone se marie!.. balbutia-t-il. Avec qui?..

– Ah! je l'ignore. Ce que je sais, c'est qu'elle en mourra. Après son argent, c'est sa vie qu'on lui prend. Car elle se meurt, monsieur Delorge, elle se meurt, entendez-vous! Alors, moi, voyant cela, je n'ai plus hésité, je vous ai cherché; que faut-il faire?

Que faut-il faire?

Il y avait des semaines, des mois, que le malheureux vivait en face de ce problème, qu'il y appliquait toutes les forces de sa pensée, toute l'énergie de son intelligence, et qu'il ne découvrait aucune solution acceptable.

– Ne rien pouvoir, répétait-il, en proie à une sorte d'égarement, rien, rien, rien!.. En être toujours à se débattre, à s'agiter dans les ténèbres, sans un rayon de jour, sans une lueur! Être environné d'ennemis et n'en jamais trouver un en face! Être frappé sans relâche, et ne pas voir d'où viennent les coups! Ah! si Mlle Simone l'eût voulu!.. Mais non, c'est elle qui, volontairement, m'a lié les mains, garrotté, réduit à l'impuissance, condamné à cette exécrable situation, à cette existence d'humiliation, à cette lutte sans issue. Il lui a plu de se dévouer, elle se dévoue. Je péris avec elle; que lui importe! Ah! tenez, miss Dodge, Simone jamais ne m'a aimé!..

Du geste, comme si elle eût entendu un blasphème, la digne gouvernante protestait.

– Vous ne m'avez donc pas comprise! interrompit-elle. Il faut donc que je vous répète que mademoiselle ne vivra pas jusqu'à ce mariage!..

Soudainement, Raymond s'arrêta. La violence de ses émotions finissait par lui donner cette lucidité particulière à la folie, et qui prête aux actes des fous une apparence de logique.

– Voyons, fit-il, d'un accent bref et dur, nous sommes là qui perdons notre temps en paroles vaines. Consultons-nous. Avez-vous idée du stratagème qu'on a employé pour attirer Mlle Simone à Paris?..

– On lui a dit que l'honneur de M. Philippe était compromis, et que seule, en consentant aux plus grands sacrifices, elle pouvait le sauver…

– Alors elle a abandonné sa fortune…

– Je le crois.

– Soit, je comprends qu'on lui ait tout pris. Mais ce mariage…

– Il est, à ce qu'il paraît, non moins indispensable que l'argent au salut de M. Philippe…

– Et vous ne savez pas quel est le misérable lâche qui prétend épouser Mlle Simone?..

– Non…

Sans souci des passants, des espions peut-être attachés à ses pas, Raymond parlait très haut avec des gestes furieux. Les circonstances extérieures n'existaient plus pour lui. Il ne remarquait pas un homme d'apparence suspecte, qui était allé se poster tout près, sous une porte cochère, où il paraissait allumer sa pipe.

– Quand a-t-il été question de ce mariage pour la première fois? reprit-il.

– Avant-hier.

– Dans quelles circonstances?

Visiblement, la pauvre Anglaise était au supplice.

– C'est que, balbutiait-elle, je ne sais si je dois, si je puis… Ma profession a des devoirs sacrés, la confiance qu'on m'accorde…

Impatiemment, Raymond frappait du pied.

– Au fait! interrompit-il brusquement.

– Eh bien! donc, avant-hier, M. Philippe sortit le matin, en voiture…

– Avec qui?

– Tout seul. Lorsqu'il rentra sur les onze heures, pour déjeuner, il était si pâle et si défait que, l'ayant rencontré dans l'escalier, j'eus tout de suite un pressentiment. Ayant appelé son valet de chambre: «Allez, lui dit-il, prier ma mère de me recevoir à l'instant.» Je compris qu'une explication allait avoir lieu, et aussitôt, d'instinct, je montai à l'appartement de madame la duchesse, comme si j'avais eu affaire dans le petit salon qui est à côté de sa chambre. J'y étais à peine que j'entendis M. Philippe chez madame. Ses premiers mots furent: «Nous sommes joués abominablement!» Et immédiatement, il se mit à parler, mais si vite, si vite, que je n'entendais presque plus rien, que je distinguais seulement de ci et de là des lambeaux de phrases, où il disait que c'était un abus de confiance inouï, une impudence inimaginable, que tout était perdu, qu'on le tenait, qu'il ne lui restait plus qu'à se brûler la cervelle. Madame la duchesse, pendant ce temps, poussait de véritables cris de rage. Je l'entendais trépigner jusqu'à ce que tout à coup: «Il faut s'exécuter!..» s'écria-t-elle. Et sonnant une de ses femmes: «Allez, lui commanda-t-elle, me chercher Mlle Simone.» L'instant d'après, mademoiselle arrivait. Que se passa-t-il? Je ne sais; on parlait si doucement, que je n'entendais plus rien absolument. Ce qu'il y a de sûr, c'est que c'est en sortant de là, plus pâle qu'une morte, que mademoiselle me dit: «Je me marie… Je n'y survivrai pas!..»

Maintenant que miss Dodge était lancée, il n'y avait plus qu'à la laisser poursuivre. Et cependant brusquement Raymond l'interrompit.

– Vous aimez Mlle Simone, dit-il, vous lui êtes dévouée, vous voulez la sauver?..

– Oh!.. monsieur.

– Eh bien! vous allez me conduire près d'elle, à l'instant!..

Épouvantée, miss Lydia se rejeta vivement en arrière, considérant Raymond d'un œil dilaté par la stupeur:

– Moi, bégaya-t-elle, moi vous conduire près de mademoiselle?..

– Oui.

– A l'hôtel?..

– Il le faut.

– Mais c'est impossible, monsieur!

– Rien n'est si aisé, au contraire. Vous allez prendre mon bras, et nous entrerons ensemble, la tête haute. Me voyant avec vous, pas un valet n'aura l'idée de me demander qui je suis ni où je vais.

– Et madame la duchesse?..

– Elle est toujours sortie à cette heure-ci.

– M. Philippe peut être là…

Raymond dissimula mal un geste menaçant:

– Je n'ai plus, dit-il, pour éviter le duc de Maillefert, les raisons que je croyais avoir. S'il est là, tant mieux!..

– Que voulez-vous dire? grand Dieu!.. s'écria la pauvre gouvernante.

Et elle, que faisait frémir la seule idée de ce qui n'est pas convenable, oubliant qu'elle était en pleine rue, elle levait au ciel des bras désolés:

– C'est de la folie! répétait-elle.

Peut-être disait-elle vrai. Mais Raymond en arrivait à ce point extrême où on ne calcule plus.

– Il faut que je voie Simone, reprit-il, de cet accent dur et bref qu'ont les hommes aux instants décisifs, et je n'ai pas le choix des moyens…

– Elle ne vous laissera pas achever la première phrase. Votre audace la révoltera, elle commandera de sortir.

– Marchons, miss…

Mais elle reculait, la pauvre fille, elle repoussait Raymond qui s'avançait, elle regardait autour d'elle comme si elle eût songé à s'enfuir.

– Et moi, reprit-elle, moi, mademoiselle me chassera comme une malheureuse…

– Préférez-vous la laisser mourir?..

– Je serai déshonorée, perdue de réputation…

Discuter, c'était bien moins rassurer la digne gouvernante que lui montrer l'étendue des risques qu'elle courait. Raymond le comprit:

– Miss, prononça-t-il, l'heure presse et l'occasion fuit… Prenez mon bras…

Subjuguée, perdant son libre arbitre, elle obéit, elle marcha. Seulement, en arrivant à la porte encore grande ouverte de l'hôtel, dégageant vivement son bras:

– Non, je ne veux pas! s'écria-t-elle.

Raymond ne parlementa pas. D'un brusque mouvement il enleva miss Dodge et l'entraîna dans la cour.

Deux ou trois domestiques qui causaient devant le pavillon du suisse, ayant salué d'un air étonné, il leur rendit leur salut. Il franchit le perron, et une fois dans le vestibule, abandonnant la pauvre gouvernante:

 

– Maintenant, commanda-t-il, guidez-moi.

Oh! elle n'essaya même pas de résister. Elle s'engagea dans le grand escalier, trébuchant à chaque marche, puis arrivée au palier du second étage:

– Attendez-moi ici, dit-elle à Raymond, je vais prévenir mademoiselle…

– C'est inutile; marchez, je vous suis…

– Cependant…

– Allez, vous dis-je!.. Voulez-vous donc lui donner le temps de la réflexion!..

Plus morte que vive, assurément, elle obéit encore… Elle prit à droite un couloir sombre, et ouvrant la porte d'un petit salon qu'éclairait une grosse lampe:

– Mademoiselle, commença-t-elle…

Raymond ne la laissa pas poursuivre, il l'écarta et se montrant:

– C'est moi! dit-il.

Assise devant un petit guéridon, Mlle Simone de Maillefert était occupée à feuilleter une grosse liasse de papiers.

A la voix du Raymond, elle se dressa d'un bloc, si violemment que sa chaise en fut renversée, et reculant jusqu'à la cheminée, les bras étendus en avant:

– Lui! murmurait-elle, Raymond…

Hélas! il ne fallait que la voir pour comprendre les craintes de miss Lydia et pour trembler qu'elle ne fût atteinte aux sources mêmes de la vie. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, ombre désolée. Le marbre de la cheminée était moins blanc que son visage. Ses petites mains amaigries avaient la transparence de la cire. Il n'y avait plus que ses yeux de vivants, ses beaux yeux, si clairs autrefois, et qui maintenant brillaient de l'éclat phosphorescent de la fièvre…

Mais déjà elle était revenue de sa première surprise; ses pommettes se colorèrent légèrement, et d'un ton d'indicible hauteur:

– Vous, prononça-t-elle, chez moi!.. De quel droit, et d'où vous vient cette audace?.. Vous êtes devenu fou, je pense?..

D'un geste impérieux, elle montrait la porte. Raymond n'en avançait pas moins:

– Peut-être, en effet, suis-je devenu fou, interrompit-il d'un accent amer. On dit que vous allez vous marier…

Elle le regarda en face, et résolûment, d'une voix qui ne tremblait pas:

– On vous a dit vrai, fit-elle.

En entrant à l'hôtel de Maillefert, même après les confidences de l'honnête miss Lydia, Raymond s'obstinait à douter encore. Et en ce moment, c'est à peine s'il ajoutait foi au témoignage de ses sens, à peine s'il pouvait croire qu'il n'était pas le jouet d'un exécrable cauchemar.

– C'est ce que je ne permettrai pas! s'écria-t-il avec une violence inouïe.

Mlle Simone ne sourcilla pas.

– De quel droit? prononça-t-elle froidement.

– Du droit, s'écria Raymond, que me donnent mon amour et vos promesses. Vous avez donc effacé de votre cœur ce jour où, la tête appuyée contre ma poitrine, vous me disiez: «Une fille comme moi n'aime qu'une fois en sa vie; elle est la femme de celui qu'elle aime ou elle meurt fille.»

A peine entrée chez Mlle Simone, miss Lydia Dodge s'était affaissée lourdement sur la chaise la plus rapprochée de la porte.

Peu à peu, elle avait repris ses sens. Puis elle avait écouté, et elle n'avait pas tardé à s'épouvanter de la violence de Raymond, et aussi d'entendre sa voix s'élever si haut qu'elle devait retentir dans tout l'hôtel.

– Monsieur Delorge, supplia-t-elle, monsieur, au nom du ciel!..

Du geste, Mlle Simone lui imposa silence.

– Laisse-le parler, fit-elle, il est dit que pas une douleur ne me sera épargnée.

Mais son accent trahissait un tel excès de souffrance, que Raymond s'interrompit, et étonné de son emportement:

– Vous ne saurez jamais ce que j'ai enduré, murmura-t-il.

– Je sais que vous me torturez inutilement, et qu'il serait généreux à vous de vous éloigner…

– Pas avant de vous avoir parlé.

Il se rapprocha, et baissant le ton, de cette voix étouffée où frémit la passion la plus ardente:

– Je suis venu, reprit-il, pour vous éclairer sur la situation qui nous est faite. Au-dessus des conventions sociales, il y a le droit sacré, il y a le devoir de toute créature humaine de défendre sa vie et son bonheur. Les bornes sont dépassées de ce qui se peut souffrir, nous sommes dégagés. Donnez-moi la main et sortons la tête levée de cette maison maudite. C'est pour s'approprier votre fortune qu'on veut s'emparer de votre personne. Eh bien? abandonnez vos millions à qui les convoite. L'argent!.. est-ce que nous y tenons, vous et moi? Est-ce que pour vous, d'ailleurs, je ne saurais pas en gagner des monceaux! Venez! Si vous n'avez pas été la plus fausse des femmes, vous allez venir!..

Le calme de Mlle Simone était celui de ces victimes résignées qui, dans le cirque, sous la griffe des tigres, offraient à Dieu leurs tortures.

– Ma destinée est fixée, dit-elle. Il n'est plus au pouvoir de personne de la changer. Je me dévoue à un intérêt que je juge supérieur à ma vie… Ne soyez pas jaloux, je ne trahis pas mes promesses, ce n'est pas à un autre homme que je suis fiancée, Raymond, c'est à la mort, et mon lit nuptial sera un cercueil. Un abîme de honte s'ouvrait, mon corps le comblera: ne le voyez-vous pas?..

Raymond parut réfléchir. Puis, après un moment de lourd silence, troublé seulement par les sanglots de miss Dodge:

– Eh bien! soit, s'écria-t-il, je m'éloignerai si vous consentez à m'apprendre à quelle cause sacrée vous nous sacrifiez. J'ai le droit de savoir et de juger. Ne donnez-vous pas ma vie en même temps que la vôtre?

– C'est un secret qui doit être enseveli avec moi!

La colère, de nouveau, gagnait Raymond.

– C'est votre dernier mot, prononça-t-il, je sais ce qu'il me reste à faire.

– Quoi?

– J'irai trouver M. Philippe, et il faudra bien qu'il me réponde, lui, et qu'il me rende compte de l'horrible violence qui vous est faite…

Mlle de Maillefert se redressa:

– Vous ne ferez pas cela! s'écria-t-elle.

– Je le ferai, aussi vrai qu'il y a un Dieu au ciel! Qui donc m'en empêcherait!

– Moi! prononça la jeune fille.

Et saisissant la main de Raymond, et la serrant avec une force dont on ne l'eût pas crue capable:

– Moi! poursuivit-elle, si ma voix a encore un écho dans votre cœur. Moi, qui vais, s'il le faut, tomber suppliante à vos genoux. Malheureux! voulez-vous donc empoisonner mon agonie de cette idée horrible que je me dévoue inutilement?

Il évita de répondre, il ne voulait pas s'engager.

– Au moins, reprit-il, dites-moi le nom de l'homme que vous allez épouser?..

Elle semblait près de se trouver mal.

– Serez-vous donc plus ou moins malheureux, balbutia-t-elle, selon que j'épouserais celui-ci ou celui-là?..

– N'importe, je veux savoir…

Une voix près de lui l'interrompit qui disait:

– Mlle de Maillefert épouse le comte de Combelaine…

D'un mouvement furieux, comme s'il eût reçu un coup de poignard dans le dos, Raymond se détourna.

Et il se trouva en face de la duchesse de Maillefert et de Philippe.

La mère et le fils rentraient à l'instant même, ensemble.

En montant l'escalier, ils avaient entendu les éclats de colère de Raymond, et ils étaient accourus.

– J'ai bien dit, répéta la duchesse, que c'est M. de Combelaine que ma fille épouse.

Oh!.. Raymond n'avait que trop bien entendu, et s'il demeurait comme hébété de stupeur, c'était faute de trouver des expressions pour traduire ses écrasantes sensations.

– C'est un indigne mensonge! dit-il enfin.

– Interrogez Mlle de Maillefert, fit M. Philippe, avec cet odieux ricanement qui était devenu chez lui comme un tic nerveux dont il n'était plus maître.

Ah! c'était plus que de la cruauté, c'était de la démence que de frapper encore cette infortunée, qui se tenait là, défaillante, secouée de tels frissons que ses dents claquaient.

Mais Raymond avait comme un nuage devant les yeux.

– Dites, interrogea-t-il, dois-je croire votre frère?

– Oui, articula-t-elle, faiblement, mais distinctement.

Un cri de douleur et de rage s'étouffa dans la gorge de Raymond. Un monde s'écroulait en lui. Il chancela, et serrant convulsivement entre ses mains ses tempes qui lui semblaient près d'éclater:

– Tu l'entends, s'écria-t-il, ô Dieu qu'on appelle le Dieu de bonté et de justice, elle consent à devenir la femme de Combelaine, elle, Simone!..

Puis, tout à coup, aveuglé de plus en plus par les flots de sang que la fureur charriait à son cerveau, saisissant le poignet de Mlle Simone, fortement, rudement:

– Vous ne savez donc pas, reprit-il, ce qu'est ce misérable?..

– Je le sais… bégaya-t-elle.

– Vous ne savez donc pas que c'est ce misérable qui a lâchement assassiné mon père, le général Delorge…

Lourdement, Mlle de Maillefert se laissa tomber sur son fauteuil.

– Vous m'aviez dit tout cela, murmura-t-elle.