Tasuta

La vie infernale

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

– Nécessairement, cher baron, disait-il, je vous passe quantité de détails… Ce brave M. de Chalusse n’était pas explicite, il s’en faut, quand il arrivait à cette période de ce qu’il appelait ses malheurs… A travers ses réticences, cependant, j’ai cru comprendre qu’il avait été trompé à son tour et j’ai flairé certaines histoires de papiers volés, de titres rachetés à des créanciers, qui ne sont pas le dernier mot de l’honnêteté…

Ce que je puis vous affirmer, par exemple, c’est que la vie entière de M. de Chalusse a été troublée par le souvenir du mari qu’il avait outragé… C’était chez lui une idée fixe qu’il mourrait de la main de cet homme… il l’apercevait partout. S’il sortait seul, à pied, le soir, ce qui était excessivement rare, il ne tournait le coin des rues qu’avec d’infinies précautions; il lui semblait toujours voir reluire dans l’ombre un poignard ou le canon d’un pistolet…

Jamais je ne croirais à cette inconcevable frayeur d’un homme d’ailleurs très-brave, si lui-même ne me l’avait confessée…

Il est resté dix ou douze ans sans oser faire la moindre démarche pour retrouver sa fille, tant il craignait d’attirer l’attention de son ennemi… Ce n’est qu’au bout de ce temps, et quand il lui fut prouvé que le mari, découragé, avait cessé ses investigations, qu’il commença les siennes… Elles furent longues et laborieuses, mais enfin elles réussirent, et il arriva jusqu’à son enfant, grâce surtout à l’habileté d’un mauvais drôle, sorte de mouchard bourgeois, nommé Fortunat.

Le baron eut un mouvement de vive curiosité, aussitôt réprimé.

– Drôle de nom!.. remarqua-t-il.

– Et ajoutez que son prénom est Isidore! Ah! c’est un doucereux et dangereux gredin, un scélérat de la pire espèce, qui a mérité cent fois le bagne… Comment le laisse-t-on exercer ses malpropres industries? C’est ce que je ne m’explique pas. Le positif, c’est qu’il les exerce en plein soleil, en plein Paris, au su et vu de tous, place de la Bourse.

Nom, prénom et adresse se gravèrent dans la mémoire du baron pour ne s’en effacer plus.

Et l’autre poursuivait.

– Mais ce pauvre comte n’avait pas de chance… Le mari l’avait à peine lâché, il commençait tout juste à respirer, que la femme à son tour l’entreprit… C’était, d’après ce que j’en sais, une de ces terribles et obsédantes créatures qui feraient prendre en haine leur sexe tout entier… Sous prétexte que le comte l’avait détournée de son devoir, qu’il avait brisé sa vie et détruit son bonheur, elle prétendait en faire sa proie et s’ingéniait à le torturer avec des raffinements de cruauté que n’auraient pas des sauvages…

Elle ne voulait pas absolument que M. de Chalusse prît leur fille près de lui, ni surtout qu’il l’adoptât… Elle soutenait que ce serait une imprudence qui tôt ou tard mettrait son mari sur leurs traces. Et comme le comte semblait résolu à passer outre, elle lui déclara que plutôt de l’endurer, elle avouerait tout à son mari.

– M. le comte de Chalusse était un homme patient, ricana le baron.

M. de Valorsay eut un petit sifflement ironique.

– Pas tant que vous croyez, répondit-il… Sa soumission devait tenir à quelque raison secrète qu’il ne m’a pas confiée… Il y aurait sous tout cela quelque grosse infamie que je n’en serais pas bien surpris… En tout cas, le pauvre comte avait fait l’impossible pour échapper à cette terrible femme… Il s’était réfugié à Cannes, elle l’y relança… Pendant je ne sais combien de mois, il voyagea en Italie sous un faux nom… peine perdue! Il en était réduit à cacher sa fille dans quelque couvent de province…

Dans les derniers mois de sa vie, cependant, il avait obtenu la paix… c’est-à-dire qu’il l’avait achetée. Le mari de la dame n’est pas riche ou est avare, et elle aime le luxe passionnément, jusqu’à la démence… M. de Chalusse lui faisait une assez grosse pension et payait ses toilettes.

Le baron se dressa tout d’une pièce, comme s’il eût été mû par un ressort. Ça, c’était le comble.

– Oh! la misérable!.. gronda-t-il.

Mais il se rassit aussitôt, et l’exclamation étonna si peu M. de Valorsay, qu’il conclut tranquillement:

– Voilà, baron, comment et pourquoi ma bien-aimée Marguerite, la future marquise de Valorsay, n’a pas mille francs de dot…

Ce fut un regard d’angoisse, que le baron jeta vers la porte du fumoir… Il l’avait entendue remuer… Il frémit à l’idée de Pascal, fou de colère et de jalousie, entrant et se précipitant sur le marquis…

Cette situation excessive et périlleuse ne pouvait durer, il le comprit. Lui-même d’ailleurs était à bout de forces et de dissimulation…

Aussi, remettant à un autre moment toutes les questions qu’il avait encore à adresser à M. de Valorsay, se décida-t-il à interrompre brusquement ses confidences.

– Parole d’honneur!.. fit-il avec un rire forcé, je m’attendais à mieux… Cela débute comme un roman d’amour et finit platement comme une histoire réelle… par de l’argent! Ah! elles vont bien, les femmes mariées!.. Elles vous plument un amoureux et le mettent dans le cas de se brûler la cervelle aussi vivement que la première coquine venue!..

En sa qualité d’archimillionnaire et de gros joueur, le baron Trigault jouissait de toutes sortes d’immunités et de priviléges.

Il était de ces gens adroits qui font profession d’être brutaux en diable, mal élevés, cyniques et effrontés, qui déclarent que ce n’est pas leur faute, qu’il faut les prendre comme ça, et que le monde bêtement accepte «comme ça.»

Cependant sa brusquerie avait eu quelque chose de si offensant qu’en toute autre circonstance le marquis s’en fût formalisé.

Mais il avait toutes sortes de raisons de filer doux; il prit le parti de rire.

– Toujours le même, donc, baron, fit-il. Vous n’avez pas touché une carte de la matinée et les mains vous démangent… Excusez-moi de vous faire gaspiller votre temps, comme vous dites, ce que vous venez d’entendre était une préface nécessaire…

– Ce n’était qu’une préface?..

– Oui, mais rassurez-vous, j’ai fini et j’arrive à l’objet de ma visite…

Il était connu que le baron Trigault jouissait d’au moins huit cent mille livres de rentes… C’est pourquoi, bon an, mal an, il recevait pour plus d’un million de demandes de secours ou de prêts… c’est pourquoi il n’avait pas de rival pour flairer un solliciteur.

– Dieu me pardonne!.. pensa-t-il, Valorsay va me demander de l’argent.

Il est sûr que la brillante désinvolture du marquis voilait mal un certain embarras, et que sa langue remuait péniblement les mots.

– Donc, je me marie, disait-il, je romps avec la vie de garçon… je me range. C’est vous dire, mon cher baron, que je vais avoir à nettoyer ma situation… La corbeille, les deux fêtes que je me propose de donner, les restaurations de Valorsay, un voyage avec ma femme… tout cela va me coûter les yeux de la tête.

– Les yeux de la tête, c’est le mot.

– Eh bien!.. contrairement à ce qui arrive à ceux qui épousent une dot, je crains de me trouver à court… Cela me tracassait un peu, quand j’ai pensé à vous… Je me suis dit: «le baron qui a toujours des fonds disponibles, me rendra le service de mettre cinq mille louis à ma disposition pour un an…»

Les yeux du baron ne quittaient pas le marquis.

– Sacrebleu!.. fit-il d’un ton fâché… c’est que… je ne les ai pas…

Ce ne fut pas un désappointement plus ou moins grand qu’exprima le visage du marquis, ce fut un immense désespoir aussitôt dissimulé.

Mais le baron avait vu, d’autant mieux vu que sa réponse était un de ces piéges familiers aux banquiers… A l’impression que produit une première fin de non recevoir, ils jugent de l’urgence du besoin…

Le baron estima M. de Valorsay complétement ruiné… Néanmoins, comme il n’entrait pas dans ses vues de refuser, il s’empressa d’ajouter:

– Quand je dis que je ne les ai pas, j’entends… là, sous la main… Mais je les aurai avant quarante-huit heures, et si vous voulez vous trouver chez vous, après-demain, vers cette heure-ci, je vous enverrai un de mes hommes d’affaires qui s’entendra avec vous quant aux conditions.

Le marquis avait l’instant d’avant laissé paraître quelque chose de ses nouvelles angoisses… Il sut cette fois garder le secret de la joie immense qui l’inonda. C’est du ton le plus naturel, et comme s’il se fût agi d’une chose toute simple, qu’il remercia le baron… Mais il lui tardait d’être dehors… Il expédia quelques phrases banales et sortit en répétant: « – A après-demain…»

Le baron, lui, s’affaissa sur un fauteuil…

Martyr d’une passion plus forte que sa raison, victime d’un amour indigne et fatal qu’il n’avait pu arracher de son cœur, le baron Trigault avait eu, en sa vie, des instants atroces.

Mais jamais il n’avait été plus écrasé qu’en ce moment, où le hasard lui livrait le secret qu’il avait vainement poursuivi tant d’années.

Toutes les plaies de son âme, dont le temps avait engourdi la douleur, se rouvrirent plus cuisantes, comme une blessure à demi cicatrisée dont on arracherait l’appareil.

Rien n’avait servi, rien, de tout ce qu’il avait tenté pour retenir sur la pente de l’ignominie cette femme qui portait son nom, qu’il aimait et qu’il haïssait avec une égale fureur.

– Elle extorquait de l’argent au comte de Chalusse, pensait-il; elle le faisait chanter! Elle lui vendait le droit d’adopter leur fille!..

Bizarrerie de l’esprit humain!.. C’était cette circonstance, presque futile, parmi tant d’autres, vraiment abominables, qui transportait de rage le malheureux baron. A quoi donc lui servait d’être devenu l’un des hommes les plus riches de Paris!.. Il donnait à sa femme, uniquement pour sa toilette et ses caprices, 8,000 francs par mois, près de 100,000 francs par an; il n’y avait pas de trimestre où il ne lui payât pour une bonne somme de dettes, et, malgré tout, elle exigeait de l’argent de l’homme qui jadis l’avait aimée…

 

– Que fait-elle de tout cela? grondait le baron, ivre de douleur et de colère… Par quel miracle de profusion réussit-elle à dissiper les revenus de plusieurs millions!..

Un nom, le nom de Fernand de Coralth, montait à ses lèvres… mais il ne le prononça pas. Il venait de s’apercevoir enfin de la présence de Pascal; il l’avait oublié.

– Eh bien! M. Férailleur, fit-il de l’air d’un homme qui s’éveille en sursaut, après quelque terrible cauchemar.

Pascal essaya de répondre, il ne put, tant ses pensées tourbillonnaient dans son cerveau.

– Vous avez entendu M. de Valorsay? poursuivit le baron. Maintenant nous savons, à n’en pouvoir douter, qui est la mère de Mlle Marguerite… Que faire?.. Que feriez-vous à ma place?

– Eh! monsieur, le sais-je!..

– Vrai, votre première pensée ne serait pas une pensée de vengeance?.. Ç’a été la mienne… Mais de qui me venger?.. Du comte de Chalusse? Il est mort… De ma femme? Oui, je le devrais, mais je n’en aurais pas le courage… Reste Mlle Marguerite…

– Mais elle est innocente, elle, monsieur, mais elle ne vous a jamais offensé…

Cette exclamation, le baron ne sembla pas l’entendre.

– Et que faudrait-il, poursuivit-il, pour que Mlle Marguerite fût, sa vie durant, la plus misérable des créatures… simplement favoriser son mariage avec le marquis… Ah! il lui ferait expier cruellement le crime de sa naissance…

– Mais vous ne ferez pas cela, s’écria Pascal hors de lui, ce serait une effroyable lâcheté, et je ne le permettrais pas… Jamais, je le jure devant Dieu, jamais, moi vivant, Valorsay n’épousera Marguerite… Il se peut que je sois vaincu dans la lutte que j’entreprends; il se peut qu’il la conduise jusqu’au seuil de l’église, mais là, il me trouvera, armé… et je ferai justice… On fera de moi après ce qu’on voudra!..

Le baron le considérait avec une émotion extraordinaire.

– Ah!.. vous savez aimer, vous!..

Et d’une voix sourde, il ajouta:

– Voilà comment j’aimais la mère de Marguerite!..

Le déjeuner n’avait pas été desservi, et il restait sur la table une carafe pleine d’eau; le baron s’en versa coup sur coup deux grands verres qu’il but avec une avidité fiévreuse, puis il se mit à marcher, comme au hasard, autour de la salle.

Pascal se taisait…

Il lui semblait que c’était sa destinée qui s’agitait dans l’esprit de cet homme, et que de sa décision dépendait l’avenir…

L’accusé qui attend le verdict du jury n’a pas de pires angoisses.

Enfin, au bout d’une minute, un siècle, le baron s’arrêta.

– Après comme avant, M. Férailleur, prononça-t-il d’un ton brusque, je suis pour vous et avec vous… Donnez-moi la main… bien!.. Les honnêtes gens se doivent aide et assistance, quand les coquins triomphent. Nous vous réhabiliterons, monsieur!.. Nous démasquerons Coralth, le misérable, nous écraserons Valorsay, s’il a été vraiment l’instigateur de l’infamie qui vous a perdu.

– Quoi! monsieur, après votre conversation avec lui, vous doutez encore!

Le baron hocha la tête.

– Que Valorsay soit ruiné, répondit-il, je n’en doute aucunement… Je gagerais que mes cent mille francs sont perdus si je les lui prête… Je jurerais volontiers qu’ainsi qu’on l’en accuse, il pariait contre son cheval et l’a empêché de gagner.

– Vous voyez donc bien…

– Pardon… tout cela ne m’explique pas la prodigieuse différence de vos allégations et de ses dires… Vous assurez qu’il se soucie fort peu de Mlle Marguerite, lui prétend qu’il l’adore…

– Oui, monsieur, oui, le misérable a osé! Ah!.. si je n’avais pas été retenu par la crainte de compromettre ma vengeance!..

– Je comprends, mais laissez-moi finir… Selon vous, Mlle Marguerite a des millions… D’après lui, elle n’a pas cent louis de dot… Qui a raison?.. Je crois que c’est lui, son emprunt de cent mille francs le prouve, et d’ailleurs il n’avancerait pas aujourd’hui un mensonge qui se découvrirait demain… Or, s’il dit vrai, il est impossible d’expliquer par la cupidité et son mariage et le guet-apens dont vous êtes victime…

Cette objection s’était déjà présentée à l’esprit de Pascal, mais il ne s’y était pas arrêté. Il réfléchit et trouva une explication qui lui parut plausible.

– M. de Chalusse n’était pas mort, dit-il, quand M. de Coralth et M. de Valorsay ont arrêté le plan qui devait les débarrasser de moi… par conséquent, Mlle Marguerite avait encore des millions.

– C’est une réponse… Au lendemain du crime, les deux complices ont reconnu qu’il ne leur serait d’aucune utilité, je vous le concède… Mais, en ce cas, comment se fait-il que le marquis ait persisté?

Pascal chercha, ne trouva rien, et se tut.

– Tenez, reprit le baron, il doit y avoir là-dessous quelque mystère d’iniquité que ni vous ni moi ne soupçonnons…

– C’est ce que ma mère me disait, monsieur.

– Ah!.. c’est l’opinion de Mme Férailleur!.. Alors elle est bonne. Voyons, raisonnons un peu… Mlle Marguerite vous aimait…

– Oui.

– Et elle vous a repoussé, tout à coup.

– Elle m’a écrit que le comte de Chalusse, à son lit de mort, lui avait arraché le serment d’épouser le marquis de Valorsay.

Le baron bondit sur sa chaise.

– Arrêtez! s’écria-t-il, arrêtez… Nous tenons peut-être le bout du fil qui nous conduira jusqu’à la vérité… Ah! Mlle Marguerite vous a écrit que M. de Chalusse, mourant, lui avait ordonné d’épouser le marquis! M. de Chalusse aurait donc eu sa pleine connaissance avant de rendre le dernier soupir!

D’un autre côté, Valorsay prétend que si Mlle Marguerite est sans ressources, c’est que le comte est mort trop subitement pour pouvoir écrire et signer deux lignes… Peut-on concilier ces deux versions, M. Férailleur?.. Évidemment non. Donc, l’une des deux est fausse. Laquelle?.. C’est ce qu’il faut chercher… Quand reverrez-vous Mlle Marguerite?..

– Elle m’a ordonné, monsieur, de ne jamais chercher à la revoir.

– Eh bien!.. il faut lui désobéir, et tâcher d’arriver jusqu’à elle sans que personne le sache… Elle doit être épiée… n’écrivez pas, surtout!..

Il se recueillit, et après un moment:

– Nous arriverons peut-être, reprit-il, à la certitude morale de la complicité de Valorsay et de Coralth… Mais de là à l’établir par des preuves matérielles, il y a un abîme… Deux vils gredins qui s’associent pour égorger un honnête homme ne signent point de contrat par devant notaire… Des preuves! où en prendre?.. Il faudrait gagner quelque intime de Valorsay. Mieux vaudrait peut-être tâcher de faire admettre près de lui un homme à nous, qui observerait sa vie, qui s’insinuerait dans sa confiance…

D’un geste brusque, Pascal interrompit le baron; l’espérance maintenant brillait dans ses yeux…

– Oui, monsieur, s’écria-t-il, oui, il faut placer près de M. de Valorsay un homme qui sache voir, assez habile pour se faire employer, capable, au besoin, de lui rendre quelques services… Je puis être cet homme, monsieur le baron, si vous le voulez… Cette idée m’est venue tout à l’heure, en vous écoutant… Vous devez envoyer chez M. de Valorsay. Je vous en conjure, laissez-moi prendre la place de l’homme d’affaires que vous lui avez annoncé… Il ne me connaît pas, et je suis assez sûr de moi pour répondre de ne me pas trahir… Je me présenterai de votre part; il m’accordera sa confiance… Je lui porterai de l’argent ou une bonne promesse, je serai bien reçu… Allez, j’ai tout un plan!..

Il s’interrompit…

On frappait à la porte, et un valet de pied parut, annonçant au baron qu’un domestique était là, qui désirait lui parler pour une affaire urgente.

– Faites entrer, dit le baron.

Ce fut Jobin, l’homme de confiance de Mme Lia d’Argelès, qui entra.

Il salua respectueusement, et d’un air mystérieux:

– J’ai cherché M. le baron partout… J’ai l’ordre de Madame de ne pas rentrer sans ramener M. le baron…

– C’est bien… je vous suis!..

IV

Comment M. Fortunat, cet homme si habile, avait-il choisi un dimanche, et un dimanche de courses de Vincennes, qui plus est, pour se présenter chez M. Wilkie, le séduisant ami du vicomte de Coralth!..

Son anxiété pouvait expliquer cette faute, mais ne la justifiait pas.

Il est sûr que sans cette circonstance, on ne l’eût pas congédié si cavalièrement. On l’eût laissé développer ses propositions, quitte à les refuser, et alors, qui sait ce qu’il fût advenu!..

Mais il y avait des courses! Mais M. Wilkie avait à surveiller «Pompier de Nanterre,» ce fameux «steeple-chaser» dont il était propriétaire pour un tiers, et à donner ses ordres au jockey dont il était – pour un tiers également – le maître et le seigneur.

Devoirs sacrés!.. ce fait d’être commanditaire d’une malheureuse rosse, constituait tout l’état social de M. Wilkie. Cela le posait bien, dans son monde. Cela justifiait les trophées de cravaches et d’éperons qui ornaient son appartement de la rue du Helder, et lui permettait de trancher du sportman.

Bien plus; il s’imaginait très-positivement être attendu sur «le turf,» et que, sans lui, la fête ne serait pas complète.

Cependant lorsqu’il se présenta dans l’enceinte du pesage, fièrement, le cigare à la bouche, la carte au chapeau, il dut s’avouer que son entrée ne faisait pas sensation.

Une étonnante nouvelle circulait et donnait aux groupes de parieurs et de turfistes, – M. Wilkie eût dit «au ring,» – un aspect tumultueux.

On discutait à grand renfort de mots anglais la soudaine détermination prise par le marquis de Valorsay de «payer forfait» et de retirer tous ses chevaux engagés. Les mieux informés assuraient même que la veille, au «Betting-Rooms», il avait annoncé hautement l’intention où il était de vendre son écurie de courses.

Si le marquis, en prenant ce parti, avait espéré désarmer la malveillance, l’événement déjouait son calcul.

La rumeur allait grossissant, qui l’accusait d’avoir, aux courses du dimanche précédent, parié sous main contre son cheval «Domingo» et d’avoir ensuite donné des ordres pour qu’il ne gagnât pas.

Il y avait des sommes considérables engagées sur Domingo, qui était «grand favori,» et les perdants n’étaient pas contents.

D’aucuns affirmaient qu’ils avaient vu le jockey de Valorsay «tirer» Domingo, c’est-à-dire le retenir; ils soutenaient qu’il fallait faire un exemple, «disqualifier» à perpétuité le marquis et son jockey, autrement dit les exclure à tout jamais des courses. Cette mesure eût annulé les paris.

Mais une circonstance d’un grand poids plaidait pour le marquis: sa fortune, celle du moins qu’on lui supposait.

– Comment un homme si riche, observaient ses défenseurs, serait-il descendu jusqu’à voler!.. car c’est prendre l’argent dans la poche du monde que de faire ce que vous dites, c’est pire que de tricher les cartes à la main!.. C’est impossible!.. Valorsay est au-dessus de ces misérables allégations!.. C’est un parfait gentilhomme.

– Parfait… soit, répondaient les sceptiques. On en disait précisément autant de Croisenois, du duc de H… et du baron P… lesquels ont été finalement convaincus de l’indigne supercherie dont nous accusons Valorsay.

– C’est une infâme calomnie… S’il eût eu l’idée de tricher, il eût été assez habile pour dérouter les soupçons… Il eût fait arriver Domingo bon second et non pas mauvais troisième!..

– S’il n’était pas coupable, il n’aurait pas peur, il ne retirerait pas aujourd’hui ses chevaux, il ne vendrait pas son écurie…

– S’il renonce aux courses, c’est qu’il se marie, ne le savez-vous pas!

– Eh! ce n’est pas une raison…

Qu’eût-ce donc été si on eût soupçonné la déconfiture jusqu’alors si habilement dissimulée de M. de Valorsay… Mais n’importe, calomnie ou non, c’était une première éclaboussure sur une renommée jusqu’alors intacte et brillante.

Comme tous les joueurs, les «turfistes» sont défiants et rancuniers… Nul n’est à l’abri de leurs soupçons quand ils perdent, de leur colère quand ils se croient dupes… Ils n’ont sans doute besoin que d’interroger leur conscience pour comprendre jusqu’où peut entraîner le jeu… Cette affaire de Domingo réunissait contre Valorsay tous les perdants… Elle armait contre lui un petit bataillon d’ennemis, impuissants pour le moment, mais prêts à prendre une éclatante revanche dès que l’occasion s’en présenterait.

Tout naturellement, M. Wilkie s’était rangé du parti de M. de Valorsay, dont il avait plusieurs fois entendu célébrer les mérites par son ami M. de Coralth.

Il eût agi de même sans cela, rien que pour avoir la satisfaction de crier:

– Accuser ce cher marquis! Ah! je la trouve mauvaise! Lui qui hier soir me disait encore: «Mon excellent bon, la défaite de Domingo me coûte deux mille louis!»

 

M. de Valorsay ne lui avait rien dit, par cette raison qu’à peine il le connaissait de vue; mais n’importe, cela «faisait bien,» estimait-il, de se déclarer son ami, et quand il disait: «Ce cher marquis,» il en avait plein la bouche.

Cependant, il avait beau s’agiter, on ne prenait pas garde à lui. Cela le dépitait; avisant «son jockey,» il lui fit un signe et l’entraîna hors de l’enceinte réservée.

C’était un grand mauvais drôle ce jockey, ivrogne et paresseux, chassé de toutes les écuries où il avait servi, qui se moquait outrageusement des jeunes messieurs qui l’avaient à leur service et qui les volait sans pudeur ni mesure.

Outre qu’il se faisait payer très-cher – huit mille francs par an, – sous prétexte qu’il lui répugnait d’être à la fois palefrenier, entraîneur et jockey, il présentait chaque mois des factures fabuleuses: du grainetier, du vétérinaire, du maréchal et du sellier.

De plus, il vendait régulièrement, pour en boire le prix, l’avoine de Pompier de Nanterre, lequel crevait de faim, le malheureux, à ce point de tenir à peine sur ses jambes.

La maigreur du cheval, le jockey la mettait sur le compte d’un entraînement habile, et les propriétaires le croyaient.

Il leur en faisait accroire bien d’autres; que Pompier de Nanterre gagnerait la course, par exemple, plaisanterie sinistre en ceci que sur la foi de cette fallacieuse promesse, ils mettaient leur argent sur la misérable rosse… et le perdaient.

Dans le fait, cet honnête jockey eût été le plus heureux des mortels s’il n’y eût jamais eu de courses… D’abord il jugeait, non sans raison, très-dangereux de franchir des obstacles avec un cheval comme le sien. Ensuite, rien ne l’excédait comme d’être obligé de se promener successivement avec ses trois patrons…

Mais le moyen de refuser!.. Il savait bien, le rusé drôle, que si les spirituels associés le payaient, c’était surtout, ou plutôt c’était uniquement pour se parer de lui.

Se pavaner sur la piste, devant les tribunes, avec leur jockey en casaque orange à manches vertes et noires, était pour eux une satisfaction de vanité à nulle autre pareille… Leur conviction était qu’il en rejaillissait sur eux une considération énorme, et ils se gonflaient de l’envie qu’ils pensaient inspirer.

C’était à ce point que chacun d’eux accusait les autres d’accaparer le jockey, et qu’il en naissait des disputes terribles, dont une faillit un jour les conduire sur le terrain…

Arrivé le premier, M. Wilkie s’emparait du bourreau de Pompier de Nanterre, c’était dans l’ordre.

Et jamais, pour se montrer, les circonstances ne furent plus favorables. La journée était magnifique, les tribunes craquaient sous le poids des spectateurs, deux cent mille curieux se pressaient le long des cordes qui limitent la piste…

Aussi, M. Wilkie semblait-il se multiplier et jouir du don d’ubiquité, tant il se fit voir promptement sur dix points différents, toujours suivi de son jockey, auquel il donnait ses derniers ordres d’une voix très-haute, en gesticulant beaucoup.

Et quelle joie, quand sur son passage il entendait dire: «Ce monsieur est un de ceux qui font courir!..» Quel ravissement, lorsqu’il recueillait l’exclamation de quelque bourgeoise admirant la soie de la casaque ou les revers des bottes…

Malheureusement, il n’est pas de bonheur durable; les associés arrivèrent, qui réclamèrent le jockey à leur tour…

Dépossédé, M. Wilkie abandonna la piste; et se faufilant à travers les équipages, gagna une voiture, où les deux demoiselles qui lui avaient fait l’honneur d’accepter à souper la veille étalaient les cheveux les plus jaunes qu’elles possédassent…

Là encore il trouva moyen de fixer l’attention sur lui, et de faire preuve de chic!.. Ce n’était pas pour rien qu’il avait fait remplir de vin de Champagne le coffre de la voiture…

Et l’instant décisif venu, on put le voir se hisser sur sa banquette en criant:

– Voilà! voilà!.. Regardez!.. Bravo, Pompier!.. Cent louis pour Pompier!

Hélas! le pauvre Pompier de Nanterre tomba épuisé à moitié de la distance à parcourir.

Et le soir, M. Wilkie narrait sa défaite avec un luxe de termes techniques à faire frémir.

– Quel guignon! mes excellents bons… disait-il à ses amis. Pompier de Nanterre, un «steeple-chaser» incomparable, tomber «broken-down» après la banquette… Et battu par qui? Par Mustapha, un «outsider» sans «performance…» Le «ring» en était tout ému… moi, j’en suis comme une folle!

Cette défaite, cependant, ne l’affectait pas trop…

N’avait-il pas en perspective cet héritage dont lui avait parlé son ami le vicomte de Coralth! Il lui apparaissait à l’horizon, tel qu’un nuage gros d’or, près de crever sur lui. Et c’était le lendemain que M. de Coralth devait lui livrer le secret… Il n’avait plus que vingt-quatre heures à attendre!..

– Demain?.. se répétait-il, avec un frémissement d’impatience et de joie, demain!..

Il s’endormit dans la pourpre, ce soir-là! Son imagination s’exaltait à cette pensée que tous ses rêves se matérialiseraient, qu’il lui serait donné d’étreindre son idéal devenu réalité… Et quel idéal, quels rêves!..

Il se voyait à la tête d’une écurie pour de bon, et non plus d’un tiers de cheval; l’argent ne manquerait jamais à ses caprices; il éclabousserait les passants et surtout ses «excellents bons» du haut d’une voiture superbe; le meilleur tailleur inventerait pour lui des «coupes» étourdissantes; à toutes les premières représentations, il s’étalerait dans une avant-scène avec les demoiselles les plus connues; Paris s’occuperait de lui; on parlerait de ses petites fêtes dans les journaux; il ferait tapage, esclandre, scandale; il serait chic, très-chic, épatant de chic!..

Tout cela, M. de Coralth le lui avait promis, sans dire son dernier mot, il est vrai, mais n’importe!.. Devait-il donc douter de la parole de son ami?.. Jamais!.. Si le vicomte était son modèle, il était aussi son oracle.

Même, à la façon dont il en parlait, on eût juré qu’ils avaient été élevés ensemble, ou que du moins ils se connaissaient depuis des années.

Il n’en était rien, cependant. Leurs relations dataient de sept ou huit mois au plus, et le hasard, en apparence, les avait nouées. Ce hasard, il faut le dire, M. de Coralth l’avait préparé.

Ayant flairé le secret des promenades de Mme Lia d’Argelès, rue du Helder, le vicomte voulut vérifier ses soupçons. Il épia M. Wilkie, sut où il passait ses soirées, s’y trouva et fut assez adroit pour lui rendre, dès la troisième rencontre, un service d’argent.

De ce moment, la conquête fut faite. M. de Coralth avait vraiment tout ce qu’il fallait pour éblouir et charmer le spirituel commanditaire de Pompier de Nanterre. Il avait son titre, d’abord, puis ses façons impertinentes, le plus impudent aplomb, tous les dehors d’une fortune considérable, et enfin le prestige de nombreuses et grandes relations.

Il ne tarda pas à reconnaître ses avantages et à en profiter.

Et tout en maintenant M. Wilkie à distance, il lui eut promptement tiré assez de confidences pour savoir sa vie mieux qu’il ne la savait lui-même.

A la vérité, M. Wilkie ne connaissait pas grand chose de son origine ni de son passé, et son histoire était vite contée:

Sa plus lointaine impression était celle de la pleine mer… Il était positivement sûr d’avoir fait, étant tout enfant, une longue, une très-longue traversée…

Il se supposait né en Amérique, et le nom qu’il portait justifiait ses suppositions. Certainement la langue française n’était pas celle qu’il avait bégayée la première, car au fond de sa mémoire il retrouvait encore un certain nombre d’expressions anglaises. Le mot que traduit celui de père, entre autres, lui était resté familier, et après vingt ans il le prononçait avec l’intonation exacte.

Ce nom, on le lui avait appris, évidemment, mais nulle souvenance ne lui restait de l’homme à qui il le donnait.

Ses premières sensations bien nettes étaient celles de la faim, de la fatigue et du froid.

Il se rappelait, et cela très-distinctement, que durant toute une interminable nuit d’hiver, une femme l’avait traîné à travers les rues de Paris, sous une pluie glaciale.