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La vie infernale

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III

M. Fortunat venait à peine de partir pour son expédition au «garni modèle,» lorsque le marquis de Valorsay s’était présenté chez lui.

– Monsieur est sorti, répondit la Dodelin, qui était allée ouvrir.

– Vous devez vous tromper, ma bonne…

– Oh! non… Et même Monsieur a dit que vous l’espériez.

– Allons, soit…

Fidèle aux ordres qu’elle avait reçus, la servante conduisit le visiteur dans le salon, alluma les bougies d’un candélabre et se retira.

– C’est prodigieux! grommelait le marquis, mons Fortunat se fait désirer, mons Fortunat se fait attendre!.. Enfin…

Il sortit un journal de sa poche, s’allongea sur un fauteuil… et attendit.

Par son nom, sa fortune, ses habitudes et ses goûts, le marquis de Valorsay appartenait à cette aristocratie – non sans alliage – du plaisir et de la vanité, qui pour exprimer des mœurs nouvelles a créé un vocable nouveau: «la haute vie.»

Le cercle, le bois, les courses, les premières représentations, la chasse en automne, l’été les eaux, une maîtresse, son tailleur, ses relations du monde, ses chevaux emplissaient les journées du marquis de Valorsay de leurs frivoles soucis.

Courir en personne un steeple-chase lui paraissait une prouesse digne de ses aïeux. Et quand il passait et repassait devant les tribunes, en tenue de jockey, avec ses bottes à revers et sa casaque amaranthe, il croyait lire l’admiration dans tous les yeux.

C’était là comme le fond banal de son existence, d’où se détachaient quelques épisodes saillants: deux duels, une femme enlevée, une séance de vingt-six heures au jeu, une chute à la Marche, qui mit ses jours en danger.

Tant d’avantages le rehaussaient considérablement dans l’estime de ses amis, et lui avaient valu une célébrité dont il n’était pas médiocrement fier.

Les chroniqueurs usaient et abusaient de ses initiales, et dès qu’il quittait Paris, les journaux du sport ne manquaient jamais de signaler son départ, à l’article «Villégiatures et déplacements.»

Le malheur est que cette vie d’oisiveté affairée a ses fatigues et ses accidents. M. de Valorsay en était la preuve vivante.

Il n’avait que trente-trois ans, et il en paraissait pour le moins quarante, en dépit de soins excessifs. Les rides lui venaient, et tout l’art de son valet de chambre ne dissimulait qu’à grand’peine et mal les places vides de son crâne. De sa chute à la Marche, il lui était resté à la jambe droite une certaine roideur qui tournait à la claudication dès que le temps se mettait à la pluie.

Toute sa personne, enfin, annonçait une lassitude prématurée, de même que ses yeux, lorsqu’il cessait de les surveiller, trahissaient le dégoût de tout, l’abus, la satiété.

Il avait encore grand air malgré cela, une distinction innée que rien n’avait altéré, et ces façons hautaines qui annoncent l’estime exagérée de soi et l’habitude de commander des inférieurs…

Onze heures sonnèrent à la pendule du salon de M. Fortunat; le marquis de Valorsay se dressa en jurant.

– Ceci devient trop fort! grommela-t-il. Ce drôle se moque de moi, décidément.

Il cherchait des yeux une sonnette, il n’en aperçut pas, et il en fut réduit, lui, à entrebâiller une porte et à appeler.

La Dodelin parut.

– Monsieur a dit qu’il serait ici à minuit, répondit-elle à toutes les questions du marquis, donc il y sera… Il n’a pas son pareil pour l’exactitude. Que monsieur patiente encore un petit moment.

– Soit, patientons, mais alors, ma bonne, allumez-moi du feu, j’ai les pieds gelés!..

Il est de fait que le salon de M. Fortunat, presque toujours fermé, était humide et froid comme une glacière.

Et pour comble, M. de Valorsay était en habit, avec un pardessus très-léger.

La servante hésita une seconde, trouvant que ce visiteur était bien sans gêne, et agissait comme chez lui. Pourtant elle obéit.

– Évidemment, pensait le marquis, je devrais me retirer, oui, je le devrais…

Il resta cependant. La nécessité mâta les révoltes de son orgueil.

Orphelin de bonne heure, maître sans contrôle à vingt-trois ans d’un patrimoine immense, M. de Valorsay était entré dans la vie comme un affamé dans une salle à manger.

Son nom lui donnant droit à une bonne place, il s’installa, les deux coudes sur la table, sans demander combien coûtait le banquet.

C’était cher; il s’en aperçut à la fin de la première année en constatant qu’il avait de beaucoup dépassé ses revenus.

Il était clair que s’il continuait ainsi, chaque année creuserait un abîme où s’engloutirait à la fin toute la fortune que lui avait laissée son père, plus de cent soixante mille livres de rente.

Mais il avait bien le temps, vraiment, de songer à ces choses lointaines et mesquines! Et d’ailleurs il avait eu tant de succès et de satisfactions de tout genre, pour son argent, qu’il ne le regrettait pas.

Il possédait des propriétés princières, il trouva des prêteurs qui furent trop heureux de lui offrir tout ce qu’ils avaient de capitaux, contre bonne hypothèque, bien entendu.

Il emprunta timidement d’abord, puis plus hardiment, lorsqu’il reconnut combien peu de chose est une hypothèque. On n’en est ni plus ni moins le maître chez soi.

D’ailleurs, ses besoins grandissaient incessamment comme sa vanité.

Placé à une certaine hauteur dans l’opinion de son monde, il ne voulait pas déchoir et ce lui était une raison de faire une certaine folie chaque année, parce qu’il l’avait faite l’année précédente.

Son écurie seule lui coûtait plus de cinquante mille francs par an.

D’intérêts, il n’en payait pas; on ne les lui réclamait pas; il oubliait sans doute qu’ils s’accumulaient lentement, mais continuellement; qu’ils s’enflaient à chaque échéance, qu’ils produisaient eux-mêmes, et qu’au bout d’un certain nombre d’années le capital de sa dette serait doublé.

Sur la fin, il ne comptait même plus. Il ignorait absolument où en étaient ses affaires. Il en était arrivé à se croire des ressources inépuisables.

Il le crut jusqu’au jour où étant allé chez son notaire chercher des fonds, ce notaire lui répondit froidement:

– Vous me demandiez cent mille francs, monsieur le marquis, je n’ai pu vous en procurer que cinquante mille… les voici. Et n’espérez plus rien. Tous vos immeubles sont grevés au-delà de leur valeur… ainsi c’est fini. Vos créanciers vous laisseront sans doute tranquille un an encore, c’est leur intérêt; mais ce délai écoulé, ils vous exproprieront, c’est leur droit.

Il eut un sourire discret, un sourire d’officier ministériel, et ajouta:

– Moi, à votre place, monsieur le marquis, je mettrais à profit cette année de répit. Vous comprenez sans doute ce que je veux dire?.. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

Quel réveil!.. après un rêve splendide de plus de dix années!..

M. de Valorsay en demeura comme écrasé, et pendant deux jours il resta enfermé chez lui, refusant obstinément de recevoir personne.

– M. le marquis est malade!.. répondait son valet de chambre aux visiteurs.

Il lui avait fallu ce temps pour se remettre, pour en venir surtout à oser envisager bien en face et froidement sa situation.

Elle était épouvantable, car sa ruine était complète, absolue. Pas une épave ne devait échappée au désastre. Que devenir? Que faire?

Il avait beau se tâter, il se trouvait incapable de rien entreprendre, de rien sentir. Tout ce que la nature lui avait départi d’énergie, il l’avait gaspillé au service de sa vanité. Plus jeune, il eût pu se faire soldat, il n’eût pas été le premier, il serait allé en Afrique… mais il n’avait même pas cette ressource.

C’est alors que le sourire de son notaire, comme une lueur dans les ténèbres, lui revint à la mémoire.

– Décidément, murmura-t-il, son conseil était bon… Tout n’est pas perdu et une issue nous reste encore: un mariage.

Pourquoi ne se marierait-il pas, en effet, et richement. Rien n’avait transpiré de son désastre, et il avait encore pour un an tous les prestiges de la fortune.

Son nom seul était un apport considérable. Ce serait bien le diable s’il ne découvrait pas dans la banque ou dans le haut commerce quelque héritière dévorée de l’ambition d’avoir sur ses voitures une couronne de marquise.

Ce parti arrêté et mûri, M. de Valorsay s’était mis en quête, et bientôt il crut avoir trouvé.

Mais ce n’était pas tout. Les donneurs de grosses dots sont défiants, ils aiment à voir clair dans la situation des épouseurs qui se présentent, ils vont aux informations, quelquefois. Avant de s’engager, M. de Valorsay comprit qu’un homme d’affaires intelligent et dévoué lui devenait indispensable.

N’allait-il pas falloir tenir les créanciers en haleine, leur imposer silence, obtenir d’eux des concessions, les intéresser en un mot au succès?..

C’est avec ces idées que M. de Valorsay se rendit chez son notaire, espérant peut-être son concours.

Il le refusa net, d’un ton rogue, déclarant qu’il ne pouvait se mêler de tels tripotages, et que les lui proposer était presque une insulte. Puis, touché sans doute du désespoir de son client:

– Mais je puis, ajouta-t-il, vous indiquer l’homme qu’il vous faut… Allez trouver M. Isidore Fortunat, 27, place de la Bourse; si vous parvenez à l’intéresser à votre mariage, il est fait.

Voilà, en gros, comment et à la suite de quelles circonstances le brillant marquis de Valorsay était entré en relations avec M. Isidore Fortunat.

D’un coup d’œil perspicace, dès la première visite, il jaugea l’homme. Il le vit tel qu’il le souhaitait, prudent et hardi tout ensemble, fertile en expédients, passé maître dans l’art de glisser sans accroc entre les mailles le la loi, avide enfin, et peu tourmenté de scrupules.

Avec un tel conseiller, masquer six mois un désastre et duper le beau-père le plus défiant devait n’être qu’un jeu.

 

Aussi, M. de Valorsay n’eut-il pas une minute d’indécision. Il exposa franchement sa situation financière et ses espérances matrimoniales, et conclut en promettant tant pour cent sur la dot, le lendemain de son mariage.

Séance tenante, un traité fut signé, et dès le lendemain M. Fortunat prenait en main les intérêts de l’honorable gentilhomme.

De quel cœur il s’y donna, et avec quelle foi au succès! un seul fait le dit: Il avait avancé, de sa poche, quarante mille francs à son client.

Après cela, le marquis eût eu mauvaise grâce à n’être pas satisfait de son conseiller. Il en était d’autant plus enchanté que cet habile homme, en toute occasion, lui témoignait une déférence respectueuse jusqu’à la servilité.

Aux yeux de M. de Valorsay, ce point était capital, car il devenait plus arrogant et plus susceptible, à mesure qu’il avait moins le droit de l’être.

Honteux au-dedans de lui-même et profondément humilié des tripotages avilissants auxquels il descendait, il s’en vengeait en accablant son complice de sa supériorité imaginaire et de ses dédains de grand seigneur.

Selon son humeur, bonne ou mauvaise, il l’appelait «Cher Arabe,» ou «Mons Fortunat» et le plus souvent «Maître Vingt-pour-Cent.»

Et l’autre n’en gardait pas moins son sourire obséquieux sur les lèvres, bien capable, par exemple, de porter tout cela sur sa note de frais à l’article «divers».

Mais précisément la constante soumission de M. Fortunat faisait paraître son absence plus extraordinaire. Un tel oubli des plus vulgaires convenances ne se concevait pas de la part d’un homme si poli.

De sorte que peu à peu le marquis de Valorsay passait de la colère à l’inquiétude.

– Serait-il survenu quelque chose?.. pensait-il.

C’est que les aiguilles de la pendule marchaient toujours… minuit était sonné depuis un moment déjà.

Le marquis délibérait s’il se retirerait ou non à la demie, quand il entendit le grincement d’une clef dans la serrure de la porte extérieure, puis des pas rapides dans le corridor.

– Enfin!.. le voici! murmura-t-il, avec un soupir de satisfaction.

Il s’attendait à le voir paraître aussitôt, mais point.

Peu soucieux de s’exhiber sous le costume qu’il avait endossé pour suivre Chupin, M. Fortunat avait couru à sa chambre à coucher reprendre ses vêtements ordinaires. Il avait besoin, en outre, de songer à la conduite à tenir et à ce qu’il dirait.

Si M. de Valorsay, comme c’était probable, ignorait l’accident du comte de Chalusse, fallait-il le lui apprendre? M. Fortunat se dit que non, prévoyant avec raison que cela soulèverait une discussion capable d’amener une rupture. Or, il ne voulait rompre qu’à bon escient, et seulement quand il serait bien sûr de la mort du comte.

De son côté, M. de Valorsay réfléchissait – un peu tard – qu’il avait eu bien tort de patienter pendant trois mortelles heures.

Était-ce digne de lui?.. Ne s’était-il pas manqué gravement à lui-même?.. Puis encore, M. Fortunat ne mesurerait-il pas à cette circonstance qui était un aveu, l’importance de ses services et l’urgence des besoins de son client?.. N’en deviendrait-il pas plus exigeant et plus dur?

Très-certainement, si le marquis eût pu s’esquiver sans bruit, il l’eût fait. Mais c’était impossible. Alors, il eut recours à un stratagème qui lui parut sauver sa dignité compromise.

Il se tassa dans son fauteuil, ferma les yeux et parut dormir.

Et quand M. Fortunat entra dans le salon, il se dressa brusquement, comme un homme réveillé en sursaut, se frottant les yeux en disant:

– Hein!.. qu’est-ce que c’est?.. Par ma foi!.. je m’étais bel et bien endormi.

Mais l’autre ne fut pas dupe.

Il avait fort bien remarqué à terre un journal qui, tout froissé et tout déchiré, trahissait la colère d’une longue attente.

– Ah ça! continuait le marquis, quelle heure est-il?.. Minuit et demi!.. Et c’est maintenant que vous arrivez à un rendez-vous assigné pour dix heures!.. Ceci passe la permission, mons Fortunat, et vous en prenez par trop à votre aise avec moi! Savez-vous que ma voiture est en bas, par le temps qu’il fait, depuis neuf heures et demie, et que mes chevaux en ont peut-être attrapé une fluxion de poitrine!.. Un attelage de six cents louis!..

M. Fortunat tendait à cet orage un dos plein d’humilité.

– Il faut m’excuser, monsieur le marquis, fit-il. Si je suis resté dehors si tard, contre mes habitudes, c’est uniquement pour vos affaires.

– Pardieu!.. il ne manquerait plus que c’eût été pour les vôtres!

Et satisfait de cette plaisanterie, il ajouta:

– Eh bien!.. où en sommes-nous?

– De mon côté tout marche à souhait.

Le marquis avait repris sa place au coin de la cheminée et tisonnait le feu d’un air d’insouciance très-noble à coup sur, mais assez mal joué.

– Je vous écoute… dit-il simplement.

– En ce cas, monsieur le marquis, répondit M. Fortunat, voici le fait en deux mots sans détails. Grâce à un expédient imaginé par moi, nous obtiendrons pour vingt-quatre heures la main-levée de toutes les inscriptions qui grèvent vos biens… Nous prendrons adroitement nos mesures, et ce jour-là même, nous demanderons un état au conservateur… Cet état, naturellement, certifiera que vos propriétés sont libres d’hypothèques, vous le montrerez à M. de Chalusse et tous ses doutes, s’il en a, seront levés… L’expédient, du reste, est simple; le difficile était de trouver les fonds, mais je les aurai chez un coulissier de mes amis. Tous vos créanciers, sauf deux, se prêtent admirablement à cette petite manœuvre, j’ai leur consentement. Par exemple, ce sera cher: il vous en coûtera vingt-six mille francs environ de commission et de frais.

M. de Valorsay eut un mouvement de joie si vif, qu’il ne put s’empêcher de battre des mains.

– Alors, l’affaire est dans le sac!.. s’écria-t-il. Avant un mois Mlle Marguerite sera marquise de Valorsay et j’aurai de nouveau cent mille livres de rentes…

Puis, ayant surpris le geste de M. Fortunat qui n’avait pu se retenir de hocher gravement la tête:

– Ah! vous doutez!.. reprit-il. Eh bien! à votre tour écoutez-moi. Hier, j’ai eu une conférence de deux heures avec le comte de Chalusse, et tout a été convenu et arrêté…

Nous avons échangé notre parole, maître Vingt-pour-cent. Le comte fait royalement les choses, il donne à Mlle Marguerite deux millions.

– Deux millions! fit l’autre comme un écho.

– Oui, cher Arabe, ni plus ni moins… Seulement, pour des raisons particulières et qu’il ne m’a pas dites, le comte tient à ce qu’il ne soit porté que deux cent mille francs au contrat. Le reste – dix-huit cent mille livres, s’il vous plaît – me sera remis de la main à la main, sans reçu, avant la mairie. Ma parole d’honneur, je trouve cela charmant… et vous?

M. Fortunat ne répondit pas. La gaieté expansive de M. de Valorsay, loin de le dérider, l’attristait.

– Toi, pensait-il, tu chanterais moins haut, si tu savais qu’à l’heure qu’il est le comte a peut-être rendu l’âme et que très-probablement Mlle Marguerite n’a plus que ses beaux yeux pour pleurer ses millions…

Mais le brillant gentilhomme ne soupçonnait pas cela, car il continuait, répondant plutôt aux objections de son esprit qu’à M. Fortunat:

– Vous me direz peut-être qu’il est singulier que moi, Ange-Marie-Robert Dalbon, marquis de Valorsay, j’épouse une fille qui ne connaît ni père ni mère et qui s’appelle Marguerite tout court… De ce coté-là, c’est vrai, l’union n’est pas positivement brillante. Enfin, comme il sera notoire qu’elle n’a eu en dot que 200,000 francs, on ne m’accusera pas d’avoir battu monnaie avec mon nom… J’aurai l’air, tout au contraire, d’avoir fait un mariage d’amour… cela me rajeunira.

Cependant il s’interrompit, irrité de la froideur obstinée de M. Fortunat.

– Savez-vous, maître Vingt-pour-Cent, dit-il, qu’à voir votre mine allongée, on jurerait que vous doutez du succès.

– Il faut toujours douter… répondit philosophiquement l’homme d’affaires.

Le marquis haussa les épaules.

– Même quand on a triomphé de tous les obstacles? demanda-t-il d’un ton goguenard.

– Mon Dieu, oui.

– Que manque-t-il, cependant, pour que ce mariage soit autant dire conclu?..

– Le consentement de Mlle Marguerite, monsieur le marquis.

Ce fut comme une douche d’eau glacée tombant sur la joie de M. de Valorsay. Un frisson nerveux le secoua, il devint livide, et d’une voix sourde:

– Je l’aurai, répondit-il, j’en suis sûr maintenant.

On ne pouvait pas dire que M. Fortunat fût en colère. Ces gens froids et lisses comme une pièce de cent sous n’ont point de passions inutiles.

Mais il était singulièrement agacé d’entendre son client sonner sottement les fanfares de la victoire, pendant qu’il était réduit, lui, à dissimuler au fond de son cœur le deuil douloureux de ses 40,000 francs.

Aussi, loin d’être touché de l’émotion du marquis, se complut-il à retourner le poignard dans la blessure qu’il avait faite.

– Il faut me pardonner ma défiance, dit-il. Elle vient de ce que je me rappelle parfaitement ce que vous me disiez il y a huit jours.

– Que vous disais-je?

– Que vous soupçonniez Mlle Marguerite d’une… Comment dois-je m’exprimer?.. D’une… préférence secrète pour quelqu’un.

A l’enthousiasme du marquis, le plus sombre abattement avait succédé. Il était manifeste qu’il subissait la plus cruelle torture.

– J’ai eu plus que des soupçons, dit-il.

– Ah!

– J’ai eu une certitude, grâce à la femme de charge du comte de Chalusse, Mme Léon, une vieille misérable que j’ai su mettre dans mes intérêts. Elle a épié Mlle Marguerite et surpris une lettre qui lui était adressée…

– Oh! oh!..

– Certes! il ne s’est rien passé dont Mlle Marguerite ait à rougir; la lettre que j’ai tenue entre mes mains en était la preuve éclatante. Elle pourrait avouer hautement les sentiments qu’elle inspire et que sans doute elle éprouve. Cependant…

Le regard de M. Fortunat devenait insupportable de fixité.

– Vous voyez donc bien que j’ai raison de craindre… fit-il.

Exaspéré, hors de lui, M. de Valorsay se leva si violemment, que son fauteuil en fut renversé.

– Eh bien!.. non! s’écria-t-il, mille fois non! Vous avez tort… parce qu’à l’heure qu’il est, l’homme qu’avait distingué Mlle Marguerite est perdu… Ah! c’est ainsi. Pendant que nous sommes ici, en ce moment même, il se perd irrémissiblement, sans retour… Entre lui et la femme que je veux épouser, que j’épouserai, j’ai creusé un abîme si profond que le plus immense amour ne le comblerait pas. C’est mieux et pis que si je l’avais tué… Mort, on le pleurerait peut-être… Tandis que maintenant, la dernière des filles et la plus avilie se détournera de lui, ou l’aimant, n’osera l’avouer.

L’impassible homme d’affaires parut troublé.

– Auriez-vous donc, balbutia-t-il, mis à exécution le projet… le plan dont vous m’avez entretenu en l’air… et que je prenais, moi, pour une fanfaronnade, pour une plaisanterie?..

Le marquis abaissa lentement la tête.

– Oui!..

L’autre demeura un moment comme pétrifié; puis tout à coup:

– Quoi!.. vous avez fait cela, dit-il, vous… un gentilhomme!..

En proie à une agitation convulsive, M. de Valorsay marchait au hasard dans le salon… S’il eût aperçu son visage dans une glace, il se fût fait peur.

– Un gentilhomme! répétait-il avec l’accent d’une rage contenue, un gentilhomme!.. Les gens n’ont que ce mot à la bouche, maintenant… Qu’entendez-vous donc par un gentilhomme, s’il vous plaît, mons Fortunat!.. Ne serait-ce pas par hasard un personnage héroïque et idiot qui traverse la vie d’un pas grave, mélancoliquement drapé dans ses principes, stoïque autant que Job et résigné comme un martyr… une manière de Don Quichotte moral prêchant l’austère vertu et la pratiquant?.. Le malheur est que les grands sentiments sont hors de prix, et je suis ruiné… D’ailleurs, les miroirs de chevalerie sont cassés, je vous en préviens… Moi je ne suis pas un saint, j’aime la vie et tout ce qui la fait belle et facile: les femmes, le jeu, le luxe, les chevaux… et pour me procurer tout cela, comme je suis de mon temps, je me bats avec les armes de mon temps… Être honnête est superbe, mais tant qu’à ne l’être pas, je préfère une énorme infamie qui me donnera cent mille livres de rentes à cent mille petites gredineries à vingt sous pièce… le garçon me gêne, je le supprime… tant pis pour lui, pourquoi se trouve-t-il là!.. Si j’avais pu le mener sur le terrain, en plein soleil, je l’aurais expédié dans les règles, par devant témoins… mais agir ainsi, c’eût été renoncer à Mlle Marguerite… J’ai dû chercher autre chose… Je n’avais pas le choix des moyens, n’est-ce pas?.. L’homme qui se noie et qui en est à sa dernière gorgée ne repousse pas une planche de salut, parce qu’elle est malpropre…

 

Il eut un geste plus violent encore que ses paroles, et se jeta sur un canapé, prenant son front entre ses mains, comme s’il l’eût senti près d’éclater.

La colère l’étouffait, et plus encore quelque chose qu’il ne s’avouait pas, le soulèvement de sa conscience et la révolte de ses derniers instincts d’honnêteté.

Assurément il avait peu de préjugés, et depuis longtemps il s’était mis au-dessus des préceptes de la morale vulgaire qu’il traitait de doctrine d’abrutissement. Mais du moins, jusqu’à ce jour, jamais il n’avait formellement violé aucun article du code des gens d’honneur. Tandis que cette fois…

– C’est une abominable action que vous venez de commettre, monsieur le marquis, prononça froidement M. Fortunat…

– Oh!.. pas de morale.

– Cela ne fait jamais mal.

Le marquis haussa les épaules, et d’un ton d’amère gouaillerie:

– Voyons, mons Fortunat, dit-il, tenez-vous énormément à perdre les 40,000 francs que vous m’avez avancés?.. C’est facile. Courez chez la d’Argelès, demandez M. de Coralth, donnez-lui contre-ordre de ma part, et l’autre sera sauvé, et il épousera les millions de Mlle Marguerite.

M. Fortunat se tut.

Il ne pouvait pas dire au marquis: «Eh! ils sont perdus, mes 40,000 francs, je ne le sais que trop… Mlle Marguerite n’a plus de millions et vous avez commis un crime inutile…»

C’était cependant cette conviction qui lui donnait son bel accent d’honnêteté effarouchée. Il se passait le luxe d’un peu de vertu pour l’argent qu’il perdait.

Eût-il parlé comme il venait de le faire, s’il eût conservé beaucoup d’espoir? C’est au moins douteux.

Quoi qu’il en soit, il faut rendre à M. Fortunat cette justice que très-réellement et très-sincèrement il était révolté de ce qu’il avait appelé une abominable action. D’abord, c’était un acte brutal et violent, et il tenait, lui, pour les moyens doux. En second lieu, cela sortait absolument du cercle de ses opérations. Autant de raisons pour mépriser le marquis et s’estimer meilleur en se comparant à lui. Cela arrive journellement et c’est même une joie de ce monde d’entendre les coquins se juger entre eux. Il faut voir comme celui qui dépouille les gens à la Bourse traite celui qui détrousse sur les grands chemins… et réciproquement.

Cependant, grâce à un énergique effort de volonté, le marquis de Valorsay avait repris son attitude hautaine, et d’un geste familier il ramenait aux places vides ce qui lui restait de cheveux.

Bientôt il se leva.

– Tout cela, dit-il, est bel et bien; je n’en suis pas moins pressé de connaître le résultat de ma petite combinaison… C’est pourquoi, mons Fortunat, vous allez me compter les cinq cents louis que vous avez à me remettre… et après, bonne nuit!

Cette mise en demeure, l’homme d’affaires l’attendait, et cependant il tressaillit.

– Vous me voyez désolé, monsieur le marquis, répondit-il avec un sourire piteux… c’est pour cela même que je suis resté si tard dehors, contrairement à toutes mes habitudes… J’espérais trouver un banquier qui m’a obligé jadis, M. Prosper Bertomy… vous savez, qui a épousé la nièce de M. André Fauvel…

– Au fait… s’il vous plaît.

– Eh bien!.. impossible de me procurer ces malheureux dix mille francs.

De pâle qu’il était, le marquis devint cramoisi.

– C’est une plaisanterie, j’imagine… fit-il.

– Hélas!.. non, malheureusement.

Il y eut une minute de silence pendant laquelle le marquis évalua mentalement les conséquences de ce manque de parole, et sans doute il les trouva fort graves, car c’est d’un ton presque menaçant qu’il dit:

– Vous savez cependant qu’il me faut cet argent aujourd’hui… il me le faut.

Assurément M. Fortunat se fut laissé arracher un bon lambeau de chair plutôt que cette somme.

Mais, d’un autre côté, il tenait à rester en bons termes avec le marquis jusqu’à plus ample informé. On lui avait dit que le comte de Chalusse était à la mort… mais on revient de loin, il pouvait se remettre, et alors M. de Valorsay redevenait une valeur de premier ordre.

Ayant donc à ménager la chèvre et le chou, à sauver la caisse et à garder le client, son embarras était extrême.

– Ces choses-là n’arrivent qu’à moi, disait-il, je comptais sur une rentrée…

Puis, soudain, se frappant le front:

– Mais dans le fait, s’écria-t-il, pourquoi, monsieur le marquis, ne demanderiez-vous pas cette somme à un de vos amis… au duc de Champdoce ou au comte de Commarin… c’est une idée, cela!..

M. de Valorsay n’était rien moins que naïf.

Sa pénétration naturelle s’était singulièrement aiguillée, depuis qu’il était journellement aux prises avec les difficultés de la gêne, depuis qu’il luttait pour défendre sa peau, selon sa triviale mais énergique expression.

L’extrême embarras de M. Fortunat ne lui avait pas échappé; ce dernier trait fit éclore en loi un essaim de soupçons.

– Comment!.. fit-il lentement et d’un ton de défiance, c’est vous qui me donnez ce conseil, maître Vingt-pour-Cent!!.. C’est prodigieux!.. Depuis quand vos opinions se sont-elles à ce point modifiées…

– Mes opinions?..

– Mais oui!.. N’est-ce pas vous, qui à nos premières entrevues me disiez: «Ce qui vous sauvera, c’est que vous n’avez, de votre vie, emprunté un louis à un ami… Un créancier ordinaire prend de gros intérêts, et une fois payé se tait… Un ami n’est satisfait que le jour où toute la terre sait qu’il vous a généreusement obligé… Mieux vaut un usurier.» Je trouvais cela très-sensé, ma foi! et j’étais encore de votre avis, quand vous ajoutiez: «Donc, monsieur le marquis, pas d’emprunt de ce genre jusqu’à votre mariage, sous aucun prétexte… Passez-vous de manger plutôt. Vous avez encore crédit sur rue, mais le sol est miné… L’indiscrétion d’un ami disant: Je crois Valorsay gêné… peut mettre le feu à la mine, et vous sautez!»

En vérité, le malaise de M. Fortunat était pénible à voir.

Ce n’est pas qu’il manquât d’audace, mais les événements de la soirée avaient ébranlé son aplomb.

Imperturbable quand il avait en main les intérêts d’autrui, il se trouvait tout désorienté d’avoir à manier les siens propres. L’espoir de gain et le chagrin de la perte lui enlevaient sa lucidité.

Il était comme ces professeurs de jeu, plus froids que la glace en théorie, conseillers excellents des joueurs aventureux, qui, dès qu’ils touchent aux cartes pour leur compte, perdent la tête, ou «s’emballent,» pour parler l’argot du tapis vert.

Sentant bien qu’il venait de commettre une maladresse insigne, il se creusait la tête à chercher comment la réparer, ne trouvait pas, et sa gaucherie en redoublait.

– M’avez-vous, oui ou non, tenu ce langage, insista M. de Valorsay… Qu’avez-vous à répondre?

– Les circonstances…

– Lesquelles?..

– Dame!.. des besoins urgente… Il n’est pas de règle sans exception… Je ne prévoyais pas que vous iriez si vite… Voilà quarante mille francs que je vous avance en cinq mois… c’est énorme… A votre place je me serais restreint, j’aurais économisé…

Il s’arrêta, il fut contraint de s’arrêter par le regard perspicace et terrible dont l’enveloppa M. de Valorsay.

Il était furieux contre lui-même… – «Je deviens stupide,» pensait-il.

– Encore un sage conseil, reprit ironiquement le gentilhomme ruiné… Que ne m’engagez-vous, pendant que vous y êtes, à vendre chevaux et voitures, et à aller m’établir rue Amelot, au 4e sur la cour… Cela semblerait bien naturel, n’est-ce pas, et inspirerait à M. de Chalusse une confiance sans bornes?..

– On peut, sans en arriver là…

– Ah! taisez-vous, interrompit violemment le marquis, car mieux qu’un autre vous savez que je suis condamné au luxe… Vous savez aussi que je suis condamné aux apparences quand la réalité n’est plus!.. Le salut est à ce prix. J’ai joué, soupé, fait courir… il faut que je continue. J’en suis venu à exécrer Ninette Simplon, pour qui j’ai fait des folies, et je la garde… c’est une enseigne… J’ai jeté les billets de mille francs par la fenêtre, je n’ai pas le droit de n’en pas jeter… et cependant je n’en ai plus… Que dirait-on si je m’arrêtais? « – Valorsay a fait le plongeon!» Alors, adieu les héritières… Et je reste souriant: c’est dans le rôle… Que penseraient mes domestiques, vingt espions que je paye, s’ils me voyaient soucieux?..