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La vie infernale

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Savez-vous, mons Fortunat, que j’en ai été réduit à dîner à crédit à mon cercle, parce que j’avais payé, le matin, la provende du mois de mes chevaux?..

Certes, j’ai chez moi des objets du plus grand prix… je ne puis m’en défaire, cela se verrait et ils font partie de mon étalage… Un cabotin ne vend pas ses costumes parce qu’il a faim… il se passe de manger… et l’heure de la représentation venue, il endosse ses habits de velours et de satin, et l’estomac creux, il chante les délices de la bonne chère et l’ivresse des vieux vins…

Voilà ce que je fais, moi, Robert Dalbon, marquis de Valorsay!..

Aux dernières courses de Vincennes, il y a quinze jours, j’avais fait atteler à la Daumont, et mes quatre chevaux soulevaient tout le long du boulevard comme une poussière d’envie…

J’ai entendu un ouvrier qui disait: «Sont-ils heureux, ces riches!»

Heureux, moi!.. J’enviais son sort… Il était sûr, lui, que le lendemain serait pour lui semblable à la veille…

Moi, ce jour-là, j’avais en poche et pour toute fortune un louis, épave du baccarat de la veille… Dans l’enceinte du pesage, Isabelle m’a passé une rose à la boutonnière… je lui ai donné mon louis… J’avais envie de l’étrangler!..

Il s’interrompit, ivre de colère, et, marchant sur M. Isidore Fortunat, le fit reculer jusqu’au fin fond d’une embrasure.

Une fois là:

– Et voici huit mois, poursuivit-il, que dure cette vie enragée!.. Huit mois dont chaque minute a été une atroce douleur… Ah!.. mieux vaudrait la misère, le bagne, l’infamie!.. Et quand je touche au but, vous, je ne sais par quel caprice ni par quelle trahison, vous rendriez inutile tout ce que j’ai souffert!.. Vous me feriez échouer dans le port!.. Non!.. par le saint nom de Dieu, cela ne sera pas, je t’aurai avant, misérable drôle, écrasé comme une bête venimeuse!..

Sa voix, sur ces derniers mots, arrivait à un tel diapason que les vitres du salon en vibraient, et que Mme Dodelin en frissonna dans sa cuisine.

– Sûr, pensait-elle, on finira par faire un mauvais parti à monsieur, un de ces jours!..

Ce n’était pas, il est vrai, la première fois que M. Fortunat se trouvait aux prises avec un client d’un tempérament sanguin.

Mais toujours il était sorti sain, et sauf de ces mauvaises rencontres.

Aussi, était-il beaucoup moins effrayé qu’il n’en avait l’air. Et la preuve, c’est qu’il avait encore assez de liberté d’esprit pour réfléchir et calculer.

« – D’ici quarante-huit heures, pensait-il, je serai fixé sur le sort du comte… il sera mort ou en voie de rétablissement… donc, à promettre pour après-demain tout ce que voudra cet enragé, je ne risque rien.»

Et, sur ce raisonnement, profitant d’une minute où M. de Valorsay reprenait haleine:

– En vérité, monsieur le marquis, fit-il, je ne m’explique pas votre irritation…

– Comment, drôle…

– Pardon!.. avant de m’injurier, permettez que je m’explique…

– Pas d’explications… cinq cents louis!

– De grâce, laisse-moi achever… Oui, je sais que vous en avez un besoin urgent… non à un jour près, cependant… Aujourd’hui, je n’ai pu me les procurer… je ne puis m’engager formellement pour demain, mais après-demain, samedi, 17, je les aurai assurément…

Le marquis le regarda comme s’il eût espéré lire jusqu’au fond de sa pensée.

– Est-ce positif, au moins? demanda-t-il. Jouons cartes sur table; si vous devez me laisser dans l’embarras, avouez-le moi…

– Eh! monsieur le marquis, ne suis-je pas intéressé à votre succès autant que vous-même?.. N’avez-vous pas des gages de mon dévouement…

– Alors je puis compter sur vous?

– Absolument.

En voyant dans les yeux de son client un reste de doute, M. Fortunat ajouta:

– Vous avez ma parole!..

Trois heures sonnaient, M. de Valorsay prit son chapeau, et traînant un peu la jambe, car les émotions fortes lui produisaient l’effet du changement de temps, il se dirigea vers la porte.

M. Fortunat, qui avait encore sur le cœur l’épithète de drôle, l’arrêta.

– Est-ce que vous allez, monsieur le marquis, demanda-t-il, chez cette dame… Comment l’appelle-t-on?.. Ah! Mme d’Argelès, où on doit égorger le préféré de Mlle Marguerite?..

Le marquis eut un haut le corps.

– Pour qui me prenez-vous, maître Vingt-pour-Cent? fit-il d’une voix rude. Il est de ces choses qu’un homme bien élevé ne fait pas lui-même… On trouve à Paris, en y mettant le prix, des gens pour toutes les besognes…

– Alors, comment saurez-vous?..

– Vingt minutes après l’affaire, M. de Coralth sera chez moi… Il y est peut-être déjà…

Et ce sujet lui déplaisant plus qu’il ne pouvait l’exprimer:

– Allons… Allez-vous coucher, mon cher Arabe, fit-il. Au revoir… et surtout soyez exact.

– Mes respects, monsieur le marquis…

Mais la porte refermée, la physionomie de M. Fortunat changea brusquement.

– Ah!.. tu m’insultes, fit-il d’une voix sourde… Tu me dépouilles et tu m’appelles drôle par dessus le marché… Tu me payeras cela, mon cher… quoi qu’il arrive.

IV

C’est vainement que la loi Guilloutet prétend hérisser de tessons le mur sacré de la vie privée, les pourvoyeurs de la curiosité parisienne ne connaissent ni obstacles ni dangers.

Grâce aux chroniques de la «Haute vie,» il n’est pas un lecteur de journaux qui ne sache que deux fois la semaine, – le lundi et le jeudi, – Mme Lia d’Argelès reçoit en son charmant hôtel de la rue de Berry.

On s’y amuse prodigieusement.

Rarement on danse, mais à partir de minuit on joue, et avant de se séparer, on soupe.

C’est en sortant d’une de ces petites fêtes, que Jules Chazel, ce malheureux qui était caissier chez un agent de change, se fit sauter la cervelle.

Les brillants habitués de l’hôtel d’Argelès jugèrent cette extrémité d’un goût déplorable.

– Ce garçon, décrétèrent-ils, n’était qu’on pleutre!.. A peine perdait-il mille louis.

Il n’avait perdu que cela, en effet; une bagatelle par le temps qui court.

Seulement, cette somme n’était pas à lui. Il l’avait prise dans la caisse qui lui était confiée, comptant peut-être, qui sait! la doubler dans la nuit.

Au matin, quand il se trouva seul, sans un sou, et face du déficit, une voix lui cria du fond de sa conscience: «Tu es un voleur!..» Et il perdit la tête.

L’aventure eut un retentissement énorme, et même, à l’époque, le Petit Journal a raconté l’histoire de la mère de cet infortuné.

– Cette pauvre femme, – elle était veuve – vendit tout ce qu’elle possédait, et jusqu’à son bois de lit, pour faire de l’argent. Et quand elle eut réuni vingt mille francs, la rançon de l’honneur de son fils, elle les porta à l’agent de change.

Lui les prit, sans demander à cette mère si elle aurait de quoi dîner le soir. Ce que les gentilhommes qui avaient gagné et empoché les louis de Jules Chazel trouvèrent parfaitement naturel et juste.

Il est vrai de dire que, quarante-huit heures durant, Mme d’Argelès fut au désespoir. La police avait commencé une manière d’enquête, et cela pouvait effaroucher ses habitués et vider son salon.

Elle dut se consoler au bruit des triomphantes réclames que lui avait valu ce suicide. Pendant cinq jours, Paris désœuvré ne s’occupa que d’elle, et Alfred d’Aunay publia son portrait dans sa Chronique illustrée.

Ce que pas un chroniqueur ne dit, par exemple, et ce, faute de le savoir, c’est ce qu’était au juste Mme Lia d’Argelès.

Qui était-ce et d’où venait-elle?.. Comment avait-elle vécu jusqu’au jour où elle avait surgi au soleil de la galanterie?.. L’hôtel de la rue de Berry lui appartenait-il?.. Était-elle riche comme on l’assurait?.. Où avait-elle pris ses façons, qui étaient celles d’une femme du monde, son instruction qui paraissait étendue et son remarquable talent de musicienne?..

Tout, en elle, était sujet de conjectures, jusqu’à ce nom tiré de la Bible et d’un Guide des Pyrénées qu’elle mettait sur ses cartes de visite: Lia d’Argelès.

N’importe!.. on affluait chez elle, et à l’heure même où le marquis de Valorsay et M. Fortunat prononçaient son nom, il y avait dix équipages devant sa porte, et ses salons s’emplissaient.

Il était minuit et demi, et la partie bi-hebdomadaire venait de s’engager, quand un valet de pied, en bas de soie, annonça coup sur coup:

– M. le vicomte de Coralth!.. M. Pascal Férailleur!

Bien peu, parmi les joueurs, daignèrent lever la tête.

Un vieux grommela:

– Bon!.. encore deux pontes.

Et quatre ou cinq jeunes gens s’écrièrent:

– Eh!.. c’est Fernand!.. bonsoir, cher!..

M. de Coralth était un tout jeune homme, remarquablement bien de sa personne, trop bien même, car sa beauté avait quelque chose d’inquiétant et de malsain. Il était fort blond, avec de grands yeux noirs, tendres, et les femmes devaient envier ses cheveux ondés et la pâleur unie de son teint.

Il était mis avec une recherche rare, avec coquetterie, même: son col rabattu découvrait son cou, et ses gants rosés collaient comme la peau sur ses mains délicates et molles.

Il salua de la tête, familièrement, en entrant, et le sourire de la fatuité aux lèvres, il s’avança vers Mme d’Argelès qui, peletonnée sur une chaise longue, près de la cheminée, causait avec deux messieurs chauves à physionomie grave et distinguée.

– Comme vous venez tard!.. vicomte, dit-elle. Qu’avez-vous donc fait aujourd’hui? Il me semble vous avoir aperçu au bois, dans le dog-cart du marquis de Valorsay…

Une rougeur légère monta aux joues de M. de Coralth, et, pour la dissimuler, sans doute, au lieu de répondre, il prit la main du visiteur annoncé en même temps que lui, et l’attira vers Mme d’Argelès, en disant:

– Permettez-moi, chère madame, de vous présenter un de mes excellents amis, M. Pascal Férailleur, un avocat dont vous entendrez parler un jour.

 

– Vos amis seront toujours les bienvenus chez moi, mon cher vicomte, répondit Mme d’Argelès.

Et avant que Pascal qui s’inclinait se fût redressé, elle se détourna et reprit sa conversation interrompue.

Le nouveau venu, cependant, valait mieux et plus qu’un regard distrait.

C’était un homme de vingt-cinq à vingt-six ans, brun, assez grand, et dont tous les mouvements étaient empreints de cette grâce naturelle qui résulte de l’harmonie parfaite des muscles et d’une vigueur peu commune.

Ses traits étaient irréguliers, mais leur ensemble sympathique respirait l’énergie, la franchise et la bonté.

L’homme qui avait ce front intelligent et fier, ce regard lumineux et droit, ces lèvres rouges d’un dessin correct et spirituel, ne devait pas être un homme ordinaire.

Abandonné par son introducteur, qui distribuait de droite et de gauche des poignées de mains, il était allé s’asseoir sur une causeuse, un peu dans l’ombre.

Ce qu’il éprouvait n’était pas de l’embarras, mais cette instinctive défiance de soi dont on est saisi en pénétrant dans un milieu qui n’est pas le sien.

Aussi dissimulait-il sa curiosité tant qu’il pouvait, tout en regardant et en écoutant de son mieux.

Le salon de Mme d’Argelès était une sorte de galerie coupée en deux, par une cloison mobile et des tentures.

Les soirs de bal, on enlevait la cloison, on la laissait les autres nuits, et on avait ainsi deux pièces, l’une où on jouait, l’autre qui était le refuge des causeurs.

Le salon de jeu, celui où se trouvait Pascal, était vaste, très-haut d’étage et meublé avec une magnificence d’assez bon goût.

Le tapis n’avait point de tons criards, il n’y avait pas trop d’or aux corniches, le sujet de la pendule était convenable.

Ce qui jurait, c’était une sorte d’abat-jour mobile, placé fort ingénieusement au-dessus du lustre, de façon à renvoyer sur la table de jeu toute la lumière des bougies.

Cette table de jeu, elle-même, était recouverte d’un tapis d’une grande richesse, mais on n’en apercevait que les coins, car on avait jeté dessus un second tapis, vert celui-là, et tout usé…

C’est à peine si Mme d’Argelès avait une cinquantaine d’invités, mais tous, par leurs manières, semblaient appartenir à la meilleure compagnie. Ils avaient dépassé quarante ans pour la plupart, beaucoup étaient chamarrés de décorations, deux ou trois très-vieux étaient l’objet d’une certaine déférence.

Certains noms connus que Pascal entendit prononcer, le surprirent étrangement.

– Comment! ces gens-là ici! se disait-il… Et moi qui m’attendais à une sorte de tripot clandestin…

Il n’y avait guère que sept à huit femmes, aucune n’était remarquable, toutes avaient des toilettes très-riches, d’un goût douteux, et des diamants.

Pascal remarqua qu’on les traitait avec une indifférence parfaite et qu’on employait en leur parlant une politesse trop affectée pour n’être pas ironique.

Vingt personnes au plus étaient assises au jeu; les autres s’étaient retirées dans le salon voisin, se tenaient immobiles autour de la table, ou causaient par groupes dans les coins.

Le surprenant, c’est que tout le monde parlait bas, et il y avait comme du respect dans ce chuchotement.

On eût dit qu’on célébrait dans ce salon les rites bizarres de quelque culte mystérieux. Le jeu n’est-il pas une idolâtrie consacrée par l’estampille du valet de trèfle, dont les cartes sont le symbole, qui a ses images et ses fétiches, ses miracles, ses fanatiques et ses martyrs.

Et par moments, sur cet accompagnement de chuchotements, se détachaient, étranges et baroques, les exclamations des joueurs:

– Il y a vingt louis!.. Je les tiens!.. Je passe la main!.. Le jeu est fait!.. Banco!..

– Quelle réunion bizarre!.. pensait Pascal Férailleur; les singulières gens!..

Et toute son attention se concentrait sur la maîtresse de la maison, comme s’il eût espéré surprendre sur son visage le mot d’une énigme.

Mais Mme Lia d’Argelès échappait à toute analyse.

C’était une de ces femmes dont l’âge douteux flotte, selon leur disposition, entre le 3 et le 5, qui ne paraissent pas trente ans un soir, et qui le lendemain en accusent plus de cinquante.

Elle avait dû être très-belle autrefois, et même elle était belle encore. Seulement sa taille s’était alourdie et ses traits délicats s’empâtaient.

Blonde, elle avait les yeux d’un bleu si clair, qu’ils paraissaient en quelque sorte déteints. Sa blancheur surtout frappait, blancheur mate et molle, trahissant l’abus des fards et des cosmétiques, la vie de nuit, à la flamme des lustres, le sommeil du jour, les volets fermés, enfin les bains prolongés et le constant usage de la poudre de riz.

Nulle expression d’ailleurs sur sa physionomie, que celle d’une banalité accueillante. Ou eût dit que les muscles de son visage s’étaient relâchés après d’exorbitants efforts pour feindre ou dissimuler les plus violentes sensations. Il y avait quelque chose de morne et de consterné dans l’éternel et peut-être involontaire sourire figé sur ses lèvres…

Elle portait une robe de velours sombre, avec des crevés aux manches et au corsage, «création nouvelle» du couturier Van-Klopen…

Pascal en était là de ses observations, quand M. de Coralth, sa tournée finie, vint se jeter sur la causeuse près de lui.

– Eh bien? demanda-t-il.

– Ma foi! répondit l’avocat, je suis enchanté de vous avoir prié de me conduire ici. Je m’amuse prodigieusement…

– Allons, bon! voilà mon philosophe séduit.

– Séduit, non, mais intéressé… Il faut tout connaître, n’est-ce pas?

Et, du ton de bonne humeur qui lui était habituel, il ajouta:

– Quant à être le sage que vous dites… point du tout. Et la preuve, c’est que je vais risquer noblement mon louis, tout comme un autre.

M. de Coralth parut stupéfié, mais qui l’eût observé de près eût vu un éclair de joie traverser ses yeux.

– Vous allez jouer, fit-il, vous!..

– Moi-même!.. Pourquoi non?

– Prenez garde!

– Et à quoi, grand Dieu!.. Le pis qui me puisse arriver est de perdre ce que j’ai en poche, quelque chose encore comme deux cents francs…

L’autre hocha la tête d’un air soucieux.

– Ce n’est pas cela qui est à craindre, prononça-t-il, car le diable s’en mêle, et toujours, la première fois, qu’on joue, on gagne.

– Et c’est un malheur?..

– Oui, parce que ce premier gain est comme un irrésistible appât qui attire à la table de jeu… On y revient, on perd, on veut rattraper son argent… et c’est fini, on est joueur.

Pascal Férailleur avait aux lèvres le sourire de l’homme sûr de lui.

– Ma cervelle ne chavire pas si facilement, dit-il. J’ai pour la lester l’idée de mon nom et de ma fortune à faire…

– Je vous en prie, insista le vicomte, croyez-moi!.. Vous ne savez pas ce que c’est; les plus forts et les plus froids y ont été pris… ne jouez pas, partons.

Il avait haussé la voix comme s’il eût tenu à être entendu de deux invités, qui venaient de se rapprocher de la causeuse.

Ils l’entendirent.

– En croirai-je mes yeux et mes oreilles! s’écria l’un d’eux, qui était un homme d’un certain âge… Est-ce bien Fernand qui cherche à débaucher les amoureux de la dame de pique!..

M. de Coralth se retourna vivement.

– Oui, c’est moi! répondit-il. J’ai payé de mon patrimoine le droit de dire à un ami inexpérimenté: «Défiez-vous, ne faites pas comme moi!»

Les meilleurs conseils, donnés d’une certaine façon, ne manquent jamais de produire un effet diamétralement opposé à celui qu’ils semblent se proposer.

L’insistance de M. de Coralth, l’importance qu’il attachait à une niaiserie, devaient agacer l’homme le plus patient; son ton protecteur irrita décidément Pascal.

– Vous êtes libre, mon cher, lui dit-il, mais moi…

– Vous y tenez?.. interrompit le vicomte.

– Absolument.

– Soit, en ce cas. Vous n’êtes plus un enfant; je vous ai fait toutes les objections que réclame la prudence… jouons.

Ils s’approchèrent de la table; on leur fit place, et ils s’assirent, Pascal à la droite de M. Fernand de Coralth.

On jouait le baccarat tournant, un jeu d’une simplicité enfantine et terrible. Point d’art, nulle combinaison, science et calcul sont inutiles. Le hasard décide seul et décide avec une foudroyante rapidité.

Les amateurs affirment qu’avec beaucoup de sang-froid et une longue pratique, on peut, dans une certaine mesure, lutter contre les mauvaises chances. Peut-être ont-ils raison.

Ce qui est sûr, c’est que cela se joue avec deux, trois ou quatre jeux entiers, selon le nombre des joueurs.

Chacun a la main à son tour, risque ce que bon lui semble, et quand son enjeu est tenu, donne des cartes. Si on gagne, on est libre de poursuivre la veine ou de passer la main. Quand on perd, la main passe de droit au joueur suivant.

Il ne fallut à Pascal Férailleur qu’une minute pour comprendre la marche et le mécanisme du baccarat. Déjà la main arrivait à Fernand.

M. de Coralth «fit» cent francs, donna, perdit et passa les cartes à Pascal.

Hésitant tout d’abord, parce qu’il faut, comme on dit, tâter la fortune, le jeu, peu à peu, s’était animé. Plusieurs joueurs avaient d’assez jolis tas d’or devant eux, et la grosse artillerie – c’est-à-dire le billet de banque – commençait à donner.

Mais Pascal n’avait pas de fausse honte.

– Je «fais» un louis! dit-il.

La mesquinerie de la somme le fit remarquer, et de deux ou trois côtés on lui cria:

– Tenu!..

Il donna et gagna.

– Il y a deux louis… fit-il encore.

On les tint pareillement; il gagna, et la «portée,» – c’est-à-dire la série de cartes se succédant, – lui fut si favorable, qu’en moins de rien il eut devant lui plus de six cents francs.

– Passez la main, lui souffla Fernand.

Pascal suivit le conseil.

– Non que je tienne à mon gain, murmura-t-il à l’oreille de M. de Coralth, mais parce que je vais aussi avoir de quoi jouer jusqu’à la fin sans rien risquer.

Mais cette prévoyance devait être inutile.

La main lui étant revenue, le hasard le servit mieux encore que la première fois. Il partit de cent francs, et comme il doublait toujours, en six coups il se trouva gagner plus de 3,000 francs.

– Diable!.. Monsieur a de la chance!..

– Parbleu!.. il joue pour la première fois.

– C’est cela, aux innocents les mains pleines!

Ces observations qui se croisaient, il était impossible que Pascal ne les entendit pas. Le sang commençait à lui monter aux joues, et se sentant rougir, comme il arrive toujours, il rougissait davantage.

Son gain l’embarrassait, cela était visible, et il jouait en désespéré. Mais «la veine» s’acharnait après lui, ses «portées» étaient miraculeuses, et quoi qu’il fit, il gagnait toujours, quand même, obstinément.

A quatre heures du matin, il avait devant lui 35,000 francs.

Depuis longtemps déjà, on le regardait d’un air singulier. Des remarques aigres, à haute voix, on en était venu aux confidences de bouche à oreille.

– Connaissez-vous ce monsieur?

– Non!.. Il a été présenté par Coralth.

– C’est un avocat, à ce qu’on dit.

Et tous ces chuchotements, ces doutes, ces soupçons, ces questions grosses d’insinuations, ces réponses blessantes, formaient comme un murmure de malveillance qui bourdonnait aux oreilles de Pascal et l’étourdissait.

Véritablement il perdait toute contenance, lorsque Mme d’Argelès s’approcha vivement de la table de jeu.

– Voici trois fois, messieurs, dit-elle, qu’on nous avertit que le souper est servi… Lequel de vous m’offre son bras?..

Il y eut une certaine hésitation, mais un vieux monsieur qui perdait beaucoup, la leva:

– Oui, soupons!.. s’écria-t-il, cela changera la veine.

Cette considération fut décisive; le salon se vida comme par enchantement; il ne resta devant le tapis vert que Pascal, lequel ne savait que faire de tout l’or amassé devant lui.

Il réussit cependant à le distribuer tant bien que mal dans toutes ses poches, et il s’empressait de rejoindre dans la salle à manger les autres invités, quand Mme d’Argelès lui barra le passage.

– Je vous en prie, monsieur, lui dit-elle… un mot!..

Le visage de Mme d’Argelès gardait toujours son étrange immobilité; son éternel sourire voltigeait sur ses lèvres…

Et cependant son émotion était si manifeste que Pascal, en dépit de son trouble, la remarqua et s’en étonna.

– Je suis à vos ordres, madame, balbutia-t-il en s’inclinant.

Aussitôt elle lui prit le bras, et l’entraînant vers l’embrasure d’une fenêtre:

– Je ne suis pas connue de vous, monsieur, dit-elle très-bas et très-vite, et pourtant j’ai à vous demander, il faut que je vous demande un grand service.

 

– Parlez, madame.

Elle hésita, comme si elle eût cherché des termes pour traduire sa pensée; puis d’une voix brève elle reprit:

– Vous allez vous retirer à l’instant… sans rien dire à personne… pendant que les autres soupent.

L’étonnement de Pascal devint stupeur.

– Pourquoi me retirer? interrogea-t-il.

– Parce que… mais non, je ne puis vous le dire. Supposez que c’est un caprice, c’en est un… je vous en prie, ne me refusez pas… Faites cela pour moi, et je vous en garderai une éternelle reconnaissance.

Il y avait dans sa voix, dans son attitude, une telle intensité de supplication, que Pascal en eut le cœur serré. Il sentit tressaillir et s’agiter en lui le vague pressentiment de quelque terrible et irréparable malheur.

Il branla la tête, cependant, d’un air triste; et d’un ton amer:

– Vous ne savez sans doute pas, madame, fit-il, que je viens de gagner plus de trente mille francs?

– Si… je le sais. Raison de plus pour mettre votre gain à l’abri d’un retour probable de fortune. On fait très-bien Charlemagne chez moi, c’est admis. L’autre nuit, le comte d’Antas s’est fort subtilement esquivé nu tête… Il emportait mille louis et laissait aux décavés son chapeau en échange. Le comte est un galant homme, et loin de le blâmer, le lendemain on a ri… Allons, vous êtes décidé, je le vois, venez… Pour plus de sûreté, je vais vous faire passer par l’escalier de service; personne ne vous verra…

Pascal avait été ébranlé, en effet, mais cette perspective d’évasion par un escalier de service révolta sa fierté.

– C’est à quoi je ne consentirai jamais! déclara-t-il. Que penserait-on de moi? Je dois une revanche, je la donnerai.

Ni Mme d’Argelès ni Pascal n’avaient aperçu M. de Coralth, qui s’était avancé sur la pointe du pied, et qui, dissimulé derrière un rideau, écoutait.

A ce moment, il se montra brusquement.

– Parbleu!.. cher avocat, dit-il du ton le plus dégagé, j’admire vos scrupules!.. Madame a cent fois raison, levez le pied. Si j’étais à votre place, moi, si je gagnais ce que vous gagnez, au lieu de perdre mille écus, je n’hésiterais pas. Les autres penseraient tout ce qu’ils voudraient. Vous avez l’argent, c’est le principal…

Pour la seconde fois, l’intervention du vicomte eut sur Pascal une influence décisive.

– Je reste!.. répéta-t-il résolûment.

Mais Mme d’Argelès s’attachait à lui.

– Je vous en conjure, monsieur, disait-elle… Eloignez-vous, il en est temps encore…

– Allons!.. approuva le vicomte, un bon mouvement!.. «Filez à l’anglaise» et sauvez la caisse.

Ces derniers mots furent comme la goutte d’eau qui fait déborder la coupe.

Rouge, ému, troublé, assailli par les plus étranges idées, Pascal écarta Mme d’Argelès et d’un pas roide, se dirigea vers la salle à manger.

A son entrée, toutes les conversations cessèrent. Il ne put pas ne pas comprendre qu’il venait d’être question de lui.

Un secret instinct lui disait que tous les hommes rassemblés là étaient ses ennemis, sans qu’il sût pourquoi, et qu’ils tramaient quelque chose.

Il s’aperçut aussi que ses moindres mouvements étaient épiés et notés.

Mais il était brave, sa conscience ne lui reprochait rien, et il était de ceux qui plutôt que d’attendre le danger le provoquent.

Il alla donc, d’un air de défi, s’asseoir près d’une jeune femme qui avait une robe de tulle rose, et, d’un ton très élevé, il se mit à lui débiter toutes sortes de plaisanteries. Il avait de l’esprit, et du meilleur, l’habitude de manier la parole; il fut, durant un quart d’heure, étourdissant de verve… On buvait du vin de Champagne; il en avala coup sur coup quatre ou cinq verres.

Avait-il bien la conscience de ce qu’il faisait et disait? Il a depuis déclaré que non, qu’il agissait sous l’empire d’une sorte d’hallucination, comme il s’en produit après quelques aspirations de protoxyde d’azote.

Le souper dura peu.

– Au bac! au bac! cria le vieux monsieur qui avait décidé la suspension du jeu: nous gaspillons un temps précieux ici!

Pascal se leva comme tout le monde et, dans sa précipitation à passer d’une pièce dans l’autre, il se trouva poussé contre deux joueurs qui causaient près de la porte.

– Ainsi, disait l’un, c’est bien entendu!

– Oui, oui, laissez-moi faire, je me charge de l’exécution.

Ce mot charria tout le sang de Pascal à son cœur.

– L’exécution de qui?.. De moi évidemment. Qu’est-ce que cela signifie!..

Autour du tapis vert, tous les joueurs avaient changé de place – cela déroute le hasard, assure-t-on – et Pascal se trouva assis, non plus à la droite de Fernand, mais en face, entre deux hommes de son âge, dont l’un était celui qui avait prononcé le mot d’exécution.

Tous les yeux étaient fixés sur le malheureux avocat, lorsqu’il prit la main. Il fit deux cents louis et les perdit.

Il y eut comme un ricanement autour de la table, et un de ceux qui perdaient le plus, dit entre haut et bas:

– Ne regardez donc pas tant Monsieur… il n’aura plus de chance.

Cette phrase ironique, injurieuse par l’intonation autant qu’un soufflet, fit éclater dans le cerveau de Pascal une épouvantable lueur.

Il soupçonna enfin ce qu’un autre, moins parfaitement honnête, eut compris depuis longtemps déjà… Mais il est de ces accusations dont la possibilité ne saurait entrer dans l’entendement d’un galant homme.

L’idée lui vint de se lever, de provoquer une explication, mais il était anéanti et comme écrasé par l’horreur de sa situation. Ses oreilles tintaient, il lui semblait que les battements de son cœur étaient suspendus, il éprouvait à l’épigastre la sensation d’un fer rouge…

Le jeu allait son train, mais personne n’y était; les mises restaient insignifiantes; ni perte ni gain n’arrachaient une exclamation.

Toute l’attention se concentrait sur Pascal, fiévreuse, haletante, et lui, d’un œil plein d’angoisse, il suivait le mouvement des cartes, qui passaient de main en main et qui allaient lui arriver…

Quand elles lui arrivèrent, le silence se fit, solennel, plein de menaces, sinistre en quelque sorte.

Les femmes et ceux des invités qui ne jouaient pas s’étaient approchés et se penchaient sur la table avec une évidente anxiété.

– Mon Dieu! pensait Pascal, mon Dieu! faites que je perde.

Il était pâle comme la mort, la sueur emmêlait ses cheveux et les collait le long des tempes, ses mains tremblaient tellement qu’à peine il pouvait tenir les cartes…

– Je fais quatre mille francs! balbutia-t-il enfin.

– Je les tiens! dit une voix.

Hélas! le vœu du malheureux ne fut pas exaucé. Il gagna. Et c’est au milieu d’une explosion de murmures qu’il reprit:

– Il y a huit mille francs…

– Banco!..

Mais au moment où il donnait des cartes, son voisin se dressa et lui saisit brutalement les poignets en criant:

– Cette fois, j’en suis sûr… vous êtes un voleur!..

D’un bond, Pascal fut debout.

Tant que le péril avait été vague, indéterminé, son énergie avait été comme paralysée. Il la retrouva intacte quand le danger fut là, précis, extrême, terrible.

Il repoussa l’homme qui lui avait pris les mains, si rudement, qu’il l’envoya rouler sous un canapé, et il se rejeta en arrière, dans une attitude de menace et de défi…

A quoi bon!.. sept ou huit joueurs se précipitèrent sur lui comme sur un malfaiteur…

L’autre, cependant, l’homme de l’exécution s’était relevé, la cravate dénouée, les vêtements en désordre.

– Oui, dit-il à Pascal, vous êtes un voleur!.. Je vous ai vu glisser des cartes parmi celles que vous teniez…

– Misérable!.. râla Pascal.

– Je vous ai vu… et je vais le prouver.

Il se retourna vers la maîtresse de la maison, qui s’était affaissée sur une causeuse, et d’une voix rauque:

– Avec combien de jeux avons-nous joué? demanda-t-il.

– Avec cinq…

– Il doit donc y avoir sur la table 260 cartes…

Il les compta lentement, avec le plus grand soin, et en trouva 307…

– Eh bien!.. misérable, cria-t-il à Pascal, oseras-tu nier encore!..

Pascal ne songeait pas à nier…

Il se possédait assez pour comprendre que des paroles ne pouvaient rien contre cette preuve matérielle, tangible, qui l’écrasait de son épouvantable évidence…

Quarante-sept cartes avaient été frauduleusement introduites dans le jeu.

Ce n’était pas par lui certes!.. Mais par qui donc était-ce?.. La chance s’était si régulièrement répartie, qu’il se trouvait le seul à gagner…

– Vous verrez, fit une femme, que le lâche ne se défendra même pas!..