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Le petit vieux des Batignolles

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XXVI

– Que va faire mon fils? pensait le comte, épouser cette fille? non, cette idée chez lui ne peut être sérieuse; d’ailleurs, que peut-il espérer? La misère me le ramènera bientôt; je lui donne, voyons… deux mois pour être dégoûté de sa maîtresse, deux autres mois pour épuiser toutes ses ressources, un mois en combats d’amour-propre, total cinq mois.

Mademoiselle Henriette est fille de sens, certainement elle saura prendre patience, Max n’est pas perdu pour elle, les difficultés vaincues seront un charme de plus.

Cette dernière idée décida le comte de Tressang.

– Je ne dois point perdre la tête, dit-il, c’est sur moi que repose toute cette affaire. Max s’enfuit, mademoiselle de Chevonceux est au désespoir, la vieille marquise a la tête perdue.

C’est bien de la besogne pour moi.

Et il se transporta, la figure toute soucieuse, chez la marquise de Chevonceux.

Henriette l’accueillit avec bonheur, elle allait donc enfin savoir la vérité.

Le comte ne cacha rien.

Mais, en même temps, il releva toutes les espérances d’Henriette. – Plaignez-le, disait le comte à la jeune fille, mais ne lui retirez pas votre affection, il vous reviendra repentant.

Et Henriette espérait encore.

XXVII

Louise revenait à la vie, avec le bonheur. Après de si cruelles épreuves renaissait la santé.

Max avait utilisé les ressources dont il pouvait disposer encore et avait acheté le mobilier nécessaire à un jeune ménage; aidé de Clodomir dont le cœur s’intéressait à une femme jadis aimée, dont un instant il avait voulu faire la sienne, le vicomte ne tomba point dans des dépenses inutiles.

En peu de jours tout fut prêt et Louise put s’installer dans le nouvel appartement, près de la rue de Fleurus. Max, en attendant son mariage, avait loué un petit cabinet à deux pas.

– Je vais, dit-il à Clodomir, me trouver un emploi qui nous permette de vivre, et aussitôt je me marie.

– Que cela ne t’arrête pas, avait dit Clodomir, tout en faisant les démarches nécessaires pour ton mariage, rien ne t’empêche de chercher ce que tu désires; puis, remarque bien ceci, à la certitude de ton mariage, la colère de ton père cédera, hâte-toi donc.

Max suivit ce conseil.

Trois jours après, le comte de Tressang, qui avait déclaré formellement refuser tout consentement à ce mariage, recevait de son fils une première sommation respectueuse.

Au premier mot de cet acte que prononça le notaire, le comte entra dans une fureur insensée.

– Jamais, s’écria-t-il, jamais, je l’empêcherai.

Et comme le notaire lui expliquait que rien au monde ne pouvait empêcher Max, Français et majeur, d’user de son droit, le comte, en grand seigneur qu’il était, menaça l’officier ministériel de le faire jeter dehors.

Mais le notaire expliqua si bien et en si peu de mots, à son noble client, tout le désagrément qui pouvait résulter de cet acte de violence, que le comte, réduit à dévorer sa colère, s’en prit à tous les objets de son cabinet, et réduisit en moins de rien, en morceaux, pour plus de trois mille francs de coûteuses fantaisies, amassées jadis avec amour.

– Et dire, s’écriait-il, après le départ du notaire, qu’il n’y a plus de Bastille, de lettres de cachet ni de For-l’Évêque! Avec quelle facilité j’eusse fait enfermer monsieur mon fils, et fait périr cette fille de rien dans un cul de basse-fosse!

Oh! la révolution! la révolution! qui nous a tout enlevé, tout, tout!

Et le comte, épuisé, se laissa tomber dans son fauteuil.

Une deuxième sommation suivit la première.

Le comte protestait toujours.

Enfin une troisième…

Enfin Max envoya à toutes ses connaissances une lettre de faire part ainsi conçue:

«Monsieur le vicomte Gustave-Adolphe-Maxime de Tressang a l’honneur de vous faire part de son mariage avec mademoiselle Louise Blain.»

Max s’était marié à Saint-Étienne-du-Mont, à six heures du matin.

Deux de ses amis d’autrefois lui avaient servi de témoins; pour ce jour-là Clodomir avait disparu.

Ce jour-là le comte faillit mourir d’une attaque d’apoplexie.

La hardiesse de Max, son mépris du qu’en-dira-t’on, le sauvèrent; son mariage fut un éclat, un scandale, mais le ridicule ne l’atteignait pas.

XXVIII

– Ma mère, dit Henriette, le comte est un homme infâme, il nous a jouées toutes deux, je veux me venger.

Heureusement la marquise parvint à prouver à sa fille qu’un éclat de plus la perdrait à tout jamais.

– Je n’en veux pas à Max, ma mère; tout ceci ne fût point arrivé, si le comte nous eût dit ce qu’il en était; je sentais que Max ne pouvait m’aimer. Qu’y faire maintenant? Rien, et cependant, ma mère, si j’eusse été sa femme, il eût été heureux, je le crois, il me dominait.

Madame de Chevonceux et sa fille partirent pour l’Allemagne, où la marquise avait une branche de sa famille.

Henriette avait préféré ce voyage au cloître, dont l’idée lui était venue tout d’abord.

XXIX

Cependant, malgré toute l’économie de Louise, les ressources du jeune ménage s’épuisaient peu à peu.

Max n’avait pas trouvé l’emploi qu’il espérait. Telle est en effet, à notre époque, l’éducation des gens du monde, qu’on leur apprend juste ce qu’il faut pour ne rien savoir qui leur puisse être utile à un moment donné.

Max, dont l’éducation avait été soignée, Max qui, dans la première société du monde, avait passé pour un gentilhomme accompli, pour un homme d’esprit, de fond même, Max qui avait été dans la diplomatie, qui tôt ou tard, avec les influentes connaissances de sa famille, devait être ambassadeur, Max ne pouvait trouver à gagner 1,200 francs par an.

Mettant de côté tout orgueil, humblement, il avait été de porte en porte demander à employer ce qu’il avait de courage et d’intelligence; partout il avait essuyé des refus décourageants.

En attendant mieux, il faisait des écritures pour un avoué.

Mais cette ressource manqua aussi.

Peu à peu on s’était défait de tout dans le pauvre ménage. – D’abord, quelques pièces d’argenterie: quatre couverts que Max avait déposés dans la modeste corbeille de mariage; puis les bijoux y avaient passé.

Enfin, le reste prit la même route, tout s’en alla peu à peu, pièce à pièce, emportant un souvenir, un regret, une larme: les livres, le linge, les vêtements…

Alors Max eut une idée de la misère, non cette misère que l’on rencontre chaque jour, insoucieuse, vivante, qui cherche sa vie au grand jour, le front haut et le rire aux lèvres, acceptant sans souci, étalant au soleil sa nudité et ses ulcères.

Mais, cette misère décente, honteuse, réservée, qui dissimule et se cache, misère en habit noir et en cravate blanche, qui dîne pour dix sous, grelotte l’hiver dans une chambre glaciale et nue, mais qui porte des gants, et dissimule encore; luxe mal plâtré, qui laisse trop souvent s’entr’ouvrir le manteau sous lequel essaye de se cacher le malheureux! La plus horrible des misères, en un mot, qui meurt de faim en criant à l’indigestion, toujours pour garder le décorum.

Un jour, Max échangea sa dernière pièce de vingt francs.

Quelques jours après, le pain manqua à la maison, il n’y avait plus rien à vendre ni à engager; le propriétaire, qui craignait pour ses termes, ne voulait laisser sortir aucun meuble. Il n’y avait plus rien.

Et il n’y avait pas de pain!

Max sortit à moitié fou, il fut chez Clodomir.

– As-tu de l’argent, mon pauvre ami? lui dit-il.

– Oui! répondit le jeune homme. Comme toi, jadis, je te dirai puise… Mais, j’ai mieux que cela, j’ai une place pour toi.

– Où cela? Mon Dieu! est-ce bien sûr?

– Oui, c’est sûr, mais cela ne te conviendra pas, peut-être.

– Mais, malheureux! tout me conviendra.

– C’est dans un roulage.

– Et je gagnerai?

– Quinze cents francs par an.

– Oh! quel bonheur, et que ne te dois-je pas, mon ami? Quand y aller?

– Demain même, tu prendras ton poste; un de mes amis qui a parlé pour toi a tout arrangé, tu seras payé à l’avance.

Max prit l’adresse.

– Je te quitte, mon ami; ma pauvre Louise doit être bien inquiète; à demain.

Louise fut en effet bien heureuse.

– Quinze cents francs, disait Max, comme c’est peu.

– Mais songe donc, mon ami, quinze cents francs, c’est presque l’opulence, avec ce que je puis gagner. Car je veux me remettre à travailler, je le veux absolument.

– Soit, ma bonne Louise, travaillons tous les deux.

– Nous allons pouvoir commencer à faire des économies pour notre charmante maison, tu sais, sur les bords de la Loire.

XXX

Depuis cinq mois que Max travaillait, l’aisance et le bonheur étaient rentrés sous son toit…

Un jour, le comte de Tressang apprit que son fils unique, son héritier, le seul qui portât le noble nom de Tressang, était commis quelque part.

Il sentit s’agiter en lui toutes les fibres de l’orgueil nobiliaire d’abord, de l’amour paternel ensuite.

Il n’y put tenir davantage.

Et, un matin, le vieux gentilhomme se présenta dans l’appartement de ses enfants.

Tout y avait un air propre, riant, coquet même, malgré la plus grande simplicité.

On était au printemps.

Un joyeux rayon de soleil dansait sur les rideaux, d’une éclatante blancheur.

Il y avait une volière; trois compagnons que l’on avait donnés au chardonneret chéri.

Des fleurs, dans une petite jardinière près de la fenêtre.

Louise chantait.

La porte était ouverte.

Sur le seuil, le comte s’arrêta ébloui, fasciné, contemplant la ravissante figure de Louise, à laquelle le bonheur donnait comme une auréole.

Le remords le saisit.

Son cœur, bronzé par l’ambition et les chagrins, son cœur fut ému et sa voix trembla en demandant si M. Max de Tressang était chez lui.

 

– Mon mari est à son bureau, dit Louise qui ne connaissait pas le comte.

– Il faudrait, madame, l’envoyer chercher pour une affaire pressante.

– C’est que, monsieur, son patron est exigeant.

– Son patron, répéta le comte, comme si ce mot lui avait écorché le gosier, son patron ne dira rien; d’ailleurs il faut qu’il vienne absolument. Veuillez, madame, me donner son adresse, je vais y envoyer de suite.

– C’est bien loin d’ici, monsieur, c’est à la Villette.

– Et il y va tous les jours?

– Oui, monsieur.

– A pied?

– Mais oui, monsieur. Et la jeune femme se mit à rire.

Le comte était décidément très-honteux et très-embarrassé.

Louise reprit:

– C’est bien loin, c’est vrai, mais il prétend que l’exercice lui fait du bien et puis, peut-être, au même prix, ne trouverions-nous pas un semblable logement.

Le comte descendit, fit chercher un commissionnaire et donna ses ordres; il remonta bien vite, voulant profiter de l’absence de Max. Il s’assit donc près de la jeune femme.

– Et vous êtes heureux, madame? dit-il.

– Oui, monsieur, nous sommes heureux, répondit Louise simplement. Quand on est jeune, quand on s’aime, qu’on n’a rien à désirer…

– Comment, madame, rien, rien?..

– Rien, monsieur.

– Pas même la fortune? Monsieur de Tressang était riche ce me semble, autrefois.

– Il ne s’en souvient plus; il ne regrette, nous ne regrettons qu’une chose: le chagrin que notre mariage a pu causer à son père.

Le comte n’osa plus parler, il se fût trahi.

Max arriva.

– Mon fils, dit le comte en lui prenant la main, votre appartement est prêt à l’hôtel, je venais vous chercher. – Pardonnez à votre père, il ne savait pas où retrouver le bonheur.

Il y a dix ans de cela. Max est heureux! Le vieux comte est presque rajeuni.

Clodomir, qui a illustré un autre nom que celui sous lequel on le désigne dans cette histoire, me racontait tout ceci l’an passé; nous étions sur les bords de la Loire, couchés à l’ombre de vieux saules qui baignaient au courant leurs longues branches.

Au-dessus de nous était bâtie, à mi-côte, une charmante maison, semi-cachée dans un nid de verdure et de fleurs.

Le rêve de Louise et de Max était réalisé.

LA SOUTANE DE NESSUS

I

Depuis cinq minutes à peu près, nous longions un grand mur à la crète hérissée de verres cassés d’un aspect peu encourageant, enceinte plus triste cent fois que celle d’une prison cellulaire, lorsqu’enfin nous arrivâmes devant une petite porte surmontée d’une croix de bois noir fichée dans la pierre. Un étroit judas, grillé à triple ferrure, clignait au milieu de la porte son œil sournois et inquisiteur.

Mon père, qui me donnait la main, s’arrêta.

– M’est avis, gars, me dit-il, que ce doit être ici.

– J’en suis sûr, répondis-je, l’an dernier, je suis venu ici avec M. le curé et il m’a montré cette entrée, ainsi que la grande qui est au bout du mur, mais par où on ne passe presque jamais.

– C’est bon, c’est bon, reprit mon père en hochant la tête, reste à savoir si tu es toujours décidé. Tu n’es pas de trop à la maison, mon gars, et ta place ne sera jamais prise ni à table ni sous le manteau de l’âtre. Si tu avais réfléchi en route, si tu sentais le cœur te faillir de nous quitter, ta mère et moi, il faudrait le dire, il n’y a pas de honte à ça. Nous retournerions comme nous sommes venus, ensemble. Et, par ma grande foi! ce n’est pas moi qui m’en plaindrais.

Visiblement mon père était très-ému, moi je crus devoir faire meilleure contenance, et c’est d’une voix ferme que je répondis:

– Je suis bien décidé.

Mon père alors, lentement et comme à regret, souleva le marteau qu’un piton retenait à demi dans sa charnière, sans doute pour qu’une main indiscrète ne put frapper trop bruyamment.

Nous entendîmes un grincement léger de verrous soigneusement humectés d’huile. On retirait le volet du judas. Une face pâle se colla le long de la grille, des yeux inquiets se fixèrent sur nous. Je crus qu’il allait falloir parlementer, je me trompais. La porte s’ouvrit, mais à demi, nous laissant juste assez d’espace pour pénétrer en nous effaçant bien le long du mur, puis aussitôt, très-vite, sans bruit, elle se referma. On eût dit la trappe d’une souricière. Sans doute en laissant l’huis plus longtemps entre-bâillé, le portier eût craint de donner accès au souffle empesté du monde qui se déchaîne autour des asiles pieux et des saintes demeures.

Dès le seuil, la physionomie du portier me mit assez mal à l’aise. C’était cependant un bon gros petit homme, court, gras, dodu, propret, à figure presque imberbe. Sa lévite de coupe cléricale, de couleur foncée, lui seyait à merveille. Il avait l’air idiot et satisfait. Ses cheveux, d’un jaune sale, plats, coupés en rond autour du cou, collés le long des tempes, s’harmonisaient parfaitement avec son teint blafard. Un sourire, grimace béate, errait sur ses lèvres épaissies par l’habitude de marmotter des oremus. Ses joues flasques et pendantes eussent fait dire à un campagnard: «En voilà un qui a une mauvaise graisse!» Quant à ses yeux, ternes, à demi-voilés, ils ne révélaient rien, absolument rien, sinon cette inquiétude oblique du chat qui guette. Il tenait un livre à la main et un bout de chapelet sortait comme une pieuse breloque de la poche de son gilet.

Eh bien, malgré sa tournure grotesquement plate, dévotement servile, ce portier eut avec nous des airs importants. Enfant, je me l’expliquai par la différence de nos costumes, j’étais dans le vrai. Sa lévite était luxueuse près de nos vestes de bure.

Il nous examina bien pendant une bonne minute au moins, puis, satisfait sans doute:

– Que voulez-vous? nous demanda-t-il.

– Remettre une lettre à M. le supérieur du petit séminaire, répondit mon père, elle lui est adressée par le recteur de chez nous.

– Donnez, dit l’homme.

Mon père posa son chapeau à terre, et s’aidant de ses deux mains, parvint à extraire des profondeurs de la poche de son gilet la précieuse missive, recommandation qui à elle seule me semblait une fortune, et quelle fortune! mon admission gratuite au petit séminaire.

Le portier prit la lettre, et sans mot dire la remit à un homme qui semblait son vivant décalque, puis il s’assit et reprit sa lecture. L’autre domestique s’éloigna sans bruit, glissant comme une ombre, sans que ses pas assourdis par des chaussons de lisière, éveillassent le moindre écho.

Mon père se tint debout, immobile dans un coin. La louche apparence du portier lui imposait beaucoup, et aussi l’aspect austère du parloir. Il n’avait pas osé reprendre son chapeau.

Pour moi, j’osai examiner la pièce où nous nous trouvions.

Ce devait être le séjour de l’ennui, ou plutôt c’était l’ennui même. L’atmosphère y affadissait le cœur, une tristesse lourde tombait sur les épaules comme un épais brouillard. On se sentait pris d’envies de bâiller. Rien de piteusement nu, de mesquinement froid comme cette salle peinte d’un gris morne et faux, lambrissée jusqu’à hauteur d’appui de bois blanc, jouant au chêne ciré. Les meubles, rares et anguleux, étaient symétriquement alignés et avaient ce vernis de propreté frotteuse et soigneuse, qui donne le même et indélébile cachet à toutes les habitations ecclésiastiques. L’œil n’eût su où se reposer, sans un grand Christ cloué à sa croix, qui tirait les regards dès l’entrée, barbouillé qu’il était des couleurs les plus criardes et les plus invraisemblables. C’était une lamentable ébauche, sans forme, sans nom, honteuse profanation de la majesté divine, raillerie de l’art chrétien, sortie des mains audacieuses de quelque vitrier des environs.

Les paroles divines du Sauveur: —Sinite parvulos ad me venire– étaient écrites entre les bras de la croix.

Les autres inscriptions, et il y en avait bon nombre sur les murs, étaient toutes en français, et choisies habilement pour le lieu profane où on les avait placées: – Le temps donné au monde est perdu pour le ciel; – les lèvres du juste ne s’ouvrent que pour louer le Seigneur; – Dieu est partout, il voit tout, il entend tout.

Au-dessous de cette dernière maxime, je remarquai un petit guichet, sorte de pavillon d’un cornet acoustique, et je restai convaincu que si Dieu entendait tout ce qui se disait dans le parloir, ses ministres l’entendaient aussi.

II

Je méditais cette muette et éloquente leçon de prudence, lorsque le domestique chargé de notre lettre reparut. Il nous fit signe de le suivre.

Il nous précéda dans un long corridor tapissé de cartes de géographie peintes à la détrempe, des vitres dépolies y mesuraient parcimonieusement le jour. On y respirait une odeur fade d’encens et de cire. Et toujours le même silence pénible. Le bruit de nos pas nous troublait à ce point que nous osions à peine avancer sur la pointe du pied.

Enfin, nous atteignîmes un large escalier de pierre, et, après quelques marches, notre guide nous introduisit dans une antichambre dont les splendeurs me frappèrent. Jamais je n’avais rêvé rien d’aussi magnifique. Une vaste bibliothèque occupait entièrement un des côtés, d’épais rideaux de velours sombre habillaient les fenêtres, il y avait à terre un tapis si somptueux, que l’idée me vint d’ôter mes gros souliers dont les clous pouvaient gâter ces belles fleurs aux couleurs si fraîches.

Le domestique nous indiqua deux chaises, avant de se retirer. Nous n’osâmes nous asseoir. Intérieurement, à l’aspect de ces richesses, je sentais redoubler mon désir d’être prêtre. Quoi! tant de belles choses chez un simple supérieur de petit séminaire! Que devait donc être le palais d’un prince de l’église!

Le bruit d’une conversation dans la pièce voisine, que je devinais être le cabinet du supérieur, m’arracha à mes rêves.

Une simple portière de velours, pareille aux rideaux, nous séparait de ce sanctuaire, et les moindres paroles arrivaient jusqu’à nous. Je distinguais parfaitement deux voix, l’une de femme, l’autre d’homme; cette dernière si douce, si harmonieuse, si persuasive, qu’elle devait aller droit à l’âme de ceux qui l’entendaient. Ainsi devaient parler les Pères de l’Église, ces hommes inspirés de l’Esprit-Saint, dont la parole enflammée fondait les glaces qui entourent le cœur de l’impie, ces saints apôtres, dont l’éloquence entraînait des peuples entiers. Ce devait être la voix du supérieur, et cette certitude m’arracha presque des larmes d’attendrissement. Je brûlais de m’élancer vers ce prêtre qui allait devenir mon père spirituel, j’aspirais au moment de me jeter à ses pieds.

Malgré moi cependant, j’écoutais; le supérieur disait:

– C’est le bonheur de votre fils, madame la comtesse, c’est son salut que vous assurez en le conduisant dans notre sainte maison.

– Je le sais bien, monsieur, répondait la comtesse, et cette idée m’a soutenue dans la lutte, et quelle lutte! Depuis plus d’un an, la paix de mon intérieur en est troublée, notre ménage était devenu un enfer. Il y a trois mois encore, le comte ne voulait pas entendre parler de mettre son fils au séminaire; il prétendait le faire entrer au lycée.

Le supérieur poussa un gros soupir.

– Au lycée! reprit-il, au lycée! hélas! c’est qu’il ne sait pas ce que sont ces maisons d’éducation qu’infecte l’athéisme! Là, on enseigne aux enfants le mépris de la justice de Dieu et de la justice des hommes. Véritables écoles de perdition où l’immoralité est à l’ordre du jour, où les maîtres professent ouvertement le plus perfide libéralisme…

– Hélas! je savais tout cela, moi, interrompit la comtesse, le révérend père Catulle avait eu soin de me prévenir.

– Il n’a fait que son devoir; que deviendraient la religion et la bonne cause, si ceux-là même qui sont intéressés à les défendre, mettent aux mains de leurs enfants des armes pour les combattre?

– Oserais-je vous le dire, monsieur, reprit la comtesse; mon mari prétend que les études sont moins fortes au séminaire qu’au lycée.

– Préjugés! madame la comtesse, inventions perverses! calomnies ourdies par les ennemis de la religion! Mais, lors même que cela serait, à quoi bon une science vaine, d’inutiles études?

– Monsieur le comte craignait aussi que son fils, entraîné par de saints exemples, ne songeât un jour à renoncer au monde. Oh! j’en serais bien heureuse! Mais c’est notre aîné, l’héritier du nom, et, autorisée par le père Catulle, j’ai pris sur moi de promettre à mon mari…

– Soyez sans inquiétude, madame, nous tiendrons votre promesse. Nous savons élever nos enfants selon le sort qui les attend à la sortie du séminaire. Et d’ailleurs, Dieu a besoin de serviteurs partout, dans le monde aussi bien qu’au pied des autels; peut-être un jour viendra, où tous réunissant leurs efforts…

 

Les interlocuteurs se mirent à parler bas. Je n’entendis plus rien qu’un chuchotement vague, et de temps à autre quelques mots que je ne comprenais pas, qui pour moi, ignorant encore le monde – et l’histoire – ne représentaient aucune idée.

Cependant les chaises remuèrent, je compris que la visite touchait à sa fin.

– Il faut pourtant, monsieur, dit la comtesse, que je vous entretienne d’un point essentiel sur lequel j’ai trouvé mon mari inflexible. Vos élèves ne sortent jamais, m’a-t-on dit.

– Jamais, madame.

– Et cependant monsieur le comte a déclaré qu’il voulait que son fils vînt passer tous les dimanches à la maison.

Le supérieur ne répondit pas tout d’abord, sans doute il réfléchissait.

– Soit, dit-il enfin, notre règle est fixe, mais non immuable. Nous accordons cette faveur à quelques familles, et vos efforts l’ont bien méritée. Votre fils sortira autant que vous l’entendrez.

– Alors, monsieur, je ne vois plus d’obstacle. Dieu a béni mon entreprise. Lundi, je vous amènerai mon fils. Maintenant, pour le prix de la pension…

– Oh! madame, ceci n’est pas une question, et encore, je dois vous avouer que ce n’est pas de mon ressort…

– Pardon, monsieur, mais comme je ne sais pas…

– Sur ces détails, madame, mon ignorance égale la vôtre, j’ai si peu de temps à moi! C’est affaire de notre digne économe, je vais avoir l’honneur de vous conduire près de lui.

La portière se souleva sur ces mots et donna passage à une belle jeune femme superbement vêtue. Le supérieur apparaissait derrière elle, soutenant la tapisserie.

Je n’avais pas idée d’un prêtre aussi digne, aussi noble. Il était de haute stature, et portait avec une inimitable grâce le costume ecclésiastique. Sa figure était belle et prévenait en sa faveur. Des cheveux noirs, très-soignés, faisaient ressortir la blancheur mate de son front et la pâleur d’ivoire de son visage. Ses yeux bleus, dont les cils très-longs voilaient la vivacité, semblaient rayonner d’une mansuétude évangélique; ils devaient être le miroir d’une belle âme.

Il détaillait à la comtesse tous les avantages du petit séminaire. Il vantait l’exposition au midi, la disposition des salles d’étude, la propreté des dortoirs, l’étendue des cours, l’excellence de la cuisine… l’eau m’en venait à la bouche. Puis il ouvrit la fenêtre et fit admirer à la mère du futur élève les grands arbres du préau, et le grand jardin où les professeurs, dans l’après-midi, vont lire leur bréviaire.

Avant de sortir, il nous fit, de la tête et de la main, un signe affectueux, et tandis que nous nous inclinions jusqu’à terre, je l’entendis murmurer à l’oreille de la comtesse:

– Les enfants des pauvres aussi viennent à nous, et nous les accueillons. Ils viennent, ceux-là, entraînés par la vocation irrésistible, et nous bénissons Dieu, lorsque, grâce aux dons de ceux que favorise la fortune, nous pouvons former un ouvrier de plus pour la vigne du Seigneur.

J’eus quelque peine à reconnaître M. le supérieur lorsqu’il reparut, tant était grande la métamorphose opérée en lui. Le sourire si doux, si bienveillant, qui éclairait sa physionomie mobile, s’était éteint. Son regard était froid, incisif, presque méchant, sa bouche sévère. Sa voix n’avait plus rien de la voix charmeresse qui m’avait séduit, lorsqu’il nous dit d’un ton bref:

– Suivez-moi.

Lorsque la portière retomba sur nous, il était déjà installé devant un grand bureau couvert de papiers. Il ne nous invita pas à nous asseoir. Il relisait une lettre que je reconnus pour celle que m’avait remise le curé de chez nous. L’interrogatoire commença:

– Quel est votre nom?

– Félix, répondis-je en tremblant.

– Votre âge?

– Quatorze ans.

– Quatorze ans, murmura-t-il, se parlant à lui-même. Mieux vaudrait deux années de moins. Le caractère est déjà formé, peut-être que de mauvais plis désormais ineffaçables; il les faut jeunes, très-jeunes, l’enfant est une cire molle; pourtant, on peut essayer, il est peut-être temps encore.

Il y eut un moment de silence qui me sembla un siècle, enfin il reprit tout haut:

– Monsieur le curé de Larochepâtour est convaincu que vous souhaitez embrasser le plus saint des états, il me l’écrit. Mais avez-vous bien réfléchi? votre vocation est-elle sincère? sera-t-elle durable?

– J’ai dit la vérité à M. le curé, répondis-je.

– En êtes-vous bien sûr? Qui me l’affirmera? Et vous, demanda-t-il à mon père, croyez-vous à la vocation de votre fils?

– Dame!.. le gars n’est pas menteur.

La réponse du supérieur ne semblait pas s’adresser à nous, directement, au moins. Il reprit son monologue à haute voix, sans doute pour notre plus grande édification.

– La vocation, la vocation, disait-il; tous, ils ont la même réponse. Que croire, à qui se fier? Leur vocation… c’est ambition qu’il faut entendre. Ils aspirent à changer d’état, ils veulent sortir de leur condition, et c’est à nous qu’ils s’adressent pour cela. La religion est leur prétexte, le monde leur but. Le séminaire est pour eux une épreuve nécessaire, c’est l’acheminement. S’ils viennent à nous cuirassés d’impudence et drapés d’hypocrisie, le mensonge aux lèvres, c’est qu’ils veulent faire leurs études sans bourse délier, pour rien. Voilà la vérité. Et souvent, les parents pervers sont d’accord avec eux. Nous, cependant, faciles et crédules, toujours nous nous laissons prendre au même piége. Cent fois dupés, nous ouvrons nos bras à celui qui se présente; nous lui faisons place entre nous à notre pauvre banquet, et nous lui donnons la nourriture du corps et celle de l’esprit. Pour lui, nous prodiguons le trésor trois fois sacré de l’Église, qui est le trésor des pauvres, c’est-à-dire le trésor de Dieu même. Et qu’arrive-t-il? c’est qu’un jour il jette le masque; et quel jour? Celui où nous allions récolter ce que nous avions semé. Sans pudeur, il nous abandonne, son baiser était baiser de Judas. Il était venu comme un voleur, ut fur, il s’enfuit riche des aumônes volées, et pour nous renier, il n’attend pas que le coq ait chanté trois fois. Si c’était tout, encore! Mais non. En ce monde, nous n’avons pire ennemi que celui-là, que nous avons comblé de nos richesses temporelles et spirituelles. Il nous doit tout, il faut qu’il se venge. Sa bouche en tous lieux vomira l’invective et la calomnie. Il se vantera d’avoir surpris nos secrets, comme si nous avions des secrets, et il cherchera à nous noircir dans des libelles infâmes, et les méchants d’applaudir; et il dira que nous lui avons livré notre mot d’ordre, comme si chacun ne savait pas que notre seul mot d’ordre est: Amour et charité. Et il mettra notre honneur à l’encan, comme la tunique immaculée du Christ, et chaque impie d’en arracher un lambeau. Malheureux! il sait pourtant que s’attaquer aux ministres de Dieu, c’est s’attaquer à Dieu même qui a dit: Ne touchez pas l’oint du Seigneur. Et cependant, le mal qu’il fera est incalculable, car ceux-là s’enfuient surtout qui avaient été nos fils bien-aimés, dilectissimi, ceux dont l’intelligence nous faisait espérer de remarquables ouvriers dans la vigne du Seigneur. Ce dernier, comme les autres, a jeté l’outil au jour de la moisson. Inquiétudes vaines, soins inutiles! Et l’argent perdu, l’argent… Car vous êtes pauvres, n’est-ce pas? c’est une bourse que vous voulez, vous ne pouvez payer votre pension?

Cette apostrophe si brusque, après ce long discours entremêlé d’exclamations, et dont alors je ne compris pas l’énorme portée; ce rappel à la réalité fut pour nous comme un coup de foudre. Le rouge de l’indignation me monta au front. C’était la première humiliation. Mon père se redressa comme sous une injure, un éclair brilla dans ses yeux, mais ce ne fut qu’un éclair. Est-ce qu’un prêtre peut vouloir humilier un pauvre?

– J’ai quelque argent, monsieur, balbutia mon père.

– C’est vraiment fort heureux. Voyons, que pouvez-vous faire?

– Dame!.. si cinquante écus par an.

– C’est peu. Ce n’est pas le prix des seuls déjeuners.

– En nous privant bien à la maison, la mère et moi, peut-être irons-nous à soixante.

Le supérieur fit un geste d’indécision. Il y eut ensuite une légère discussion. On marchandait. Mon père dut mettre à nu sa position. Nous venions de subir trois mauvaises récoltes successives, et le bail de la ferme était désavantageux. Il avait bien à lui un petit coin de vigne, en bon air, mais il avait emprunté dessus pour acheter des bestiaux, et l’intérêt de l’argent dépassait le produit. Tout son revenu, il le tirait de quelques terres que lui avait données – à moitié – le marquis de Guéblan-Vaucourt.