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Le petit vieux des Batignolles

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– Ah! dit le supérieur, vous êtes un des métayers du marquis de Guéblan.

Et il ajouta une note au crayon, en marge de ma lettre de recommandation.

Enfin, on tomba d’accord à soixante écus, et encore il fut bien convenu que mon père ferait davantage si sa position s’améliorait.

Et vous, mon fils, ajouta le supérieur en s’adressant à moi, n’oubliez jamais que c’est à la charité des âmes pieuses que vous devrez de servir Dieu selon votre cœur. Que cette pensée, toujours présente à votre esprit, soit votre guide dans le sentier pénible où marche le prêtre et vous empêche de vous en écarter jamais. Vous étiez à Dieu par la vocation, la reconnaissance vous lie doublement à lui.

Alors on parla du trousseau. Je ne pouvais rester vêtu au séminaire comme je l’étais à Larochepâtour. Le curé nous avait prévenus, et mon père s’était, en partant, muni de toutes ses économies.

Tandis que un à un il sortait de sa poche ces vieux louis, vénérables médailles sanctifiées par le travail, dont chacun représentait des mois entiers de labeur, le supérieur, une liste à la main, faisait l’énumération de tous les objets nécessaires.

Une timbale et un couvert d’argent.

Un rond de serviette – au numéro de l’élève.

Deux paires de draps.

Douze serviettes de toile.

Douze chemises… etc., etc.

Mon père n’avait pas beaucoup plus de trois cents francs.

– Allons, c’est bien, dit le supérieur, la somme est insuffisante, mais le sacrifice sera compté. Nous complèterons le reste, envoyez-lui le linge, ce sera toujours autant.

Et il remit une petite liste imprimée.

– Maintenant, je vais faire habiller votre fils. On va lui prendre mesure à l’instant, tout sera prêt pour la rentrée, nous avons encore quatre jours, et maintenant vous pouvez vous retirer.

Alors, je sentis le cœur me faillir, et c’est en fondant en larmes que je me jetai dans les bras de mon père.

– Pauvre gars, me disait-il en sanglotant, je comptais bien que la conscription te prendrait, mais pas celle-là, et encore j’économisais pour t’acheter un homme.

Enfin il s’essuya les yeux, et s’adressant, au supérieur:

– Ne viendra-t-il jamais nous voir? demanda-t-il.

– Aux vacances, pas avant, la règle est immuable, jamais de sortie. En un jour, un enfant perd le fruit d’un mois de sagesse et de travail.

– Mais nous, nous pourrons le venir voir?

– Le moins sera le mieux.

– Oh! ma mère, m’écriai-je, ma pauvre mère!

Le supérieur fronça le sourcil.

– On ne peut, dit-il d’une voix sévère, être à la fois à Dieu et au monde. Celui qui se destine aux autels doit sans murmure arracher de son cœur tous les sentiments qui agitent les autres hommes, tous…

– Hélas! murmura mon père, le bon Jésus aimait pourtant bien sa mère, la vierge Marie!

Et il sortit.

UNE DISPARITION

I

Il y a bien peu de temps de cela, c’était autant dire hier, un dimanche, sur les quatre heures du soir, tout le quartier du Marais était en émoi.

On racontait qu’un des plus honorables négociants de la rue du Roi-de-Sicile avait disparu et que toutes les recherches faites pour le retrouver restaient infructueuses.

Dans toutes les boutiques des environs, on commentait cet événement bizarre; il y avait des groupes sur la porte de toutes les fruitières; à chaque moment, quelque ménagère arrivait, effarée, apportant de nouveaux détails.

L’épicier du coin avait, ce jour-là, les meilleures et les plus fraîches nouvelles, les plus exactes aussi, les tenant de la propre bouche de la cuisinière de la maison.

– Donc, disait-il, c’était hier soir après le dîner, M. Jandidier, notre voisin, est descendu à sa cave pour chercher une bouteille de vin, et on ne l’a plus revu: disparu, évanoui, évaporé!

Il arrive comme cela, de temps à autre, qu’on entend parler de disparitions mystérieuses, le public s’émeut et les gens prudents achètent des cannes à épée.

La police entend ces bruits ridicules et elle hausse les épaules. C’est qu’elle connaît l’envers de ces canevas si bien brodés. Elle cherche, et elle trouve, au lieu de naïfs mensonges, la vérité; au lieu de romans, de tristes histoires.

Cependant, jusqu’à un certain point, l’épicier de la rue Saint-Louis disait vrai.

En effet, depuis tantôt vingt-quatre heures, M. Jandidier, fabricant de bijoux faux, n’avait pas reparu à son domicile.

M. Théodore Jandidier était un homme de cinquante-huit ans, très-grand, très-chauve, d’assez bonnes manières, qui avait fait dans le commerce une fortune considérable. Il avait de côté, disait-on, en actions ou en rentes, une vingtaine de mille livres de revenu et sa maison lui rapportait bon an mal an cinquante mille francs. Il était aimé et estimé dans son quartier, et justement, sa probité était au-dessus du soupçon, ses mœurs étaient sévères. Marié tard avec une de ses parentes sans fortune, il l’avait rendue parfaitement heureuse. Il possédait une fille unique, jolie et gracieuse, nommée Thérèse, qu’il adorait. Elle avait dû épouser le fils aîné du banquier Schmidt, – de la maison Schmidt, Gubenheim et Worb, – M. Gustave; mais ce mariage avait manqué sans qu’on sût pourquoi, car les jeunes gens s’aimaient éperdûment. On prétendait, dans le cercle des Jandidier, que le papa Schmidt, qui tondrait sur un œuf, c’est connu, avait exigé une dot bien au-dessus des moyens du négociant.

Prévenu par la rumeur publique, qui allait grossissant d’heure en heure, le commissaire de police dut se transporter au domicile de celui qu’on appelait déjà la victime, afin d’avoir des renseignements certains.

Il trouva madame et mademoiselle Jandidier plongées dans une telle douleur, qu’à grand’peine, il put recueillir la vérité. Enfin, voici ce qu’il apprit:

La veille, un samedi, M. Jandidier avait dîné comme d’ordinaire avec sa famille, sans grand appétit toutefois, ayant, disait-il, un assez violent mal de tête.

Après le dîner, il était descendu dans ses magasins, avait donné quelques ordres et s’était mis à son bureau.

A six heures et demie, il était remonté et avait annoncé à sa femme qu’il allait faire un tour de promenade.

Et il n’avait pas reparu!..

Ces détails notés soigneusement, le commissaire pria madame Jandidier de vouloir bien l’entendre seule quelques minutes. Elle fit un signe d’assentiment, mademoiselle Thérèse sortit.

– Vous me pardonnerez, madame, dit alors le commissaire de police, la question que je vais vous adresser. Savez-vous si votre mari n’avait pas, hors de chez lui… encore une fois, excusez-moi!.. quelque liaison?

Madame Jandidier se dressa tout d’une pièce, la colère séchait ses larmes.

– Il y a vingt-trois ans, monsieur, que je suis mariée; mon mari n’est jamais rentré après dix heures.

– Votre mari, madame, reprit-il, avait-il l’habitude d’aller à quelque cercle, à quelque café?

– Jamais, je ne l’aurais pas souffert.

– Portait-il ordinairement des valeurs sur lui?

– Je ne sais; je m’occupais de mon ménage et non des affaires…

Impossible de rien tirer de plus de cette altière bourgeoise qu’égarait sa douleur.

Sa mission remplie, le commissaire crut devoir adresser à la pauvre femme quelques banales consolations.

Mais en se retirant, après une enquête dans la maison, il était fort inquiet et commençait à soupçonner un crime.

Le soir même, le parquet était saisi de l’affaire, et un des plus adroits agents de la police de sûreté, Rétiveau, plus connu rue de Jérusalem sous le nom de maître Magloire, était lancé sur les traces de M. Jandidier, muni d’une excellente photographie du négociant.

II

Le lendemain même du jour où avait disparu M. Jandidier, maître Magloire se présentait au Palais de Justice afin de rendre compte de ses démarches au juge d’instruction chargé de l’affaire.

– Vous voilà, monsieur Magloire, dit le magistrat; vous avez donc appris quelque chose?

– Monsieur, je suis sur la piste.

– Parlez!

– Pour commencer, monsieur, ce n’est pas à six heures et demie que M. Jandidier est sorti de chez lui, mais bien à sept heures juste.

– Juste!

– Parfaitement. J’ai été renseigné par un horloger de la rue Saint-Denis, qui a une certitude, parce qu’en passant devant son magasin M. Jandidier a tiré sa montre pour voir si elle marchait exactement comme le cadran qui est au-dessus de la porte. Il avait à la bouche un cigare non allumé. Cette dernière circonstance connue, je me suis dit: Je le tiens! il allumera bien son cigare quelque part. Je raisonnais juste; il est entré prendre du feu chez une débitante du boulevard du Temple qui le connaît bien. Ce qui fixe les souvenirs de cette femme, c’est que lui qui fume toujours des cigares d’un sou, il a acheté des londrès.

– Quelle était son attitude?

– Il avait l’air préoccupé, m’a dit la marchande. C’est par elle que j’ai su qu’il allait souvent au café Turc. J’y suis entré et on m’a affirmé l’y avoir vu samedi soir. Il a pris deux petits verres et s’est entretenu avec des amis. Il paraissait triste. Ces messieurs, m’a dit le garçon, ont causé tout le temps d’assurances sur la vie. A huit heures et demie, notre homme a quitté le café avec un de ses amis, négociant du quartier, M. Blandureau. Vite, je me suis transporté chez ce monsieur, qui m’a répondu avoir remonté le boulevard avec M. Jandidier, lequel l’a quitté au coin de la rue Richelieu, prétextant une affaire. Il n’était pas dans son assiette et semblait assiégé des plus tristes pressentiments.

– Jusqu’ici, très-bien! murmura le juge.

– En quittant M. Blandureau, je suis allé rue du Roi-de-Sicile, pour savoir, de quelqu’un de la maison, si M. Jandidier n’a pas des clients, des amis, une maîtresse; rue Richelieu, il n’y a que son tailleur. A tout hasard, je me suis présenté chez ce tailleur. Il a vu notre homme samedi. M. Jandidier est monté chez lui après neuf heures, pour se commander un pantalon. Pendant qu’on lui prenait mesure, il s’est aperçu qu’un des boutons de son gilet allait tomber, et il a demandé qu’on le recousît. Pour cette petite réparation, il a dû ôter son paletot, et comme en même temps il retirait ce qui se trouvait dans la poche de côté, le tailleur a distingué plusieurs billets de banque de cents francs.

 

– Ah! voilà un indice! Il avait une somme importante sur lui.

– Importante, non; mais assez forte. Le tailleur l’évalue à douze ou quatorze cents francs.

– Poursuivez, fit le juge d’instruction.

– Pendant qu’on réparait son gilet, M. Jandidier s’est plaint d’une indisposition subite et a envoyé un petit garçon qui se trouvait là, chercher une voiture. Il avait, disait-il, à aller chez un de ses ouvriers qui demeurait fort loin, près de la halle aux vins. Malheureusement le petit bonhomme avait oublié le numéro de la voiture. Il se souvenait seulement qu’elle avait les roues jaunes et était attelée d’un grand cheval noir. Cela se retrouve. Une circulaire expédiée à tous les loueurs m’a remis sur la trace. J’ai su ce matin que la voiture portait le nº 6,007. Le cocher interrogé se souvient fort bien avoir été arrêté samedi soir, vers neuf heures, rue Richelieu, par un petit garçon et avoir attendu dix minutes devant la maison Gouin. Le signalement du bourgeois qui l’a pris est celui de notre homme et il a reconnu la photographie entre cinq différentes que je lui présentais.

Maître Magloire s’arrêta. Il voulait jouir de la satisfaction approbative qu’il lisait sur la figure du magistrat.

– M. Jandidier, reprit-il, s’est fait conduire en effet près de la halle au vins, rue d’Arras-Saint-Victor, 48. Dans cette maison demeure un ouvrier qui travaille pour M. Jandidier, un nommé Jules Tarot.

La façon dont maître Magloire prononça ce nom devait éveiller et éveilla l’attention du juge d’instruction.

– Vous avez des soupçons? demanda-t-il.

– Pas précisément, mais enfin voilà la chose. M. Jandidier a renvoyé sa voiture rue d’Arras et est monté chez Tarot vers dix heures. A onze heures, le patron et l’ouvrier sont sortis ensemble. L’ouvrier n’est rentré qu’à minuit, et moi je perds ici la trace de mon homme. Naturellement je n’ai pas interrogé Tarot dans la crainte de le mettre sur ses gardes.

– Qu’est-ce que ce Jules Tarot?

– Un ouvrier nacrier, c’est-à-dire qui polit des coquilles à la meule pour leur donner une irisation parfaite. C’est un garçon habile, et aidé par sa femme, à laquelle il a appris son état, il peut gagner jusqu’à cent francs par semaine.

– Ce sont des ouvriers aisés, alors?

– Eh! non. Ils sont jeunes tous les deux, ils n’ont pas d’enfants, ils sont Parisiens, et dame! ils s’amusent. Le lundi emporte régulièrement tout ce qu’apportent les autres jours.

III

Deux heures après le rapport de maître Magloire, la police se transportait chez Jules Tarot pour procéder à une perquisition.

A l’aspect des agents, l’ouvrier nacrier et sa femme devinrent plus pâles que des morts et furent pris d’un tremblement nerveux qui ne pouvait échapper à l’œil exercé de maître Magloire. Cependant les plus minutieuses recherches n’ayant rien fait découvrir de suspect, la police allait se retirer, lorsque l’agent de la sûreté surprit le regard de la femme Tarot arrêté plein d’anxiété sur une cage suspendue près de la fenêtre.

Ce fut un trait de lumière. En moins de rien Magloire eut décroché et démonté la cage. Entre les planches du fond se trouvaient douze billets de 100 francs.

Cette découverte parut atterrer l’ouvrier. Quant à sa femme, elle se mit à pousser des cris terribles, affirmant qu’elle et son mari étaient innocents.

Arrêtés et conduits au Dépôt, ils furent le jour même interrogés par le juge d’instruction. Leurs réponses furent absolument identiques.

Ils reconnaissaient avoir reçu dans la soirée de samedi la visite de leur patron. Il leur avait paru si souffrant qu’ils lui avaient offert de prendre quelque chose, ce qu’il avait refusé. Il était venu, leur dit-il, pour une commande importante, et pour proposer à Tarot de s’en charger seul, en prenant des ouvriers. Tarot et sa femme avaient répondu qu’ils ne le pouvaient faute d’avances. Alors le patron avait dit: – «Qu’à cela ne tienne, je vous fournirai de l’argent;» – et aussitôt il avait déposé sur la table douze billets de cent francs.

A onze heures, M. Jandidier demanda à son ouvrier de le reconduire; il devait se rendre, disait-il, au faubourg Saint-Antoine. Et, en effet, Tarot l’avait accompagné jusqu’à la place de la Bastille, en traversant la passerelle de Constantine et en longeant le canal.

Au mari comme à la femme, le juge d’instruction posa cette question si naturelle:

– Pourquoi aviez-vous caché cet argent?

Ils eurent la même réponse.

Le lundi matin, ayant appris la disparition de M. Jandidier, ils avaient été saisis d’effroi. Tarot avait dit à sa femme:

– Si on sait que le patron est venu, que j’ai traversé la passerelle et suivi le bord du canal avec lui, je serai compromis. Si jamais on trouvait cet argent entre nos mains, nous serions perdus.

La femme alors avait voulu brûler les billets, mais Tarot s’y était opposé, se proposant de les rendre plus tard à la famille.

Cette explication était raisonnable et plausible, sinon probable, mais ce n’était qu’une explication. L’arrestation de Tarot et de sa femme fut maintenue.

IV

Huit jours plus tard, le juge d’instruction était dans les plus grandes perplexités. Trois nouveaux interrogatoires n’avaient pas formé sa conviction.

Tarot et sa femme étaient-ils innocents? S’étaient-ils simplement merveilleusement entendus pour soutenir une fable probable?

Le magistrat ne savait quel parti prendre, lorsqu’un matin un bruit étrange lui arriva. La maison Jandidier venait de suspendre ses payements. Un agent, mis en campagne, rapporta les plus singuliers renseignements.

M. Jandidier, qu’on croyait si riche, était ruiné, mais ruiné absolument, et depuis trois ans il ne soutenait son crédit qu’à force d’expédients. On n’avait pas trouvé mille francs chez lui, et son échéance de fin de mois s’élevait à soixante-sept mille cinq cents francs.

L’austère négociant jouait à la Bourse, le mari vertueux avait une maîtresse.

Le juge d’instruction achevait de prendre connaissance de ces détails, lorsque maître Magloire apparut, pâle, tout essoufflé:

– Vous savez, monsieur, cria-t-il dès le seuil.

– Tout!

– Tarot est innocent!

– Je le crois, et cependant, cette visite… comment expliquez-vous cette visite?

Magloire hocha tristement la tête.

– Je ne suis qu’un sot, dit-il, et Lecoq vient de me le prouver. Au café Turc, M. Jandidier parlait d’assurances sur la vie. Là était le nœud de l’affaire. Jandidier était assuré pour 200,000 francs, et les compagnies, en France, ne payent pas après un suicide; monsieur le juge comprend-il?

V

Grâce à M. Gustave Schmidt, qui épousera le mois prochain mademoiselle Thérèse Jandidier, la maison Jandidier n’a pas été mise en faillite.

Tarot et sa femme, remis en liberté, ont été établis par le même M. Gustave, et ne font plus le lundi.

Mais qu’est donc devenu M. Jandidier? Mille francs de récompense à qui donnera de ses nouvelles.

MAUDITE MAISON

I

Médisance ou calomnie, voici des années qu’on dit pis que pendre des propriétaires.

Il est temps d’essayer de les réhabiliter s’il se peut.

En somme, de quoi les accuse-t-on? D’augmenter sans cesse et sans raison leurs loyers.

Eh bien! il en est un qui ne les augmente pas.

Positivement, il existe en chair et en os; donner son adresse serait facile.

Et voici son histoire.

II

Le vicomte de B… un homme jeune, aimable, charmant, jouissait en paix d’une trentaine de mille livres de rentes, lorsque dernièrement – il y a de cela six mois – son oncle, un avare de la pire espèce, mourut en lui laissant tout son bien, près de deux millions.

En parcourant les papiers de la succession, le vicomte de B… constata qu’il se trouvait propriétaire d’une maison, rue de la Victoire.

Il constata aussi que ce magnifique immeuble, acheté 300,000 francs en 1849, rapportait quitte net d’impôts 82,000 francs par an.

– Vrai, c’est trop, pensa le généreux vicomte; mon oncle était aussi par trop dur; louer à ce prix, c’est de l’usure, on ne saurait le nier; quand on porte un grand nom comme le mien, on ne se livre pas à une pareille exploitation; je veux dès demain diminuer mes loyers, et mes locataires me béniront.

Sur cette bonne pensée, le vicomte de B… mande le portier de la maison en question.

Ce portier se présente l’échine arrondie en cerceau.

– Bernard, mon ami, lui dit le vicomte, vous allez, de ma part, prévenir tous vos locataires que je diminue leur loyer d’un tiers.

Ce verbe inouï, fantastique «diminuer» tombe comme une tuile énorme sur la tête de Bernard. Mais il se remet vite, il doit avoir mal entendu, mal compris.

– Diminuer!.. balbutie-t-il, monsieur le vicomte daigne plaisanter. Diminuer!.. C’est augmenter, que monsieur veut dire.

– De ma vie je n’ai parlé plus sérieusement, mon ami; j’ai dit et je le répète: di-mi-nu-er.

Cette fois, le portier est à ce point surpris, étourdi, renversé, qu’il s’oublie, qu’il perd toute retenue.

– Monsieur n’a pas réfléchi, insiste-t-il; monsieur dès ce soir sera aux regrets. Diminuer des locataires! cela ne s’est jamais vu et ne se verra plus jamais. Si cela vient à se savoir, que pensera-t-on de monsieur? Que dira-t-on dans le voisinage? Car enfin il est clair…

– Monsieur Bernard, interrompit le vicomte, j’aime quand j’ordonne à être obéi sans réplique. Vous m’avez entendu? Allez.

C’est du pas chancelant d’un homme ivre que M. Bernard sortit de l’hôtel de son propriétaire.

Toutes ses idées étaient renversées, bouleversées, confondues. N’était-il pas le jouet d’un songe, d’un ridicule cauchemar? Il en était à se demander s’il veillait ou s’il dormait.

– Diminuer ses loyers, pensait-il, c’est à n’y pas croire! Si encore les locataires se plaignaient! Mais ils ne se plaignent pas, au contraire. Tous bons payeurs! Ah! si défunt monsieur voit cela du fond de sa tombe, il doit être content! Son neveu devient fou, c’est sûr. Diminuer ses loyers! On devrait pourvoir ce jeune homme d’un conseil de famille, il finira mal. Après cela, qui sait? il avait peut-être trop bien déjeuné ce matin.

III

Cet honorable Bernard était pâle d’émotion lorsqu’il rentra dans sa loge; si pâle et si défait, qu’en l’apercevant sa femme et sa fille Amanda lui demandèrent en même temps:

– Qu’as-tu? Qu’y a-t-il?

– Rien, répondit-il d’une voix altérée, absolument rien.

– Tu me trompes, insista Mme Bernard, tu me caches quelque chose; voyons, parle, je suis forte; que t’a dit le nouveau propriétaire? Songerait-il à nous remplacer.

– Si ce n’était que cela! Mais, voyez-vous, il m’a dit de sa propre bouche, parlant à ma propre personne, il m’a dit… Ah! vous ne me croirez pas.

– Parleras-tu!

– Vous le voulez!.. Eh bien! là, il m’a ordonné de prévenir tous les locataires qu’il les diminue d’un tiers; vous m’entendez, n’est-ce pas? il les di-mi-nue…

Mais ni madame ni mademoiselle Bernard n’entendaient, elles riaient à se tordre.

– Diminuer, répétaient-elles, ah! la bonne farce, c’est trop drôle, en vérité! Diminuer…

Et mademoiselle Bernard courant à son piano, – car elle a un piano, en qualité d’élève du Conservatoire, – se mit à chanter le grand air de Verdi:

 
Étrange aventure,
Bizarre imposture,
Jamais, je le jure,
On ne te croira,
Nous fais-tu l’injure…
 

Mais Bernard prétendait être pris au sérieux dans sa loge, il se fâcha tout rouge, son épouse s’emporta et une querelle s’ensuivit.

Madame Bernard accusait M. Bernard d’avoir pris cet ordre fantastique au fond d’un litre chez le marchand de vin du coin.

Sans mademoiselle Amanda, le couple en serait venu aux coups. Tant et si bien que madame Bernard, qui ne voulait pas en avoir le démenti, jeta son châle sur ses épaules et courut chez le propriétaire.

Bernard avait dit vrai, elle ne le vit que trop. De ses deux oreilles ornées de pendants d’or, elle entendit le mot invraisemblable.

Seulement, comme c’est une femme forte et prudente, elle demanda «un mot d’écrit,» voulant mettre sa responsabilité à couvert.

 

Ce «mot d’écrit» le propriétaire le lui octroya en riant.

Elle aussi, elle rentra abasourdie. Et toute la soirée, dans la loge, le père, la mère et la fille délibérèrent.

Fallait-il obéir? Devait-on prévenir quelque parent du jeune homme, dont la sagesse s’opposerait à tant de folie?

Après mûres réflexions, il fut convenu qu’on obéirait.

IV

Le lendemain, Bernard, endossant sa plus belle lévite, fit sa fournée chez les vingt-trois locataires, annonçant la grande nouvelle.

Dix-minutes après, la maison de la rue de la Victoire était un dans état d’agitation impossible à décrire.

Des gens qui, depuis quatre ans qu’ils demeuraient sur le même palier, ne s’étaient pas honorés d’un coup de chapeau, s’abordèrent et se parlèrent.

– Vous savez, Monsieur?

– C’est bien extraordinaire!

– Dites que c’est inouï.

– Le propriétaire me diminue.

– D’un tiers, n’est-ce pas? Moi aussi.

– C’est étourdissant.

– Il doit y avoir erreur.

En dépit des affirmations du couple Bernard, en dépit de «l’ordre écrit,» il se trouva des locataires saint Thomas qui doutèrent.

Il y en eut trois qui écrivirent au propriétaire pour le prévenir de ce qui se passait et l’avertir charitablement que son portier avait absolument perdu la raison.

Le propriétaire répondit à ces sceptiques. Il confirmait le dire des Bernard. Impossible de douter désormais.

Alors commencèrent les réflexions et les commentaires:

– Pourquoi le propriétaire diminue-t-il ses loyers?

– Oui, pourquoi?

– Quelles raisons, disait-on, font agir cet homme bizarre? Pour sûr, il doit avoir des motifs très-graves. Un homme intelligent qui jouit de son bon sens ne se prive pas de bons gros revenus bien assurés pour le seul plaisir de s’en priver. On ne se conduit pas ainsi sans y être déterminé, contraint par des circonstances puissantes, terribles.

Et chacun de répéter:

– Il doit y avoir quelque chose là-dessous.

Mais quoi?

Du premier au sixième, on cherchait, on supposait, on conjecturait, on se creusait la cervelle. Chaque locataire avait l’air préoccupé d’un homme qui veut à toute force déchiffrer un rébus impossible. Partout on commençait à être vaguement inquiet, comme il arrive, quand on se trouve en présence d’un mystère.

Quelques-uns hasardaient:

– Cet homme doit avoir commis quelque grand crime resté secret; le remords le pousse à la philanthropie.

– Ce n’est pas gai de vivre ainsi côte à côte avec un scélérat… car enfin.. il a beau se repentir… il y a des rechutes dans ce métier-là.

– La maison est-elle bien solide? se demandait-on d’autre part.

– Hum! comme cela, tout juste.

– Elle n’est cependant pas très-vieille.

– C’est vrai; mais il a fallu l’étançonner, lorsqu’on a creusé l’égout l’année dernière au mois de mars.

Quelques-uns supposaient que le danger venait de la toiture.

D’autres prétendaient avoir de fortes raisons de croire qu’il se fabriquait de la fausse monnaie dans les caves, et prétendaient entendre parfois, la nuit, le bruit sourd et profond du balancier.

On était d’avis au second qu’il devait loger quelques espions russes ou prussiens dans la maison.

Le monsieur du premier inclinait à croire que le propriétaire se proposait de mettre sournoisement le feu à son immeuble, à la seule fin de tirer de grosses sommes des compagnies d’assurances, lesquelles sont, chacun le sait, ravies de payer des sinistres.

Puis, il se passait, affirmait-on, des choses extraordinaires et même effrayantes. Au sixième, dans les mansardes, on entendait, paraît-il, des bruits étranges et absolument inexplicables. Plusieurs assurèrent avoir vu des fantômes qui traînaient des chaînes par les escaliers.

La bonne de la vieille demoiselle du quatrième rencontra un soir, en allant voler du vin à la cave, le spectre de l’ancien propriétaire, – même, il tenait à la main une quittance de loyer.

Et le refrain était:

– Il y a quelque chose là-dessous.

V

De l’inquiétude on en était venu à la frayeur, de la frayeur on passa vite à l’épouvante. Si bien que le monsieur du premier, qui avait des valeurs chez lui, donna congé par huissier.

Bernard alla prévenir le propriétaire, qui répondit:

– Eh bien! qu’il s’en aille, cet imbécile!

Mais dès le lendemain, le pédicure du second, bien que n’ayant point à craindre pour ses valeurs, imita le monsieur du premier.

Les rentiers du second et les petits ménages du cinquième suivirent bravement cet exemple.

De ce moment, ce fut une déroute générale. A la fin de la semaine tout le monde avait donné congé. Chacun s’attendait à quelque catastrophe épouvantable. On ne dormait plus. On organisa des patrouilles.

Les domestiques terrifiés voulaient absolument quitter cette maudite maison, ils demandaient pour rester qu’on triplât leurs gages.

Bernard n’était plus que l’ombra de lui-même, la fièvre de la peur l’avait maigri. Mademoiselle Bernard délaissa son piano.

– Non, répétait la portière à chaque congé nouveau, non, ce n’est pas naturel!

Cependant, vingt-trois écriteaux se balançant à la façade de la maison, amenèrent des amateurs en quête d’un logement.

Bernard, sans maugréer, montait les escaliers et faisait visiter les appartements.

– Vous pouvez choisir, disait-il aux gens qui se présentaient, la maison entière est vacante. Tous les locataires ont donné congé, en masse, comme un seul homme. On ne sait rien au juste, mais il se passe des choses, oh! mais des choses!.. Un mystère, quoi! une histoire comme on n’en a jamais vue!.. Pour tout dire, le propriétaire diminue ses loyers!

Et les chalands venus pour louer s’enfuyaient épouvantés.

Le terme arriva. Vingt-trois voitures Bailly emportèrent les meubles des vingt-trois locataires. Tout le monde partit. Des fondations aux combles la maison resta vide.

Les rats eux-mêmes, n’y trouvant plus à vivre, l’abandonnèrent.

Seul le portier restait, verdissant de peur dans sa loge. Des visions effroyables hantaient ses nuits. Il lui semblait ouïr de lugubres hurlements. A certains murmures sinistres ses dents claquaient de terreur, et ses cheveux se dressaient à renverser son bonnet de coton. Madame Bernard ne fermait plus l’œil.

Dans son effroi, Amanda, renonçant aux gloires du théâtre, épousa, rien que pour quitter la loge paternelle, un jeune perruquier qu’elle ne pouvait souffrir.

Enfin, un matin, après une insomnie plus épouvantable que les autres, Bernard prit une grande résolution.

Il alla trouver le propriétaire, lui rendit son cordon et déguerpit.

VI

Et maintenant, si vous passez rue de la Victoire, vous verrez une maison abandonnée, c’est celle dont je viens de dire l’histoire. La poussière s’amasse sur les volets clos, l’herbe croît dans la cour.

Nul locataire ne se présente plus, et dans le quartier la maudite maison a une si funèbre réputation que les immeubles voisins en perdent quelque chose de leur valeur.

Diminuez donc vos loyers!!!