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Les esclaves de Paris

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Ainsi faisait l'honorable placeur.

Si cette conversation infâme avait eu lieu devant son protégé, c'est qu'il l'avait voulu ainsi.

Avant de lui donner le mot de son secret, avant de lui révéler ce qu'il attendait de lui, il tenait à accoutumer son esprit timide à envisager froidement les plus atroces combinaisons.

Il avait observé que mieux mille fois que les plus subtiles théories, le fait brutal qui surprend, démoralise et hâte la corruption.

Il lut dans l'œil de Paul sa résolution de s'abandonner, et c'est avec la certitude absolue de son influence qu'il reprit à haute voix la conversation:

– Arrivons, dit-il, à la question sérieuse, qui est le post-scriptum de ma visite. Où en sommes-nous avec la vicomtesse de Bois-d'Ardon?

Le tailleur pour dames eut un geste suffisant, comme il lui arrive quand on parle d'une de ses clientes de prédilection.

– Elle va bien, répondit-il. Je viens de lui livrer une série de toilettes inouïes.

– Que doit-elle?

– Au plus 25,000 francs; elle a dû bien plus.

B. Mascarot tracassait furieusement ses lunettes.

– Voilà, certes, dit-il, une femme calomniée. Elle est légère, coquette, vaniteuse, dépensière, mais rien de plus. Depuis quinze jours, je fouille son passé, et je n'y trouve pas le plus petit péché véniel qui la mette à notre discrétion… Heureusement, sa dette nous la livre. Son mari sait-il qu'elle a un compte ici?

– Lui!.. certes non. Il donne à sa femme un argent fou, et s'il se doutait…

– Parfait! Il faut lui présenter sa facture.

– Mais, monsieur, remarqua Van Klopen surpris, elle a donné la semaine passée un acompte important.

– Raison de plus pour agir: elle ne doit pas être en fonds.

L'arbitre des élégances grillait de présenter mille objections, un geste impérieux du digne placeur lui ferma la bouche.

– Je vous prierai de m'écouter, reprit B. Mascarot, de bien retenir ce que je vais vous dire, et surtout faites-moi la grâce de me dispenser de vos remarques.

Van Klopen avait perdu cette superbe impudence qui impose tant à sa clientèle.

– Êtes-vous connu chez la vicomtesse de Bois-d'Ardon? demanda le placeur.

– Oh!.. comme le loup blanc.

– Très bien. Cela étant, après-demain, à trois heures précises, – ni plus tôt, ni plus tard, réglez-vous sur la Bourse, – vous vous présenterez chez la vicomtesse. On vous répondra que madame a une visite.

– J'attendrai.

– Point. Vous insisterez pour voir madame sur-le-champ. Si les domestiques étaient par trop récalcitrants, menacez-les de moi.

– Inutile; je saurai forcer la consigne.

– Vous pénétrerez donc dans le salon, et vous trouverez la vicomtesse en grande conversation avec M. le marquis de Croisenois. Vous le connaissez, j'imagine?..

– Oui, mais seulement de vue…

– Cela suffit. Vous ne vous inquiéterez nullement de lui, vous tirerez votre facture de votre poche, et brutalement, vous réclamerez de l'argent.

– Oh!.. monsieur, y pensez-vous? La vicomtesse me menacera de me faire jeter à la porte.

– C'est très probable. Mais vous la menacerez, vous, de porter votre facture à son mari. Elle vous ordonnera de sortir, mais au lieu d'obéir, vous vous camperez insolemment dans un fauteuil en déclarant que vous ne vous retirerez pas sans argent.

– Mais ce sera affreux.

– Sans doute. Mais le marquis de Croisenois mettra fin à la scène. Il vous jettera à la tête un portefeuille, en vous disant: Paye-toi, faquin!..

– Et je déguerpirai.

– Oui, mais avant, comme vous aurez en poche un crayon bien taillé, vous libellerez un reçu au nom de M. Croisenois pour le compte de Mme de Bois-d'Ardon.

Jamais homme ne se vit humilié et piteux autant que l'était l'arbitre des élégances…

– Si j'y comprends quelque chose… murmurait-il.

– Inutile. Vous m'avez entendu?

– J'obéirai, monsieur, mais nous perdrons la clientèle de la vicomtesse.

– Et après!..

Van Klopen allait peut-être essayer de se retrancher derrière sa dignité, lorsque la voix piaillarde qui, l'instant d'avant, emplissait l'antichambre éclata de nouveau, mais tout près, cette fois, dans le couloir même.

– Elle est mauvaise! criait cette voix. On ne me la fait pas à la pose, à moi. Attendre une heure!.. plus souvent!.. Où est mon sabre? Le sabre, le sabre!.. Van Klopen occupé!.. Je la connais. Vous allez voir qu'il se dérangera pour moi.

Ces exclamations eurent au moins ce résultat de dissiper comme par enchantement les nuages qui assombrissaient le front des deux associés.

Ils échangèrent un regard gros de réticences, comme s'ils eussent connu cette voix aigre et fausse qui perçait le tympan.

– C'est lui! murmura Mascarot.

La porte s'ouvrit en même temps, et le jeune M. Gaston de Gandelu fit irruption dans le cabinet du tailleur pour dames.

Il portait, ce jour-là, un veston plus court encore que d'habitude, un pantalon plus clair et plus étroit, un faux-col plus vaste, une cravate plus étourdissante.

Sa plate figure était rouge et bouffie de colère.

– C'est moi! s'écria-t-il dès le seuil. Hein!.. vous la trouvez forte, celle-là! Je suis comme cela, moi, bon enfant, mais carré, comme dit Achille de chez Vachette. Attendre plus de vingt minutes, moi!.. Ah!.. mais non.

Il est sûr que cette infraction aux règles immuables de sa maison, que ce mépris d'une étiquette consacrée mettaient le couturier des reines hors de soi.

Mais il était sous l'œil du placeur, il avait reçu l'ordre de s'emparer du jeune M. de Gandelu, il savait qu'on ne prend point de mouches avec du vinaigre, il se résigna à filer doux.

– Croyez, monsieur, commença-t-il, sans réussir, toutefois, à dépouiller son air gourmé; croyez que si j'avais su…

Cette simple explication enchanta le spirituel jeune homme.

– Des excuses!.. interrompit-il, je les accepte. Qu'on remporte les épées!.. Farceur, va! Mais n'importe, il ne faudrait pas me la refaire. J'ai en bas mes chevaux qui sont capables d'avoir pris un rhume. Vous les connaissez, mes chevaux? Quelles bêtes, hein! Et dire que Zora voulait continuer de poser!.. Est-elle assez jeune!.. Mais je la formerai, vous verrez… Je cours la chercher.

Sur ces mots, il disparut dans le couloir en criant:

– Zora!.. Madame de Chantemille!.. Chère vicomtesse!..

Le grand couturier semblait aussi à l'aise, à peu près, qu'un homme sur les charbons ardents. Quel affront pour sa maison!.. Il lançait des regards désespérés à B. Mascarot, qui, placé près de la porte donnant sur l'escalier, gardait une physionomie d'augure.

Quant à Paul, il n'était peut-être pas éloigné de prendre ce jeune monsieur, qu'un équipage attendait à la porte, pour le modèle achevé des grâces et façons du grand monde.

Même son cœur se serrait en songeant à l'odieux traquenard où allait être pris ce garçon si intéressant.

Cette dernière impression fut si vive qu'il s'approcha du placeur, afin de la lui communiquer.

– N'y a-t-il donc aucun moyen, demanda-t-il à voix basse, d'épargner cet infortuné jeune homme?

B. Mascarot eut un de ces sourires pâles qui font frémir ceux qui le connaissent pour l'avoir vu à l'œuvre.

– Avant un quart-d'heure, répondit-il, je vous adresserai cette même question, en vous laissant maître de la résoudre à votre guise.

– Oh! dans ce cas…

– Chut!.. voici venir votre première épreuve. Si vous n'êtes pas l'homme fort que j'ai cru, bonsoir. Tenez ferme!.. Une cheminée va vous tomber sur la tête.

Les expressions étaient triviales, mais le ton était si expressif que Paul, effrayé, entrevit les plus fantastiques dangers et rassembla toute son énergie.

Bien lui en prit, car il put étouffer le cri de surprise et de colère que devait lui arracher la vue de la femme qui entrait.

La vicomtesse, la Zora du jeune M. de Gandelu, c'était sa Rose, à lui, dans une toilette qui, pour avoir été achetée toute faite, n'en était pas moins étourdissante.

Évidemment, elle avait de belles dispositions, et, conseillée par l'intelligent Gaston, elle devait aller loin… Et la preuve, c'est qu'elle avait sur le nez un binocle qu'elle maintenait à grand'peine, et qui paraissait la gêner énormément.

Elle était intimidée pourtant, et M. de Gandelu, la traînait presque.

– Auriez-vous peur; lui disait-il. Je la trouverais drôle?.. Arrivez donc, puisque je vous affirme qu'il va chasser ses domestiques.

Zora-Rose installée dans un fauteuil, le séduisant jeune homme se retourna vers le célèbre fournisseur des cours du Nord.

– Eh bien! lui demanda-t-il, avez-vous pensé à nous? Avez-vous cherché et composé la toilette qui convient à la beauté de madame?

Van Klopen ne répondit pas. Il avait les sourcils froncés, le visage contracté du devin qui, assis sur le trépied, attend l'inspiration.

– J'y suis!.. s'écria-t-il enfin avec un geste grandiose, j'y suis, j'ai trouvé, je vois!

– Hein!.. fit Gaston influencé, quel homme!

– Écoutez, poursuivit le couturier, l'œil brillant de l'enthousiasme des grands inventeurs. Costume de ville d'abord: polonaise à corsage large, cordelières croisées à la pensionnaire; corsage, manches et sous-jupe d'un marron vigoureux; jupe de dessus «cheveux de la reine», avec échancrures ovoïdes; robe bouffante relevée en coquilles.

Il eût pu parler longtemps ainsi, Zora-Rose ne l'entendait plus.

Elle venait d'apercevoir Paul, et, en dépit de son audace nouvelle, sa terreur était si grande qu'elle était près de se trouver mal.

Qu'allait-il advenir de cette inexplicable rencontre?

Comment Paul pouvait-il rester calme en apparence, se contenir, lorsqu'elle lisait dans ses yeux les plus épouvantables menaces?

Son malaise devenait si manifeste, qu'à la fin le jeune M. de Gandelu la remarqua.

 

Mais ne connaissant pas Paul, qu'il avait à peine aperçu en entrant, doué d'une perspicacité un peu bornée, il se méprit complètement aux causes du trouble affreux de Rose-Zora.

– Arrêtez! cria-t-il à Van Klopen, arrêtez! arrêtez!.. Voyez l'effet de la joie! Je connais cela, moi. Dix louis qu'elle va avoir une crise de nerfs! Ah! mais non, il n'en faut pas!..

Durant cette scène, B. Mascarot n'avait pas perdu son protégé de vue. Le jugeant près d'éclater, il pensa que prolonger l'épreuve serait à la fois absurde et imprudent.

– Je vous laisse, cria-t-il à Van Klopen; n'oubliez pas nos conventions. Monsieur et madame, mes respects.

Sachant comment se retirer sans traverser le salon, il prit le bras de Paul et l'entraîna. Il était temps.

Lorsqu'ils furent sur l'escalier, délivrés des empressements des chasseurs de l'antichambre, alors seulement l'honorable placeur respira.

– Que pensez-vous de l'aventure? demanda-t-il.

Si pénible avait été la contrainte que Paul s'était imposée, la rage de l'amour-propre offensé serrait si bien ses dents, qu'il lui fut impossible de répondre autrement que par un gémissement sourd.

– Diable!.. pensa l'honnête directeur de l'agence de la rue Montorgueil, il a été rudement touché. Peu importe, il s'est assez bien tenu et le grand air va le remettre.

Point. Arrivé dans la rue, Paul eût été contraint de s'arrêter, tant ses jambes flageolaient, s'il n'eût eu un point d'appui.

Son digne protecteur ne pouvait le traîner en cet état, aussi eut-il un soupir de satisfaction en apercevant un petit café à sa convenance.

– Entrons ici, dit-il, vous prendrez quelque chose, et cela vous remontera le moral.

Ils allèrent s'établir dans une étroite salle où ils étaient seuls, et au bout de dix minutes, après avoir bu deux verres de rhum, Paul reprit figure humaine, le sang remontait à ses joues.

– Cela va mieux? demanda le placeur.

– Oui.

Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Quand B. Mascarot a étourdi son homme, il l'achève sans lui laisser le loisir de respirer.

Il y a un quart-d'heure, reprit-il, je vous ai promis de vous rappeler vos bonnes dispositions au sujet de M. de Gandelu…

– Assez, interrompit violemment Paul, assez!..

Le digne placeur eut un paternel sourire.

– Voyez pourtant, fit-il, comme, selon la position, les points de vue changent. Voici que vous commencez à devenir raisonnable.

– Oui, je suis raisonnable, c'est-à-dire que je veux être riche, moi aussi… Ah! vous n'aurez plus à me presser. C'est moi qui vous sommerai de réaliser vos promesses. Je ne veux plus avoir à subir une humiliation comme celle d'aujourd'hui.

B. Mascarot eut un haussement d'épaules que son protégé ne vit pas.

– Vous êtes en colère? fit-il.

– La colère passera, mes dispositions resteront les mêmes.

Maintenant que Paul s'avançait, le placeur battait en retraite. C'est la tactique indiquée.

– Ne vous engagez pas sans réfléchir, dit-il. En ce moment, vous êtes encore votre maître; demain, si vous vous abandonnez à moi, il vous faudra abdiquer votre libre arbitre.

– J'irai jusqu'au bout.

Le placeur triomphait enfin.

– C'est bien!.. fit-il froidement. Le docteur Hortebize vous présentera chez M. Martin-Rigal, le père de Mlle Flavie, et moi, huit jours après le mariage, je vous donnerai une couronne de duc à faire peindre sur vos équipages.

XII

Lorsqu'elle avait annoncé à André qu'elle s'en remettrait à la loyauté de M. de Breulh-Faverlay, Mlle de Mussidan avait consulté les intérêts de son amour bien plus que ses forces.

Elle dut le reconnaître lorsque seule, en face d'elle-même, elle se demanda comment tenir sa promesse.

Tout son être se révoltait à cette idée qu'elle allait être forcée de demander un rendez-vous à un homme, et qu'il faudrait le laisser lire jusqu'au fond de son âme.

Un étranger l'eût moins épouvantée que M. de Breulh.

Il lui paraissait, et c'était juste, que par ce seul fait qu'il avait recherché sa main, c'est-à-dire désiré sa personne, il avait acquis des droits sur sa pensée même.

Tout le long de la route, dans le fiacre où elle était montée avec sa dévouée Modeste, Sabine ne prononça pas un mot.

On allait se mettre à table lorsqu'elle arriva à l'hôtel de Mussidan.

Le dîner fut lugubre.

Si les plus cruelles incertitudes torturaient la jeune fille, le comte et la comtesse se taisaient, obsédés par les menaces du docteur Hortebize et de l'honorable B. Mascarot.

Autour d'eux, dans la magnifique salle à manger, les domestiques allaient et venaient, remplissant leur service avec cette apparence d'empressement que donne l'habitude.

Que leur importait la tristesse des maîtres, et qu'avaient-ils à y voir? N'étaient-ils pas bien logés, mieux nourris, payés régulièrement? N'allaient-ils pas tout à l'heure, à l'office, prendre leur revanche de la gravité qui leur était imposée au même titre que la livrée?

Ils se souciaient bien du reste! A eux véritablement était l'hôtel. Pour eux surtout, le comte de Mussidan touchait ses fermages.

Combien de maisons à Paris sont ainsi, où les maîtres semblent les hôtes de passage de leur gens.

Dès neuf heures, Sabine, retirée dans sa chambre, s'efforçait d'accoutumer son esprit à la démarche terrible, s'exerçant pour ainsi dire aux souffrances qu'elle endurerait lorsqu'elle serait en présence de M. de Breulh.

Elle ne dormit pas cette nuit-là.

Au matin, elle se trouva toujours aussi défaillante. Mais la pensée ne lui venait pas d'éluder sa promesse, ni même de gagner du temps.

D'abord, elle avait juré, et André devait attendre une lettre avec une mortelle impatience.

Puis, à mesure qu'elle étudiait mieux sa situation, elle sentait plus impérieusement la nécessité d'une prompte détermination.

Laisser les choses s'engager, c'était s'exposer à rencontrer d'invincibles obstacles.

On ne marie pas, prétend-on, une jeune fille contre son gré. C'est une erreur. Sabine ne l'ignorait pas.

Et elle ne pouvait se confier à son père, encore moins à sa mère.

Sans jamais avoir été admise aux épanchements de leur intimité, elle était sûre qu'il y avait sur la maison une menace de malheur.

Lorsqu'au sortir du couvent elle était rentrée dans sa famille, elle avait compris qu'elle y était de trop, qu'elle y gênait.

Elle était sûre à n'en pouvoir douter que le comte et la comtesse appelaient de tous leurs vœux le jour où, par son mariage, elle les affranchirait. Ils seraient libres alors de se séparer, de fuir, chacun de son côté, après s'être juré de ne se revoir jamais.

Elle était le lien de deux haines.

Toutes ces circonstances, qui se représentaient à son esprit, redoublaient ses angoisses.

Alors, sans aucun doute, elle était dans une de ces dispositions d'esprit qui inspirent aux jeunes filles les résolutions désespérées.

Oui, il lui eût semblé moins pénible, moins cruel de quitter pour toujours le toit paternel, que d'affronter le regard de M. de Breulh, quand elle lui dirait la vérité.

Par bonheur, elle devait à l'habitude de vivre repliée sur elle-même une énergie virile.

Pour André, encore plus que pour elle-même, elle voulait rester dans le cercle étroit des conventions sociales. Elle eût souffert d'une félicité qu'il faut cacher comme une honte, et dont le monde hypocrite et méchant se venge tôt ou tard. Il fallait à ses désirs ce bonheur permis, d'accord avec les préjugés et la passion, qui s'affirme hautement à la face de Dieu et des hommes.

A midi, elle n'était pas encore décidée, et, agenouillée à son prie-Dieu, elle priait et pleurait.

Hélas! pourquoi n'avait-elle pas de mère?

Un moment elle eut l'idée d'écrire. Mais elle comprit que c'est folie de confier au papier les phrases qu'on n'ose prononcer.

Le temps pressait, et Sabine se reprochait amèrement ce qu'elle appelait sa pusillanimité, lorsqu'elle entendit les grilles de l'hôtel tourner sur leurs gonds.

Une voiture entrait dans la cour de l'hôtel.

Machinalement, la jeune fille s'approcha de la fenêtre, regarda et poussa un cri de joie.

Elle venait de voir M. de Breulh-Faverlay descendre d'un phaéton qu'il conduisait lui-même malgré le froid.

– Dieu m'a entendue, murmura-t-elle; le plus pénible de mon entreprise m'est épargné.

– Quoi! mademoiselle, demanda la dévouée Modeste, vous allez parler à M. de Breulh ici?

– Oui. Ma mère n'est pas habillée, on n'ira pas avertir mon père dans la bibliothèque sans un ordre exprès; en arrêtant M. de Breulh au passage et en le faisant entrer au salon, j'ai un quart d'heure à moi; c'est plus qu'il ne faut.

Rassemblant alors tout son courage, triomphant de ses dernières hésitations, elle sortit.

Certes André eût le droit de s'enorgueillir d'être préféré, lui, le pauvre peintre, l'enfant trouvé, à l'homme que le comte de Mussidan avait choisi entre tous pour sa fille unique.

M. de Breulh-Faverlay est un des dix hommes dont Paris s'inquiète en dehors du monde officiel.

Il semble que la fortune ait pris plaisir à vider sur sa tête le trésor de ses faveurs.

Il n'a pas quarante ans; il est remarquablement bien de sa personne, son intelligence est supérieure, on redoute son esprit; enfin, il est un des plus riches propriétaires de France.

Comment reste-t-il, en apparence, étranger aux affaires de son pays et de son temps, pourquoi se tient-il à l'écart? On le lui a souvent demandé.

– J'ai bien assez à faire, répond-il, de dépenser ma fortune sans me donner trop de ridicules.

Est-ce modestie réelle ou affectation? On ne sait.

Ce qui est sûr, c'est qu'il est comme l'expression dernière de tout ce que la noblesse française eut autrefois de beau, de brillant, de poétique. Il en a la loyauté parfaite, la courtoisie spirituelle, l'esprit chevaleresque et la généreuse disposition à se dévouer pour des causes perdues.

Il a eu, prétend-on, de grands succès auprès des femmes. Si les «on dit» sont vrais, il a su être assez habile pour ne jamais compromettre personne.

Une sorte d'ombre mystérieuse et romanesque, qui plane sur ses jeunes années, ajoute encore à son prestige.

Il n'a pas toujours été riche, il s'en faut.

Orphelin, n'ayant qu'un insignifiant patrimoine, M. de Breulh s'embarqua, lorsqu'il n'avait guère que vingt ans, pour l'Amérique du Sud. Il y est resté douze ans, tantôt faisant la guerre de partisans, tantôt demandant aux plus singulières professions sa vie de chaque jour, préludant par deux expéditions aux tentatives avortées de Raousset-Boulbon et de Pindray.

A son retour en France, il n'était guère plus riche qu'avant son départ, lorsque son oncle, le vieux marquis de Faverlay, mourut en lui léguant ses propriétés, à la condition de joindre, par un trait d'union, à son nom de Breulh le nom de Faverlay, menacé de s'éteindre.

On ne lui connaît qu'une passion sérieuse, les chevaux. Mais s'il fait courir, c'est en grand seigneur et non en palefrenier.

Voilà ce que savait le monde sur l'homme qui allait tenir entre ses mains les destinées d'André et de Mlle de Mussidan.

Il venait d'entrer dans le vestibule, et il allait adresser la paroles aux valets de pied qui s'étaient levés à son approche, lorsque apercevant Sabine sur les dernières marches de l'escalier, il salua profondément.

La jeune fille vint droit à lui.

– Monsieur, dit-elle, si émue que sa voix était à peine intelligible, monsieur, je vous demanderai de m'accorder un moment d'entretien. Je voudrais vous parler, à vous seul… sur-le-champ.

M. de Breulh s'inclina profondément sans rien laisser voir de son étonnement.

– Ce m'est un grand honneur, mademoiselle, répondit-il, d'avoir à me mettre à vos ordres.

Sur un signe de Sabine, un des valets de pied avait ouvert la porte de ce même salon où le docteur Hortebize avait vu presque à genoux l'orgueilleuse comtesse de Mussidan.

La jeune fille entra la première, peu soucieuse de l'opinion et conjectures des domestiques.

Elle n'offrit point de siège à M. de Breulh.

Debout, près de la cheminée, elle s'appuyait à la tablette, comme si elle eut craint d'être trahie par ses forces.

Ce n'est qu'après un long silence, horriblement embarrassant pour tous deux, que Mlle de Mussidan réussit enfin à surmonter l'horreur que lui inspirait sa démarche.

– Ma conduite extraordinaire, commença-t-elle, vous prouvera, monsieur, mieux que les plus longues explications, la sincérité de mon estime pour votre caractère, ma confiance absolue en vous…

M. de Breulh ne sourcilla pas.

Où voulait en venir Sabine? Son esprit s'égarait en mille suppositions contradictoires.

 

– Vous êtes un ami de notre famille, poursuivit la jeune fille, vous avez pu mesurer les misères secrètes de notre intérieur. Vous avez dû reconnaître, qu'entre mon père et ma mère, je suis abandonnée autant qu'une orpheline…

Elle s'arrêta, interdite et honteuse.

L'idée que M. de Breulh allait peut-être se méprendre à ses expressions et s'imaginer que, devançant son blâme, elle cherchait à s'excuser, révoltait sa fierté.

C'est donc avec une nuance de hauteur, qui devait paraître étrange à coup sûr, dans sa situation, qu'elle reprit:

– Mais ai-je donc à me justifier?.. Si j'ai osé vous demander un entretien, monsieur, c'est que je veux vous conjurer de renoncer au… projet dont il a été question, et vous prier de prendre sur vous la responsabilité d'une rupture.

Si inattendue était cette déclaration, que M. de Breulh, malgré cette puissance de dissimulation que donne l'usage du monde, laissa voir sa surprise profonde, voilée d'un certain dépit.

– Mademoiselle… commença-t-il.

Sabine l'interrompit.

– C'est un grand service, dit-elle, que j'implore de votre générosité. Il dépend de vous de m'épargner de cruels chagrins…

Elle eut un sourire triste et ajouta:

– J'ai conscience de ne vous demander qu'un léger sacrifice. C'est à peine si j'ai l'honneur d'être connue de vous, je ne puis que vous être bien indifférente.

La physionomie de M. de Breulh trahissait une profonde souffrance.

– Vous vous trompez, mademoiselle, prononça-t-il d'une voix grave, et vous me jugez mal. J'ai passé l'âge des déterminations prises à la légère. Si j'ai sollicité votre main, c'est que j'ai su apprécier comme il convient les nobles qualités de votre cœur et de votre esprit. Je crois qu'il sera heureux entre tous, celui dont vous daignerez accepter le nom.

Mlle de Mussidan ouvrait la bouche pour répondre, mais déjà M. de Breulh poursuivait:

– En quoi vous ai-je déplu assez pour être ainsi repoussé? Je l'ignore. Seulement, mademoiselle, sachez-le bien, c'est un malheur dont je ne me consolerai de ma vie.

La sincérité de la douleur de M. de Breulh était si évidente, que Sabine en fut émue.

– Croyez, monsieur, dit-elle, que je suis touchée plus que je ne saurais l'exprimer. Vous ne m'avez pas déplu, monsieur, et votre recherche m'honore au-delà de mes mérites. J'aurais été heureuse et fière d'être votre femme, si…

Elle fut obligée de s'interrompre, tant le sang affluait à sa gorge.

Mais M. de Breulh fut cruel, il insista:

– Si?.. demanda-t-il.

Mlle de Mussidan détourna la tête pour dérober le spectacle de sa confusion, et c'est presque défaillante qu'elle répondit:

– Si je n'avais donné mon cœur et promis ma main à un autre.

M. de Breulh ne put retenir une exclamation:

– Ah!

Intention, hasard ou jalousie, il avait, ce «Ah!» comme une apparence d'ironie qui blessa et révolta Sabine.

Elle se retourna irritée, et c'est la tête haute, après avoir cherché et rencontré le regard de M. de Breulh, qu'elle reprit:

– Oui, monsieur, un autre, choisi par moi entre tous, librement, à l'insu de ma famille. Un autre, pour qui je suis tout, de même qu'il est tout pour moi…

M. de Breulh ne répondit pas.

– Et ce choix ne saurait vous offenser, reprit la jeune fille. Vous ignoriez jusqu'à mon existence, quand je l'ai rencontré, cet autre. D'ailleurs, est-il une comparaison possible entre vous et lui? Non. Vous êtes, vous, tout en haut de l'échelle sociale: il est, lui, tout en bas. Autant vous êtes noble, autant il est peuple. Vous êtes fier de ne point porter de titre: on dit les sires de Breulh comme on dit les sires de Coucy; lui n'a pas même de nom. Votre fortune dépasse vos fantaisies; lui se débat et lutte obscurément pour le pain de chaque jour. Car il en est là! oui, monsieur. Peut-être est-ce un homme de génie; les difficultés les plus misérables de l'existence enchaînent son essor. Pour conquérir le droit de devenir un grand artiste, il est ouvrier… Et si jamais vous serrez sa main loyale, vous y sentirez les callosités du travail…

Mlle de Mussidan eût pris à tâche de désoler ce galant homme, dont elle attendait un grand service, un sacrifice plus grand encore, qu'elle n'eût pas parlé autrement.

Dans son inexpérience, elle faisait tout pour aviver la blessure qu'elle venait de lui faire.

Et jamais elle n'avait été si belle qu'en ce moment, où elle vibrait tout entière au souffle de la passion. Sa voix avait des sonorités étranges. Son âme même montait à ses yeux.

– Maintenant, monsieur, reprit-elle, comprenez-vous ma préférence? Plus est large, profond, infranchissable, en apparence, l'abîme qui le sépare de moi, plus je me dois d'être fidèle aux serments échangés. Je sais mon devoir. La femme digne de ce nom doit être, pour qui l'aime, l'espérance et la foi, qui enfantent des miracles. Qu'on me juge insensée, j'y consens. Je sais quels dangers on court à heurter les préjugés. Il se peut que l'avenir me réserve un châtiment terrible… on ne m'entendra jamais me plaindre. Enfin, cet autre…

Elle hésita un moment, et, enfin, d'un ton simple mais ferme, elle ajouta:

– Cet autre… je l'aime.

M. de Breulh écoutait, plus immobile, en apparence, et plus froid que le marbre. En réalité, la plus terrible des passions, la jalousie, grondait au fond de son cœur.

C'est que s'il avait laissé entrevoir la vérité, il ne l'avait pas dite toute entière.

Il aimait Sabine, et il l'aimait depuis longtemps. C'était l'édifice entier de son avenir que, sans paraître le remarquer, Mlle de Mussidan renversait. Oui, il était noble, oui, il était riche, mais titres et fortune, il eut tout donné pour être à la place de cet autre qui gagnait son pain, qui était un enfant trouvé, mais qui était aimé.

Bien d'autres, à sa place, eussent haussé les épaules et expliqué Sabine d'un seul mot: romanesque.

Lui, non. Il était digne de la comprendre.

Ce qu'il admirait le plus en elle, c'était cette belle franchise qui va droit au but, sans réticences et sans ambages, cette hardiesse à braver le danger après l'avoir reconnu et raisonné.

Elle était certes, inhabile et imprudente; mais cela même la grandissait à ses yeux. Ce n'est d'ordinaire ni la prudence ni l'habileté qui manquent aux jeunes demoiselles élevées comme Sabine au noble et moral couvent des Oiseaux.

Par ce temps de galanteries banales, d'intrigues amoureuses bêtes et plates comme un livre obscène, à une époque où le notaire qui rédige le contrat représente toute la poésie de la moitié des mariages, M. de Breulh se trouvait en présence d'une femme capable d'une grande et vigoureuse passion.

Cette femme, il avait espéré qu'elle serait sienne, et voici qu'elle lui échappait.

Il brûlait d'interroger cependant, de savoir, soit qu'il gardât une ombre d'espérance, soit qu'il trouvât comme une âcre volupté à se bien convaincre de son malheur.

– Mais cet autre, demanda-t-il à Sabine, comment vous est-il possible de le voir?

Elle comprit qu'elle n'avait rien à cacher.

– Je le rencontre à la promenade, répondit-elle; je suis allée chez lui…

– Chez lui!..

– Oui: je lui ai donné quinze séance pour mon portrait.

Et fièrement elle ajouta:

– Une fille comme moi peut aller sans danger chez l'homme qu'elle a choisi: il ne s'y passe rien dont elle ait à rougir.

M. de Breulh se taisait, il était confondu, abasourdi.

– Vous savez tout, monsieur… Je me suis fait violence à ce point de vous dire, moi, jeune fille, ce que je n'ai pas osé avouer à ma mère. Que dois-je maintenant espérer?

Ceux-là seuls qui, passionnément épris, ont trouvé une femme assez loyale pour leur dire:

– «Je ne vous aime pas, j'ai donné ma vie à un autre, je ne vous aimerai jamais, renoncez à toute espérance.»

Ceux-là seuls peuvent se faire une juste idée de la situation d'esprit de M. de Breulh et des tortures qu'il endurait.

Certes, s'il eut appris par quelque voie détournée les amours de Sabine, il ne se serait pas retiré. Il eut accepté la lutte, avec l'espoir de triompher de ce mortel heureux qu'on lui préférait.

Mais ici, lorsque Mlle de Mussidan se mettait à sa discrétion, abuser de sa confiance était impossible.

– Il sera fait selon vos désirs, mademoiselle, répondit-il, non sans une cer taine amertume. Ce soir même, j'écrirai à votre père pour lui rendre sa parole. Ce sera la première fois que je ne tiendrai pas la mienne. Je me demande quel prétexte j'imaginerai pour colorer ma retraite; ce qui est sûr, c'est que si précieuse que ma défaite puisse être, M. de Mussidan m'en voudra cruellement. Mais vous l'exigez…