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Les esclaves de Paris

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A l'exaltation de Sabine avait succédé cette prostration physique et morale qui suit inévitablement les dépenses excessives d'énergie.

– Je vous remercie, monsieur, murmura-t-elle, et du plus profond de mon âme. J'éviterai, grâce à vous, une lutte dont la pensée seule me glaçait d'horreur, car j'étais résolue à résister aux désirs de ma famille. Tandis que maintenant!..

M. de Breulh ne paraissait nullement partager la sécurité de la jeune fille.

– Malheureusement, mademoiselle, je tremble de vous voir reconnaître, avant peu, l'inutilité de mon sacrifice… De grâce, laissez-moi m'expliquer. Jusqu'ici vous n'êtes allée que fort peu dans le monde, et dès que vous y avez paru, on a su que des projets d'union existaient entre vos parents et moi. De là vient que vous avez été peu entourée. Qu'on sache demain que je me retire, vingt prétendants se mettront sur les rangs.

Mlle de Mussidan soupira. C'était la l'objection d'André.

– Reconnaissez-le, poursuivait M. de Breulh, votre situation sera des plus difficiles. Si vos nobles qualités sont faites pour exalter les sentiments les plus élevés, votre grande fortune doit irriter les plus sordides convoitises.

Pourquoi ces mots de «fortune» et de «convoitise»? Était-ce une allusion à la pauvreté d'André? Elle regarda fixement M. de Breulh: ses yeux ne trahissaient pas la plus légère intention d'ironie.

– C'est vrai, fit-elle tristement, j'ai une grosse dot.

– Que répondrez-vous à ceux qui se présenteront?

– Je ne sais; sans doute je trouverai des raisons plausibles de refus. D'ailleurs, j'obéis à la voix de mon cœur et de ma conscience, je ne puis mal faire, Dieu aura pitié de moi.

Cette dernière phrase était un congé. M. de Breulh, un homme du monde, ne pouvait s'y méprendre; cependant il ne bougea pas.

– Si j'osais, mademoiselle, commença-t-il, si je me supposais assez votre ami pour me permettre un conseil…

– Parlez, monsieur, je vous en prie.

– Eh bien! pourquoi ne pas rester dans les termes où nous sommes? Tant que notre rupture ne sera pas ébruitée, votre tranquillité est assurée. Il me serait aisé de retarder d'un an les démarches décisives, et je serais toujours prêt à me retirer au moindre signe.

Cette proposition cachait-elle une arrière-pensée? Non. Mais Sabine ne s'en inquiéta même pas.

– Non, monsieur, répondit-elle vivement, non. Ce serait abuser de votre dévouement et vous condamner à un rôle affligeant. Et d'ailleurs, réfléchissez, ce subterfuge ne serait-il pas indigne de vous, de moi… et de lui?

M. de Breulh n'insista pas. A son premier mouvement de dépit succédait un invincible attendrissement.

Un projet digne de son caractère chevaleresque obsédait son esprit, et il hésitait à le traduire, tant cette belle jeune fille, si craintive et si vaillante à la fois, si pure et si imprudente le frappait de respect.

Il parvint cependant à vaincre cette timidité si nouvelle pour lui.

– Serait-ce, commença-t-il avec des hésitations d'adolescent, serait-ce abuser de la confiance que vous avez daigné me témoigner, que de vous dire… de vous exprimer combien je serais… heureux de connaître l'homme que vous avez choisi?..

Sabine rougit excessivement.

– Je n'ai rien à vous cacher, monsieur, dit-elle. Il se nomme André, il est peintre, il demeure rue de la Tour-d'Auvergne, nº…

M. de Breulh ne devait oublier ni ce nom ni cette adresse.

– De grâce, reprit-il avec plus de fermeté, ne croyez pas à une vaine curiosité. Le seul désir de vous servir a décidé ma question. Il me serait si doux de devenir votre allié, d'être pour quelque chose dans votre vie. J'ai des amis puissants, les relations que donne une grande fortune…

La passion est maladroite. C'est le trait essentiel qui la trahit.

Avec les plus délicates intentions, M. de Breulh, ce gentilhomme si expert et si fin d'ordinaire, n'avait pour ainsi dire pas prononcé une phrase sans blesser Sabine.

Voici que maintenant il paraissait proposer sa protection à André! C'est-à-dire qu'il semblait établir sa supériorité à lui sur l'homme aimé. C'est ce que jamais femme ne tolèrera.

– Pour ceci encore, monsieur, répondit-elle, merci. Mais je connais André. Une offre de service l'humilierait affreusement. C'est ridicule? Oui, je le sais. Excusez-nous, notre condition particulière nous impose des scrupules exagérés. Pauvre cher!.. Sa fierté est toute sa noblesse!

Ayant dit, et voulant couper court à un entretien qui était pour elle un supplice, Mlle de Mussidan sonna. Un valet parut.

– Avez-vous prévenu ma mère de la visite de monsieur? demanda-t-elle.

– Non, mademoiselle, monsieur et madame nous ont fait avertir qu'ils ne pouvaient recevoir.

– Comment donc ne m'avez-vous rien dit? fit durement M. de Breulh.

Et sans attendre la justification fort simple du valet de pied, il s'inclina cérémonieusement devant Sabine, s'excusa de l'avoir involontairement importunée, et sortit en laissant paraître juste assez de mécontentement pour qu'on le remarquât.

– Celui-là aussi, pensait Sabine, est digne d'être aimé!..

– Elle s'apprêtait à remonter chez elle, lorsque le bruit d'une sorte de discussion dans le vestibule, l'arrêta.

La porte du salon avait été entrebâillée et elle entendait les instances d'un visiteur qui voulait absolument voir le comte de Mussidan, sur-le-champ, malgré les objections des valets de pied qui résistaient respectueusement mais fermement.

– Trédame!.. disait la voix de ce visiteur obstiné, que me chantez-vous donc avec vos ordres!.. Est-ce que votre consigne me concerne? Me reconnaissez-vous? Suis-je, oui ou non, l'ami intime de votre maître? Oui. Allez donc lui dire à l'instant que je suis ici, que je l'attends… sinon je vais monter moi-même.

L'entêtement de cet intime eut à la fin raison de la résistance des domestiques, et la preuve, c'est qu'il pénétra dans le salon.

Ce visiteur n'était autre que M. de Clinchan en personne, le camarade de jeunesse de M. de Mussidan, le seul témoin avec Ludovic de la mort de l'infortuné Montlouis, M. de Clinchan, celui-là même qui confiait au papier l'analyse de ses sensations au moment d'un faux témoignage.

M. de Clinchan n'était ni grand ni petit, ni gras ni maigre, ni beau ni laid. Sa personne est effacée comme son esprit, comme son costume.

En lui, rien de saillant où accrocher une remarque. Si, pourtant. Il porte en breloque une énorme main de corail. Il craint le mauvais œil.

Jeune, il était méthodique. En vieillissant, il est devenu maniaque. A vingt ans, il notait chaque jour le nombre de ses pulsations. A quarante ans, il rédige quotidiennement l'histoire de ses digestions.

Si le paradis est la réalisation de nos vœux impossibles ici-bas, M. de Clinchan sera pendule dans l'autre monde.

Pour l'instant, il était si terriblement agité qu'il ne salua pas Sabine.

– Quelle émotion, disait-il, et pour comble, j'avais mangé plus que d'usage. Si je n'en meurs pas, je m'en ressentirai encore dans six mois.

A la vue de M. de Mussidan qui entrait, il s'interrompit. Il courut à lui, il se jeta sur lui plutôt, en criant:

– Octave, sauve-nous! C'en est fait de nous, si tu ne romps pas le mariage de ta fille avec…

La main nerveuse de M. de Mussidan s'appliquant sur sa bouche lui coupa la parole.

– Tu es donc fou, disait le comte, tu ne vois donc pas ma fille!

Obéissant à un regard impérieux de son père, Mlle de Mussidan s'était empressée de s'enfuir.

Mais M. de Clinchan en avait dit assez pour emplir son cœur d'alarmes et de défiances.

Qu'était-ce que cette rupture? avec qui? pourquoi? Comment le salut de son père et de Clinchan pouvait-il dépendre de son mariage à elle?

A coup sûr, il y avait quelque chose, une énigme: l'empressement qu'avait mis le comte à fermer la bouche à son ami le prouvait.

Le nom que n'avait pu prononcer M. de Clinchan, elle ne le devinait que trop, c'était le nom de Breulh-Faverlay.

Un de ces pressentiments sinistres, qu'il serait puéril de nier, lui disait que ce commencement de phrase surpris par elle contenait toute sa destinée.

Elle avait comme la certitude absolue que sa vie, son bonheur, sa personne même, allaient être l'enjeu d'une partie qui se décidait en ce moment.

Mais comment entendre ce qu'allaient dire son père et le comte de Clinchan? car elle brûlait de les entendre, elle le voulait, quoiqu'il pût lui en coûter. Une curiosité, une anxiété plutôt de savoir, la poignait.

Elle cherchait un expédient, lorsqu'elle pensa qu'en faisant le tour de la salle à manger, il lui serait possible de s'établir dans un des salons de jeu séparés du grand salon par une simple portière.

Elle y courut. Elle y distinguait les moindres paroles des deux interlocuteurs.

M. de Clinchan en était encore à se plaindre.

Si brusque, il faudrait dire si brutal avait été le geste de M. de Mussidan, qu'il avait fait mal à son ami et l'avait presque renversé.

– Trédame!.. geignait M. de Clinchan, comme tu y vas. Quelle journée, mon Dieu! Songe un peu… déjeuner trop abondant, émotion violente, course rapide, colère provoquée par tes domestiques, joie en te voyant, puis choc et interruption des fonctions respiratoires… C'est dix fois ce qu'il faut pour prendre une maladie qui… à notre âge…

Mais le comte, plein d'indulgence habituellement pour les manies de son ami, n'était pas dans des dispositions à l'écouter.

– Au fait!.. interrompit-il d'un ton bref et dur, que se passe-t-il?

– Il arrive, gémit M. de Clinchan, qu'on sait l'histoire des bois de Bivron. Une lettre anonyme, reçue il y a une heure, me prédit les plus épouvantables malheurs, si je ne t'empêche de donner ta fille à de Breulh… Ah!.. les coquins qui m'écrivent connaissent la vérité, et ils ont des preuves.

 

– Où est cette lettre?

M. de Clinchan tira de sa poche cette lettre. Elle était explicite et menaçante autant que possible, mais elle n'apprenait rien à M. de Mussidan qu'il ne sut déjà.

– As-tu vérifié ton journal? demanda-t-il à son ami. Y manque-t-il véritablement trois feuillets?..

– Oui.

– Comment a-t-on pu te les enlever?

– Ah!.. comment? C'est ce que je ne puis m'expliquer, et si tu peux me le dire…

– Es-tu sûr de tes domestiques?

– Eh! ne sais-tu pas que Lorin, mon valet de chambre, est à mon service depuis seize ans, qu'il a été élevé chez mon père, et que je l'ai façonné à ma ressemblance? Jamais aucun autre de mes domestiques n'a mis le pied dans mes appartements. Les volumes de mon journal sont déposés dans un meuble de chêne dont la clé ne me quitte jamais.

– Il faut cependant qu'on ait pénétré chez toi?

M. de Clinchan réfléchit un moment, puis tout à coup se frappa le front, éclairé par un souvenir qui était comme une révélation.

– Trédame!.. s'écria-t-il, je vois…

– Quoi?..

– Écoute. Il y a de cela quelques mois, un dimanche, Lorin était allé à une fête des environs de Paris, but un coup de trop avec des gens dont il avait fait connaissance en chemin de fer. Après boire il se prit de querelle avec ces amis de bouteille, et fut si cruellement maltraité, qu'il est resté six semaines sur le lit. Il avait, ma foi! un bon coup de couteau dans l'épaule.

– Qui t'a servi pendant ce temps?

– Un jeune homme que mon cocher est allé prendre au hasard dans un bureau de placement.

M. de Mussidan crut qu'il tenait un indice. Il se souvenait de cet homme qui était venu le trouver, et qui avait eu l'impudence de lui laisser sa carte, B. Mascarot, agence pour les deux sexes, – rue Montorgueil.

– Sais-tu, demanda-t-il, où est situé ce bureau?

– Parfaitement, rue du Dauphin, presque en face de chez moi.

Le comte eut une exclamation de fureur.

– Ah! les misérables sont forts, s'écria-t-il, très forts. Il faut se rendre. Et cependant, si tu partageais mes idées, si tu te sentais assez d'énergie pour braver le scandale, nous tiendrions tête à l'orage…

Il suffit de cette simple proposition pour faire frisonner M. de Clinchan de la tête aux pieds.

– Jamais, s'écria-t-il, non, jamais. Mon parti est pris. Si tu prétends résister, déclare-le-moi franchement, je rentre chez moi et je me fais sauter la cervelle.

Il était homme à faire comme il le disait. Outre qu'en dehors de ses ridicules, sa bravoure était incontestable, il était d'un tempérament à recourir aux dernières extrémités plutôt que de rester exposé à des tracasseries qui troubleraient ses digestions.

– Je céderai donc! fit M. de Mussidan avec la rageuse résignation de l'impuissance.

Alors seulement M. de Clinchan osa respirer à pleins poumons. Ignorant quels assauts son ami avait subis, il ne croyait pas qu'il serait si facile de l'amener à composition.

– Une fois en ta vie, s'écria-t-il, tu es donc raisonnable.

– C'est-à-dire que je te parais l'être, parce que j'écoute les conseils de ta frayeur! Ah!.. maudits feuillets!.. Et maudite aussi soit ton inconcevable fureur de confier au papier les secrets de ta vie et de la vie des autres.

Mais, sur l'article de son journal, M. de Clinchan est intraitable.

– Trédame!.. s'écria-t-il, ne vas-tu pas t'en prendre à moi! Si tu n'avais pas commis un crime, je n'aurais pas eu à en commettre un pour t'obliger, et à l'enregistrer ensuite.

Un silence assez long suivit cette cruelle réponse.

Glacée d'horreur, plus tremblante que la feuille, Sabine avait tout entendu. Ses plus affreux pressentiments étaient dépassés par l'horrible réalité… Un crime!.. Il y avait un crime dans la vie de son père!..

Cependant le comte de Mussidan avait repris la parole…

– A quoi bon des reproches!.. dit-il. Pouvons-nous faire que ce qui est ne soit pas? Non! Soumettons-nous. Aujourd'hui même tu as ma parole, j'écrirai à de Breulh pour lui signifier la rupture de nos projets.

Pour M. de Clinchan, c'était le salut, la paix. Mais après ses angoisses, cette joie eut un effet terrible.

De rouge qu'il était, il devint blême, il chancela, fit un tour sur lui-même, et s'affaissa sur le canapé en murmurant:

– Repas trop copieux!.. émotions violentes!.. c'était indiqué!..

Il se trouvait mal.

M. de Mussidan, presque effrayé, se pendit aux sonnettes.

A ce tocsin, les domestiques accoururent de toutes les parties de l'hôtel et, derrière eux, la comtesse elle-même.

Il fallut plus de dix minutes et un flacon d'eau de Cologne au moins, pour faire revenir à lui M. de Clinchan.

Enfin il fit un mouvement, il ouvrit un œil d'abord, puis l'autre, puis il se souleva sur le coude.

– Je m'en tirerai, balbutiait-il avec un sourire pâle. Faiblesse, éblouissements, je sais ce que c'est, et j'ai mon remède: Elixir des Carmes, deux cuillerées dans un verre d'eau sucrée, repos…

Tout en parlant, il avait réussi à se dresser.

– Je rentre, dit-il à son ami, j'ai ma voiture, heureusement; toi, Octave, sois prudent.

Et prenant le bras d'un des valets de pied, il sortit, laissant seuls en présence le comte et la comtesse de Mussidan.

A côté, dans le petit salon de jeu, Sabine écoutait toujours.

XIII

Depuis la veille, c'est-à-dire depuis le moment où il avait saisi sa canne avec l'intention d'administrer une correction à l'honorable B. Mascarot, le comte de Mussidan était dans un état à faire pitié.

Oubliant la douleur de son pied malade, il avait passé la nuit à arpenter sa bibliothèque, demandant vainement à son esprit un expédient pour se soustraire à la plus humiliante des tyrannies.

Il sentait la nécessité d'aviser promptement, car il avait assez d'expérience pour comprendre que, en dépit des belles protestations du doux placeur, cette première tentative n'était que la préface d'exigences qui deviendraient de plus en plus exorbitantes.

Mille projets se présentaient à son esprit, repoussés et repris tour à tour, puis définitivement abandonnés.

Tantôt il avait envie d'aller confesser toute l'histoire au préfet de police.

Tantôt il songeait à faire appeler quelqu'un de ces policiers in partibus qui opèrent pour le compte des particuliers en dehors de la préfecture, et souvent malgré elle. Il en est d'habiles, dit-on.

Mais plus le comte réfléchissait et se débattait, plus il sentait solides et perfidement noués les liens qui le garrottaient.

De quelque façon qu'il s'y prît, il arrivait toujours à un scandale, et B. Mascarot n'offrait aucune prise.

Cependant, vingt heures de colère avaient affaissé les ressorts de son caractère violent, lorsqu'on était venu lui annoncer la visite de M. de Clinchan.

Grâce à cette disposition, il avait pu accueillir son vieil ami avec un calme relatif.

La lettre anonyme ne l'avait pas surpris. On pourrait presque dire qu'il s'attendait à quelque chose de pareil. Lui dépêcher M. de Clinchan était habile et dénotait une connaissance parfaite de l'homme.

Tourmenté par toutes ces idées, qui bouillonnaient en son cerveau, M. de Mussidan allait de long en long, se préoccupant si peu de la présence de sa femme, qu'il laissait, par moments, échapper des lambeaux de phrases et de sourdes exclamations.

Ce manège, à la longue, irrita la comtesse, dont les derniers mots de l'homme au journal avaient éveillé la curiosité.

Ne devait-elle pas être toujours sur le qui-vive, ainsi que ceux qui se trouvent dans une position menacée?

– Qu'avez-vous donc à vous agiter ainsi, Octave? demanda-t-elle. Serait-ce l'indigestion de M. de Clinchan qui vous inquiète?

Le comte connaissait sa femme pour en souffrir depuis des années.

Il devait être accoutumé à cette voix de tête si affreusement agaçante adoptée par elle. Il devait être habitué à ce sardonique sourire qui était comme figé sur ses lèvres.

Cependant, cette apparence de raillerie en un tel moment le transporta d'indignation.

– Ne parlez pas ainsi, fit-il d'une voix frémissante.

– Bon Dieu! comme vous me dites cela! Qu'avez-vous, mon ami? Est ce que vous êtes malade, vous aussi?

– Madame!..

– Enfin, daignerez-vous me dire ce qu'il se passe d'extraordinaire?

La face du comte s'était empourprée; sa colère revenait avec une violence d'autant plus grande qu'elle avait été longtemps réprimée.

Il s'arrêta brusquement devant le fauteuil où la comtesse était assise, et, les yeux flambloyants de haine et de menace, il dit:

– Il y a que notre fille ne peut épouser M. de Breulh-Faverlay, qu'elle ne l'épousera pas.

Cette inconcevable déclaration eut dû combler de joie Mme de Mussidan. C'était la moitié de la tâche imposée par le docteur Hortebize, et la plus difficile, qui se trouvait accomplie sans effort.

Cependant son premier mouvement fut de chercher des objections.

Les femmes commencent toujours, systématiquement et instinctivement, par s'opposer aux desseins qu'elles approuvent le plus. C'est leur façon de les faire entrer profondément dans l'esprit de qui les leur propose.

Chacune de leurs objections est calculée pour produire l'effet d'un coup de maillet sur un coin.

– Plaisantez-vous? dit-elle. Repousser M. de Breulh!.. Retrouverez-vous jamais un parti aussi brillant, je dirai presque inespéré?

– Oh!.. ne craignez rien, répondit le comte avec la plus amère ironie, on se chargera de vous fournir un prétendant.

Cette phrase, arrachée à M. de Mussidan par l'intensité de ses craintes, serra jusqu'à l'angoisse le cœur de la comtesse.

Qu'est-ce que cela voulait dire? Était-ce une allusion!

Son mari avait-il voulu désigner Croisenois? Savait-il sous l'empire de quelles obsessions abominables elle était condamnée à agir?

Mais elle était brave. Elle était de celle qui, à l'anxiété du désastre, préfèrent le désastre lui-même, si complet et si effroyable qu'il puisse être. Elle voulut savoir.

– De quel prétendant parlez-vous? demanda-t-elle avec une nonchalance affectée. Présenté par qui? comment? Qui donc aurait osé disposer de l'avenir de ma fille sans me consulter?..

– Moi!..

La comtesse eut un petit ricanement qui fut pour le comte comme un coup de cravache à travers la figure. Il perdit la tête, il oublia tout.

– Ne suis-je donc pas le maître! s'écria-t-il d'une voix terrible. Et je saurai le montrer, parce que telle est la volonté des misérables qui ont surpris le secret de ma vie, de mon crime, et qui ont entre les mains assez de preuves pour déshonorer mon nom.

Mme de Mussidan s'était levée. Elle se demandait si la raison de son mari ne s'égarait pas.

– Un crime, balbutia-t-elle, vous!

– Oui, moi! Ah! cela vous surprend et vous ne vous en doutiez guère. C'est ainsi. Vous vous souvenez peut-être d'un accident de chasse qui attrista les premiers mois de notre mariage. Ce jeune homme… dans les bois de Bivron. Eh bien! il n'y a pas eu d'accident. C'est volontairement que je l'ai ajusté, que j'ai fait feu. Je l'ai assassiné, enfin?.. Et on le sait, et on peut le dire et le prouver.

La comtesse, terrifiée, reculait, les bras étendus en avant, comme pour écarter un danger.

– Ah! vous êtes épouvantée!.. reprit le comte avec un rire sinistre. Je vous fais horreur, peut-être? Ne tremblez pas, ne vous éloignez pas ainsi, je n'ai pas de sang aux mains, soyez tranquille…

Il appuya ses deux mains sur son cœur, comme si la respiration lui eût manqué, et il poursuivit:

– C'est là qu'il est le sang, et il m'étouffe! Il y a vingt-trois ans de cela, et cependant, parfois encore, la nuit, je m'éveille baigné de sueur, parce que dans mon sommeil j'ai entendu le dernier râle de l'infortuné.

Mme de Mussidan s'était laissée glisser sur un fauteuil.

– C'est horrible, murmurait-elle…

– N'est-ce pas?.. Et cependant vous ne savez point encore pourquoi j'ai tué. Savez-vous ce qu'il avait osé me dire, ce malheureux!.. Il m'avait dit que ma jeune femme que j'adorais avait eu un amant.

La comtesse de Mussidan se dressa, la protestation aux lèvres, mais M. de Mussidan ayant ajouté froidement:

– Et c'était vrai, j'en ai acquis plus tard la certitude.

Elle retomba comme assommée, cachant son visage entre ses mains.

– Pauvre Montlouis!.. poursuivait le comte, il était aimé, lui. Il avait une maîtresse, une grisette qui allait en journée pour gagner sa vie. Mais elle était plus noble cent fois par le cœur, cette pauvre fille, que l'orgueilleuse héritière que je venais d'épouser et qui était une Sauvebourg.

– Octave!.. Monsieur!..

 

– Ah!.. c'est ainsi, elle l'a prouvé. Elle s'était donnée à Montlouis, cependant, et il devait l'épouser; il me l'avait dit. Tout le monde la croyait sage, elle était enceinte. A la mort de son amant elle a été déshonorée. On est impitoyable dans les petites villes. La première fois qu'elle sortit de l'hospice avec son enfant sur les bras, de vieilles femmes prirent de la boue au ruisseau et l'en couvrirent. Il fallait fuir…

Quand il se serait agi de la vie, la comtesse n'aurait pu articuler une parole.

– Elle serait morte de faim sans moi! disait le comte. Pauvre fille! C'était bien peu, ce que je lui donnais. Eh bien! avec ce peu, à force de privations, elle a élevé son fils comme celui d'un bourgeois. L'enfant est un homme aujourd'hui, et quoi qu'il arrive, son avenir est assuré, car je suis là, moi…

Pour les grands mouvements de l'âme, il n'est pas de circonstances extérieures. Moins profondément émus, M. de Mussidan et sa femme eussent entendu des sanglots étouffés, qui, lorsqu'ils cessaient de parler, rompaient lugubrement le silence.

Souvent Mme de Mussidan avait eu, – prétendait-elle, – à souffrir des violences de son mari.

Mais jamais le comte n'avait été ainsi.

Même en ses plus furieux emportements, il ne dépassait pas certaines bornes, comme si d'avance il eut pu dire à sa colère: Tu n'iras pas plus loin.

En ce moment, une circonstance inouïe rompait toutes les digues imposées par une ferme volonté, et le torrent faisait irruption.

Et, il faut le dire, il semblait éprouver une âcre et délicieuse jouissance, un soulagement immense à donner un libre cours à toutes les amertumes qui, depuis des années, s'étaient amassées goutte à goutte en son âme.

– Dites-moi maintenant, madame, s'il n'y aurait pas injustice à vous comparer à cette pauvre fille qui était la maîtresse de Montlouis? Vous n'êtes donc jamais descendue au fond de votre conscience? Vous n'avez jamais tremblé en songeant que Dieu, certainement, vous punirait un jour, vous qui avez été fille coupable, épouse criminelle et mère indigne?..

D'ordinaire, la comtesse tenait tête à son mari, elle se redressait sous ses justes reproches; aujourd'hui, elle n'osait.

– Avec vous, poursuivait le comte, la honte et le malheur sont entrés dans ma vie. Qui donc eût pu prévoir cela, en vous voyant courir insouciante et rieuse sous les grands arbres de Sauvebourg? Que de fois, en ce temps où mon seul rêve était d'unir ma destinée à la vôtre, je vous ai observée sans soupçonner que j'étais dupe d'une odieuse comédie! Jeune fille; vous aviez atteint la perfection de la dissimulation. Jamais les détestables pensées qui vous bouleversaient n'ont jeté une ombre sur votre front. Jamais vos plus affreux desseins n'ont altéré la pureté de votre regard. Ah! qui n'y eût été trompé comme moi!.. En entrant dans cette petite église où a été bénie notre union maudite, intérieurement je vous demandais pardon d'être si peu digne de vous. Misérable fou!.. J'en étais encore aux premières ivresses de la possession que, déjà, vous aviez installé l'adultère à mon foyer.

La comtesse eut un geste de dénégation.

– C'est faux!.. murmura-t-elle… on vous a menti!..

M. de Mussidan eut un de ces rires glacés qui sont l'expression la plus saisissante du désespoir.

– Non, répondit-il, j'ai eu des preuves. Ah! cela vous paraît extraordinaire. Vous m'avez toujours pris pour un de ces maris benêts, qu'on bafoue impunément. Vous pensiez m'avoir noué sur les yeux un bandeau épais. Erreur. J'y voyais… Comment ne vous ai-je jamais dit cela? Ah! voilà!.. Je ne pouvais pas ne pas vous aimer. C'était plus fort que ma volonté, que mon orgueil, que ma raison. Il n'y a à rire des épouvantables lâchetés, des transactions misérables de la passion, que ceux qui n'ont jamais aimé de toute la puissance de leur cœur et de leur chair…

Il parlait avec une véhémence extraordinaire et la comtesse écoutait, confondue de ces transports, respirant à peine.

– Je me taisais, continuait M. de Mussidan, parce que je savais que le jour où je dirais un mot, vous seriez perdue pour moi. Or, j'aurais pu vous tuer, il était hors de mon pouvoir de vivre séparé de vous. Non, vous ne saurez jamais combien vous avez été à deux doigts de la mort. Au moment de vous embrasser, il me semblait voir votre visage marbré par les baisers d'un autre, et il me fallait d'héroïques efforts pour ne pas vous étouffer entre mes bras. Je ne savais plus au juste, à la fin, si je vous aimais ou si je vous haïssais…

– Octave! de grâce! balbutia la comtesse, en joignant les mains, Octave!

Le comte haussa les épaules.

– Je pourrais vous surprendre étrangement, fit-il, si je voulais!.. Mais, bast!..

La comtesse frissonnait. Son mari connaissait-il, oui ou non, l'existence des lettres? Pour elle, tout était là.

Par exemple, elle était certaine qu'il ne les avait pas lues. Il se serait exprimé autrement, s'il eut connu le mystère qu'elles expliquaient.

– Laissez-moi vous dire, commença-t-elle…

– Rien!.. répondit durement M. de Mussidan.

– Je vous jure…

– Oh! inutile. Tenez, je veux vous avouer ma présomption en ces années de notre jeunesse. Vous raillerez!.. peu importe. Je me berçais de l'espoir de vous ramener à moi. La lâcheté a son héroïsme, elle aussi. Je me disais que tôt ou tard vous seriez touchée de ce grand amour, si profond et si doux, que j'avais pour vous. Quelle dérision! Comme si jamais un sentiment avait fait battre votre cœur plus vite!

– Ah! vous êtes impitoyable.

Il la regarda avec des yeux emplis d'une haine de vingt années, et froidement dit:

– Et vous, qu'avez-vous donc été?

– Si vous saviez…

– Je sais où ont abouti mes efforts. C'est jusqu'à la lie que j'ai vidé le calice empoisonné que verse une femme adorée à un mari trompé. Chaque jour a élargi et creusé l'abîme qui nous séparait, et nous en sommes venus à vivre de cette existence infernale qui me tue.

– Vous n'aviez qu'à vouloir…

– Quoi? Vous retenir de force, me faire votre geôlier? A quoi bon? Ce que je voulais de vous, c'était l'âme… J'aurais emprisonné le corps, mais qui sait à quel rendez-vous serait allée la pensée? Comment ai-je eu la force de rester près de vous? C'est qu'il fallait sauver non l'honneur, il était perdu, mais les apparences de l'honneur. Moi présent, le nom ne pouvait traîner dans la boue.

Mme de Mussidan, une fois encore, essaya de protester; son mari ne sembla même pas entendre l'interruption.

– Je voulais aussi sauver la fortune, poursuivait-il, car votre prodigalité est un gouffre où s'engloutiraient des millions. Au feu de quelles fantaisies flambez-vous donc les billets de mille francs, qu'on n'en retrouve même pas la cendre? On vous refuse crédit. Vos fournisseurs me croient ruiné, et cette croyance empêche ma ruine. Pourquoi n'ai-je pas liquidé notre position? C'est que je ne veux pas que nous finissions à l'hôpital. Il faut aussi doter Sabine; je la doterai richement, et cependant…

Il hésita. D'où pouvait venir cette hésitation, après tout ce qu'il avait dit?

Mme de Mussidan interrogea:

– Et cependant?..

– Cependant, répondit-il avec une terrible explosion de rage, je ne l'ai jamais embrassée sans ressentir une horrible douleur jusque dans les entrailles. Sabine est-elle ma fille!..

La comtesse se dressa frémissante. Cela, elle ne pouvait, non, elle ne pouvait le supporter.

– Assez, s'écria-t-elle, assez. Oui, Octave, j'ai été coupable, bien coupable; mais non pas comme vous croyez.

– A quoi bon vous défendre?

– Je défendrai Sabine, à tout le moins.

M. de Mussidan eut un geste de dédain.

– Mieux eût valu l'aimer, répondit-il, surveiller l'éclosion de ses premières idées, l'initier à ce qui est beau et à ce qui est bien, apprendre à lire comme en un livre ouvert dans ce jeune cœur, être sa mère, en un mot.

La comtesse était dans une telle agitation, que, certainement, son mari eût été surpris s'il l'eût remarqué.

– Ah!.. Octave, s'écria-t-elle, que n'avez-vous parlé plus tôt!.. Si vous saviez!.. Mais je veux tout vous dire… oui… tout…

Mais le comte, malheureusement, l'arrêta.

– Épargnez-nous, dit-il, ces explications. Si j'ai rompu le silence que je m'étais imposé, c'est que rien de vous ne saurait me toucher ni m'émouvoir…

Mme de Mussidan se laissa retomber sur le canapé, elle comprit que tout espoir était anéanti. Dans le petit salon de jeu, les sanglots avaient cessé. Sabine avait eu la force de se traîner jusqu'à sa chambre.