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Les esclaves de Paris

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La voiture s'arrêtait: ils étaient arrivés rue Montmartre.

Après avoir donné à son cocher l'ordre de venir le reprendre à minuit, le docteur entraîna son protégé.

Paul était si ému, au moment de la démarche décisive, qu'il ne pouvait parvenir à mettre ses gants.

Il y avait quinze personnes dans la maison du banquier, quand le domestique annonça M. le docteur Hortebize et M. Paul Violaine.

Si M. Martin-Rigal détestait l'homme choisi entre tous par sa fille, il n'y parut guère à sa réception.

Après avoir serré la main de son vieil ami le docteur, il le remercia avec une effusion bien sentie de lui présenter un homme aussi distingué que M. Violaine.

Cet accueil rendit à Paul une partie de son assurance perdue. Mais il avait beau regarder, il n'apercevait pas Mlle Martin-Rigal.

Le dîner était pour sept heures. A sept heures moins cinq minutes seulement, Flavie parut et fut aussitôt entourée par les invités.

Elle avait réussi à cacher sa sensibilité. Si émue qu'elle fût, elle dominait son émotion, et ses yeux, en s'arrêtant sur Paul, qui s'inclinait devant elle, exprimaient une indifférence parfaite.

M. Martin-Rigal ne s'attendait certes ni à tant d'énergie ni à tant de réserve.

Mais Flavie avait médité ses dernières paroles et compris leur justesse. Placée assez loin de Paul, à table, elle eut le courage de s'abstenir de le regarder.

Après le dîner seulement, lorsque les tables de whist furent organisées, Flavie osa s'approcher de Paul et d'une voix tremblante, elle lui demanda de faire entendre au piano quelques-unes de ses compositions.

Paul était médiocre exécutant; sa musique ne valait pas grand'chose, et pourtant Flavie l'écoutait avec un recueillement béatifique comme si Dieu lui eût envoyé un de ses anges pour lui donner une idée des symphonies célestes.

Assis l'un près de l'autre, M. Martin-Rigal et le docteur Hortebize suivaient d'un regard plein de sollicitude les émotions de la jeune fille.

– Comme elle l'aime!.. murmurait le banquier, et ne savoir au juste les pensées de ce garnement, qui certes ne se doute pas de son bonheur!

– Bast!.. Mascarot le confessera demain.

Le banquier ne répondit pas.

– Je crois que demain, reprit le docteur, ce cher Baptistin aura diablement de l'occupation. A dix heures, conseil général. Nous verrons donc enfin le fond du sac de notre ami Catenac. Je suis curieux aussi de voir quelle figure fera le marquis de Croisenois quand on lui apprendra ce qu'on attend de lui.

Cependant, l'heure s'avançait, et les invités se retiraient un à un.

Le docteur fit un signe à son protégé, et ils sortirent ensemble.

Flavie, ainsi qu'elle l'avait promis, avait été si bonne comédienne, que Paul se demandait s'il devait croire et espérer.

XV

Lorsque B. Mascarot réunit en conseil ses honorables associés, Beaumarchef a l'habitude de revêtir ce qu'il nomme sa «grande tenue.»

Outre que très souvent il est appelé pour donner des renseignements et qu'il tient à paraître avec tous ses avantages, il a la vénération innée de la hiérarchie, et sait ce qu'on doit à ses supérieurs.

Il garde pour ces occasions solennelles, le plus beau de ses pantalons à la hussarde, qui n'a pas moins de sept plis sur chaque hanche, une redingote noire qui dessine cette taille mince et cette poitrine bombée dont il est si fier; enfin, des bottes armées de gigantesques éperons.

De plus, et surtout, il empèse avec une vigueur particulière ses longues moustaches dont les pointes ont perçu tant de cœurs.

Ce jour-là, cependant, bien que prévenu depuis l'avant-veille qu'une assemblée aurait lieu, l'ancien sous-off, à neuf heures du matin, avait encore ses vêtements ordinaires.

Il en était sérieusement affligé, et s'efforçait de se consoler en se répétant que cet acte d'irrévérence était bien involontaire.

C'était la vérité pure. Dès l'aurore, on était venu le tirer du lit, pour régler le compte de deux cuisinières qui, ayant trouvé une condition, quittaient l'hôtel où B. Mascarot loge les domestiques sans place.

Cette opération terminée, il espérait avoir le temps de remonter chez lui, mais juste comme il traversait la cour, il avait aperçu Toto-Chupin, lequel venait lui faire son rapport quotidien, et il l'avait fait entrer dans la première chambre de l'agence.

Beaumarchef supposait que ce rapport serait l'affaire de quelques minutes: il se trompait.

Si Toto n'avait rien de changé extérieurement, s'il conservait sa blouse grise, sa casquette informe, son ricanement cynique, ses idées s'étaient terriblement modifiées.

Ainsi, lorsque l'ancien sous-off le pria de lui donner brièvement, car il était pressé, l'emploi de sa journée de la veille, le garnement, à sa grande surprise, l'interrompit par un geste narquois et une grimace des plus significatives.

– Je n'ai pas perdu mon temps, répondit-il, et même j'ai découvert du nouveau; seulement avant de parler… avant de vous dire…

– Eh bien?

– Je veux faire mes conditions, là.

Cette déclaration, appuyée d'un expressif mouvement de mains, abasourdit si bien l'ancien sous-off, qu'il ne trouva pas un mot à répondre.

– Des conditions! répéta-t-il, la pupille dilatée par la stupeur.

– C'est comme cela, insista Chupin, à prendre ou à laisser. Pensez-vous donc que je vais me tuer le tempérament jusqu'à la fin des fins pour rien, pour un grand merci? Ce ne serait pas à faire. On sait ce qu'on vaut, n'est-ce pas?

Beaumarchef était exaspéré.

– Je sais que tu ne vaux pas les quatre fers d'un chien, exclama-t-il.

– Possible.

– Et tu n'es qu'un petit misérable d'oser parler ainsi, après toutes les bontés du patron pour toi.

Toto-Chupin éclata de rire.

– Des bontés!.. fit-il de sa voix la plus odieusement enrouée, oh! là, là… Ne dirait-on pas que le patron s'est ruiné pour moi? Pauvre homme! Je voudrai bien les connaître ces bontés.

– Il t'a ramassé dans la rue, une nuit qu'il tombait de la neige, et depuis tu as une chambre à l'hôtel.

– Un chenil.

– Il te donne tous les jours le déjeuner et le dîner…

– Je sais bien, et à chaque repas une demi-bouteille de mauvais bleu qui ne tache seulement pas la nappe, tant il y a d'eau dedans.

Voilà comment Toto-Chupin pratique la reconnaissance.

– Ce n'est pas tout, continua Beaumarchef, on t'a monté une boutique de marchand de marrons.

– Oui, sous la porte cochère. Il faut rester debout du matin au soir, gelé d'un côté, grillé de l'autre, pour gagner vingt sous. J'en ai assez. D'ailleurs, il y a trop de chômage dans cet état-là!..

– Tu sais bien que pour l'été on t'installera un réchaud à pommes de terre frites.

– Merci! l'odeur de la graisse me donne mal à l'estomac.

– Que voudrais-tu donc faire?

– Rien. Je sens que je suis né pour être rentier.

L'ancien sous-off était à bout d'arguments.

– Je dirai tout cela au patron, fit-il, et nous verrons.

Mais cette menace n'impressionna nullement Toto.

– Je me fiche un peu du patron, répondit-il. Il me renverra? Bonne affaire.

– Méchant drôle!..

– Tiens, pourquoi donc? Est-ce que je ne mangeais pas avant de connaître le patron? Je vivais mieux et j'étais libre. Rien qu'à mendier, à chanter dans les cours et à ouvrir les portières, je me faisais mes trois francs par jour. On les buvait avec des amis, et ensuite on allait coucher à Ivry, dans une fabrique de tuiles où la police n'a jamais mis les pieds. C'est là qu'on est bien l'hiver, près des fours… Je m'amusais alors, tandis que maintenant…

– Plains-toi donc!.. Maintenant, quand tu surveilles quelqu'un, je te donne cent sous tous les matins.

– Tout juste. Et je trouve que ce n'est pas assez.

– Par exemple!..

– Oh! ce n'est pas la peine de vous fâcher. Je demande de l'augmentation; vous répondez: Non. C'est très bien; moi, je me mets en grève.

Beaumarchef eût volontiers donné dix sous de sa poche pour que B. Mascarot entendit maître Chupin.

– Tu n'es qu'un coquin! s'écria-t-il. Tu fréquentes des sociétés qui te mèneront loin. Ne dis pas non. Il est venu ici te demander un certain Polyte, portant casquette cirée, accroche-cœurs collés aux tempes, jolie cravate à pois: je suis sûr que ce gaillard-là…

– D'abord, mes sociétés ne vous regardent pas.

– C'est pour toi, ce que j'en dis; il t'arrivera des désagréments, tu verras.

Cette prédiction parut révolter Toto-Chupin; elle cachait, il le comprenait bien, une menace fort sérieuse.

– De quoi! fit-il, rouge de colère, de quoi!.. Qui donc me ferait arriver de la peine? Le patron? Moi, je l'engage à se tenir tranquille.

– Toto!..

– C'est que vous m'ennuyez fameusement à la fin. Méchant drôle par ci, garnement par là, chenapan, coquin!.. Ah ça! qu'êtes-vous donc, vous et le patron? Définitivement, vous me prenez pour un autre. Vous croyez peut-être que je ne comprends pas vos manigances et que je gobe les bourdes que vous me contez! Allons donc!.. On y voit clair, Dieu merci! Quand vous me faites suivre celui-ci ou celui-là pendant des semaines, ce n'est pas pour porter des secours à domicile, n'est-ce pas! Qu'il m'arrive malheur, je sais bien ce que je dirai au commissaire. Vous verrez alors qu'un bon ouvrier vaut un peu plus de cent sous par jour.

Certainement Beaumar est un ancien militaire; incontestablement, il est très brave; il tire avec distinction la pointe et la contrepointe, mais il se laisse aisément démonter.

La surprenante impudence de Toto lui donnait à penser que le précoce gredin obéissait à quelque conseiller expérimenté. Dès lors, il était impossible de calculer la portée de ses menaces.

Ne sachant comment agir en cette difficile conjoncture, n'ayant pas de consigne, l'ancien sous-off pensa que le plus prudent, en tout cas, était de filer doux.

 

– Enfin, demanda-t-il, qu'exiges-tu?

– D'abord, je veux sept francs par jour.

– Peste!.. tu vas bien, toi. N'importe, je dirai tes prétentions au patron, et en attendant, je te donnerai aujourd'hui ce que tu demandes. Ainsi, tu peux parler…

Mais c'est avec le plus insolent dédain que le jeune garnement accueillit cette conciliante proposition.

– Ah! bien!.. ouiche!.. fit-il.

– Quoi?

– Vous espérez me faire jaser pour quarante sous? Plus souvent! D'abord, je jure de ne pas desserrer les dents si vous ne me donnez pas immédiatement cent francs.

– Cent francs! répéta Beaumar, confondu.

– Ni plus ni moins.

– Et en quel honneur, te donnerait-on cette somme?

– Parce que je l'ai gagnée, donc…

Beaumarchef haussa les épaules.

– Tu es fou, prononça-t-il. Que veux-tu faire de cent francs? à quoi les dépenseras-tu?

– Soyez tranquille, ce ne sera pas à acheter de la pommade comme celle que vous mettez sur vos moustaches.

Imprudent Chupin!.. Toucher à la moustache de Beaumarchef.

Il allait recevoir un maître coup de pied, lorsqu'un léger bruit à la porte, restée entrebâillée, le fit retourner ainsi que l'ancien sous-off.

C'était le père Tantaine, en personne, qui entrait.

Brave et digne père Tantaine!..

Tel il était apparu à Paul, dans sa mansarde, tel il était encore avec sa longue redingote noire, feutrée par des couches successives de graisse et de poussière, avec la flasque loque noire et luisante qu'il appelait son chapeau.

Son éternel sourire voltigeait sur ses lèvres flétries.

– Eh bien! eh bien!.. disait-il, qu'est-ce que cela signifie? On se fâche, je crois, et les portes ouvertes encore!..

Intérieurement, Beaumarchef bénit la Providence, protectrice des causes justes, qui lui envoyait ce renfort.

– Monsieur, commença-t-il, c'est Toto-Chupin qui prétend…

– J'ai tout entendu, interrompit doucement le père Tantaine.

A ces mots, Toto jugea prudent de se reculer hors de portée.

C'est un profond observateur que ce précoce gredin. Depuis des années qu'il vit en écumant le ruisseau de Paris, la nécessité a aiguisé sa pénétration naturelle.

A trier de l'œil, dans la foule, ses dupes quotidiennes, il est devenu physionomiste, comme tous les gens dont l'existence est à la merci du caprice de ceux qu'ils exploitent.

Toto-Chupin connaissait à peine B. Mascarot et s'en méfiait.

Il méprisait prodigieusement Beaumarchef dont il avait reconnu la niaiserie sous ses airs de matamore.

Mais il craignait comme le feu ce doucereux Tantaine, en qui il devinait un maître qu'on ne brave pas impunément.

Aussi, chercha-t-il bien vite à s'excuser.

– Laissez-moi vous dire, m'sieu, hasarda-t-il…

– Quoi? interrompit le bonhomme. Que tu es un garçon intelligent? Nous le savons; ce qui n'empêche que tu finiras mal.

– C'est que, m'sieu, je voudrais…

– De l'argent? C'est fort naturel… Peste!.. tu es un auxilliaire trop précieux pour se priver de tes services. Allons, Beaumar, vite un billet de cent francs à ce joli garçon.

L'ancien sous-off, stupéfait de cette générosité, allait certainement résister, mais sur un geste du bonhomme, que Toto n'aperçut pas, il s'exécuta et tira de sa caisse cinq pièces de vingt francs qu'il tendit au jeune drôle.

Mais voici que Chupin n'osait plus prendre cet argent si impérieusement réclamé.

Supposait-il qu'on voulait se moquer de lui? Flairait-il un piège caché sous cette surprenante facilité?

– Prends, insista Tantaine, si tes renseignements ne valent pas ce que tu demandes, je te repincerai. Tu parleras, à cette heure, j'espère…

– Oh! oui, m'sieu!.. fit Toto triomphant.

– Cela étant, suis-moi dans le confessionnal, nous n'y serons pas dérangés par les clients.

On n'y voit pas fort clair, dans le confessionnal de l'agence de B. Mascarot, les rideaux verts qui entourent le grillage interceptent le jour, mais on n'y est pas mal.

Il s'y trouvait un fauteuil à coussinet, deux chaises et une petite table.

En familier de la maison, Tantaine s'empara du fauteuil, et s'adressant à Chupin qui restait debout, tortillant sa casquette, il dit simplement:

– Je t'écoute.

Le mauvais drôle avait repris son impudence habituelle. Ne sentait-il pas, à travers la toile de sa poche, les cinq louis de Beaumarchef!

– Il y a cinq jours, commença-t-il, que je surveille Caroline Schimel, je la connais à présent comme ma tante. C'est une horloge pour les habitudes, cette femme-là, et les petits verres qu'elle boit marquent les heures.

Le vieux clerc d'huissier daigna sourire de la métaphore.

– Elle se lève vers dix heures, poursuivit Toto, prend son absinthe, déjeune chez le premier marchand de vin venu, sirote son café et fait sa partie de bésigue avec n'importe qui. Voilà pour la journée. A six heures sonnant, elle file au Turc, et n'en sort qu'à la fermeture, après minuit, pour aller se coucher.

– Au Turc?.. interrogea le père Tantaine.

– A la table d'hôte de la rue des Poisonniers, quoi!.. Parlez-moi d'un établissement comme celui-là! On y trouve à dîner, à boire, à danser… Tous les agréments de la vie, enfin, sans se déranger. C'est d'un beau là-dedans, à ce qu'il paraît!

– Comment, à ce qu'il paraît!.. Tu n'y es donc pas entré?

D'un geste piteux, Toto Chupin montra son costume délabré.

– On me refuserait au contrôle, répondit-il. Mais laissez faire, j'ai mon plan.

Tout en causant, le père Tantaine prenait l'adresse de ce séjour de délices. Lorsqu'il eut fini:

– C'est là, fit-il sévèrement, ce que tu évalues cent francs? maître Toto?

Le garnement eut une grimace de singe méditant un méchant tour.

– Attendez donc, bourgeois, fit-il. Pour mener la vie de Caroline, il faut de l'argent, n'est-ce pas? Elle n'est pas propriétaire, cette fille… mais moi je sais où elle prend sa monnaie.

Le demi-jour du confessionnal permit au vieux clerc d'huissier de dissimuler la satisfaction que lui causait cette révélation.

– Ah!.. fit-il sur deux tons différents, ah! tu sais cela!..

– Un peu, bourgeois, et d'autres choses aussi. Écoutez l'histoire: Hier, après son déjeuner, voilà ma Caroline qui se met à jouer aux cartes avec deux individus qui avaient mangé un morceau à une table voisine. C'étaient des lapins, allez, des vrais. Rien qu'à voir leurs mains tripoter les cartons, je me suis dit: «Toi, ma bonne femme, tu vas te faire nettoyer!» Ça n'a pas manqué. Au bout d'une heure, elle était si bien à sec, que n'ayant plus le sou pour payer sa consommation, elle a offert au marchand de vin une de ses bagues en gage. Lui, a répondu qu'il n'en voulait pas, ayant confiance. Alors elle a dit: «C'est bon, je monte chez moi, et je reviens.» J'ai vu et entendu, j'étais au comptoir à prendre un canon.

– Et ce n'est pas chez elle qu'elle est allée?

– Non, bourgeois, non. Elle sort, traverse tout Paris d'un pas de chasseur à pied, et va sonner droit à la porte de la plus belle maison de la rue de Varennes, un vrai palais. On ouvre, elle entre, et moi j'attends.

– Sais-tu au moins qui l'habite, ce palais?

– Naturellement. L'épicier du coin m'a dit que cet hôtel appartient au duc de… attendez donc… au duc de… Champdoce; oui, c'est bien ce nom-là. Champdoce; un noble qui a, paraît-il, ses caves pleines d'or, comme la Banque.

Le père Tantaine n'est jamais si indifférent que lorsqu'il est sérieusement intéressé.

– Abrège, Toto dit-il, abrège, mon garçon.

Chupin, qui avait compté produire une vive impression, parut très vexé.

– Faudrait me laisser le temps!.. répondit-il. Donc, au bout d'une demi-heure, ma Caroline reparaît, gaie comme un pinson. Une voiture passait, elle grimpe dedans, et fouette cocher!.. chien de fiacre!.. il allait d'un train!.. Heureusement j'ai des jambes, et j'arrive au Palais juste pour voir Caroline descendre, entrer chez un changeur et changer deux billets de deux cents francs.

– Comment as-tu deviné cela?

– Tiens, on a des yeux, peut-être. Les papiers étaient bleus.

Le bon Tantaine eut un paternel sourire.

– Tu te connais donc en billets de banque? dit-il.

– Pourquoi pas? On a fait ses études le long des boutiques. Seulement, je n'en ai jamais manié. On dit que c'est doux à la main comme du satin. Une fois, j'ai voulu savoir, et je suis entré chez un changeur pour lui demander de me laisser tâter un billet de mille… Oh! rien que tâter: il m'a donné une claque. Gredin, va! Mais je lui ai répondu: «Tiens, pourquoi exposez-vous des fortunes en tas derrière une vitrine? C'est donc pour faire bisquer le monde?»

Mais le père Tantaine n'écoutait plus.

– C'est tout, n'est-ce pas? demanda-t-il.

– Minute!.. répondit Chupin, j'ai gardé le nanan pour la fin. J'ai à vous dire que nous ne sommes pas seuls à surveiller Caroline.

Cette fois Toto dut être content de l'effet. Le vieux clerc fit sur son fauteuil un tel bond que son chapeau tomba.

– Pas seuls! fit-il, que me chantes-tu là?

– Je chante ce que j'ai vu, bourgeois. Depuis trois jours, je voyais rôder autour de notre gibier un grand drôle avec une harpe sur le dos, et je me défiais. J'avais raison. Il a fait la course du faubourg Saint-Germain, lui aussi…

Le père Tantaine réfléchissait.

– Un grand drôle, murmurait-il, un musicien… Hum!.. il y a du Perpignan là-dessous, ou je me trompe fort. On verra…

Et s'adressant à Toto:

– Il faut lâcher Caroline, lui dit-il, et «filer» le drôle à la harpe. Et sois prudent, surtout… Allons, va, tu as gagné tes cent francs!..

Chupin sortit, le vieux clerc hocha tristement la tête.

– Trop intelligent, cet enfant, grommela-t-il, beaucoup trop, il ne fera pas de vieux os…

Beaumarchef ouvrait la bouche pour demander au père Tantaine de garder la boutique pendant qu'il irait se mettre en grande tenue, mais le bon vieux l'arrêta.

– Bien que le patron n'aime pas à être dérangé, dit-il, j'entre chez lui. Et quand ces messieurs arriveront, introduisez-les bien vite, parce que, voyez-vous, monsieur Beaumar, la poire est si mûre, que si on ne la cueillait pas, elle tomberait.

XVI

C'est le docteur Hortebize qui, le premier, arriva au rendez-vous assigné par B. Mascarot à ses honorables associés.

Se lever avant dix heures est un supplice pour lui, et la journée entière s'en ressent. Mais les affaires avant tout.

L'agence, lorsqu'il se présenta, était pleine de clients et Beaumarchef en bénit le ciel. D'abord on remarquait ainsi bien moins le négligé de sa mise, puis il échappait de la sorte à l'inévitable: «trop de petits verres, Beaumar», du bon docteur.

– Monsieur est là, dit l'ancien sous-off, et il vous attend avec impatience. M. Tantaine est avec lui.

Une idée comique brilla dans les yeux de M. Hortebize, mais c'est du ton le plus sérieux qu'il répondit:

– Pardieu!.. je serai ravi de le voir ce brave père Tantaine.

Cependant, lorsque le docteur pénétra dans le sanctuaire de l'agence, il trouva B. Mascarot seul, classant ses éternelles petites fiches.

– Eh bien!.. lui demanda-t-il, après une cordiale poignée de main, quoi de neuf?

– Rien.

– Tu n'as pas encore vu Paul?

– Non.

– Viendra-t-il, au moins?

– Oui.

L'estimable placeur est laconique d'ordinaire, mais non tant que cela.

– Ah ça! qu'as-tu, demanda l'excellent docteur, tu me parais funèbre, serais-tu souffrant?

– Je ne suis que préoccupé, ce qui est bien excusable, la veille d'une bataille décisive.

Il y avait de cela, dans la tristesse du placeur, mais il y avait autre chose encore, qu'il se gardait bien de dire à son ami.

Toto-Chupin l'inquiétait. Une paille, et le plus solide essieu d'acier forgé se brise. Toto, le triste drôle, pouvait être le grain de sable qui, glissant dans l'engrenage d'une machine, l'arrête et fait tout éclater.

B. Mascarot cherchait comment supprimer le grain de sable.

– Bast!.. fit le docteur, en caressant son médaillon, nous réussirons. Qu'as-tu à redouter? Une résistance de Paul?

L'honnête placeur haussa dédaigneusement les épaules.

– Paul résistera si peu, dit-il, que j'ai résolu de le faire assister à notre séance d'aujourd'hui, qui sera orageuse. On pourrait lui mesurer la vérité comme le vin à un convalescent, j'aime mieux la lui verser d'un coup.

– Diable! c'est grave. S'il allait prendre peur et s'envoler avec notre secret?

– Il ne s'envolera pas, prononça B. Mascarot, avec un accent qui eût fait frémir son protégé, pas plus que ne s'envole le hanneton qu'un enfant tient au bout d'un fil. Ne connais-tu donc pas ces natures molles et flasques? Il est le gant, je suis la main nerveuse qui, sous la peau, garde sa puissance et sa force.

 

Le docteur n'entreprit point de discuter.

– Amen! prononça-t-il.

– Si nous trouvons une résistance, reprit le placeur, elle viendra de Catenac. Je puis obtenir de lui une coopération apparente, sincère; non…

– Catenac!.. fit le docteur surpris; tu te proposais, disais-tu, de te passer de lui.

– Telle était mon intention, en effet.

– Pourquoi changer d'avis?

– Parce que j'ai reconnu que nous ne pouvions nous priver de son concours, parce que pour renoncer à ses services, il faudrait confier le fin mot de notre société à un homme d'affaires, parce que…

Il s'interrompit en disant:

– Écoute!

Dans le corridor, on entendait les: broum! broum! d'un homme qui, ayant, comme on dit vulgairement, la poitrine grasse, tousse dès qu'il change de température, dès qu'il passe du froid de la rue à la chaleur des appartements.

– C'est lui, fit Hortebize.

La porte s'ouvrit. C'était Catenac, en effet.

Don naturel ou résultat d'un savant exercice, maître Catenac a cette tournure, ces façons, cet «on ne sait quoi», qui, à première vue, font dire: «Voici un honnête homme.»

Sur la seule foi de son enseigne, c'est-à-dire de sa bonne figure à minces favoris châtains, on serait heureux de lui confier sa fortune.

Tartuffe avec l'œil louche, la lèvre cauteleuse et pincée, la physionomie fuyante, éveillerait la méfiance et ainsi ne serait pas Tartuffe.

Le regard de Catenac, clair et droit, croise franchement le regard de son interlocuteur. Sa voix est pleine et ronde. Il a le secret d'une brusquerie joviale qui ne manque jamais son effet.

Avocat très estimé au Palais pour son savoir, Catenac plaide peu et mal.

S'il gagne trente mille francs par an, c'est qu'il a une spécialité.

Il arrange les contestations qui ne peuvent se plaider, par cette raison que, soumises à un tribunal, elles enverraient au bagne les deux parties ou les déshonoreraient à tout le moins.

Tous les jours, à Paris, il s'entame des procès de ce genre.

Le plus violent des adversaires lance une assignation, commence des poursuites; le public, qui flaire un scandale, attend… Rien.

Les deux adversaires épouvantés sont allés trouver Catenac, tout est arrangé!..

A combien de fripons insignes, de voleurs considérés, prêts à se dénoncer mutuellement, a-t-il fait entendre raison!..

Il a mis d'accord des assassins qui se disputaient les dépouilles de leur victime, prêts à invoquer des juges pour le règlement des parts.

Et ce ne sont pas là ses plus hideuses affaires.

Lui-même le dit parfois: «J'ai remué en ma vie des monceaux de boue.»

Dans son cabinet de la rue Jacob, il s'est chuchotté des aveux à faire tomber le crépi du plafond.

Ce genre de conciliation rapporte au conciliateur ce qu'il veut.

Le client qui a mis à nu devant son avocat les ulcères de sa conscience, lui appartient, comme le malade appartient au médecin qui a soigné ses maladies honteuses, comme la pénitente appartient à son directeur.

De sa spécialité, Catenac a gardé cette faconde prolixe, oiseuse, diffuse, indispensable aux gens qui, pris pour arbitres, doivent, avant tout, calmer la violence des adversaires mis en présence.

– Me voici, s'écria-t-il tout d'abord. Tu m'as appelé, ami Baptistin, tu m'as convoqué, assigné, mandé, et j'arrive, j'accours, j'obéis, je me rends…

– Prends donc une chaise, interrompit le placeur.

– Merci, cher ami, mille grâces, bien des remercîments; mais je suis pressé, vois-tu, affairé, tiraillé; ou m'attend; je suis lié, engagé…

– Eh bien! prononça le docteur, assieds-toi quand même. Ce que veut te dire Baptistin est autrement important que n'importe quel rendez-vous.

Catenac obéit, toujours souriant en apparence, au fond très en colère et un peu inquiet.

– De quoi donc s'agit-il? disait-il, qu'est-ce, qu'y a-t-il?

B. Mascarot s'était levé et était allé pousser les verrous.

Lorsqu'il eut repris sa place:

– Voici le fait, répondit-il. Nous sommes décidés, Hortebize et moi, à lancer la grande affaire dont je t'ai vaguement entretenu autrefois. Nous avons un homme important à mettre à la tête, le marquis de Croisenois.

– Mon cher… commença l'avocat…

– Attends. Ton concours nous est indispensable, de sorte…

Maître Catenac se leva brusquement.

– Assez, interrompit-il, suffit, la cause est entendue. Si c'est pour me proposer, pour m'offrir une affaire, que tu m'as écrit de venir, de passer, tu as eu tort, tu t'es trompé, tu as fait fausse route, je te l'ai dit, redit, affirmé, répété cent fois…

Il se retournait déjà, se préparant à battre en retraite; mais, entre la porte et lui, se tenait debout le bon docteur Hortebize, qui le regardait d'un air singulier!..

Certes, le Catenac n'est pas homme à se laisser aisément effrayer.

Mais l'attitude de l'excellent Hortebize était si expressive, le pâle et froid sourire de B. Mascarot – qu'il regarda – lui offrit une si édifiante signification, qu'il demeura interdit.

– Qu'est-ce que cela signifie, balbutia-t-il, qu'est-ceci? Que voulez-vous de moi? que souhaitez-vous, que désirez-vous?

– Nous voulons d'abord, prononça le docteur en appuyant sur chaque mot, que tu prennes la peine d'écouter quand on te parle.

– Mais j'écoute, ce me semble.

– Reprends donc ta chaise, et ouvre ton esprit aux propositions de notre ami Baptistin.

Le visage de Catenac ne trahissait rien de ses impressions. Il l'a exercé et assoupli à ce point qu'un soufflet ne ferait pas monter une seule goutte de sang à ses joues.

Seulement, son geste, lorsqu'il se rassit, disait l'irritation qu'il éprouvait de cette violence qui lui était faite.

– Que Baptistin s'explique donc, dit-il.

A part un mouvement machinal pour assurer ses lunettes sur son nez, l'honorable placeur n'avait pas bougé.

– Avant d'aborder les détails, dit-il d'un ton glacé, j'aurais dû demander à notre respectable ami – et associé – si oui ou non il est avec nous.

– Eh!.. cela doit-il faire l'ombre d'un doute, interrompit l'avocat, est-ce que tous mes vœux…

– Pardon! Il n'est pas question de vœux stériles. Ce qu'il nous faut, c'est un concours loyal, une coopération active.

– C'est que mes amis…

– Je dois te prévenir, insista B. Mascarot, que nous avons toutes les chances pour nous, et que si nous gagnons, chacun de nous aurait près d'un million.

Hortebize n'avait pas la patience du placeur.

– Voyons, fit-il, prononce-toi. Réponds: oui ou non.

Catenac, ses amis pouvaient le voir, était cruellement indécis. Il fut plus d'une minute sans répondre: il se recueillait.

– Eh bien!.. non!.. s'écria-t-il avec une violence qui trahissait l'effort de la lutte; tout bien vu, réfléchi, considéré, pesé, je vous répondrai nettement et carrément: Non.

B. Mascarot et le docteur Hortebize eurent la même exclamation:

– Ah!..

Ce n'était pas surprise, mais bien ce sentiment mal défini qu'on éprouve à voir une prévision, même fâcheuse, réalisée.

– Permettez, poursuivit Catenac, que j'explique ce que sans doute vous appelez ma défection.

– Dis trahison, ce sera plus juste.

– Soit. Je ne chicanerai pas sur les mots, je serai franc.

– Oh!.. murmura le docteur, une fois n'est pas coutume.

– Il me semble, cependant, que je ne vous ai jamais caché ma façon de penser. Voici à coup sûr plus de dix ans que je vous ai parlé de rompre notre association. Vous rappelez-vous ce que je vous disais alors? Je vous disais: Notre extrême besoin, notre dénûment ont pu justifier toutes nos entreprises, elles sont maintenant inexcusables.

– En effet, répondit le placeur, tu nous as fait part de tes scrupules.

– Ah!.. vous voyez donc bien.

– Seulement ces scrupules ne t'ont jamais préoccupé au moment d'encaisser ta part, que tu es toujours venu toucher régulièrement.

– C'est-à-dire, insista le docteur, que si tu répudiais les risques, tu acceptais fort bien les bénéfices. C'est-à-dire que tu voulais bien gagner au jeu, mais que tu prétendais ne point exposer d'argent.

L'argument, bien qu'il parût sans réplique, ne décontenança point Catenac.

– C'est vrai, reprit-il, j'ai toujours palpé mon tiers. Mais n'ai-je pas autant que vous contribué à mettre l'agence sur son pied actuel? Ne va-t-elle pas toute seule maintenant, sans bruit, sans effort, comme une machine parfaite? N'avons-nous pas réussi à donner à nos opérations comme un cachet commercial? Tous les mois, sans se déranger, on peut palper de beaux bénéfices, et, incontestablement, j'ai droit à un tiers. Vous plaît-il de laisser les choses aller leur petit train? Topez là, je suis votre homme.