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Les esclaves de Paris

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– C'est fort heureux, en vérité!

– Mais voici que tout à coup vous prétendez m'embarquer dans des dangers incalculables, alors je vous crie: Halte-là!.. je n'en suis plus. Je lis dans vos yeux que vous me trouvez absurde. Fasse Dieu que les événements ne vous montrent pas impitoyablement que j'ai raison. Songez-y; voici plus de vingt ans que la chance est pour nous. Que faut-il pour qu'elle tourne? Un rien. Croyez-moi, ne la tentez pas. La fortune, vous le savez, se venge tôt ou tard de ceux qui, au lieu de lui faire la cour et de l'épouser sagement, l'ont violentée.

– Oh!.. grâce d'homélies, fit le docteur.

– Très bien!.. je me tais. Mais encore une fois, pendant qu'il en est temps encore, réfléchissez. L'impunité n'a qu'un temps. Si prodigieuses que soient vos espérances, elles sont peu de chose en comparaison de ce que vous allez exposer.

Cette faconde à froid devait exaspérer le docteur Hortebize.

– Parler ainsi, t'est facile, dit-il, tu es riche, toi.

– J'ai de quoi vivre, en effet; en dehors de ce que je gagne, j'ai deux cent mille francs à moi. Et s'il ne faut que les partager pour vous déterminer à renoncer à vos projets, dites un mot et c'est fait.

B. Mascarot, qui jusqu'alors avait laissé le débat s'agiter entre les deux associés, jugea qu'il était temps d'intervenir.

– Pauvre ami! fit-il, as-tu vraiment deux cent mille francs?

– Ou peu s'en faut.

– Et tu nous en offre un tiers!.. Ah! maître, c'est un beau trait, et nous serions des ingrats si nous n'étions pas profondément touchés; seulement…

Il s'arrêta, tracassa ses lunettes, et d'un ton incisif ajouta:

– Seulement, quand tu nous auras donné à chacun cinquante mille francs, il t'en restera encore plus de onze cent mille.

Catenac eut un éclat de rire si franc, si juste d'intonation, qu'un observateur y eût été pris.

– Que ne dis-tu vrai!.. fit-il.

– Et si je te prouvais que je dis vrai?

– Je serais bien surpris.

Le digne placeur ouvrit un de ses tiroirs, en sortit un petit registre qu'il feuilleta et le présenta à son associé en disant:

– Regarde alors, car voici l'état exact de ta fortune à la fin du mois de décembre de l'année dernière. Depuis, tu as fait divers achats par l'intermédiaire de M. L… Je ne les ai pas portés en compte, mais j'en ai la note. Dois-je te la montrer?..

Pour le coup, l'impassible visage de Catenac exprima quelque chose! Il se redressa furieux. Ses yeux lançaient des éclairs.

– Eh bien! oui! s'écria-t-il, oui! j'ai douze cent mille francs de fortune, et c'est pour cela que je ne veux plus d'association. Oui, j'ai soixante mille livres de rentes, c'est-à-dire soixante mille bonnes raisons pour ne pas me compromettre, et je ne me compromettrai pas. Ah!.. vous êtes jaloux! Est-ce donc ma faute si nos conditions sont devenues inégales? N'étais-je pas comme vous sans un sou quand nous avons commencé! Ma vie n'a pas été la vôtre, voilà tout. Vous dépensiez sans compter, moi j'économisais. Vous ne songiez qu'au présent, je pensais à l'avenir. Hortebize faisait tout pour chasser ses clients, je m'épuisais en efforts pour attirer les miens. Et maintenant, parce que je suis riche et que vous n'avez rien, il me faudrait subir vos exigences!.. Allons donc. Quand je touche au but de mon ambition, il me faudrait revenir en arrière avec vous! Jamais. Suivez votre chemin, je suis le mien, je ne vous connais plus.

Il se levait déjà et prenait son chapeau; un geste du placeur l'arrêta.

– Si je te disais, insistait Mascarot, que tu nous es utile, indispensable!..

– Je répondrais: Cela est fâcheux pour vous.

– Si cependant nous voulions bien…

– Quoi?.. Me contraindre? Comment? Vous me tenez, mais je vous tiens. Vous ne pouvez rien contre moi que je ne puisse contre vous. Essayer de me perdre serait vous perdre.

– Es-tu bien sûr de cela?

– Si sûr, que je vous le répète encore: Entre vous et moi, il n'y a plus rien de commun.

– Je crois que tu te trompes, maître!..

– Moi! pourquoi?

– Parce que voici un an que je loge et nourris gratis à notre hôtel une jeune fille du nom de Clarisse. Ne la connaîtrais-tu pas, par hasard?..

Ce n'est pas sans intentions habilement calculées que, depuis dix minutes, B. Mascarot laissait son ami Catenac se débattre, s'épuiser en efforts aussi inutiles que ceux du poisson engagé dans la nasse.

Il avait voulu ainsi pénétrer les intentions de cet honorable associé et connaître ses ressources.

S'il avait comme pris à tâche de l'irriter, s'il avait encouragé Hortebize à le fouetter de ses ironies, c'est qu'il savait combien peut être indiscrète la colère de l'homme le plus maître de soi.

Se jugeant suffisamment éclairé, d'un seul mot l'estimable placeur reprit sa supériorité.

A ce nom de Clarisse, l'avocat fut comme un promeneur qui, marchant en pleine sécurité, apercevrait tout à coup à ses pieds la mèche allumée d'une mine prête à éclater.

Instinctivement il recula, les bras en avant, secoué par un spasme nerveux, la pupille dilatée par l'effroi.

– Clarisse!.. balbutiait-il, qui t'a dit… comment as-tu pu savoir?

Mais l'ironique sourire qu'il put surprendre sur les deux lèvres de ses deux associés cingla si cruellement son orgueil, qu'il reprit aussitôt les apparences du sang-froid.

– Décidément, fit-il, je deviens fou. Ne voila-t-il pas que je leur demande comment ils s'y sont pris pour tout découvrir! Ne dirait-on pas que j'ai oublié quels moyens nous employons pour surprendre les secrets de ridicule ou d'infamie que nous exploitons!..

– Je t'avais bien jugé, dit le placeur.

– En quoi?

– J'avais prévu que le jour où tu te sentirais assez fort pour te passer de nous, tu tenterais de rompre les liens qui nous unissent. Aujourd'hui tu voudrais nous abandonner. Tu nous trahirais demain si tu le pouvais sans danger. J'ai pris mes précautions.

Le bon docteur se frottait vigoureusement les mains.

– Voilà ce que c'est, disait-il, on ne s'avise jamais de tout.

– Ce que je ne conçois pas, poursuivit Mascarot, c'est que toi, Catenac, un homme fort, tu nous aies fait le jeu si beau. Comment, il y a un an de cela, tu nous haïssais, tu songeais à nous perdre, et tu nous offres cette prise. C'est à n'y pas croire.

– A n'y pas croire!.. fit le docteur comme un écho.

– Et cependant, continuait le placeur, ton… comment dirai-je? ton imprudence est des plus communes, de celles que nous avons le plus souvent observées et qui nous ont le plus rapporté. Pardieu!.. Tous les jours cela se voit. Tu ne lis donc plus la Gazette des Tribunaux?

Hier encore, j'y lisais une histoire qu'on jurerait être la tienne.

Un bourgeois ambitieux et hypocrite, frais verni d'honnêteté, fait venir de la campagne une jeune et jolie bonne, éclatante de santé, assez naïve, ayant les mains bien rouges… et il se donne le délicat plaisir de la séduire.

Pendant quelques mois tout va bien; mais voici qu'un matin la pauvre fille ne peut plus cacher qu'elle est enceinte. Voilà le bourgeois épouvanté. Que diront les voisins et le portier?

L'enfant est supprimé et la mère jetée sans pitié sur le chemin de Saint-Lazare. C'est simple…

– Baptistin, de grâce!..

– … Mais c'est fort imprudent. Ces choses-là se découvrent toujours. Si le crime a pour lui ses combinaisons et ses ruses, la justice a pour elle ces hasards que l'on dit invraisemblables, et qui se représentent à chaque minute de la vie. Tu as un jardinier à ta maison de Champigny? Suppose que la fantaisie vienne à cet homme de creuser la terre autour de ce puits qui est au fond du jardin. Sais-tu ce qu'il trouverait?..

– Assez!.. prononça Catenac, je me rends.

– B. Mascarot, comme toujours au moment décisif, ajusta ses lunettes.

– Toi, dit-il, te rendre… Pas encore. En ce moment tu cherches à parer le coup que je te porte.

– Je t'assure…

– Épargne-toi cette peine. Ton jardinier ne trouverait rien.

L'avocat eut une exclamation de rage. Il commençait à comprendre dans quel horrible piège il était tombé.

– Il ne trouverait rien, reprit le placeur. Et pourtant il est bien vrai, n'est-ce pas, qu'au mois de janvier de l'année dernière, une nuit, tu as creusé là un trou et que dans ce trou tu as déposé le corps d'un enfant roulé dans un châle… Et quel châle!.. celui-là même que toi, Catenac, pour hâter la défaite de la mère, tu étais allé acheter à Pygmalion: les commis en témoigneraient, s'il le fallait. Maintenant, tu peux chercher, tu ne trouveras rien…

– Et c'est toi, c'est toi qui as enlevé…

– Non, interrompit le placeur du ton le plus ironique, c'est Tantaine. Que veux-tu? je suis prudent. Je sais où est le cadavre, comme on dit vulgairement, et tu ne le sais pas. Mais sois tranquille, il n'est pas perdu. Il est en bon lieu. Une seule tentative de trahison, et le lendemain tu liras dans le Petit Journal, à l'article Paris: «Hier, des terrassiers qui travaillaient à tel endroit, ont découvert le cadavre d'un nouveau-né. Le commissaire de police, aussitôt prévenu, s'est transporté sur le terrain et a commencé une enquête…» Tu lirais cela, et tu me connais assez pour être persuadé d'avance que l'enquête aboutirait. Tu devines bien qu'au châle de cette pauvre Clarisse, j'ai ajouté assez d'indices pour qu'on puisse aisément remonter jusqu'au coupable… jusqu'à toi.

A la colère de Catenac avais succédé une affreuse prostration. Cet homme, que rien n'aurait dû surprendre ni étonner, était assommé et paraissait avoir perdu la faculté de réfléchir et de délibérer.

Son désespoir s'échappait en paroles incohérentes, et il laissait voir sa souffrance, comme s'il eût espéré toucher ses implacables associés.

– Vous m'assassinez, murmurait-il, vous me tuez au moment où j'allais recueillir le prix de vingt années de travaux et de privations.

 

– Travaux est joli! observa le docteur.

Mais l'heure pressait; d'un instant à l'autre, Paul et le marquis de Croisenois pouvaient arriver. B. Mascarot comprit combien il était important de remonter le moral de son associé.

– Voyons, reprit-il, tu cries comme si nous voulions t'égorger. A quoi bon? Nous supposes-tu assez niais pour nous exposer sans des certitudes presque absolues de succès? Hortebize, tout comme toi, s'est cabré quand je lui ai parlé de la grande opération. Je la lui ai expliquée, et maintenant il approuve.

– C'est exact, déclara Hortebize.

– Donc, reprit le placeur, tu n'as, pour ainsi dire, rien à craindre. Tu es, nous en sommes convaincus, trop beau joueur pour nous garder rancune…

Catenac eut un sourire forcé.

– Je ne vous en veux pas, répondit-il; parle, j'obéirai.

B. Mascarot se recueillit un moment.

– Ce que j'attends de toi, répondit-il, ne peut te compromettre en rien. J'ai à te demander de nous dresser un acte de société dans des conditions que je dirai tout à l'heure. Tu t'occuperas ensuite de l'affaire, mais non ostensiblement.

– Bien!..

– Ce n'est pas tout. Tu as été chargé par le duc de Champdoce d'une mission très difficile, très délicate… Il s'agit de recherches qui doivent rester secrètes…

– Quoi!.. tu sais cela aussi?

– Je n'ignore rien de ce qui peut nous être utile. J'ai appris, par exemple, qu'au lieu de t'adresser à moi, tu es allé sottement trouver le seul homme que nous ayons à craindre, Perpignan, un gaillard presque aussi fort que nous, et bien autrement âpre.

– Enfin, qu'exiges-tu de ce côté?

– Peu de chose. Tu me tiendras au courant de tes recherches. Tu ne diras jamais au duc un seul mot dont nous ne soyons convenus à l'avance.

– C'est entendu.

La querelle semblait terminée, le digne M. Hortebize était ravi.

– Là!.. fit-il, était-ce la peine de crier comme un écorché.

– Soit, fit Catenac, j'ai eu tort.

Il tendit la main à ses deux amis et ajouta avec un pâle sourire:

– Que tout soit donc oublié!..

Était-il sincère? Le rapide regard qu'échangèrent Mascarot et le docteur était gros de soupçons.

Mais depuis un moment déjà, on frappait à la porte; le docteur alla ouvrir, et Paul parut, saluant affectueusement ses deux protecteurs.

– Avant tout, mon enfant, commença le placeur, je veux vous présenter à un de mes vieux amis.

Et se retournant vers Catenac, il ajouta:

– Mon cher maître, je te demande tes bontés pour mon jeune ami Paul, un brave garçon qui n'a ni père ni mère, et que nous pousserons dans le monde.

A ces mots, soulignés d'un étrange sourire, l'avocat bondit sur son fauteuil.

– Sacrebleu! s'écria-t-il, que n'as-tu parlé plus tôt!

Confident du duc de Champdoce, Catenac venait d'entrevoir le plan de B. Mascarot.

XVII

Le marquis de Croisenois se fait toujours attendre. Chez lui, c'est un système qui dégénère en manie.

Peut-être croit-il ainsi affirmer son importance. Le calcul est faux. L'homme habile se soucie peu d'arriver en avance ou en retard, il ne se préoccupe que de paraître au moment précis où on le souhaite le plus.

Arriver à propos, tout est là. C'est le secret de bien des fortunes qu'on ne s'explique pas.

M. de Croisenois avait été convoqué par B. Mascarot pour onze heures. Il était plus de midi quand il se présenta, ganté de frais, le lorgnon à l'œil, agitant sa badine, grimé de cette débonnaireté impertinente et familière qu'affectent les imbéciles quand ils croient faire acte de condescendance.

A trente-cinq ans, Henri de Croisenois affiche les dehors évaporés d'un beau-fils de vingt ans. Cette légèreté insoucieuse est son armure de guerre, l'excuse toujours prête des folies les plus risquées.

On dit encore de lui, après des fredaines un peu fortes:

– C'est un étourdi, un véritable lycéen, on ne saurait lui en vouloir, il est si bon enfant, il a un si excellent cœur!..

En lui-même, il doit bien rire de cette opinion du monde.

Calculateur féroce, cet aimable gentilhomme, qui de sa vie n'a eu un bon mouvement, s'est exercé à se défier de l'inspiration première.

Sous le masque de son laisser-aller, ce facile compagnon dissimule une remarquable âpreté. En matière de chicane, il en remontrerait à l'avoué le plus retors. Il a roulé et dupé jusqu'aux usuriers auxquels il a eu affaire.

S'il s'est ruiné, c'est qu'il s'est entêté à régler son train sur celui d'amis dix fois plus riches que lui. Toujours la même histoire.

Mêlé à ce groupe de viveurs brillants, dont le comte de Trémorel fut longtemps le parangon, et qui maintenant prend le mot d'ordre du fils aîné du duc de Sairmeuse, Croisenois a voulu, lui aussi, avoir son écurie de courses.

Entre tous les moyens de fondre une fortune, celui-là est le plus sûr et le plus expéditif.

Le léger marquis en sait quelque chose. Il avait abusé de tous les expédients et était à la veille de faire le plongeon, lorsque B. Mascarot lui tendit la main.

Il s'y cramponna désespérément, comme un homme qui se noie se raccrocherait à une barre de fer rouge.

Mais si les inquiétudes les plus aiguës le tenaillaient, son aplomb ne s'en ressentait nullement, et c'est du ton le plus aisé qu'après avoir salué les personnes présentes, il dit au placeur:

– Je vous ai peut-être fait un peu attendre, cher maître; vrai, j'en suis désolé, j'avais des préoccupations… Mais me voici tout à vous, et s'il vous plaît que nous causions, j'attendrai volontiers que vous ayez terminé avec ces messieurs…

Sur quoi, son cigare qu'il avait gardé étant près de s'éteindre, il en tira deux ou trois bouffées.

La phrase était supérieurement impertinente, et cependant le digne Baptistin n'en fut pas offusqué. Non, il ne dit rien, lui qui abomine l'odeur du tabac.

Les forts ont de ces longanimités. On peut bien passer quelque chose à un fat, quand on sait qu'il dépend de soi de l'écraser sous l'ongle…

D'ailleurs, B. Mascarot avait besoin de Henri de Croisenois. Il était un des indispensables pions de sa partie.

– Nous commencions à désespérer de vous voir, répondit-il. Je dis nous, parce que ces messieurs sont ici pour vous, pour notre affaire…

Le marquis ne prit point la peine de dissimuler une petite moue contrariée.

– Ces messieurs, poursuivit le placeur, sont mes associés. Monsieur est le docteur Hortebize, monsieur est maître Catenac, du barreau de Paris, enfin monsieur – et il montrait Paul – est notre secrétaire.

Cette présentation avait une gravité comique.

Si M. de Croisenois était dépité de trouver quatre confidents au lieu d'un, Catenac était furieux de voir qu'on livrait l'association à un inconnu.

C'est chose subtile qu'un secret, plus volatile que l'éther, qui s'évapore, si hermétiquement clos que soit le flacon où on le verse.

Hortebize, en dépit de sa confiance aveugle, ne laissait pas que d'être surpris.

Quant à Paul, il n'avait ni assez d'yeux, ni assez d'oreilles.

Seul, le placeur conservait cet imperturbable sang-froid de l'homme qui, ayant un but, va droit vers ce but, comme le boulet que n'arrêtent ni ne font dévier les branchages ni les broussailles.

– Monsieur le marquis, commença-t-il, lorsque Croisenois fut assis, je ne vous laisserai pas une minute d'incertitude. Toute diplomatie serait puérile entre gens comme nous.

Ce pluriel parut si singulier à M. de Croisenois, que c'est avec une nuance très accusée de persiflage qu'il répondit:

– Vous me flattez, cher maître.

Plus attentif, le léger marquis eut remarqué le mouvement des lunettes de B. Mascarot, mouvement qui signifiait clairement:

– Vous me faites pitié!..

Hortebize prétendait que les lunettes de l'honorable placeur étaient «parlantes,» et il avait raison.

C'est vainement que des fourbes illustres, redoutant la trahison du regard, dissimulent leurs yeux sous des verres épais. Les lunettes, à la longue, font comme partie de qui les porte: elles vivent, pour ainsi dire, elles tressaillent, elles finissent par avouer ce qu'avouerait l'œil qu'elles cachent.

– Je vous confesserai sans ambages, monsieur le marquis, reprit le placeur, que votre mariage est conclu si nous le voulons, mes associés et moi. Nous pouvons vous garantir le concours actif du comte et de la comtesse de Mussidan. Reste à obtenir le consentement de la jeune fille.

Croisenois eut un geste magnifique de suffisance.

– Oh! je l'aurai, s'écria-t-il, je m'en charge. Chaque époque a ses moyens de séduction, j'ai étudié et pratiqué ceux de la nôtre. Je promettrai les plus beaux chevaux de Paris, une loge aux Italiens, un crédit illimité chez Van Klopen, une liberté absolue… Quelle jeune fille résisterait à de tels éblouissements. Oui, je réussirai… Ah! à une condition, toutefois, c'est que je serai patronné par une personne jouissant d'une certaine influence dans la maison…

– Pensez-vous que la vicomtesse de Bois-d'Ardon, soit une marraine convenable?

– Peste!.. je le crois bien, une parente du comte!..

– Eh bien!.. le jour où nous le voudrons, Mme de Bois-d'Ardon appuiera vos prétentions et chantera vos louanges.

Le marquis se dressa triomphant.

– En ce cas, s'écria-t-il d'un ton à faire coiffer sainte Catherine à toutes les héritières, en ce cas l'affaire est dans le sac.

Paul se demandait s'il était bien éveillé. Quoi!.. on lui avait promis une femme riche, à lui, et voici qu'on mariait cet autre!

– Ces gens-ci, se dit-il, outre qu'ils placent les domestiques des deux sexes et autres, m'ont tout l'air de faire fonctionner, moyennant espèces, «la profession matrimoniale.»

Cependant le marquis interrogeait de l'œil B. Mascarot, hésitant à découvrir toute sa pensée.

– Oh!.. parlez, encouragea le digne placeur, nous sommes entre nous.

– Reste donc, fit M. Croisenois, à fixer le… comment dirai-je?.. le courtage, le droit de commission…

– J'allais aborder la question.

– Eh bien!.. mon cher maître, je n'ai qu'une parole. Je vous ai dit que je vous donnerais le quart de la dot. Le lendemain du mariage je vous signerai des lettres de change pour le montant de ce quart.

Cette fois, Paul croyait comprendre tout à fait.

– Voici le grand mot lâché, pensa-t-il. Si j'épouse Flavie, j'aurai à partager la dot avec ces honnêtes messieurs. Je m'explique maintenant l'intérêt qu'ils me portent et leurs caresses.

Mais les offres du marquis n'avaient point paru satisfaire l'honorable placeur.

– Nous sommes loin de compte, prononça-t-il.

– Eh bien!.. je consens à payer en dehors, et comptant, ce que je vous dois.

B. Mascarot hocha la tête, au grand désespoir de Croisenois, qui reprit:

– Vous voulez le tiers?.. Soit, j'en passerai par là.

Le placeur restait de glace.

– Ce n'est pas le tiers qu'il nous faut, déclara-t-il, ni même la moitié. La dot entière ne nous suffirait pas. Vous la garderez donc, ainsi que ce que je vous ai prêté… si nous nous arrangeons.

– Qu'exigez-vous? Parlez… parlez.

Mascarot assura solidement ses lunettes.

– Je parlerai, répondit-il, mais avant il est absolument indispensable que je vous dise l'histoire de l'association dont je suis le chef.

Jusqu'à ce moment, Catenac et Hortebize avaient écouté sans se permettre seulement un geste, silencieux et grave comme des sénateurs romains sur leur chaise curule.

Ils pensaient assister à une de ces comédies auxquelles B. Mascarot les avait accoutumés, comédies dont les péripéties variaient, mais dont le dénoûment était comme fatal.

A suivre ce débat, entre le marquis de Croisenois et le placeur, ils prenaient ce plaisir méchant qu'éprouvent certaines gens à voir un chat jouer avec une misérable souris avant de la dévorer.

Mais lorsque B. Mascarot annonça qu'il allait livrer leur dangereux secret, tous deux se dressèrent en même temps, furieux, épouvantés.

– Deviens-tu fou?.. s'écrièrent-ils ensemble.

B. Mascarot haussa les épaules.

– Pas encore, répondit-il d'un ton calme, et je vous prie de me laisser poursuivre.

– Sacrebleu!.. cependant, essaya Catenac, nous avons voix au chapitre.

– Assez!.. fit violemment le placeur, je suis le maître, n'est-ce pas?

Et d'un ton d'amère ironie, il reprit:

– Est-ce qu'on ne peut pas tout dire devant monsieur?

Le médecin et l'avocat avaient repris leur place. Croisenois pensa qu'il serait adroit et tout à fait conforme à ses intérêts de les rassurer.

– Entre honnêtes gens… commença-t-il.

– Nous ne sommes pas honnêtes, interrompit Mascarot.

 

Puis, pour répondre à l'air de stupeur profonde du marquis, il ajouta avec un accent écrasant et en le regardant bien:

– Ni vous non plus, d'ailleurs.

Cette brutale déclaration fit monter un flot de sang au front de Croisenois. Le code de la bonne compagnie n'interdit-il pas expressément de dire aux gens, en face, ce qu'on pense d'eux?

Il avait bonne envie de se fâcher, mais c'était se brouiller, c'était laisser échapper la perche de salut. Il courba la tête sous l'insulte, décidé à la prendre en plaisanterie.

– Parbleu!.. fit-il, le paradoxe est raide.

Mais l'honorable placeur ne daigna pas remarquer cette lâcheté, qui fit sourire le bon docteur Hortebize.

– Je vous serai obligé, monsieur le marquis, reprit-il, de m'écouter attentivement.

Il se retourna vers Paul et dit:

– Et vous aussi, mon cher enfant.

Il y eut un moment de silence presque solennel, pendant lequel on entendit le murmure des clients qui se pressaient autour de Beaumarchef dans la première pièce.

Si Hortebize et Catenac semblaient confondus, Croisenois était si stupéfait qu'il laissait éteindre son cigare, et Paul frémissait d'avance.

B. Mascarot, lui, paraissait transfiguré. Il n'avait plus rien du placeur bénin, le sentiment de son pouvoir le grandissait, ses lunettes lançaient des éclairs.

– Tels que vous nous voyez, monsieur le marquis, commença-t-il, mes respectables associés et moi, nous n'avons pas toujours été ce que nous sommes.

Il y a vingt-cinq ans, nous étions jeunes, nous étions honnêtes, toutes les illusions de l'adolescence nous souriaient encore, nous avions la foi qui soutient dans les épreuves, nous avions ce courage qui enflamme le soldat marchant à l'assaut d'une batterie.

Nous habitions tous trois un misérable hôtel garni de la rue de la Harpe, et nous nous aimions comme trois frères!..

– Comme c'est loin, ce temps!.. murmura Hortebize, comme c'est loin!..

– Oui, c'est loin, continua le placeur, et cependant pour moi le temps n'a pas de brumes; je nous revois tels que nous étions, et mon cœur se serre en comparant les espérances d'alors aux réalités d'aujourd'hui!..

Il me semble, mes amis, que tout cela est d'hier.

Nous étions pauvres, alors, monsieur le marquis, affreusement pauvres, et cependant le monde nous avait bercés de ses plus décevantes caresses. Les directeurs de toutes les serres chaudes consacrées à l'éclosion des talents encore en leur œuf, avaient murmuré aux oreilles de chacun de nous des paroles magiques: Tu réussiras, tu Marcellus eris

Croisenois dissimula un sourire. L'histoire ne lui semblait pas palpitante.

– Tiens, fit-il; vous savez le latin.

– Je l'ai su du moins. C'est que je dois vous le dire, chacun de nous semblait promis à une destinée brillante. Catenac, avocat de la veille, venait de recevoir un prix pour sa thèse De la Transmission de la Propriété; Hortebize avait été couronné pour un travail sur l'Analyse des matières suspectes, travail reproduit presque en entier par l'illustre Orfila, dans son Traité des Poisons. Moi-même, je venais de subir victorieusement les épreuves de la licence, de l'agrégation et du doctorat ès sciences et ès lettres…

Paul ouvrait des yeux énormes. Il ne s'était jamais demandé ce que deviennent les neuf dixièmes des élus des concours.

– Malheureusement, poursuivait le placeur, Hortebize était brouillé avec sa famille, la famille de Catenac était aux prises avec la misère, et moi je n'ai pas de famille… Nous mourrions de faim décemment.

Seul de nous trois, je gagnais un peu d'argent à préparer des élèves aux examens de Saint-Cyr et de l'École polytechnique.

Moyennant trente-cinq sous par jour, – la moitié d'un salaire du manœuvre – je bourrais de géométrie et d'algèbre des fils de famille qui se moquaient de ma maigreur et de mes habits râpés.

Trente-cinq sous!.. et là-dessus nous étions trois à prendre notre pain, et j'avais une maîtresse, aimée jusqu'au délire, qui se mourait de la poitrine!

Qui jamais eût cru cela de ce sphinx à lunettes vertes qui avait nom B. Mascarot!..

– J'abrège, reprit-il. Un jour vint où, entre nous trois, nous ne pûmes trouver un sou. Et Hortebize venait de m'avouer que, faute d'aliments substantiels, de viande, de vin, ma maîtresse allait mourir.

– Eh bien! m'écriai-je, attendez-moi, mes amis, je saurai bien trouver de l'argent.

Sans savoir ce que j'allais faire, je m'élançai dehors. J'étais fou furieux, j'étais enragé. Je me demandais s'il fallait tendre la main pour quelques sous ou étrangler un passant pour lui prendre sa bourse. J'étais descendu jusqu'à la Seine, et j'allais le long des quais livrant au vent des exclamations incohérentes. Tout à coup, un éclair sillonna les ténèbres de mon désespoir.

Je me rappelai que nous étions au mercredi, jour de la sortie de l'École polytechnique, et je me dis qu'en me rendant au Palais-Royal, au café Lemblin, je trouverais infailliblement quelqu'un de mes anciens élèves, qui, peut-être, consentirait à me prêter cent sous…

Cent sous! ce n'est guère, n'est-il pas vrai, monsieur le marquis? Eh bien!.. ce jour-là, cent sous représentaient pour moi la vie de mes amis et le salut de ma maîtresse. Avez-vous jamais eu faim, monsieur le marquis?

Croisenois tressaillit. Non, il n'avait jamais souffert de la faim. Mais savait-il ce que l'avenir lui réservait, à lui dont les ressources étaient à ce point épuisées, qu'il pouvait demain, tomber du faîte de ses apparentes splendeurs sur le pavé, dans la boue.

– Quand j'arrivai au café Lemblin, poursuivit B. Mascarot, je n'y trouvai pas un seul élève de l'école. Le garçon auquel je m'adressai, me toisa d'abord dédaigneusement, mes vêtements tombaient en lambeaux. Mais lorsqu'il sut que j'étais un répétiteur, il daigna me répondre que ces messieurs étaient déjà venus et qu'ils ne tarderaient pas à revenir. Je déclarai que j'allais les attendre. Le garçon me demanda ce que je voulais prendre; je répondis: rien, et je m'assis dans un coin.

Depuis ma sortie, j'avais eu comme un brasier dans le cerveau; mais en ce moment, j'éprouvai un bien-être relatif. J'espérais. Parmi les noms que m'avait cités le garçon, il s'en trouvait deux de jeunes gens qui avaient été bons pour moi.

J'attendais depuis un quart d'heure environ, lorsque tout à coup entra dans le café un homme dont jamais, dussé-je vivre cent ans, je n'oublirai la figure.

Il était plus blanc que sa chemise. Ses traits étaient contractés et comme crispés. Il avait l'œil hagard et la bouche entr'ouverte, comme un agonisant qui râle.

Une douleur, horrible autant que la mienne, poignait cet homme; je le compris.

Mais il était riche, lui, on le voyait bien.

Lorsqu'il se fut laissé tomber sur le divan, les garçons accoururent pour lui demander ce qu'il désirait prendre.

D'une voix rauque, si peu intelligible que les garçons durent le faire répéter deux fois, il demanda:

– Une bouteille d'eau-de-vie et de quoi écrire!

C'était bien une histoire réelle, que racontait B. Mascarot. La vérité seule a cette émotion profonde, ces notes poignantes qui font vibrer les entrailles.

Le placeur s'était interrompu, et aucun de ses auditeurs n'osait souffler mot.

L'excellent et souriant Hortebize lui-même était devenu sombre.

– La vue de cet homme, continua l'honorable placeur, me soulagea. Nous sommes ainsi faits que le malheur d'autrui est un adoucissement, une atténuation à notre malheur.

Il était évident pour moi que cet inconnu souffrait horriblement, et je me disais avec une sorte de satisfaction malsaine:

«Il n'y a donc pas que les misérables à maudire la vie; les riches, eux aussi ont donc leurs tortures?»

Cependant les garçons s'étaient empressés d'obéir. Ils avaient apporté de l'eau-de-vie, du papier, de l'encre.

L'homme commença par se verser un grand verre, qu'il avala comme de l'eau. L'effet fut soudain et terrible. Il devint cramoisi, comme s'il allait avoir un coup de sang, et resta plus d'une minute privé de sentiment, anéanti.

Je l'observais avec une curiosité ardente. Une voix me criait que désormais un lien mystérieux existait entre cet inconnu et moi, qu'il serait pour quelque chose dans mon existence, et que son influence me serait fatale.

Si effrayante était cette voix, qu'un moment j'eus l'idée de sortir. Je résistai. La curiosité m'ardait.

L'inconnu cependant revenait à lui.

Il saisit sa plume, et rapidement traça quelques lignes sur une feuille du cahier de papier à lettres placé devant lui.