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Les esclaves de Paris

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Elles ne le satisfirent pas, car brusquement il s'interrompit, tira de sa poche un briquet et brûla cette première épreuve.

Le courage lui manquait. Il se versa et but un second verre d'eau-de-vie.

Une nouvelle lettre ne le satisfit pas plus que la première, car il la chiffonna rageusement et la glissa dans le gousset de son gilet.

Il recommença pour la troisième fois, décidé sans doute à faire un brouillon, car je le voyais tour à tour réfléchir, écrire, raturer.

Pour moi, il était clair qu'il n'avait conscience ni de soi ni du lieu où il se trouvait. Il gesticulait, laissait échapper des exclamations sourdes comme s'il eût été chez lui, seul dans son cabinet, à l'abri des indiscrets.

Ayant relu une troisième fois son brouillon, il en parut content. Il le recopia, ce qui fut l'affaire d'une minute, et ensuite le déchira en menus morceaux qu'il jeta sous la table.

Sa lettre soigneusement fermée, il appela le garçon:

– Prenez ces vingt francs, lui dit-il, et portez vous-même cette lettre à son adresse. Vous viendrez me rendre réponse, – car il y aura une réponse, – chez moi. Voici ma carte, allez, hâtez-vous…

Le garçon sortit en courant, et presque sur ses pas le monsieur se retira après avoir payé sa consommation.

Quel drame venait de se jouer là, devant moi? Je devinais quelqu'une de ces ténébreuses intrigues qui s'agitent dans l'ombre de la vie privée. Cet homme pouvait être un mari trompé, un joueur ruiné, un père dont le fils venait de déshonorer le nom.

J'essayais de penser à autre chose; je ne pouvais.

Ces petits fragments de papier, jetés sous le divan par l'imprudent, me fascinaient. Je brûlais de les ramasser, de les assembler, de savoir…

Mais je vous l'ai dit, j'étais honnête, et une telle action révoltait tous mes instincts.

J'aurais triomphé de la tentation, je le crois, sans une de ces circonstances futiles qui décident de l'existence entière.

On ouvrit une porte, un courant d'air s'établit, et le vent fit tournoyer et chassa jusqu'à mes pieds, un fragment du brouillon.

J'eus comme un éblouissement. J'étais vaincu. Je ramassai l'étroit morceau de papier et j'épelais ces quatre mots:

…me brûle la cervelle…

Je ne m'étais donc pas trompé. J'étais en présence d'une affreuse énigme, et il ne tenait qu'à moi d'en avoir le mot.

Ayant cédé une première fois à une détestable obsession, j'avais le bras pris dans l'engrenage, j'étais perdu. Je ne discutais plus.

Les garçons allaient et venaient, nul ne faisait attention à moi, je me rapprochai insensiblement de la place qu'occupait l'inconnu, et je ramassai deux nouveaux fragments. Sur le premier, je lus:

…la honte et l'horreur…

Et sur le second:

…Ce soir, cent mille francs…

J'étais fixé. J'avais voulu surprendre un secret, je le tenais. Ces trois bouts de phrases étaient pour moi plus clairs que le jour.

Dès lors, à quoi bon poursuivre? Je poursuivis cependant. Je réussis à réunir tous les fragments, je les assemblai et je lus ce billet affreusement laconique:

«Charles,

«Il me faut ce soir même cent mille francs et à toi seul je puis les demander sans ébruiter la honte et l'horreur de ma situation.

«Peux-tu réunir cette somme en deux heures?

«Selon que ta réponse sera: oui, ou non, je suis sauvé ou je me brûle la cervelle.»

Vous vous étonnerez peut-être de la précision de ma mémoire, monsieur le marquis. Vous devez pourtant le savoir: il est de ces choses qu'on ne peut oublier.

En ce moment encore, je revois ce brouillon, et je pourrais vous en dire les virgules et les ratures.

Mais je passe.

Au-dessous de ces neuf lignes était la signature d'un grand industriel, très connu, presque célèbre, et qui, tout en étant le plus estimable des hommes, traversait une de ces crises où un commerçant peut laisser à la fois sa fortune, son honneur et sa vie.

B. Mascarot s'interrompit un moment, succombant sous le poids de ses souvenirs; mais il ne vint à l'esprit d'aucun de ses auditeurs de risquer seulement une observation.

Le brillant Croisenois avait jeté son cigare.

– Je puis vous le dire, reprit le placeur, ma découverte m'atterra. J'oubliai mes anxiétés pour ne songer qu'aux siennes. N'éprouvions-nous pas les mêmes angoisses, lui, pour cent mille francs, moi, pour cent sous!..

Mais déjà, au milieu des ténèbres de mon malheur, une idée infernale commençait à poindre.

Ne pouvais-je tirer parti de ce secret volé?

Ce fut une inspiration. Je me levai et j'allai demander au comptoir des pains à cacheter et un almanach de Paris.

Revenu à ma place, je collai rapidement les fragments sur une seconde feuille de papier, je pris l'adresse du négociant et je sortis.

Cet homme malheureux habitait rue de la Chaussée-d'Antin.

Pendant plus d'une demi-heure, je me promenai devant la superbe maison qu'il habitait.

Vivait-il encore? Cet ami, ce Charles, avait-il répondu: Oui?

Enfin, je me décidai à entrer.

Un domestique en livrée me répondit brutalement que son maître ne me recevrait pas, que d'ailleurs, en ce moment, il dînait avec sa famille.

L'insolence de ce valet me révolta.

– Eh bien!.. m'écriai-je, si vous voulez éviter de grands malheurs, allez dire à votre maître qu'un pauvre diable lui rapporte le brouillon de la lettre qu'il vient d'écrire au café Lemblin.

L'indignation m'avait donné un accent si impérieux que le domestique n'hésita pas.

L'effet de cette annonce dut être terrible, car le valet reparut presque aussitôt tout effaré, et me dit:

– Vite!.. arrivez… monsieur vous attend.

Il m'introduisait en même temps, ou plutôt me poussait dans un vaste cabinet magnifiquement décoré.

Au milieu, le négociant se tenait debout, pâle, menaçant.

Moi, j'étais dans un état à faire pitié. J'étouffais.

– Vous avez ramassé le brouillon que j'avais déchiré? me demanda cet honnête homme.

De la tête je fis signe que oui, et en même temps je montrais les fragments assemblés et appliqués sur une seconde feuille de papier.

– Combien voulez-vous de cette lettre? fit-il. Je vous offre mille francs.

Je vous le jure, messieurs, je n'étais pas venu pour vendre ce secret. J'étais venu pour dire à cet homme: Un autre que moi pouvait trouver cet écrit et en abuser; moi, je vous le rapporte; c'est un service que je vous rends; à votre tour, soyez-moi utile, prêtez-moi cinquante, cent francs…

Oui, voilà ce que je voulais dire; mais voyant comme il me traitait, moi, je fus saisi d'un mouvement de rage, et je répondis:

– Je veux deux mille francs!..

Il ouvrit son tiroir, arracha à une liasse énorme deux billets de banque, les froissa et me les lança à la figure en disant:

– Tiens, misérable, paye-toi!

C'est avec une violence inouïe que B. Mascarot s'exprimait.

Qui donc jamais eût supposé que cet homme, figé d'ordinaire dans une glaciale apathie, pût se montrer à cet état d'exaltation!

Sa voix, onctueuse habituellement et toute de miel, avait l'éclat strident d'un instrument de cuivre.

Ce n'était plus une histoire qu'il contait.

Plaidait-il les circonstances atténuantes d'une cause perdue, la sienne? Tentait-il cette tâche impossible de se disculper aux yeux de ses associés? Essayait-il de s'excuser, sinon de se réhabiliter, devant le tribunal de sa conscience?

Paul et Croisenois tremblaient autant que si on leur eût mis à la main un poignard pour un assassinat.

– Ce que je ressentis, continua le placeur, sur le coup de cette injure abominable et imméritée, je ne saurais vous le dire. Il y eut en moi un déchirement aussi affreux que si on m'eût arraché les entrailles.

Certainement, je perdis la libre disposition de moi-même. En bonne conscience, devant Dieu, je n'aurais pas été responsable d'un crime commis là, en cet instant.

Et je fus sur le point d'en commettre un.

Jamais l'homme dont je vous parle ne verra la mort d'aussi près qu'une seule fois. Sur son bureau était un de ces redoutables couteaux catalans dont on se sert en guise de coupe-papier; je m'en saisis, j'allais frapper…

La pensée de ma maîtresse qui se mourait faute d'aliments arrêta mon bras…

Je jetai violemment le couteau à terre, et je sortis éperdu, la tête en feu.

J'étais entré dans cette maison maudite le front haut, fier de ma misère et de mon honnêteté, j'en sortais déshonoré.

Certes, à l'exception de Paul, tous les hommes qui étaient là connaissaient les envers de la vie. Leur esprit s'était sali à toutes les boues de la civilisation, les angoisses du mal avaient émoussé et usé leur sensibilité. Et cependant ils ne pouvaient s'empêcher de frissonner.

– Mais continuons, reprit le placeur. Une fois dans la rue, ces deux billets de banque que j'avais ramassés et que je serrais convulsivement me causèrent une épouvantable sensation de douleur. Il me semblait qu'à les toucher la chair de ma main se crevassait comme au contact d'un fer rouge. J'entrai, je me précipitai, plutôt, chez un changeur, qui dut me prendre pour un fou ou pour un assassin. Comment ne me fit-il pas arrêter? Je ne sais. Peut-être eût-il peur. En échange de mes deux billets, il me remit, non de l'or – en 1843 l'or était rare et se vendait, – mais deux pesants sacs de mille francs, en pièces d'argent. C'est chargé de ce fardeau que je regagnai notre misérable logement de la rue de la Harpe. Hortebize et Catenac m'attendaient avec une impatience, avec une inquiétude plutôt, inexprimable. Vous en souvient-il, mes amis?.. Vous saviez si bien que nous étions à bout de ressources, vous m'aviez vu sortir si désespéré, moi, dont le courage, jusqu'alors, avait soutenu le vôtre, vous me sentiez si convaincu de la mort prochaine d'une femme tendrement aimée, que sans vous communiquer vos affreux pressentiments, vous vous demandiez si, en traversant les ponts, j'aurais le courage de résister aux provocations du suicide, à la tentation d'en finir avec une existence devenue intolérable… Car voilà où nous en étions, marquis. En me voyant entrer, mes amis voulurent me sauter au cou, mais brutalement je les repoussai. «Arrière!.. m'écriai-je, arrière! je ne suis plus digne de vous, mais nous ne manquerons plus de rien!..» Sur ces mots, je jetai violemment les sacs à terre; l'un d'eux se rompit, et les pièces d'argent s'éparpillèrent et roulèrent de tous côtés. A ce bruit, ma maîtresse, qui râlait presque sur son grabat, se dressa comme un fantôme. «De l'argent! murmurait-elle, beaucoup d'argent!.. Nous allons donc manger à notre faim!.. Je suis sauvée…»

 

Mes amis, marquis, n'étaient pas ce qu'ils sont aujourd'hui. Ils s'éloignèrent de moi avec une horreur qu'ils ne pouvaient dissimuler, ils croyaient à un crime. «Non, leur dis-je, non, il n'y a pas de crime, puisque la loi ne saurait m'atteindre. Si cet argent est le prix de notre honneur, personne ne s'en doutera.»

Nous ne dormîmes pas cette nuit-là, marquis.

Mais lorsque le jour vint nous surprendre autour d'une table chargée de bouteilles, nous avions, nous, les vaincus de la vie, déclaré la guerre à la société, nous avions juré que, par tous les moyens, nous arriverions à la fortune; le plan de notre redoutable association était arrêté.........

XVIII

Décidé à laisser Paul et Croisenois sous une impression forte, B. Mascarot se leva et se mit à arpenter de long en large son cabinet.

S'il avait surtout l'intention de produire un prodigieux effet, il pouvait se féliciter, le résultat devait dépasser son attente.

Paul chancelait sur sa chaise comme s'il eût reçu sur la tête un coup de massue.

Croisenois, lui, luttait. Mais c'est vainement qu'il cherchait quelqu'une de ces plaisanteries qui atteste la liberté d'esprit de l'homme fort; sa mémoire, à défaut de son imagination, ne lui fournissait pas un trait présentable.

Il comprenait fort bien qu'entre ce récit et son affaire un rapport intime existait; mais lequel? Il ne l'entrevoyait pas.

Quant à Hortebize et à Catenac, qui croyaient, eux, connaître à fond leur Baptistin, ils échangeaient des regards surpris et inquiets.

Ils se demandaient:

– Est-il de bonne foi ou bien joue-t-il une comédie dont le but nous échappe?

Avec B. Mascarot, savoir au juste à quoi s'en tenir est difficile, pour ne pas dire impossible.

Lui, cependant, paraissait se soucier infiniment peu des impressions de ses auditeurs. Il était revenu prendre sa place devant son bureau.

Son visage, enflammé le moment d'avant de tous les feux de la colère et de la haine, avait recouvré sa placidité accoutumée, et c'est de son geste habituel qu'il ajustait ses lunettes.

J'espère, monsieur le marquis, reprit-il, que vous excuserez cette longue, mais indispensable préface.

Cette introduction est, comme qui dirait le côté romanesque. Écoutez maintenant la partie réelle… et pratique.

Sachant tout ce que l'attitude imprime d'autorité à la parole, B. Mascarot se leva de nouveau et vint s'adosser à la tablette de la cheminée.

Ses lunettes, il est vrai, cachaient ses yeux; mais il se dégageait de toute sa personne comme un fluide magnétique, émanation subtile de son énergique volonté, qui commandait, qui imposait l'attention.

– En cette nuit dont je vous parle, monsieur le marquis, reprit-il, nous avons, mes amis et moi, rompu violemment les liens de la morale et de l'honneur, nous avons secoué toutes les tyrannies du devoir. Et le plan qui était sorti entier et complet de mon cerveau, je puis vous le développer en me servant des expressions que j'employais il y a vingt ans pour l'exposer à mes amis.

Vous devez le savoir, marquis, lorsque l'été s'avance il n'est plus une cerise qui ne renferme un ver. Les plus belles, les plus rouges, les plus fraîches en apparence, sont celles dont l'intérieur, si on les ouvre, est le plus infecté.

De même, dans une société raffinée comme la nôtre, il n'est pas de famille, – je dis pas une, entendez-moi bien, – qui ne cache en son sein quelque plaie secrète, quelque mystère de douleur, de ridicule ou de honte.

Maintenant, supposez un homme connaissant le secret de tous les autres.

Celui-là ne sera-t-il pas le maître du monde? Ne sera-t-il pas plus puissant que le plus puissant monarque? Ne disposera-t-il pas, selon son caprice et sans contrôle possible, de tout et de tous?

Eh bien!.. je m'étais dis que je serais cet homme…

Depuis des mois qu'il était en relations avec l'honorable placeur, le marquis de Croisenois n'avait pas été sans soupçonner son genre d'opérations.

– Mais c'est la théorie du chantage que vous me prêchez! fit-il.

B. Mascarot s'inclina ironiquement.

– Tout juste! répondit-il. Oui, marquis, c'est bien là ce qu'on appelle le chantage.

Relativement le mot est nouveau, mais la spéculation est vieille comme le monde, probablement. Le jour où un homme, surprenant l'action infâme d'un autre homme, le menaça de la divulguer s'il ne subissait pas certaines exigences, le chantage était inventé.

Si tout ce qui est vieux est respectable, le «chantage» l'est à coup sur.

Comment vivait, s'il vous plaît, le «divin Arétin,» ce poète obscène qui s'intitulait si fièrement «le fléau des princes?» Il faisait chanter les rois. Et quels rois!.. François Ier et Charles-Quint. Mais tout se démocratise, marquis, et nous autres, nous nous contentons de faire chanter le peuple, j'entends tous ceux qui ont de l'argent…

L'aveu était si affreusement cynique, qu'une légère rougeur colora les joues de Croisenois.

– Oh! monsieur, protesta-t-il, monsieur…

– Bah!.. s'écria le digne placeur, êtes-vous pudibond à ce point que le mot propre vous épouvante! Qui donc en sa vie n'a pas fait un peu de chantage? Et tenez, vous-même… vous souvient-il qu'une nuit de cet hiver, à votre club, vous avez surpris, trichant au jeu, les mains pleines de cartes préparées, un jeune étranger fort riche? Que lui avez-vous dit sur le moment? Rien. Seulement, le lendemain vous êtes allé lui emprunter dix mille francs. Quand les lui rendrez-vous?

Pour le coup, Croisenois faillit tomber à la renverse.

– Prodigieux!.. balbutia-t-il, effrayant!

Mais déjà B. Mascarot poursuivait:

– Je connais, moi, à Paris, deux mille individus qui vivent bien et qui n'ont d'autres moyens d'existence que le chantage. Je les ai tous étudiés, oui, tous, depuis l'ignoble forçat qui extorque de l'argent à son ancien compagnon de chaîne, jusqu'au gredin à dog-cart qui, parce que le hasard l'a fait le confident des faiblesses d'une pauvre femme, force cette femme à lui donner sa fille en mariage…

Si jamais, près de vous, sur le boulevard, le prince de S… venait à croiser J… ce boursier si taré que je ne voudrais pas le saluer, regardez, vous verrez le prince, qui est bien le plus fier grand seigneur que je sache, serrer affectueusement la main du misérable. Pourquoi? Je n'ai pu le découvrir, et cependant je flaire là un secret de cent mille francs.

J'ai connu, dans les environs de la rue de Douai, un commissionnaire qui, en cinq ans, a amassé une jolie fortune. Devinez comment? Quand on lui remettait une lettre, il commençait par la décacheter et la lire. Si elle contenait une seule ligne compromettante, il ne la portait pas et revenait vite la vendre à qui l'avait écrite.

Il n'est pas une affaire industrielle importante qui n'ait ses parasites, gens adroits qui ont découvert quelque ressort suspect et qui font payer leur silence.

Je sais une grande et honnête société qui, pour avoir violé une fois ses statuts, est condamnée à servir une pension de vingt-cinq mille francs à un gredin tout chamarré de croix étrangères qui a su soustraire des preuves.

Tout cela, il est vrai, se négocie mystérieusement, avec mille précautions. En matière de «chantage,» les tribunaux français ne plaisantent pas et la police est alerte…

B. Mascarot s'était sans doute donné la tâche de faire parcourir à ses auditeurs la gamme entière des émotions.

A ces mots de «tribunaux» et de «police» ainsi jetés après des aveux extraordinaires, ils furent secoués par le frisson de la peur.

Lui les regardait d'un air de défi.

– Sur ce terrain, poursuivit-il, les Anglais sont nos maîtres.

A Londres, un secret honteux se négocie aussi facilement qu'une lettre de change. Il y a, dans la Cité, un bijoutier bien connu, qui, sur la simple consignation d'une lettre dangereuse, signée d'un nom «respectable», avance des fonds. Sa boutique est comme le Mont-de-Piété de l'infamie.

Les «maîtres chanteurs» de Londres ont, en diverses fois, tiré du noble lord Palmerston, cinquante mille livres sterling, au bas mot, plus d'un million. Le vieux Pam avait le défaut d'aimer plus que de raison la femme de son prochain et le tort de craindre affreusement le scandale.

En Amérique, c'est mieux encore. Le «chantage», élevé à la hauteur d'une institution, a pignon sur rue, tient boutique et paie patente. Le citoyen de New-York qui médite un mauvais coup s'inquiète des trafiquants de secrets bien plus que de la police…

Depuis longtemps déjà, Hortebize, Catenac surtout, donnaient les signes les plus manifestes d'une sérieuse impatience.

C'était un réquisitoire en règle qu'ils subissaient.

Mais ni leurs regards, ni les signes du docteur qui montrait Paul près de se trouver mal, ne troublèrent l'imperturbable placeur.

– Nos commencements furent rudes, monsieur le marquis, poursuivit-il: nous semions, alors, et vous arrivez lorsqu'il n'est plus question que de moissonner. Heureusement, les études de Catenac et de mon cher Hortebize étaient comme choisies en vue de nos opérations. L'un était avocat, l'autre médecin. Ils soignaient l'un les plaies du corps, l'autre les plaies de la bourse. Vous comprenez tout ce qu'a dû leur révéler l'exercice bien entendu de leur profession. Quant à moi, chef de l'association, je ne pouvais ni ne voulais rester les bras croisés. Mais que faire? Pendant une longue semaine je flottai indécis entre bien des partis divers, et il fallait se hâter, notre mise de fonds diminuait. Enfin, après bien des réflexions, je vins louer cet appartement où nous sommes, et je fondai mon agence de placement. Un placeur n'inquiète personne… Du reste, les calculs qui déterminèrent mon choix étaient justes. Le résultat l'a prouvé, mes associés sont là pour vous l'affirmer.

Catenac et Hortebize inclinèrent la tête en signe d'assentiment.

– A notre époque, continua le placeur, et nos mœurs admises, on doit reconnaître que la domesticité, dans les grandes villes surtout, est comme un filet immense, à mailles fortes et serrées, sous lequel se débattent les classes aisées.

Rechercher les «pourquoi» et les «comment» serait trop long.

Ce qui est clair et positif, c'est que le riche, en son hôtel, au milieu de ses gens, est plus strictement surveillé que le prévenu au fond de son cachot, entouré d'invisibles espions.

Rien de ce que fait l'homme riche n'échappe à une curiosité qu'attise l'intérêt toujours en éveil. Qu'il parle ou se taise, qu'il soit irrité ou satisfait, triste ou gai, on l'observe.

Paroles, gestes, regards, mouvements imperceptibles de la physionomie, tout est recueilli, examiné, commenté, analysé.

Cacher huit jours, non une de ses actions, mais une de ses pensées lui est impossible.

Du secret que la nuit, les portes closes, il confie à sa femme, sur le traversin, de bouche à oreille, toujours il s'évapore quelque chose…

M. de Croisenois qui, faute de pouvoir faire autrement, avait pris bravement le parti de se résigner, daigna sourire.

– Connu!.. murmura-t-il, connu!..

– En effet, monsieur le marquis, vous devez avoir médité ces vérités, vous qui ne m'avez jamais laissé vous choisir un valet de chambre.

– Oh! j'ai la main si heureuse!

– Je le sais. Vous trouvez des serviteurs uniques, impayables, qui refusent les louis qu'on leur offre. En suis-je moins exactement informé de vos actions? Non. En revanche, vous avez près de vous, est-ce bien prudent? un homme que vous ne connaissez pas…

– Oh!.. Morel m'a été recommandé par un de mes amis, sir Waterfield…

– Possible!.. Ce qui n'empêche qu'il m'inquiète, ce gaillard à allures raides… Nous y reviendrons… Pour en finir, je vous dirai qu'ayant reconnu et calculé la puissance énorme dont disposent les domestiques, je conçus le projet de m'approprier cette puissance sans emploi, de l'emmagasiner, pour ainsi dire, comme de la vapeur, et enfin de l'utiliser à notre profit après l'avoir réglée. Et cela, je l'ai fait. Ce bureau, qui n'a l'air de rien, est comme le centre d'une toile d'araignée qui a coûté vingt ans d'efforts et de patience, mais qui enveloppe Paris.

 

Je suis ici, les pieds devant le feu, mais j'ai partout des yeux écarquillés et des oreilles largement ouvertes, qui voient et entendent pour moi.

La police dépense des millions pour entretenir ses agents. J'ai, moi, sans bourse délier, une armée d'agents incorruptibles et dévoués.

Je reçois, en moyenne, tous les jours, cinquante domestiques des deux sexes. Comptez ce que cela fait au bout de l'année.

Et pendant que les espions de la police en sont réduits à rôder furtivement autour des maisons qu'ils observent, les miens sont au cœur de la place, ils y vivent, ils sont mêlés aux intérêts, aux passions, aux intrigues qui s'agitent. Et ce n'est pas tout. Par les employés que je place, caissiers ou teneurs de livres, j'ai un pied dans le commerce. Par mes garçons de restaurant, j'ai la clé des cabinets particuliers les plus mystérieux.

C'est avec l'accent de l'orgueil satisfait que B. Mascarot expliquait les rouages de sa redoutable machine. Ses lunettes étincelaient.

– Et ne croyez pas, reprit-il, que tous ces gens sont dans le secret. Non, Dieu merci!.. Ils ne savent, pour la plupart, ce qu'ils font, et là est ma force. Chacun d'eux m'apporte incessamment son brin de fil, et c'est moi qui en fais la corde qui attache mes esclaves. Ils viennent ici, ils causent, ils sont indiscrets et médisants, voilà tout. Nous sommes ici trois qui passons notre vie à écouter.

Puis, le soir, nous passons au crible tout ce qui nous a été dit, et toujours, parmi les bavardages, surnage quelque renseignement que j'utilise.

Tous ces gens qui me servent sans s'en douter, je ne puis les comparer qu'à ces oiseaux singuliers des solitudes du Brésil, dont la présence annonce infailliblement une source souterraine. A l'endroit précis où l'un d'eux a chanté, le voyageur mourant de soif peut creuser, il trouvera de l'eau. Mes oiseaux à moi me révèlent simplement l'existence d'un secret. Creuser est ensuite mon affaire. Je mets en campagne mes agents spéciaux, je cherche et je trouve… Voilà, monsieur le marquis, ce qu'est au juste notre association.

– Et par certaines années, insista le docteur Hortebize, elle a rapporté plus de deux cent cinquante mille francs.

Si M. de Croisenois détestait les longs discours, il était fort sensible à l'éloquence des chiffres.

Il connaissait trop la vie de Paris pour ne pas comprendre qu'à jeter ainsi quotidiennement son filet en eau trouble, B. Mascarot devait prendre beaucoup de poisson, – c'est-à-dire considérablement d'argent.

De là à s'unir plus étroitement à des hommes de tant d'expédients, la pente était naturelle.

Il arbora donc sa plus aimable physionomie, pour demander d'un ton de douce raillerie:

– Enfin, par quels services mériterai-je la protection de la société?

B. Mascarot était bien trop fin pour ne pas apercevoir immédiatement la nuance. Ses explications n'eussent-elles obtenu que cette indispensable bonne volonté, elles étaient justifiées.

Mais elles avaient un autre résultat encore, vivement souhaité par l'estimable placeur.

Paul glacé d'effroi au début, s'était visiblement rassuré. Il reprenait confiance en mesurant la puissance de ces hommes, qui se chargeaient de son avenir. Il oubliait l'infamie de la spéculation pour en admirer les combinaisons ingénieuses.

– Monsieur le marquis, reprit B. Mascarot, j'arrive au fait: Si jusqu'ici nous n'avons pas eu de désagréments, c'est que tout en semblant être d'une témérité inouïe, nous avons été très prudents. Nous avons usé des armes que nous savions conquérir; nous n'en avons pas abusé. C'est d'une main discrète que nous tondons nos… comment dirai-je? nos tributaires. Nous n'en avons jamais écorché un seul. Jamais nous n'avons tourmenté un insolvable, et nous faisons crédit à ceux qui sont gênés. C'est ainsi. Je vends des secrets «à tempérament,» comme certains tapissiers vendent des meubles aux lorettes. D'ailleurs, comptez que nous n'avons pas toujours exigé de l'argent. Catenac a trouvé moyen de caser très bien toute sa famille qui est fort nombreuse. Hortebize a recueilli une foule de petits bonheurs qui sont comme les menus suffrages de notre… profession. Enfin, moi-même j'ai souvent recherché des satisfactions d'amour-propre. Nul n'est parfait.

Cependant, monsieur le marquis, si lucrative que soit une profession, on finit toujours par s'en dégoûter. Voici vingt-cinq ans que nous exerçons, mes amis et moi, nous vieillissons, nous avons besoin de repos. Donc, nous sommes décidés à nous retirer. Mais, avant, nous voulons liquider, écouler avantageusement, s'il se peut, notre fonds de boutique.

– Ce n'est que juste, approuva Croisenois.

– J'ai entre les mains, continua l'honorable placeur, une masse énorme de documents. Mais ils sont d'une nature particulière, et en tirer parti n'était pas précisément facile. J'ai compté sur vous pour faire rentrer les sommes considérables qu'ils représentent…

A cette déclaration, Croisenois devint d'une pâleur livide.

Quoi!.. il irait, lui, plus vil que l'assassin des grandes routes, lequel a du moins l'excuse du péril bravé, il irait armé de papiers compromettants, demander aux gens: La bourse ou l'honneur?

Il consentait bien à partager les profits d'un trafic ignoble; il ne pouvait supporter l'idée de mettre, comme on dit vulgairement, la main à la pâte.

– Jamais!.. s'écria-t-il, jamais!.. Ne comptez pas sur moi!..

L'indignation du marquis semblait si sincère, sa détermination paraissait si irrévocablement arrêtée que le docteur Hortebize et maître Catenac se regardèrent, un peu inquiets de la tournure que prenait la conférence.

Le coup d'œil qu'ils adressèrent à B. Mascarot les rassura.

Il haussait les épaules et rajustait tranquillement ses lunettes.

– Ça, dit-il, assez d'enfantillage, monsieur, vous ne m'avez fait perdre que trop de paroles. Attendez avant de vous récrier. Je vous ai dit que mes documents sont d'une nature spéciale, voici pourquoi: La grande difficulté de notre genre d'affaires, est que souvent nous nous heurtons à des gens mariés qui, bien que forts riches, n'ont pas la libre disposition de leur fortune. Les maris disent: «Détourner dix mille francs de la fortune sans que ma femme le sache, est impossible!» Les femmes répondent: «Je ne puis avoir d'argent qu'en en demandant à mon mari.» Et ces gens sont sincères. Combien en ai-je vu qui, désespérés de savoir entre mes mains un secret important, se jettaient à mes genoux et me criaient: Grâce!.. je ferai tout ce que vous voudrez; vous aurez plus que vous ne demandez, trouvez seulement un prétexte… Le prétexte à fournir à tous ces actionnaires de bonne volonté, je l'ai cherché et trouvé. Ce prétexte sera la société industrielle que vous lancerez avant un mois.

– D'honneur!.. commença le marquis, je ne vois pas…

– Pardon!.. vous voyez très bien. Tel mari qui n'aurait pu nous donner cinq mille francs sans mettre le feu à son ménage, nous en versera gaîment dix mille, parce qu'il pourra dire à sa femme: «C'est un placement.» Telle femme qui n'a pas dix sous vaillant saura bien déterminer son mari à nous apporter la somme que nous lui fixerons.

– Que dites-vous de cette idée?

– Elle est excellente, mais en quoi vous suis-je indispensable?

– En ce sens qu'à la tête d'une compagnie il faut un homme.

– Mais vous…

– Plaisantez-vous, marquis? Me voyez-vous, moi, placeur, lancer une affaire? On me rirait au nez. Hortebize, un médecin, et homéopathe encore, ne recueillerait que des quolibets. Quant à Catenac, sa situation lui interdit toute spéculation; il se contentera d'être notre conseil. Or, pour que le prétexte soit bon, il faut que la société paraisse bien sérieuse.

M. de Croisenois était cruellement embarrassé.

– C'est que vraiment, reprit-il, je ne me reconnais aucune des qualités qu'on exige d'un financier, d'un spéculateur.

– Vous êtes trop modeste. D'abord, vous avez votre titre et votre nom.

– Oh! un nom… un titre!

Cela ne signifie rien, je le sais, mais cela manque rarement son effet. N'y a-t-il pas des compagnies qui payent, et très cher, les noms et les titres qu'elles gravent en tête de leurs prospectus, tout comme les tables d'hôte entretiennent les majors constellés de décorations qui président le repas…