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Les esclaves de Paris

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XIX

Au sortir de l'hôtel de Mussidan, après sa promesse à Sabine, M. de Breulh-Faverlay ne remonta pas dans le phaéton qui l'avait amené et qui l'attendait au bas du perron.

– Rentrez doucement à l'hôtel, dit-il à ses domestiques, j'irai à pied.

Il éprouvait, comme après toutes les crises, un impérieux besoin de mouvement. Il voulait marcher, se lasser s'il était possible, pour se remettre, pour tasser ses idées, pour ressaisir son sang-froid en déroute.

S'il était profondément et péniblement affecté, il était plus surpris encore. Il se sentait étourdi, comme après une chute.

Il y avait tant d'années qu'il n'avait été remué par un sentiment profond et durable, qu'il ne se reconnaissait plus.

Ses amis ne l'auraient pas reconnu davantage, à le voir descendre à grandes enjambées les Champs-Élysées.

Qu'était devenue sa belle impassibilité glaciale, admiration et modèle de tous les jeunes gens de son cercle? Son visage, dont rien jamais ne dérangeait les ligues correctes, était bouleversé.

L'émotion, la passion, la stupeur l'emportaient si bien hors de lui-même, que tout en marchant il parlait à haute voix, s'exclamait et gesticulait, ce qui est d'un commun à faire frémir et contre toutes les règles.

– Voilà donc la vie!.. disait-il. On se croit bronzé, blasé, usé, vieilli, fini, on juge tout mort en soi, et il suffit d'un regard de beaux yeux pour vous rendre les palpitations de l'adolescence. On se trouble autant qu'un lycéen, on balbutie, on rougit, et même… le diable m'emporte!.. on sent une larme taquine au coin de l'œil.

Certes, il aimait déjà Sabine, le jour où il avait demandé sa main au comte de Mussidan, il l'aimait… mais non comme en ce moment.

Depuis qu'il la savait perdue pour lui, il lui découvrait des mérites extraordinaires. Elle lui paraissait plus belle, plus spirituelle, parée de surprenantes qualités, mille fois plus désirable, enfin.

Qui donc eût jamais pu prévoir cela, que lui, le grand seigneur adulé, envié et recherché par excellence, lui, adoré de toutes les femmes, si tous les hommes le redoutaient, il serait repoussé le jour où, pris d'une passion sérieuse, il offrait à une jeune fille sa fortune et son nom.

– Ah! c'était bien là, murmurait-il, la compagne que je rêvais. Retrouverai-je jamais cette âme tendre, cet esprit viril, tant d'innocence et de chaste témérité, parmi toutes ces agaçantes poupées que je vois autour de moi, s'habillant, babillant, chevauchant, parlant argot et copiant les excentricités des filles. Est-il une Sabine, parmi ces extravagantes pour qui la vie est comme un cotillon perpétuel, et qui prennent un mari comme elles choisissent un valseur… parce qu'on ne peut valser seule.

Toutes les femmes lui paraissaient haïssables en ce moment, et il avait par avance des rassasiements rien qu'à songer aux héritières de sa connaissance.

– Quelle expression sublime avaient ses yeux, pensait-il, pendant qu'elle parlait de lui!.. Elle lui croit du génie et elle a adopté toutes ses pensées. C'est son âme, à lui, qui palpite en elle. Avec quelle noble fierté elle disait: Nous! – Nous sommes pauvres… Nous n'avons pas de nom!..

Cependant il essaya de secouer la tristesse affreuse qui l'envahissait.

– Bast!.. s'écria-t-il en décrivant un moulinet avec sa canne, de cette affaire je mourrai garçon. Mon valet de chambre, sur mes vieux jours, deviendra mon meilleur ami. Je ferai un dieu de mon ventre. Le baron Brisse prétend qu'on peut faire jusqu'à quatre repas par jour… C'est quelque chose… Puis, pour égayer mes digestions, j'aurai autour de mon fauteuil la comédie de mes héritiers.

Il eut un ricanement nerveux, mais presque aussitôt il ajouta, non sans un douloureux soupir:

– Ah!.. n'importe, ma vie est manquée!

Cependant, si cruelle que fût la déception, si cuisante que fût la blessure, M. de Breulh n'en voulait ni à Sabine, ni à cet autre dont il enviait l'étonnant bonheur.

Orgueilleux au suprême degré, il était au-dessus des absurdes vanités des gens médiocres. Il ne voyait rien d'extraordinaire, d'anormal, de monstrueux à ce qu'une femme lui préférât un autre homme. Il en gémissait, voilà tout.

Sabine avait bien jugé, lorsqu'elle s'était dit: «Celui-là aussi est digne d'être aimé!»

M. de Breulh méritait un autre piédestal que celui que lui avaient élevé des amitiés et des rivalités également idiotes.

Il valait mieux que sa réputation, que sa vie, que son époque; il valait mieux surtout que ses nombreux amis.

A la mort de son oncle, il s'était lancé dans ce qu'on appelle «le tourbillon de la haute vie»; mais il avait été vite las de cette existence vide et agitée.

Posséder une écurie victorieuse, voir ses déplacements signalés par les journaux de sport, être trompé à raison de deux ou trois cents louis par mois par une demoiselle de théâtre, ne suffisait pas au bonheur de ce difficile mortel.

Depuis longtemps déjà, rongé d'ennui sous ses frivoles apparences, il cherchait un but à son ambition, une tâche à la hauteur de ce qu'il se sentait d'énergie et d'intelligence.

Il s'était bien juré que la veille de son mariage il vendrait ses chevaux de courses et romprait avec des habitudes qui l'excédaient. Et voici que ce mariage tant souhaité devenait impossible!..

Lorsqu'il entra à son club, les traces de ses émotions étaient si évidentes, que plusieurs jeunes gens occupés à battre les cartes laissèrent voir leur surprise et ne purent s'empêcher de lui demander si par hasard «Chamboran», un de ses chevaux, déjà classé pour le Grand Prix, n'était pas indisposé.

Il répondit que «Chamboran» se portait a merveille, et se hâta de passer dans un des petits salons réservés à la correspondance.

– Sur quelle herbe a donc marché de Breulh?.. remarqua un des joueurs.

– Qui sait?.. Le voilà en train d'écrire.

Il écrivait, en effet, à M. de Mussidan pour retirer sa parole, et la besogne n'était pas aisée.

En relisant sa lettre, M. de Breulh dut s'avouer que sous chaque phrase perçait une pointe d'ironie, et que le ton général accusait un dépit dont on ne manquerait pas de lui demander les raisons.

On a beau être chevaleresque, on est homme, et toujours quelques levains mauvais fermentent et s'agitent sous les plus généreuses résolutions.

– Non, dit M. de Breulh, cette lettre est indigne de moi.

Et sur cette réflexion, il recommença, cherchant, pour les exposer, les excuses les plus naturelles, parlant vaguement de sa vie, d'habitudes enracinées, de certaine liaison qu'il ne sentait pas le courage de briser.

Ce petit chef-d'œuvre de diplomatie terminé, il le remit à un des domestiques du club avec l'ordre de le porter immédiatement à son adresse.

M. de Breulh pensait que ce devoir d'honneur rempli, ses vaisseaux brûlés, il se sentirait l'esprit et le cœur plus libres. Point.

Il se mit au jeu, mais au bout d'un quart-d'heure il en avait assez. Il voulut dîner, il n'avait pas faim et ne put manger. Il entra à l'Opéra, il y bâilla, la musique lui portait sur les nerfs.

De guerre lasse, il rentra chez lui sur les deux heures, ce qui ne lui était pas arrivé depuis près d'un an.

L'obsession persistait.

Détacher sa pensée de Sabine lui était aussi impossible que d'empêcher son pouls de battre plus vite qu'à l'ordinaire.

Qui était cet homme qu'on lui préférait.

Il estimait trop le caractère de Mlle de Mussidan pour la soupçonner d'un choix indigne.

D'un autre côté il avait vu en sa vie tant de passions inexplicables!..

Quand les gens les plus expérimentés se laissent prendre à des pièges grossiers, comment une jeune fille se défendrait-elle contre les surprises de son cœur?

– Si pourtant elle s'était trompée! se disait M. de Breulh. S'il était possible de lui ouvrir les yeux!

Puis, pour s'excuser, sans doute, de garder cette espérance, il ajoutait:

– S'il est digne d'elle, au contraire, eh bien!.. je l'aiderai à renverser les obstacles.

Il se complaisait à cette idée, savourant à l'avance l'âpre plaisir qu'il goûterait à assurer le bonheur de celle qu'il aimait et qui le repoussait.

Peut-être cependant, à son insu, se mêlait-il à cette belle générosité un désir vague d'affirmer sa supériorité et de l'étaler aux yeux de Sabine.

A quatre heures du matin, il était encore dans son fauteuil, au coin de son feu éteint.

Il était presque décidé à aller voir André. Quand on est riche, on a toujours en poche un prétexte pour visiter l'atelier d'un peintre.

Quant à ce qu'il ferait ou dirait, il ne s'en occupait pas, s'en remettant au hasard des événements et à son expérience. Il se coucha sur cette détermination.

Mais le lendemain, à son réveil, sa résolution chancelait. Pourquoi se mêlerait-il de cette affaire?.. D'un autre côté, la curiosité le poignait.

Enfin, sur les deux heures, il donna ordre d'atteler, et quelques instants plus tard, il prenait au grand trot le chemin de la rue de La Tour-d'Auvergne.

Mme Poileveu, la discrète concierge d'André, était debout sur sa porte, appuyée sur le manche de son balai, lorsque le magnifique attelage de M. de Breulh s'arrêta devant la maison.

La digne femme eut comme un éblouissement. De sa vie elle n'avait vu de près des chevaux si luisants sous leurs harnais plaqués d'argent avec leurs bouffettes aux oreilles, une voiture à ce point étincelante, des domestiques si richement habillés.

– Grand Dieu!.. pensa-t-elle, est-ce bien pour nous que vient ce seigneur? Ne se trompe-t-il pas?

Mais son ahurissement n'eut plus de bornes lorsque M. de Breulh, descendu de son coupé, s'avança vers elle et lui demanda:

– M. André, artiste peintre?

– Pour sûr, répondit-elle, c'est ici qu'il demeure… et voilà déjà plus de deux ans qu'il est notre locataire. Ah!.. si tous les artistes lui ressemblaient! Ce n'est pas lui qui serait en retard pour son terme!.. Et rangé, qu'il est, et poli, et complaisant… Jamais de noces chez lui, ni de tapage. Un être parfait, quoi!.. Et sans la petite dame des Champs-Élysées… mais quoi!.. vous savez, on est jeune ou on ne l'est pas…

 

Elle parlait, elle parlait, sans trop savoir ce qu'elle disait, tant elle appliquait son attention à considérer le possesseur de cette superbe voiture.

– Indiquez-moi son atelier, interrompit M. de Breulh impatienté.

– Eh bien!.. c'est au quatrième, à droite, le nom est sur la porte, on ne peut se tromper… Mais c'est égal, je vais conduire monsieur.

– Inutile, ma brave dame, je trouverai, ne vous dérangez pas.

M. de Breulh se dirigea vers l'escalier, et Mme Poileveu demeura sur le seuil, la bouche ouverte jusqu'au gosier, aussi immobile que la femme de Loth après sa cristallisation.

– Voilà une histoire, pensa-t-elle. On vient voir M. André en grand tralala à cette heure. Quel genre. Un garçon qui n'a l'air de rien du tout… Il y a bien quatre jours que Poileveu n'a pas fait son ménage, et il ne s'est seulement pas plaint!.. Ah!.. mais cela ne peut durer ainsi. Un artiste qui a des connaissances comme ça, on le soigne!.. Lui qui est bon enfant, il est capable de nous faire avoir un bureau de tabac!.. Mais quel peut être ce grand personnage?

Sur cette réflexion, elle rentra poser son balai derrière la porte, décidée à revenir, selon son expression, tirer les vers du nez des domestiques.

Pendant ce temps, M. de Breulh-Faverlay montait lentement, et en homme qui ménage sa respiration, le raide escalier.

Il était arrivé au dernier étage et allait frapper à la porte sur laquelle il lisait le nom de André, quand, au bruit d'un pas jeune et leste, derrière lui, il se retourna.

Il était sur l'étroit palier, face à face avec un jeune homme, grand et très brun, vêtu d'une de ces longues blouses blanches comme en portent les ornemanistes à leur travail. Il tenait à la main un grand broc de zinc, qu'il venait de remplir d'eau au réservoir de la maison.

– Monsieur André? demanda M. de Breulh.

– C'est moi, monsieur…

– Je désirerais vous parler…

– Veuillez alors, monsieur, prendre la peine d'entrer chez moi.

Ce disant, le jeune peintre se glissa entre la rampe et M. de Breulh, et ouvrit la porte de son atelier, où il précéda son visiteur.

La première impression de M. de Breulh avait été favorable à André. Il avait été frappé, lui qui avait l'expérience des hommes, de cette physionomie ouverte et hardie, de ce regard lumineux et franc, de cette voix ronde et sonore.

– En tout cas, pensa-t-il, celui-là est un homme.

D'un autre côté, bien que les épreuves de sa jeunesse l'eussent dépouillé de quantité de préjugés, le costume d'André l'étonnait.

Il avait bien du mal à imaginer l'homme distingué par Sabine de Mussidan en blouse, allant chercher lui-même son eau à la pompe.

Mais on ne voyait rien de sa surprise; il avait eu le temps, depuis la veille, de reprendre cet air parfaitement détaché de tout, qui lui était habituel.

– Je dois, monsieur, commença André, vous prier de m'excuser de vous recevoir ainsi… Mais, que voulez-vous, tant qu'on n'est pas très riche, on n'est bien servi que par soi, et encore!..

Il montrait en même temps, sans embarras mais sans forfanterie, sa blouse et son broc qu'il venait de déposer dans un coin.

Le ton plut à M. de Breulh, qui eut un sourire et un geste cordial.

– C'est à moi plutôt, qui vous dérange, fit-il, de vous demander pardon. Je vous suis adressé par un de mes amis, un de mes…

Il cherchait.

– Par le prince Crescenzi, peut-être! demanda André.

C'est à peine si M. de Breulh connaissait le célèbre armateur, mais il saisit avec empressement la perche que lui tendait son interlocuteur.

– Précisément! répondit-il. Le prince fait le plus grand cas de votre talent et n'en parle qu'avec enthousiasme. Connaissant la sûreté de son goût, je me suis dit qu'il me faudrait un tableau de vous… Soyez tranquille, vous serez chez moi en bonne compagnie…

André s'était incliné, plus rougissant qu'une pensionnaire à un compliment de monseigneur l'évêque.

– Je ne saurais trop vous remercier, monsieur, dit-il, d'avoir ainsi cru le prince Crescenzi sur parole, malheureusement vous vous serez dérangé, et je crains, inutilement…

– Pourquoi cela?

– J'ai eu tant d'occupation, les mois derniers, tant de travail, que je n'ai rien d'achevé, rien de présentable…

M. de Breulh l'interrompit.

– Qu'importe? Est-ce que l'avenir n'est pas un peu à nous? Ce qui n'est pas fait, vous le ferez…

– Il est vrai, monsieur, que si vous avez en moi assez de confiance…

– Comment, si j'ai confiance!.. Crescenzi n'est-il pas votre garant!

– Alors, nous pourrions convenir d'un sujet…

Sans s'en douter, André achevait la conquête de son visiteur.

– C'est particulier, pensait M. de Breulh, je devrais le haïr, ce garçon, j'ai pour cela mille bonnes raisons, et jamais cependant personne ne m'a été si sympathique.

Comme il se taisait, cherchant à se bien rendre compte de ses sentiments encore confus, André reprit la parole.

– J'ai là, monsieur, poursuivit-il, une trentaine d'esquisses, qui deviendront, je l'espère, des tableaux passables; si l'une d'elles vous convenait…

– Oui!.. voyons, répondit avec empressement M. de Breulh.

Ayant jugé le caractère, il n'était pas fâché de juger le talent, et c'est avec la plus sérieuse attention qu'il commença à passer en revue les toiles accrochées aux murs.

André, sans mot dire, le laissait faire…

Cette commande qui lui venait pensait-il, par l'entremise du prince Crescenzi, pouvait être le point de départ de sa fortune artistique. Le prince est un des sept ou huit amateurs de l'Europe qui, d'un mot, peuvent faire vendre 10,000 francs la plus indigne croûte.

Mais André n'était pas en disposition de se réjouir de ce bonheur.

Rarement, en sa vie si tourmentée, il avait éprouvé une tristesse pareille à celle qui, en ce moment, lui serrait le cœur.

C'est que, l'avant-veille, après lui avoir annoncé une démarche décisive, Sabine l'avait quitté en lui disant: «A demain une lettre.»

Or, ce lendemain, impatiemment attendu, était passé, on était au surlendemain, trois heures venaient de sonner, et il n'avait reçu ni un mot, ni un signe de vie… rien…

Depuis quarante-huit heures, il était sur des charbons ardents.

Il ne doutait pas de Sabine, il eut douté de soi avant; mais que s'était-il passé là-bas, à cet hôtel de Mussidan, dont les portes lui étaient fermées?

Il endurait cet intolérable supplice qui torture un homme énergique, lorsqu'il sent sa destinée se décider, et qu'il sait ne rien pouvoir pour hâter la solution et se la rendre favorable.

Cependant M. de Breulh avait terminé son examen.

Pour lui, désormais, le talent de André était évident, indiscutable.

Sur toutes ces toiles, esquissées à la hâte, on pouvait relever de grands défauts, des inexpériences, des témérités malheureuses, mais chacune d'elles était marquée au cachet d'une puissante individualité.

André était un «homme» dans la forte acception du mot; il était «artiste» aussi, – en restituant à ce titre magnifique son véritable sens.

Dire que l'orgueil de Breulh-Faverlay ne saignait pas sous les griffes aiguës de la jalousie serait trop dire. Mais il sut dompter les révoltes des sentiments mauvais. C'est franchement et loyalement qu'il tendit la main au jeune peintre.

– Lorsque je suis entré chez vous, monsieur, lui dit-il, je désirais un tableau de vous; maintenant je le veux… Ce n'est plus sur la foi d'un autre que je crois à votre talent.

Et comme André ne répondait pas:

– J'ai choisi mon esquisse, ajouta-t-il, arrêtons nos conditions.

Pauvre, sans protecteurs, sans influence d'école, attaché à la rude tâche quotidienne qui lui donnait du pain, André n'avait eu ni le temps ni les moyens d'aller étudier aux pays classiques les secrets des poésies de convention. Il se contentait de rendre ce qu'il voyait et sentait. Il estimait que faire palpiter sur la toile la passion et la vie est un peu plus difficile que d'y peinturlurer des bonshommes en costumes étrangers.

Entre toutes ses esquisses, il s'en trouvait une qu'il avait appelée: Le Lundi à la Barrière.

Au premier plan, deux hommes luttaient qu'un troisième s'efforçait de séparer. Les vêtements déchirés laissaient voir les torses nus. Les muscles saillaient sous les chairs palpitantes. Les visages avaient les contorsions de l'ivresse, de la haine et de la colère.

Un peu à droite, une femme, la cause du combat, était étendue à terre, les cheveux épars, une large blessure à la tempe, et deux de ses compagnes accroupies près d'elle, s'efforçaient de lui faire reprendre ses sens.

Quelques badauds faisaient cercle; des enfants se sauvaient, et dans le lointain on apercevait les tricornes des sergents de ville qui accouraient.

Chose vulgaire! oui. Scène vraie.

Et seule, la vérité, à cette heure, peut sauver l'art… mais la vraie, non la convenue, celle qui agrandit et généralise, non celle qui particularise et rapetisse…

C'est cette esquisse que désigna M. de Breulh.

– Voilà, dit-il, ce que je voudrais.

Alors, André, avec cette insistance pratique que donne l'habitude des déceptions, entra dans les détails de l'exécution, s'expliquant sur la composition, sur les proportions à donner au sujet, sur les dimensions de la toile, sur tout, enfin.

M. de Breulh, du geste et de la voix, approuvait.

– Ce que vous ferez, disait-il, sera bien fait; que rien ne vous gêne ni ne vous inquiète: obéissez à vos inspirations.

Il brûlait, maintenant, d'en finir et de se retirer, ayant trop de délicatesse pour ne pas souffrir de la fausseté de la situation. La confiance d'André le gênait considérablement: il en perdait son assurance.

Toutes les conventions étaient arrêtées, et il fallut à M. de Breulh un effort de volonté pour aborder la question du prix de ce tableau qu'il commandait.

Peut-être s'attendait-il à des tergiversations, aux simagrées d'une fausse modestie et d'un désintéressement ridicule. Point.

– Monsieur, répondit dignement André, la valeur de la peinture étant toute de convention, je ne puis rien vous dire. Une toile de la dimension que nous disons, coûte, blanche, quatre-vingts francs. Couverte de couleur, elle peut n'avoir plus aucune valeur, ou valoir…

– Pensez-vous, interrompit M. de Breulh, qu'en vous offrant dix mille francs…

André eut un geste de protestation.

– Trop, fit-il, beaucoup trop.

– Cependant…

– En l'état actuel, n'étant pas plus connu que je ne suis, quatre mille francs seront un prix magnifique. Si cependant je réussissais au-delà de mes espérances, eh bien!.. je vous demanderais six mille francs.

– Soit, répondit M. de Breulh, voilà qui est dit.

Il avait tiré de sa poche un élégant portefeuille à son chiffre. Il y prit deux billets de mille francs qu'il posa sur la table, en disant:

– Voilà toujours la moitié d'avance.

Le jeune peintre devint plus rouge que le carmin de sa palette.

– Vous voulez plaisanter, monsieur, balbutia-t-il.

– Pas le moins du monde, répondit gravement M. de Breulh, j'ai en affaires des principes dont je ne m'écarte jamais.

Puis, du ton le plus encourageant, il ajouta:

– Qui vous dit que je ne prétends pas vous lier, mon cher maître? Ces deux billets nous tiennent lieu de contrat.

Ainsi présentée, l'action de M. de Breulh n'avait rien que de très flatteur. Cependant la susceptibilité un peu excessive peut-être de André s'effarouchait.

– C'est que, monsieur, commença-t-il, je ne pourrai vous livrer ce tableau avant cinq ou six mois… J'ai traité avec un riche entrepreneur, M. Gandelu, pour les sculptures d'une maison.

– Qu'importe! insista M. de Breulh, je ne reviens jamais sur ce que je dis.

Décemment, à moins d'être fou, André ne pouvait résister davantage. Il inclina la tête en signe d'assentiment, ne pouvant s'empêcher de s'avouer que cet argent arrivait singulièrement à propos.

M. de Breulh, lui, s'apprêtait à se retirer.

– Donc, fit-il, en ouvrant la porte de l'atelier, bonne réussite, mon cher peintre. Si vous étiez aimable, vous viendriez un matin me demander à déjeuner, je vous montrerais un Murillo qui, à lui seul, vaut le voyage…

Et, autant pour affirmer son invitation que pour faire savoir qui il était, il tendit sa carte et sortit.

En présence de ce visiteur, André n'avait pas donné un regard à cette carte, mais dès qu'il fut seul, il regarda.

 

Ce nom de Breulh-Faverlay lui sauta aux yeux plus flamboyant que l'éclair qui précède la foudre.

Pendant une seconde, il fut assommé. A la seconde suivante, une épouvantable colère charria tout son sang à son cerveau.

Il se vit joué, raillé, humilié…

Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il se précipita sur le palier et, se penchant le long de la rampe, il appela à pleine voix!

– Monsieur!.. monsieur!..

M. de Breulh, qui déjà était arrivé au second étage, releva la tête.

– Remontez!.. cria André.

Après un mouvement insaisissable d'hésitation, le gentilhomme obéît.

Lorsqu'il fut rentré dans l'atelier:

– Reprenez votre argent, monsieur, lui dit André d'une voix que la colère rendait à peine intelligible, reprenez ces billets.

– Qu'avez-vous?.. Qu'y a-t-il?

– Rien, sinon que j'ai réfléchi; je ne puis faire, je ne ferai pas votre tableau.

– Ah ça… pourquoi?

Pourquoi!.. M. de Breulh le savait parfaitement. Il comprenait que Sabine avait prononcé son nom et dit ses espérances. Peu généreux en cette circonstance, imprudent même, il abusait de la position si difficile et si délicate du jeune peintre.

– Parce que! répondit André.

– Mais ce n'est pas une raison, cela!

André perdait la tête. Dire les raisons de son revirement soudain était impossible. Il fût mort plutôt que de prononcer le nom de Sabine. Il ne vit que la violence pour sortir d'une situation sans issue.

– En bien! monsieur, fit-il avec un regard chargé de haine, admettez que votre figure m'a déplu!.. C'est une raison, cela!..

– Mais c'est une provocation, cela, monsieur André.

– Ah! ce sera ce que vous voudrez!..

La patience n'était pas la vertu dominante de M. de Breulh. Il devint plus blanc que sa chemise et eut un mouvement terrible.

Mais sa nature généreuse reprenant aussitôt le dessus, c'est d'une voix émue qu'il dit:

– Acceptez mes excuses sincères, monsieur André… Tenez, je l'avoue, j'ai joué un rôle qui n'était digne ni de vous ni de moi… Je devais, dès en entrant, me nommer et vous dire: Je sais tout.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, répondit André d'un ton glacé…

– Si, vous me comprenez, mais vous vous défiez de moi… J'ai mérité cette injure. Cessez de feindre, cependant; Mlle Sabine m'a tout confié, tout, entendez-vous bien… Et, s'il vous fallait une preuve, je vous dirais que cette toile que j'aperçois là, tournée du côté du mur, doit-être le portrait de Mlle de Mussidan.

André gardant toujours le silence, M. de Breulh eut un triste sourire.

– J'ajouterai, reprit-il, pour dissiper tous vos soupçons, que hier, sur la prière de Mlle Sabine, j'ai retiré la demande que j'avais faite de sa main.

Aux explications de ce galant homme, reconnaissant si noblement ses torts, André avait senti, peu à peu, sa colère se dissiper.

– Je ne saurais trop vous remercier, monsieur, commença-t-il…

– Oh!.. interrompit vivement M. de Breulh, on ne doit pas de remercîments à qui n'a fait que strictement son devoir… Je mentirais en vous disant que je n'ai pas été douloureusement surpris… Mais enfin, ce que j'ai fait, vous l'eussiez fait à ma place.

– C'est vrai, monsieur.

– Et nous sommes amis, maintenant, n'est-ce pas?.. dit M. de Breulh en tendant la main.

Ce n'est pas sans une violente émotion que André serra cette main loyale qui lui était tendue.

– Oui, amis, balbutia-t-il, amis!..

M. de Breulh devait croire que tout était oublié.

– Cela étant, reprit-il, avec une gaîté un peu forcée, ne parlons plus de ce tableau qui n'était qu'un prétexte… Tenez, je serai franc, avec vous comme avec moi-même. En venant ici, je me disais: «Si l'homme que Mlle Sabine me préfère est digne d'elle, je ferai tout au monde pour qu'il soit accepté par sa famille. Je suis venu, monsieur, je vous ai jugé et je vous dis: Faites-moi un grand plaisir et un grand honneur, laissez-moi mettre au service de votre amour ma personne, ma fortune, mes influences et mes amis.»

C'est avec l'enthousiasme du dévoûment le plus pur, et dans toute la sincérité de son âme, que M. de Breulh-Faverlay se mettait à la disposition de ce jeune homme, dont il enviait le bonheur.

La générosité a ses entraînements, et le sacrifice librement consenti, si pénible qu'il puisse être, procure comme une amère jouissance, qui est la récompense première.

Cependant André secouait tristement la tête.

– Je n'oublierai jamais vos offres, monsieur, prononça-t-il, seulement…

Il hésitait, M. de Breulh insista.

– Seulement?..

– Eh bien! je ne saurais les accepter.

Le gentilhomme eut un geste de surprise.

– Pourquoi?.. interrogea-t-il.

– Ah!.. tenez, monsieur, répondit André, moi aussi je serai franc avec vous, et je vous dirai toute ma pensée… Vous trouverez peut-être mes susceptibilités ridicules, mais que voulez-vous, le malheur, lorsqu'il ne brise pas le res sort de la dignité, exalte et irrite l'orgueil. J'aime mademoiselle de Mussidan de toutes les forces de mon être, il n'est pas dans mes veines une goutte de sang qui ne lui appartienne, je donnerais avec transport la moitié des années que j'ai à vivre pour combler l'abîme qui nous sépare, et pourtant…

Il s'interrompit, cherchant les expressions justes pour rendre ce qu'il ressentait, et enfin, avec une violence contenue, il ajouta:

– De grâce, ne vous offensez pas de ce que je vais vous dire… Je renoncerais à Mlle Sabine plutôt que d'accepter votre assistance.

– Mais c'est de la folie!.. s'écria M. de Breulh.

– Non, monsieur, non, ce n'est pas folie, mais sagesse. Il est de ces dévoûments qu'on doit repousser, car on ne peut que les payer de la plus noire ingratitude. Si je me rendais à vos désirs, votre rôle serait trop beau, trop sublime, je me sentirais affreusement humilié, je serais jaloux. Ne suis-je donc pas déjà assez écrasé par votre supériorité?.. Pendant que vous êtes des plus nobles et des plus riches de Paris, je suis des plus pauvres, et je n'ai pas d'état civil. Je suis si bien seul, ignoré, perdu en ce monde, que je n'ai même pas été appelé à tirer à la conscription. Tout ce qui me manque, vous l'avez, et vous voudriez…

– Mais j'ai été pauvre aussi, moi, répétait M. de Breulh, j'ai été malheureux autant et plus que vous.

André, qui ne connaissait rien du passé de M. de Breulh, qui ne voyait que les éblouissements du présent, s'arrêta stupéfait.

– Savez-vous ce que je faisais à votre âge? continua le gentilhomme: je mourais de faim au fond de la Sonora. Pour vivre, j'étais réduit à endosser la chemise de laine du manouvrier ou à entrer au service d'un spéculateur de Guaymas comme toucheur de bœufs… Pensez-vous qu'en ces instants je m'estimais amoindri?

– Eh! s'écria le jeune peintre, tant mieux si vous avez souffert, vous me comprendrez plus aisément. Croyez-vous donc que je ne me juge pas votre égal? Détrompez-vous. Mais je cesserais de l'être le jour où j'aurais recours à vous… N'est-ce pas à mon énergie et à mon courage que je dois d'avoir été distingué par Mlle de Mussidan? Elle a eu foi en moi, le jour où elle m'a dit: «Élevez-vous jusqu'à moi!» Ce qu'elle a ordonné, je le ferai ou je périrai à la tâche. Mais, dans tous les cas, je suis résolu à réussir ou à périr seul. Je ne veux pas de remords après la victoire. Je ne veux pas qu'un homme puisse dire de moi: «C'est à ma rare générosité, à ma chevaleresque abnégation que celui-ci doit son bonheur.»

– Oh? monsieur, protesta M. de Breulh, monsieur…

– Non, sans doute, interrompit André, vous ne diriez pas cela hautement, votre délicatesse est bien trop grande. Mais ne le penseriez-vous pas? Et cela serait, en effet, et je le saurais, et la fille du noble comte de Mussidan, devenue la femme du peintre André, le saurait aussi. C'est-à-dire que j'arriverais à Sabine dépouillé de ma seule noblesse, ma sauvage fierté. Notre mariage arrivant ainsi serait sa première désillusion. Est-ce que, involontairement, elle ne nous comparerait pas de nouveau? Que serais-je alors à ses yeux! Infailliblement, l'avenir changerait le bienfait en une mortelle et ineffaçable injure. Ah!.. tenez, ma vie serait empoisonnée. Toujours entre ma femme et moi votre fantôme se dresserait.

Il s'arrêta court, comme effrayé de sa violence. Une phrase encore, et il allait menacer ce galant homme qui se conduisait si noblement.