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Les esclaves de Paris

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Il fit à sa volonté un énergique appel, et c'est d'un ton de courtoisie parfaite qu'il ajouta:

– Mais en vérité, je ne sais ce que je dis!.. Nous vous devons trop déjà, monsieur, pour que je ne tienne pas à l'honneur de rester votre ami.

Ainsi, comme Sabine, il disait: Nous. Ce que Mlle de Mussidan avait prédit se réalisait, à l'idée seule d'une apparence de protection, André se révoltait.

Mais M. de Breulh était digne de comprendre cet emportement d'André, emportement qui eût fait rire bien des gens à une époque où tourner en ridicule tout sentiment sérieux et profond est considéré comme une preuve d'esprit et de goût.

Même, il était si violemment ému, que la pensée ne lui vint pas d'ajouter un seul mot.

Lentement, il replaça dans son portefeuille les deux billets de mille francs restés sur la table, et d'une voix vibrante il dit:

– Je vous approuve, monsieur. Quoi qu'il arrive, souvenez-vous, qu'à toute heure de jour et de nuit, vous pouvez compter sur Breulh-Faverlay… Adieu!..

Resté seul, André se trouva moins malheureux qu'il ne l'était depuis deux jours.

Grâce à M. de Breulh, il savait maintenant que Sabine n'avait pas rencontré d'obstacles imprévus, et s'il s'étonnait de n'avoir pas encore de ses nouvelles, il ne s'en inquiétait plus.

Cependant, il était si agité encore, qu'il lui fut impossible de profiter d'un reste de jour pour terminer certaines maquettes qu'il devait soumettre à M. Gandelu le père.

Il se jeta dans son fauteuil et s'efforça de ressaisir les moindres détails de la scène qui venait d'avoir lieu.

Il eût très probablement oublié l'heure du dîner, si, au moment où il était enfoncé le plus avant dans ses rêveries, Mme Poileveu n'était entrée – sans frapper.

– Voici une lettre que le facteur apporte, dit-elle.

C'était miracle de voir Mme Poileveu monter une lettre au quatrième étage; mais, renseignée sur la personnalité de M. de Breulh, elle avait décidé que «son artiste» serait désormais servi mieux qu'un prince.

Mais André était si préoccupé que cette complaisance surprenante ne le frappa pas. Il ne songea qu'à Sabine.

– Une lettre!.. s'écria-t-il en se dressant d'un bond, vite, donnez.

Et il la prit, il l'arracha plutôt, des mains de la portière.

Mais ce n'était pas Sabine qui avait tracé les caractères communs et irréguliers de l'adresse. Pourtant, il était aisé de reconnaître une écriture de femme.

Avec une impatience nerveuse, André déchira l'enveloppe, chercha la signature et vit: «Modeste».

Modeste! la femme de chambre de Mlle de Mussidan! Qu'est-ce que cela signifiait?

Il frissonna, pressentant quelque malheur horrible, et, c'est comme à travers un brouillard qu'il lut:

«Je vous adresse la présente à la seule fin de vous faire savoir que Mlle Sabine a bien réussi pour ce que vous savez.

«Si je me permets de vous écrire sans ordres, c'est que, hélas! mademoiselle est si malade qu'elle ne peut vous donner de ses nouvelles.»

Ces quelques lignes foudroyèrent André.

– Sabine malade!.. balbutiait-il, sans penser aux avides oreilles de la Poileveu, Sabine trop malade pour pouvoir m'écrire… Mais alors… elle est en danger, elle est morte, peut-être…

Il demeurait immobile, l'œil fixe, les traits décomposés, et il répétait comme un mot vide de sens:

– Morte! morte!..

Mais presque aussitôt la réaction se produisit. Il froissa la lettre de Modeste, la jeta à terre, et, tête nue, vêtu de sa blouse de chantier, il s'élança dehors. La stupéfaction de la Poileveu était évidente.

– En voilà une d'aventure! murmurait-elle. Ah ça! mais…

Elle s'arrêta souriante. Elle venait d'apercevoir à ses pieds la lettre… Elle la ramassa et lut.

– Tiens! tiens! tiens!.. marmotait-elle, la petite dame s'appelle Sabine. Joli nom!.. Ah!.. elle est malade!.. C'est donc ça qu'il est comme un fou! C'est égal, j'ai idée que ce vieux si mal mis et si aimable qui est venu me questionner sur M. André me donnerait bien quelque chose de cette lettre… Ah! mais non! pour ça, non!.. On est honnête ou on ne l'est pas.

XX

Lorsqu'elle disait que son artiste était devenu fou, la discrète Mme Poileveu ne semblait pas fort éloignée de la vérité.

Son opinion dut être celle de tous les gens qui aperçurent ce grand jeune homme, habillé de blanc, qui courait avec une incroyable rapidité le long des rues qui conduisent du quartier des Martyrs aux Champs-Élysées.

En sortant de sa maison, il avait croisé un fiacre vide dont le cocher lui avait fait un signe engageant; la pensée d'y monter ne lui vint pas. Même il sourit de pitié. Est-ce que jamais les maigres rosses de la Compagnie auraient pu approcher de sa vitesse!

Il allait à fond de train, les coudes au corps, ménageant son haleine, guidé à travers la foule par le pur instinct machinal. Son visage avait une si étrange expression qu'on s'écartait devant lui, et qu'ensuite on se retournait pour le suivre des yeux.

Il n'avait, d'ailleurs, pas l'ombre d'un projet. Pourquoi il courait rue de Matignon, ce qu'il ferait ou dirait, il l'ignorait. Il ne se demandait pas s'il lui restait une espérance.

Sabine était malade, mourante, croyait-il; il se rapprochait d'elle, voilà tout.

A chaque moment, dans Paris, on rencontre des gens qui vont ainsi, traversant la foule affairée sans la voir ni l'entendre, poussés par leur passion comme les boulets par l'explosion de la poudre.

C'est seulement en arrivant à l'entrée de la rue de Matignon, que André recouvra la faculté de réfléchir, de délibérer, de souffrir.

Autant pour recueillir ses idées que pour reprendre haleine, – il n'avait pas mis vingt minutes à faire ce trajet, – il s'assit sur une borne, à quelques pas de l'hôtel de Mussidan.

S'il était venu, c'est qu'il voulait des nouvelles précises, exactes, des détails. Mais comment s'en procurer, quel expédient imaginer?

Il faisait nuit. Le mince filet de gaz des réverbères tremblottait rougeâtre et sans rayonnements au milieu d'un de ces brouillards de février qui suivent toutes les reprises des gelées.

Il faisait froid. La rue de Matignon, rarement animée, même de jour, était absolument déserte. Pas un fiacre, pas un passant, rien. Nul bruit que le roulement sourd et continu des voitures le long du faubourg Saint-Honoré.

Mais les pensées du jeune peintre étaient plus lugubres encore que cette nuit, que cette solitude, que ce silence.

Il reconnaissait avec un mortel désespoir son impuissance absolue. La moindre de ses démarches pouvait compromettre celle qui lui avait confié son honneur.

Il se leva, cependant, et alla se poster près de la grille de l'hôtel de Mussidan. Il espérait que l'aspect seul de l'hôtel lui apprendrait quelque chose. Il lui semblait que si véritablement Sabine était mourante, les pierres elles-mêmes le lui crieraient.

Triste folie! La maison était comme perdue dans le brouillard, et il ne distinguait même pas quelles fenêtres étaient éclairées…

La voix de la raison lui disait de se retirer, d'espérer, d'attendre…

Plus impérieuse et plus pressante, la voix de la passion lui criait: – Reste!..

Et il s'obstinait à rester. Pourquoi? Il ne savait. Il lui semblait que Modeste, lui ayant écrit, devait deviner qu'il était là, dévoré par les plus horribles angoisses, et qu'elle allait sortir, le chercher…

Mais voici que, tout à coup, il eut un cri de joie. Une idée de salut, pareille à l'éclair rayant la nuit, venait d'illuminer son cerveau.

– M. de Breulh!.. s'écria-t-il. Ce que je ne puis, il le peut, lui; il lui est facile d'envoyer prendre des nouvelles!..

Par bonheur, il avait dans sa poche la carte du généreux gentilhomme, tant bien que mal il déchiffra l'adresse et s'élança, comme un trait, dans la direction indiquée.

M. de Breulh-Faverlay occupe, avenue de l'Impératrice, un bel hôtel où il est fort mal, assure-t-il, et pour cent raisons. Mais ses chevaux y ont de l'air, de l'espace, ils y sont très bien… et il y reste.

Lorsque André pénétra dans la cour, une voiture y stationnait. Dans le vestibule, brillamment éclairé, quatre ou cinq domestiques causaient et riaient. Il alla droit à eux.

– M. de Breulh?.. demanda-t-il.

Les valets le toisèrent d'un œil à la fois curieux et surpris.

– Monsieur est sorti, répondirent-ils enfin, et pour longtemps.

André, qui avait retrouvé sa lucidité, comprit et n'insista pas. Il tira la carte de M. de Breulh, et rapidement y traça au crayon ces cinq mots:

«Une minute – un service – André.»

– Tenez, remettez ceci à votre maître dès qu'il sera rentré.

C'est lentement qu'il s'éloigna. Il était certain que M. de Breulh venait de rentrer; il était sûr que, dès que la carte lui serait remise, il le ferait poursuivre, rattraper.

Ce qu'il prévoyait arriva, et, trois minutes plus tard, un laquais l'introduisait dans un magnifique cabinet de travail.

A la seule vue de André, M. de Breulh devina une catastrophe.

– Qu'y a-t-il? demanda-t-il.

– Sabine se meurt, répondit le jeune peintre.

Et rapidement il raconta sa soirée, la lettre de Modeste, sa course folle à travers Paris, sa station douloureuse devant l'hôtel de Mussidan…

Mais, à sa grande surprise, à mesure qu'il parlait, le front de M. de Breulh se rembrunissait. Lorsqu'il eut fini:

– Cette incertitude est affreuse, intolérable et pourtant il ne dépend pas de moi de la faire cesser…

– Cependant…

– C'est ainsi, mon cher André… malheureusement! Réfléchissez un peu: Hier j'ai écrit à M. de Mussidan pour lui signifier la rupture d'un mariage presque décidé… Envoyer prendre des nouvelles de la santé de sa fille serait la pire des outrecuidances, une impardonnable impertinence… Expédier un de mes domestiques serait dire: «Je me suis retiré, donc cette fille doit être sur le point de mourir de chagrin!..»

 

– C'est pourtant vrai! murmura André abasourdi.

M. de Breulh était aussi agité que le peintre, et la preuve, c'est qu'avant de se désespérer, il ne se demandait pas jusqu'à quel point étaient fondées des craintes qu'il partageait d'instinct. Il réfléchissait, cherchant un expédient praticable.

– J'ai notre affaire!.. s'écria-t-il enfin. Je suis un peu parent d'une jeune femme qui est la cousine germaine de Mussidan, la vicomtesse de Bois-d'Ardon; elle sera ravie de nous rendre service. C'est une folle, mais elle a un cœur d'or… Ma voiture est attelée, venez vite…

Les valets étaient confondus de l'intimité qui semblait régner entre leur maître et ce jeune homme en blouse. Et lorsque la voiture s'éloigna, les emportant au galop, un vieux valet de pied, vétéran de la livrée émit cette opinion qu'il devait y avoir quelque chose là-dessous.

Pas un mot ne fut échangé entre les deux hommes, durant le trajet, qui fut très court – l'hôtel habité par Mme de Bois-d'Ardon, ayant sa façade sur l'avenue des Champs-Élysées.

La voiture n'était pas arrêtée que déjà M. de Breulh était à terre.

– Attendez-moi là, dit-il à André, je reviens.

D'un bond il fut dans la maison.

– Madame?.. demanda-t-il aux domestiques qui le connaissaient.

– Madame reçoit.

Blanche, dodue, fraîche, souriante, blonde naturellement, rouge grâce à un artifice de toilette, – ah! la mode! – ayant les plus jolis yeux du monde, Mme de Bois-d'Ardon passe pour une des plus agréables femmes de Paris.

Elle a trente ans. Elle sait tout, connaît tout, a tout vu, ne doute de rien, parle sans cesse, rencontre l'esprit souvent et la méchanceté toujours. On la dit très redoutable.

Elle dépense quarante mille francs par an pour sa toilette, mais quand elle dit à son mari: «Je n'ai pas une robe à me mettre sur le dos», elle dit vrai. Elle est gâcheuse.

Capable des plus insignes imprudences, d'escapades inouïes, elle est fort calomniée. On lui prête libéralement des amants à la douzaine, jamais elle n'en a eu un seul.

Avec ses allures incroyables, en dépit des vertiges de sa vie tourbillonnante, elle adore son mari et le craint comme le feu.

Lui le sait et ne s'en vante pas; c'est un sage. Il laisse bien la vicomtesse s'agiter dans le vide, comme la marionnette au bout d'un fil, mais il tient ce fil d'une main ferme…

Telle est en toute vérité la femme vers laquelle un valet, en livrée trop voyante, guidait M. de Breulh.

Mme la vicomtesse de Bois-d'Ardon était dans un ravissant petit salon attenant à sa chambre à coucher, quand on lui annonça M. de Breulh-Faverlay.

Elle venait de mettre les dernières épingles à sa toilette, la cinquième seulement de la journée.

Pour tuer le temps, elle examinait un costume coquet de vivandière Louis XV – chef-d'œuvre de Van Klopen – qu'elle devait revêtir en sortant des Italiens, pour se rendre à un bal travesti à l'ambassade d'Autriche.

A la vue de M. de Breulh, elle eut une exclamation de plaisir et battit gaîement des mains.

Quoique se voyant rarement ailleurs que dans le monde, M. de Breulh et la vicomtesse s'aimaient beaucoup. Lorsqu'ils étaient plus jeunes l'un et l'autre, ils avaient passé bien des mois ensemble, au château de leur oncle, le vieux comte de Faverlay.

Ils avaient gardé de leurs relations d'enfance une affectueuse familiarité, il s'appelaient par leurs prénoms.

– Comment, c'est vous, Gontran! s'écria la jeune femme, à cette heure, chez moi!.. Mais c'est un fait inexplicable et bizarre, un miracle, un rêve…

Elle s'interrompit brusquement, frappée de la physionomie bouleversée de son visiteur.

– Mais qu'avez-vous! interrogea-t-elle, votre mine est funèbre, vous est-il arrivé quelque malheur?

– J'espère encore que non, mais je suis horriblement inquiet: on vient de m'apprendre que Mlle de Mussidan est dangereusement malade.

– Ah!.. mon Dieu!.. je m'explique votre chagrin. Et qu'a-t-elle, cette pauvre Sabine?

– Je l'ignore, et c'est là ce qui m'amène. Je viens, ma chère Clotilde, vous prier d'envoyer un de vos gens à l'hôtel Mussidan s'informer de ce qu'il y a de vrai dans ce qu'on m'a dit.

Mme de Bois-d'Ardon ouvrait de grands yeux.

– Plaisantez-vous! fit-elle. Pourquoi ne pas envoyer vous-même?

– Je ne puis. Et, tenez, si vous êtes charitable, ne me demandez pas mes raisons. D'abord, je vous mentirais… De plus, je vous conjure de ne parler à personne de ma démarche.

Si oppressée de curiosité que fût la jeune femme, elle n'interrogea pas.

– Soit, répondit-elle, je respecte votre secret. Seulement, vous pensez bien que j'irai moi-même chez Octave. Je partirais à l'instant, n'était que Bois-d'Ardon, qui ne peut souffrir de manger seul, me gronderait. Mais en sortant de table, je me mets en route.

– Merci, mille fois merci. Cela étant, je rentre chez moi attendre un mot de vous.

– Chez vous? Oh!.. pour cela, non. Vous dînez ici.

– Impossible, un de mes amis m'attend en bas.

A l'accent de M. de Breulh, la vicomtesse comprit qu'insister serait parfaitement inutile; elle se tint pour battue, elle se promettait bien de prendre sa revanche. Elle flairait vaguement une énigme et elle se jurait de la déchiffrer.

– Puisque c'est ainsi, fit-elle du ton le plus détaché, je vous promets une lettre dans la soirée… Et maintenant, allez vite rejoindre votre ami.

M. de Breulh serra affectueusement la main de la jeune femme et se hâta de descendre.

Dès qu'il sortit de la maison, André courut à lui.

– Eh bien?

Si courte qu'eût été l'absence de son compagnon, le jeune peintre n'avait pas eu la patience de l'attendre dans la voiture; il piétinait fiévreusement sur le trottoir.

– Reprenez courage, répondit M. de Breulh, Mme de Bois-d'Ardon n'a pas été informée de la maladie de Mlle Sabine, c'est bon signe. En tout cas, avant trois heures, nous aurons des nouvelles précises.

– Trois heures!.. soupira André, du même ton qu'il eût dit: Trois siècles!..

– Oui, c'est long, je le sais, mais nous parlerons d'elle en attendant. Car nous ne nous quittons pas, je vous emmène, vous partagerez mon dîner.

André fit un signe d'assentiment, et reprit sa place dans le coupé, qui rebroussa chemin au galop.

Il n'est pas d'énergie qui résiste à plusieurs heures d'angoisses et de luttes.

André, depuis le matin, avait eu plus d'émotions peut-être qu'en toute sa vie. Après une exaltation voisine de la folie, il se laissait aller à cet invincible engourdissement qui suit toutes les crises douloureuses.

Les gens de M. de Breulh avaient été bien surpris lorsque leur maître était sorti avec ce grand jeune homme en blouse blanche. Ils furent stupéfaits de les voir rentrer ensemble.

L'aventure, enfin, prit des proportions fantastiques quand ils virent le hautain gentilhomme qu'ils servaient s'asseoir en face d'André dans la magnifique salle à manger et faire retirer jusqu'au maître d'hôtel pour causer plus librement.

La chère était exquise, mais les convives étaient trop émus pour y faire honneur. C'est presque machinalement qu'ils remuaient leur couteau et leur fourchette; ils ne mangeaient ni ne buvaient.

A dix reprises, ils essayèrent d'aborder des sujets étrangers à leur préoccupation; dix fois, après quelques monosyllabes, la conversation tomba.

Ils reconnurent si bien l'inutilité de leurs efforts, qu'étant passés, après le dîner, dans le cabinet de M. de Breulh, où le café avait été servi, ils gardèrent le silence, chacun s'enfonçant dans ses réflexions.

Leur situation, après les explications de l'après-midi, était au moins extraordinaire. Mais l'entraînement des événements est tel, qu'ils ne le remarquaient pas.

André, qui était allé s'asseoir dans un coin, ne quittait pas la pendule des yeux. M. de Breulh, installé près de la cheminée, tracassait le feu.

Enfin, sur les dix heures, ils entendirent du bruit dans le vestibule, des chuchottements, le frou-frou d'une robe de soie.

M. de Breulh se levait, quand la porte s'ouvrit brusquement.

Mme de Bois-d'Ardon, en personne, entra comme un ouragan.

– C'est moi!.. fit-elle dès le seuil.

La démarche était un peu plus que hardie. Mais la vicomtesse n'en était pas à une extravagance près.

– Si j'ose venir chez vous, Gontran, reprit-elle avec une véhémence extraordinaire, c'est que je tiens à vous dire en face ce que je pense de votre conduite: elle est abominable, indigne d'un galant homme!..

– Clotilde!..

– Taisez-vous, vous êtes un monstre. Ah!.. je comprends que vous n'ayez pas osé envoyer prendre des nouvelles de la pauvre Sabine. Vous aviez prévu l'effet de votre lettre.

M. de Breulh eut un sourire, et se retournant vers André:

– Que vous avais-je dit? fit-il.

Il fallut cette observation pour que Mme de Bois-d'Ardon s'aperçut de la présence d'un étranger. Elle pensa qu'elle venait de commettre une horrible indiscrétion.

– Ah! mon Dieu!.. s'écria-t-elle en se reculant instinctivement, et moi qui vous croyais seul.

– C'est au moins comme si je l'étais, répondit gravement M. de Breulh, monsieur est un de ces amis pour qui on n'a pas de secrets.

Il prit en même temps la main de André, et l'attirant près de la vicomtesse.

– Permettez, ma chère Clotilde, ajouta-t-il, que je vous présente M. André, un peintre dont le nom, inconnu aujourd'hui, sera célèbre demain.

André s'inclina profondément, mais la vicomtesse était si stupéfaite qu'elle resta court.

– Monsieur, balbutia-t-elle, cherchant quelque chose à dire, monsieur…

Le costume de cet ami intime la confondait. Puis, pourquoi cette singulière présentation?

– Enfin, reprit M. de Breulh, on ne nous a pas trompés, – il insista sur le nous, – Mlle de Mussidan est véritablement malade.

– Hélas!..

– Vous l'avez vue?

– Oui, je l'ai vue, Gontran. Ah! que n'étiez-vous avec moi pour regretter cette fatale rupture. Pauvre Sabine!.. Elle ne m'a pas reconnue lorsque je suis entrée dans sa chambre, m'a-t-elle vue, seulement?

Elle est dans son lit, plus blanche que les draps, froide et immobile comme une statue, les yeux grands ouverts, sans chaleur, sans expression. Pas une parole, pas un mouvement, rien! Et voilà plus de vingt-quatre heures qu'elle est ainsi. On la croirait morte, m'a dit sa mère, n'étaient de grosses larmes qui, par moments, glissent le long de ses joues…

André s'était promis de se maîtriser quand même, en présence de Mme de Bois-d'Ardon. Mais en apprenant la désolante vérité, son émotion fut plus forte que sa volonté, et il fut impossible d'étouffer les sanglots qui lui montaient à la gorge.

– Ah!.. elle est perdue, s'écria-t-il, je le sens bien…

L'explosion de sa douleur était si déchirante que l'insoucieuse vicomtesse se sentit le cœur serré.

– Je vous assure, monsieur, répondit-elle, que vous vous exagérez la gravité de la situation. Il n'y a nul danger, au moins pour le moment. Les médecins disent que c'est une sorte de catalepsie… Il paraît qu'on a fréquemment observé des accidents pareils chez des personnes nerveuses, sous le coup de quelque catastrophe inattendue, après un grand chagrin…

– Mais quel chagrin? insista André.

Mme de Bois-d'Ardon ne répondit pas. Elle s'était retournée vers M. de Breulh et ses regards brillants de la curiosité la plus vive suppliaient.

Comment ce jeune homme qui semblait un ouvrier se trouvait-il là? D'où venait cet intérêt extraordinaire qu'il portait à Sabine?

– Mon Dieu!.. répondit-elle enfin, personne ne m'a dit que la maladie de Sabine fût causée par la rupture de son mariage, mais je l'ai supposé…

– Non, interrompit M. de Breulh, ce ne peut être cela.

– Cependant…

– J'en suis sûr, et mes sérieuses alarmes viennent de cette certitude. Que s'est-il passé? Vous ne vous êtes donc pas informée, Clotilde, on ne vous a donc rien dit?

L'assurance extraordinaire de M. de Breulh, un regard d'intelligence surpris entre André et lui, commençaient à éclairer la vicomtesse.

– Vous pensez bien que j'ai interrogé, répondit-elle. D'abord, moi, je déteste les cachotteries. Mais les réponses ont été très vagues. Si Sabine ressemble à une morte, Octave et sa femme, près du lit de leur fille, ont l'air de deux spectres. Ils l'auraient tuée de leurs mains qu'ils ne seraient pas dans un plus affreux état. Ils se regardent avec des yeux si effrayants qu'ils m'ont fait peur. Maintenant, après vos affirmations, je jurerais qu'on ne m'a pas tout avoué, car, voyez-vous…

M. de Breulh ne prit point la peine de dissimuler un geste d'impatience.

 

– Enfin! interrompit-il, qu'a-t-on répondu à vos questions?

– Le voici exactement: D'abord, toute la matinée, Sabine a paru si extraordinairement agitée que sa mère lui a demandé si elle n'était pas souffrante.

– Nous le savons; nous savons aussi pourquoi elle était ainsi.

– Ah! fit la vicomtesse stupéfaite, alors je passe. Dans l'après-midi, vous êtes resté une demi-heure environ avec Sabine. Où est-elle allée en vous quittant? On l'ignore. Il est prouvé seulement qu'aucune lettre ne lui a été remise, qu'elle n'est pas sortie de l'hôtel… Toujours est-il qu'une heure plus tard elle est remontée à sa chambre, où se trouvait une fille qui la sert et qui lui est extrêmement attachée, Modeste. Sabine avait la figure absolument décomposée et balbutiait des mots inintelligibles. Voyant qu'elle chancelait, Modeste accourut à elle. Trop tard. Sabine est tombée à terre en poussant un cri déchirant. On l'a relevée et couchée, et depuis elle est dans l'état que je vous ai dit, elle n'a pas repris connaissance, elle n'a ni prononcé une parole ni fait un mouvement.

On eût dit la vie d'André suspendue aux lèvres de Mme de Bois-d'Ardon. Pour lui, ce n'était pas un récit. Grâce à ce phénomène magique de l'imagination, qui supprime le temps et l'espace, il assistait aux scènes décrites, il voyait Sabine à terre, il la voyait sur son lit immobile et glacée.

Plus maître de soi, n'ayant pas la passion qui exaltait André jusqu'au délire, M. de Breulh écoutait moins la jeune femme qu'il ne s'efforçait de pénétrer sa pensée intime.

– Et c'est là tout? demanda-t-il d'un ton singulier.

– Mais oui, répondit la vicomtesse, c'est tout.

– Le jureriez-vous?

La jeune femme tressaillit, et son hésitation fut visible.

– Comme vous me dites cela? fit-elle avec un sourire forcé; comme vous me regardez!.. Savez-vous que vous feriez un excellent juge d'instruction.

– Peut-être, dit M. de Breulh, peut-être…

Il s'interrompit. Mille soupçons vagues, et qu'il lui eût été difficile de formuler, assiégeaient son esprit.

Il avait, lui, l'expérience de la vie, il savait, pour l'avoir appris à ses dépens, qu'il faut surtout se défier de ces apparences trompeuses que les imbéciles appellent l'évidence des faits.

Cependant, au moment de prendre un parti fort grave, il hésitait, il en calculait les conséquences, et, pour cacher ses irrésolutions, il se mit à arpenter son cabinet d'un pas saccadé.

Après une minute du silence le plus gênant, il s'arrêta brusquement devant la vicomtesse qui s'était assise au coin du feu.

– Ma chère Clotilde, commença-t-il d'un ton solennel, je ne vous apprendrai rien en vous disant que vous avez été souvent calomniée.

– Bast!.. je laisse dire…

– Mais je vous déclare que je vous juge bien autrement que le monde. Vous êtes l'imprudence même; votre présence chez moi, à cette heure, en est une preuve; vous êtes mondaine, frivole, étourdie, un peu… folle… Mais vous êtes aussi, je le sais, une brave et digne femme, et vous avez bon cœur.

La vicomtesse, dont la timidité n'est pas le défaut, paraissait absolument déconcertée.

– Ah ça!.. balbutia-t-elle, où voulez-vous en venir?

– A ceci, ma chère Clotilde, qu'on peut, n'est-ce pas, sans courir le moindre risque, vous confier un secret d'où dépendent l'honneur et peut-être la vie de plusieurs personnes?

Beaucoup plus émue encore qu'elle ne le semblait, Mme de Bois-d'Ardon se leva.

– Je vous remercie, Gontran, répondit-elle simplement, vous m'avez bien jugée.

Mais André, qui comprenait enfin les intentions de M. de Breulh, s'avança tout à coup:

– Avez-vous bien le droit de parler, monsieur, demanda-t-il.

M. de Breulh lui prit la main qu'il garda un moment entre les siennes.

– Mon ami André, répondit-il, mon honneur, en cette circonstance, est aussi bien en cause que le vôtre. Manqueriez-vous de confiance?

Puis, se retournant vers Mme de Bois-d'Ardon:

– Dites-nous le reste… fit-il. Je parlerai après.

– Oh?.. le reste, commença la jeune femme, est bien peu de chose, et c'est de Modeste que je le tiens. Vous étiez à peine sorti de l'hôtel de Mussidan, que M. de Clinchan est arrivé..

– Clinchan!.. un vieux maniaque, n'est-ce pas, qui est l'ami intime du comte?

– Précisément. Ils ont eu ensemble une… comment dire? une altercation si terrible, qu'à la fin M. de Clinchan s'est trouvé mal, qu'il a fallu l'inonder d'eau de mélisse, et qu'à grand'peine il a pu regagner sa voiture au bras d'un domestique.

– Ah!.. c'est déjà un indice, cela.

– Attendez… Le Clinchan parti, Octave et sa femme ont eu une discussion de la dernière violence. Vous connaissez mon cher cousin. Les éclats de sa voix faisaient trembler la maison. C'est pendant cette scène que Sabine est arrivée mourante dans sa chambre. Modeste croit qu'elle aura entendu quelque chose.

Il n'était pas un mot de ce récit qui ne fortifiât un des soupçons de M. de Breulh.

– Vous voyez bien, ma chère Clotilde, s'écria-t-il, qu'il y a quelque chose, et vous direz comme moi quand vous saurez tout.

Et aussitôt, brièvement, clairement, sans omettre un détail important, il raconta l'histoire de André et de Sabine, et la sienne aussi.

Pendant que parlait M. de Breulh, Mme de Bois-d'Ardon frissonnait un peu de peur, un peu de plaisir. Elle allait donc pouvoir satisfaire, en tout bien tout honneur, cette passion d'anxiété qui tourmente les femmes inoccupées et qui souvent est la cause de leurs pires folies.

Lorsque M. de Breulh eut fini, la vicomtesse lui tendit la main.

– Pardonnez-moi mes injustes reproches, mon bon Gontran, dit-elle. Maintenant je suis de votre avis. Oui, il y a quelque chose.

– Et quelque chose qui doit être pour notre ami André un obstacle de plus.

– Oh!.. demanda le jeune peintre, pourquoi cela?

– Je ne sais rien. Ce n'est qu'un pressentiment, je n'ai pas de preuves, et pourtant je ne doute pas. Or, notez bien ceci, ajouta-t-il d'un ton menaçant, j'ai pu, sur les prières d'une jeune fille sublime, me retirer devant vous… je ne veux pas avoir ouvert le champ aux prétentions d'un autre. Mlle de Mussidan ne pouvant être ma femme… il faut qu'elle soit la vôtre.

– Oui, murmura la vicomtesse; mais comment deviner ce qui s'est passé?

– Nous le découvrirons, ma chère Clotilde… si vous êtes pour nous, si vous consentez à nous aider.

Il n'est pas de femme, jeune ou vieille, que n'enchante la perspective d'avoir à s'occuper d'un mariage.

Mme de Bois-d'Ardon fut ravie à la seule idée d'avoir à servir une passion si noble et si pure, et dont les commencements étaient si romanesques.

Loin de la décourager, les obstacles qu'elle découvrait irritaient sa vaillance. Ne lui fourniraient-ils pas l'occasion de prouver une fois de plus la supériorité de la pénétration et de la diplomatie féminines? Il lui faudrait lutter, se cacher, négocier, s'entourer de précautions et de mystères… Quelle joie!

– Je suis absolument à votre disposition, mon cher Gontran, dit-elle. Avez-vous un projet?

Non, M. de Breulh n'avait pas de projet, mais il cherchait.

– Avec Mlle de Mussidan, commença-t-il, on aurait tort de ne pas agir franchement. Adressons-nous à elle directement. Notre ami André va lui écrire pour lui demander une explication, et si demain elle va mieux, comme il faut l'espérer, vous lui remettrez la lettre.

La proposition était… vive, la commission étrange; mais c'est, certes, ce dont se préoccupa le moins la vicomtesse.

– Mauvais moyen! fit-elle d'un petit air capable qui lui seyait à merveille, très mauvais moyen!

– Vous croyez?

– J'en suis sûre. Au surplus, M. André nous écoute; qu'il juge.

André écoutait en effet. Il avait pu paraître brisé par la violence de ses sensations, mais il n'était pas de ceux qui abdiquent leur libre arbitre, et qui, aux moments décisifs, s'abandonnent aux inspirations d'autrui.

Interpellé par Mme de Bois-d'Ardon, il s'avança.

– Je pense, répondit-il, que madame a raison. Apprendre brusquement à Mlle de Mussidan que nous avons disposé d'un secret qui est le sien plus que le nôtre, serait une imprudence.

La vicomtesse approuva du geste.

– Il est un expédient plus simple et plus sûr, continua le peintre. Si demain matin, madame la vicomtesse veut bien prier Modeste de se trouver au coin du la rue et de l'avenue de Matignon, elle m'y trouvera, j'y serai, et j'aurai par elle les renseignements les plus précis.