Tasuta

Les esclaves de Paris

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

– A la bonne heure!.. déclara Mme de Bois-d'Ardon, voilà qui est sage!.. Demain, monsieur André, de bon matin, je serai chez Octave et vos intentions seront fidèlement remplies…

Elle s'arrêta court et laissa échapper un petit cri de jolie femme effrayée. Son regard venait de tomber sur la pendule qui marquait minuit moins vingt minutes.

– Ah!.. Seigneur!.. s'écria-t-elle, en se dressant brusquement, et moi qui vais à l'ambassade d'Autriche et qui ne suis pas habillée!..

Aussitôt, d'un geste coquet, elle ramena son grand cachemire sur ses épaules et s'élança dehors en criant:

– A demain, Gontran, je m'arrêterai chez vous en allant au Bois.

Ce fut si prestement fait, que M. de Breulh n'eut le temps ni de sonner pour qu'on l'éclairât, ni de la reconduire. Il sortit, elle était déjà loin.

Plus tranquille désormais, André et M. de Breulh restèrent longtemps encore à causer au coin du feu, expansifs comme des gens qui, ayant souffert ensemble, poursuivent un but commun.

Au matin, ils ne se connaissaient pas. Lorsqu'ils se séparèrent, ils étaient comme deux vieux amis dont l'affection, basée sur une estime inébranlable, ne compte plus les services reçus ou rendus.

M. de Breulh avait offert à André de le faire conduire en voiture, mais le jeune peintre refusa, demandant seulement une coiffure et un paletot, qu'il passa sur sa blouse blanche.

– Demain, murmura-t-il en se retirant, demain Modeste me donnera des détails… Pourvu toutefois que cette femme si excellente et si légère ne m'oublie pas.

Mais Mme de Bois-d'Ardon – ainsi qu'elle se plaît à l'affirmer – sait être sérieuse à l'occasion. En rentrant du bal, elle ne se coucha pas, afin d'être avant dix heures chez M. de Mussidan.

Aussi, lorsqu'à midi André arriva au rendez-vous, il aperçut Modeste qui déjà l'attendait.

La brave fille avait une mine de déterrée. Ses joues blêmes, ses yeux rougis disaient qu'elle avait ressenti le contre-coup de toutes les douleurs de son adorée maîtresse.

Sabine n'avait pas repris connaissance. Le médecin de la maison ne paraissait pas inquiet, mais il demandait une consultation.

Voilà ce que tout d'abord Modeste apprit à André. Mais à ses pressantes questions, elle ne put rien répondre; elle avait bien réellement dit à la vicomtesse tout ce qu'elle savait.

Cependant la conversation entre eux fut longue, et en se quittant ils convinrent de se rencontrer matin et soir à la même place.

Pendant deux jours encore, la situation de Sabine resta la même. André menait une existence affreuse. Il passait sa vie à courir de chez lui rue de Matignon, et de là chez M. de Breulh, où il rencontrait souvent Mme de Bois-d'Ardon.

Enfin le troisième jour, au matin, il trouva Modeste plus désolée.

La catalepsie avait cessé, mais maintenait Sabine se débattait contre les convulsions d'une fièvre nerveuse.

La fidèle femme de chambre et André étaient si bien isolés par leur douleur, qu'ils ne virent pas passer près d'eux un des domestiques de l'hôtel de Mussidan, le beau Florestan, qui allait jeter à la poste une lettre à l'adresse de B. Mascarot.

– Écoutez, Modeste, interrompit André d'une voix à peine distincte; elle est en danger, en grand danger, n'est-ce pas?

– Le médecin a dit qu'une crise pareille ne peut se prolonger. Avant la fin de la journée, on saura: Revenez à cinq heures.

André s'éloigna de ce pas rapide, particulier aux infortunés qui ont perdu la raison. Il délirait quand il arriva chez M. de Breulh. L'idée que Sabine se mourait peut-être, et qu'il ne pouvait recueillir le dernier soupir de cette âme qui avait été toute à lui, le transportait jusqu'à la fureur.

Il perdait si bien la tête, que le moment venu d'aller chercher des nouvelles qui semblaient devoir être fatales, M. de Breulh insista pour l'accompagner.

Comme ils quittaient la contre-allée de l'avenue, ils virent une femme, Modeste, qui accourait vers eux.

– Elle dort, cria-t-elle, le médecin dit qu'elle est sauvée.

André chancelait, et M. de Breulh fut obligé de le soutenir jusqu'à un banc, sur lequel il tomba mourant…

Ils ne se doutaient pas qu'ils étaient observés.

A vingt pas du banc, deux hommes, B. Mascarot et le beau Florestan, épiaient tous leurs mouvements.

Tiré de sa trompeuse sécurité par le billet trop laconique de Florestan, l'honorable placeur, en sortant de chez lui, s'était emparé sans façon du coupé du docteur Hortebize.

Le cheval, un trotteur de premier ordre, n'avait pas mis un quart d'heure à franchir la distance assez considérable qui sépare la rue Montorgueil du faubourg Saint-Honoré.

Cependant l'anxiété de B. Mascarot était si pressante, que dix fois le long de la route, et bien que la voiture brûlât le pavé, il se pencha hors de la portière, pour crier au cocher:

– Nous ne marchons pas.

C'est devant l'établissement du père Canon, ce protecteur éclairé du cor de chasse, que le placeur se fit arrêter.

Fait surprenant! C'était l'heure de l'absinthe, et cependant Florestan n'était pas chez le marchand de vin.

– Il va venir, répondit-on.

Mais B. Mascarot, incapable de supporter une plus longue incertitude, l'envoya chercher à l'hôtel de Mussidan, et il accourut.

Lorsque le beau domestique l'eut informé de la crise heureuse qui était survenue, et qui, très probablement, assurait le salut de Sabine, alors seulement le placeur respira.

Depuis un moment il se demandait si le patient et fragile édifice de vingt années d'intrigues n'était pas brisé en mille pièces.

Par exemple, il fronça le sourcil lorsque Florestan le mit au fait des entrevues quotidiennes de Modeste et de ce jeune homme, qu'il appelait l'amoureux de Mademoiselle.

– Ah! murmura-t-il, que ne puis-je assister, fût-ce de loin, à ces rendez-vous!

– Mais il me semble que rien n'est plus facile, répondit Florestan.

Et tirant de son gousset une ravissante petite montre d'or qui devait être un présent de l'amour, il ajouta:

– C'est à cette heure-ci, à peu près, que nos gens se retrouvent, toujours au même endroit, par conséquent, papa, si le cœur vous en dit…

– Oui, sortons.

Ils sortirent aussitôt, et craignant d'être aperçus ensemble, pour plus de sûreté, c'est par la rue du Cirque qu'ils gagnèrent les Champs-Élysées.

Pour eux, l'endroit était favorable. Non loin du trottoir de l'avenue de Matignon, du côté du Cirque de l'Impératrice, s'élevait une demi-douzaine de ces petites boutiques en planches, où, l'été, de vieilles femmes vendent des jouets et des gâteaux poussiéreux.

– Nous serons divinement derrière une de ces barraques, proposa Florestan.

La nuit tombait. Déjà des allumeurs de réverbères avec leur petite lanterne au bout d'une longue perche passaient en courant pour aller commencer leur besogne en haut de l'avenue. Cependant, on distinguait encore très nettement les objets et les personnes.

Il y avait environ cinq minutes que l'honorable placeur était à l'affût, lorsque son digne compagnon le poussa vivement du coude:

– Attention!.. disait-il, voici Modeste… pourvu qu'elle ne s'avise pas de venir de notre côté!.. Non… elle prend sa course… Tiens!.. l'amoureux est avec un de ses amis, ce soir. Allons, bon, on dirait qu'il se trouve mal!.. Heureusement l'autre le soutient. Voyez-vous, papa?..

B. Mascarot ne voyait que trop. Cette scène, qui trahissait la plus ardente passion, lui causait un vif déplaisir.

S'attaquer au bonheur d'un homme qui aime véritablement et se sait aimé est toujours périlleux.

– Ainsi, demanda le placeur, c'est bien ce grand brun qui se pâme comme une carpe sur ce banc qui est l'adorateur de la demoiselle?..

– Vous l'avez dit.

– Décidément, murmura B. Mascarot, il faut savoir au juste qui est ce gaillard-là!

Florestan prit son air le plus diplomatique, et ricana d'un petit ton friand:

– Eh! eh!..

– Tu le connais? interrogea vivement le placeur.

– Allons, papa Mascarot, répondit le beau domestique, ne vous emportez pas, on va tout vous dire sans vous faire languir. Vous êtes un bon enfant, vous!.. Donc, avant-hier, je fumais ma pipe devant la grille de l'hôtel, quand je vois passer notre jeune coq. Dame! il avait la crête basse! Mais je comprends ça. Si ma connaissance tombait malade, je serais tout chose…

Bref, n'ayant rien à faire, je me dis: «Toi, je saurai qui tu es.» Et là-dessus, je me mets à le suivre, les mains dans mes poches. Il marche, il marche… moi aussi, naturellement. Enfin, il entre dans une maison. Bon! J'entre derrière lui une minute après. Je vais droit à la portière, et lui montrant ma blague que j'avais tirée de ma poche, je lui dis: «Voici ce que vient de perdre le jeune homme qui monte, le connaissez-vous?» – Certainement, répond-elle, c'est l'artiste du quatrième, M. André!..

– Mais cela se passait rue de La Tour-d'Auvergne, nº… interrompit B. Mascarot.

– Juste!.. répondit le beau domestique abasourdi. Ah!.. vous me faites poser, vous êtes mieux informé que moi.

Non, l'honorable placeur ne faisait pas poser Florestan.

Lui-même, il était confondu de l'étrange insistance du hasard à pousser ce jeune homme à travers ses combinaisons.

Le lendemain du jour où la cuisinière de Rose – devenue de par le jeune Gaston de Gandelu la vicomtesse Zora – lui avait parlé d'un artiste connaissant le passé de Rose et de Paul Violaine, et pouvant le raconter, il s'était mis sur ses gardes.

Tantaine était allé aux informations et était arrivé jusqu'à Mme Poileveu, c'est-à-dire jusqu'à André.

Aujourd'hui, cet amoureux de Mlle de Mussidan, si gênant pour le présent, et qui pouvait devenir si menaçant, se trouvait être ce même André.

– Au moins, demanda B. Mascarot au beau domestique, as-tu redemandé ta blague à la concierge?

 

– Ma foi, non. J'avais dit que je venais de la trouver, je la lui ai laissée. Je m'en moque; je n'y tenais pas.

– Imprudent! s'écria le placeur, fou!..

– Moi!.. pourquoi?

B. Mascarot hésita une minute et finit par répondre:

– Pour rien!..

La vérité, il ne pouvait la dire à Florestan.

La vérité est qu'il était aussi mécontent que possible en songeant que cette preuve d'investigations qu'il n'avait pas ordonnées resterait entre les mains de la Poileveu.

Il faut si peu de choses pour mettre un homme habile sur la voie de l'intrigue la plus compliquée!

N'a-t-il pas suffi à Canler d'un chiffon de papier qui avait enveloppé une chandelle pour remonter jusqu'à la bande de la rue Saint-Denis?

C'est une pincée de cendre de cigare trouvée sur le marbre d'une cheminée qui a livré Corvinsi à M. Lecoq.

– Voilà, murmura-t-il, si bas que Florestan ne put l'entendre, de ces inepties qui ne se réparent pas…

Mais il s'arrêta pour concentrer sur André toute son attention. Le jeune peintre était revenu à lui, il s'était redressé et il causait avec une animation singulière. Il devait dire des choses très fortes, car Modeste en paraissait effrayée et levait les bras au ciel.

– Ah çà! maintenant, reprit B. Mascarot, qui est l'autre, qui a un peu l'air d'un Anglais?

– Quoi! vous ne connaissez pas M. de Breulh-Faverlay.

– De Breulh!.. Celui qui…

– Celui qui devait épouser Mademoiselle… précisément.

L'honorable placeur était de ces redoutables aventuriers que rien déconcerte ni n'étonne, toujours prêts à tout, qu'un coup de poignard dans le dos fait à peine retourner; cependant, il ne fut pas maître d'un mouvement de terreur, et laissa échapper un effroyable juron.

– Tonnerre du ciel!.. s'écria-t-il, Breulh et André sont donc amis?..

– Ah!.. pour ça, vous n'en savez rien ni moi non plus, papa, vous êtes trop curieux!

Il fallait que B. Mascarot fût hors de son sang-froid pour demander cela. Tout dans l'attitude de ces deux hommes décelait une grande intimité.

Modeste venait de les quitter, et ils s'éloignaient dans la direction de l'avenue de l'Impératrice, se tenant familièrement par le bras.

– Je vois, reprit le placeur, que M. de Breulh se console d'avoir été congédié.

– Congédié!.. lui!.. Je ne vous ai donc pas dit?.. Mais, au fait, non. Eh bien! c'est M. de Breulh qui a écrit pour retirer sa demande.

– Cette fois, B. Mascarot eut la force de garder le secret du coup terrible qui lui était porté. C'est même d'un air riant, qu'après quelques questions encore il se sépara de Florestan.

Mais il était affreusement bouleversé. Après avoir cru sa partie gagnée, il la voyait, non perdue, mais compromise.

– Quoi!.. grondait-il, les poings crispés par la colère, lorsque je touche au but, la sotte passion d'un enfant m'arrêterait!.. Non, cela ne sera pas!.. Il faut que j'arrive. Je le trouve en travers de mon chemin… Tant pis pour lui!

XXI

Il y a longtemps que le digne docteur Hortebize a renoncé à discuter les volontés de B. Mascarot.

Baptistin ordonne, il obéit. – Cela lui donne bien moins de peine.

L'honorable placeur lui avait recommandé de ne pas perdre Paul de vue; il ne l'avait pas abandonné une minute.

Successivement, il l'avait conduit chez M. Martin-Rigal, où ils avaient dîné, bien que le banquier fût absent, puis à son cercle, puis chez lui, où il avait fini par lui faire accepter un lit.

Ayant veillé fort avant dans la nuit, M. Hortebize et son disciple s'étaient levés tard.

Cependant, vers onze heures, ils avaient terminé leur toilette et s'apprêtaient à faire honneur à un excellent déjeuner, quand le domestique annonça M. Tantaine.

Sur ses talons, le bonhomme parut dans la salle à manger, l'échine ployée en arc, toujours souriant et débonnaire.

A la vue de ce protecteur fatal, Paul sentit tout son sang bouillonner dans ses veines.

Brusquement il se dressa rouge comme le feu, l'œil flamboyant de colère, si menaçant qu'on eût dit qu'il allait se jeter sur le vieux clerc d'huissier.

– Enfin, je vous retrouve, monsieur!.. s'écria-t-il, nous avons un compte à régler!..

Le bon père Tantaine semblait tomber des nues.

– Un compte!.. demanda-t-il.

– Oui, monsieur, oui!.. Nierez-vous que c'est grâce à vos manœuvres perfides que j'ai été accusé de vol par Mme Loupias?

– Et après?

– N'est-ce pas vous qui êtes venu à moi?

L'ancien clerc d'huissier haussa les épaules.

– Je supposais, répondit-il d'un ton de miel, que M. Baptistin vous avait tout expliqué; je croyais que vous vouliez épouser Mlle Flavie… On m'avait dit que vous étiez un jeune homme rempli d'intelligence et de pénétration!..

Le docteur ne se gênait pas pour rire. Paul comprit qu'en effet, sa tardive indignation était bien ridicule, il baissa la tête et se rassit, humilié et confus.

– Si je vous dérange, monsieur le docteur, reprit le père Tantaine, c'est que je vous suis dépêché par le patron.

– Il y a du nouveau?

– Oui et non. D'abord Mlle de Mussidan est hors de danger. Son état hier soir était plus rassurant; ce matin, elle va tout à fait mieux. M. de Croisenois peut poser sa candidature. Il a bien surgi un obstacle de ce côté, mais on le supprimera.

Le docteur avala une gorgée de son excellent bordeaux, fit claquer ses lèvres, et dit:

– En ce cas… au mariage de ce cher marquis et de Mlle Sabine.

– Amen, répondit le doux Tantaine. Autre chose: M. Paul est prié de ne pas quitter M. Hortebize. Il enverra prendre ses effets à l'hôtel où il loge et s'installera ici…

Le docteur eut une grimace si significative, que Tantaine s'empressa d'ajouter:

– Oh!.. provisoirement. J'ai mission de louer et de meubler pour monsieur un petit appartement. Il ne peut rester en garni, c'est trop compromettant.

Paul ne dissimula pas la satisfaction que lui causait ce nouvel arrangement. Être dans ses meubles est le commencement de la fortune.

– Eh bien! mon brave Tantaine, s'écria gaîment le docteur, maintenant que vos commissions sont faites, asseyez-vous et déjeunez…

Mais le vieux clerc secoua négativement la tête.

– Bien des merci de l'honneur! dit-il, mais j'ai déjeuné. D'ailleurs, pas une seconde à perdre. L'affaire du duc de Champdoce presse terriblement, et il faut, avant d'ouvrir le feu, que je vois ce gredin de Perpignan. Je vais chez lui de ce pas.

A un signe qu'il fit, et que Paul n'aperçut pas, Hortebize se leva et accompagna le bonhomme jusque dans l'antichambre. Arrivés là:

– Ne lâche toujours pas le petit, fit à demi-voix le père Tantaine, je t'en débarrasserai demain… Et, tu sais, chauffe-le, prépare-le…

– Fie-toi à moi, répondit le docteur.

Et revenant se mettre à table, il cria:

– Mes hommages à ce cher Perpignan!..

Ce cher Perpignan, qui avait préoccupé B. Mascarot, et chez lequel se rendait le père Tantaine, est fort connu à Paris. D'aucuns disent: trop connu.

De par son extrait de naissance, il s'appelle Isidore Crocheteau, mais il a adopté et conservé le nom de sa ville natale.

Vers 1845, Perpignan, qui, à cette heure frise la cinquantaine, eut des malheurs.

Chef des cuisines d'un restaurant à 32 sous, du Palais-Royal, il fut pris en flagrant délit de tripotages avec des fournisseurs, traduit en police correctionnelle et condamné à trois ans.

Mais à quelque chose malheur est bon.

C'est pendant ces trois années de prison qu'il conçut le plan de sa grande affaire qui devait, pensait-il, l'enrichir sans dangers.

Huit jours après sa libération, il faisait imprimer et lançait son prospectus, dont voici l'exacte copie:

I. – C. PERPIGNAN

Informations et Recherches

Surveillances privées

DISCRÉTION

«MONSIEUR,

«Il n'est personne qui, en sa vie, n'ait ressenti le besoin d'un agent habile et discret à qui confier certaines investigations, délicates de leur nature et mystérieuses.

«Les créanciers dont les débiteurs se cachent, les pères que préoccupe la conduite d'un fils prodigue, les familles désireuses de connaître les habitudes d'un de leurs membres, tous ceux, en un mot, qui voudraient faire exercer des investigations morales ou des recherches judiciaires, peuvent s'adresser en toute sécurité à M. Perpignan, dont l'habileté comme observateur est reconnue, et dont l'honorabilité est au-dessus du soupçon.

«On traite à forfait.»

Par cette circulaire impudente, Perpignan annonçait la création d'une de ces honteuses boutiques de police privée, qui n'ont jamais servi que les passions malpropres.

Il lui fallait une spécialité, il en eut une. Il fut la providence des maris jaloux.

L'idée de l'ancien cuisinier lui réussit si merveilleusement qu'après un an d'exercice il employait jusqu'à huit de ces odieux espions que, rue de Jérusalem, on nomme des fileurs.

Il est vrai qu'abusant du succès, il jouait un double jeu.

N'ayant même pas la probité de l'infamie, il flouait indignement ses pratiques, et sans scrupule vendait deux fois sa marchandise.

Régulièrement, quand il était chargé de suivre, de «filer» une femme soupçonnée, il allait trouver cette femme et lui tenait ce langage:

– On me promet tant si je découvre et si je dis la vérité; que m'offrez-vous pour ne livrer que des renseignements que vous me dicterez?

C'est sur ce terrain de l'espionnage qu'à deux ou trois reprises les «hommes» de Perpignan s'étaient heurtés aux agents du placeur.

S'il n'y eut pas conflit, c'est qu'ils se firent peur mutuellement, et que par un accord tacite ils évitèrent d'exploiter les mêmes parages de cette grande forêt de Bondy qui s'appelle Paris.

Mais tandis que l'ex-chef mal servi par d'horribles drôles n'avait jamais réussi à pénétrer le mystère de l'agence de placement, B. Mascarot, admirablement secondé par ses volontaires, n'ignorait rien des affaires du directeur du bureau des renseignements.

B. Mascarot, par exemple, avait tout de suite vu que les revenus de l'espionnage privé ne pouvaient suffire aux dépenses de Perpignan.

Car Perpignan mène grandement et largement la vie. Si son établissement n'est guère dispendieux, il paye en ville le loyer d'un ménage qui doit lui revenir furieusement cher, et il a une voiture au mois.

Il prétend de plus avoir des «goûts d'artiste». Ces goûts, pour lui, consistent à porter des gilets mirifiques et à se couvrir de bijouterie. Il avoue son faible pour la bonne chère, ne saurait dîner sans vins fins, et fait volontiers un doigt de cour à la dame de pique.

Enfin, il aime à se produire, s'exhiber, s'étaler. On le rencontre aux courses et au bois: il fréquente les grands restaurants et recherche les premières représentations.

Où prend-il de l'argent? s'était dit B. Mascarot.

Et le digne placeur avait cherché et il avait trouvé.

– C'est par là que nous le tenons, pensait le bon Tantaine, et c'est en vérité fort heureux pour nous. Perpignan est un dangereux coquin, sans foi ni loi, trop taré pour rien craindre, mais les perspectives d'un voyage de santé à Cayenne le tiendront toujours en respect. Au pis aller, si Catenac a eu la langue trop longue, on lui découpera une petite part dans le gâteau.

Le vieux clerc était arrivé à la porte de l'ancien cuisinier, porte historiée de toutes sortes de plaques, il sonna.

Une grosse femme à l'air affreusement commun, vint lui ouvrir.

– M. Perpignan? demanda le bon Tantaine.

– Il est sorti.

– A quelle heure reviendra-t-il?

– Je ne sais s'il rentrera avant ce soir.

– Je connais ça. Cependant, comme il faut que je lui parle aujourd'hui même, je vous serai obligé de me dire où je puis le rencontrer.

– Il ne m'a pas dit où il allait. Mais, si monsieur vient pour des renseignements…

Le bonhomme eut un de ces sourires qui donnait à sa face rougeaude l'expression du plus pur idiotisme.

– Ne serait-il pas à la fabrique? demanda-t-il.

La grosse femme prévoyait si peu cette question, qu'elle tressaillit et recula.

– Comment! balbutia-t-elle, vous savez?..

– Parbleu!.. Ainsi, ne vous gênez pas avec moi. Est-il là-bas?

– Je le crois.

– Merci. Je l'y rejoins.

Et saluant assez peu poliment, contre son habitude, l'affreuse mégère, le bon Tantaine tourna les talons.

– Voilà, grondait-il, un désagréable contre-temps, une course d'une lieue!.. merci!.. D'un autre côté, cependant, pris à l'improviste au milieu de ses honnêtes occupations, le gaillard, n'étant pas sur ses gardes, sera plus bavard et plus coulant. Marchons donc.

 

Il ne marchait pas, il courait avec une agilité qu'on n'eût jamais attendue de ses maigres jambes.

C'est avec une vitesse double de celle d'un fiacre à l'heure, qu'après avoir suivi la rue de Tournon et traversé diagonalement le Luxembourg, il se lança dans la rue Gay-Lussac.

Toujours du même train, il suivi la rue des Feuillantines, remonta l'espace de cent pas, la rue Mouffetard, et enfin s'élança dans les ruelles qui s'enlacent et se croisent entre la manufacture des Gobelins et l'hôpital de Lourcine.

C'est là un quartier étrange, inconnu, à peine soupçonné de la part des Parisiens.

On se croirait à mille lieues du boulevard Montmartre, quand on loge ces rue – il faudrait dire ces chemins – inaccessibles aux voitures, où s'élèvent de loin en loin des masures inhabitables et pourtant habitées, bordées presque partout de murs qui tombent en ruines.

Des hauteurs de la ruelle des Gobelins, le spectacle est saisissant.

A ses pieds, on a une vallée au fond du laquelle coule, ou plutôt reste stagnante, la Bièvre, noire et boueuse. De tous côtés, des usines, des tanneries aux toits rouges avec leur énormes amas de tan, des séchoirs à mottes ou des étendoirs de teinturiers, puis, de-ci et de-là, au milieu de bouquets d'arbres, des taudis, des bouges, parfois une haute maison d'aspect désolé.

A gauche on a les bâtisses de la populeuse et travailleuse rue Mouffetard. A droite, l'œil suit les ombrages des boulevards extérieurs.

En face, de l'autre côté de la place d'Italie, un rideau de peupliers qui indique le cours de la Bièvre ferme l'horizon.

Si on se retourne, on domine Paris…

Involontairement le père Tantaine s'arrêta et regarda.

Une pensée s'agita en son cerveau qui amena sur ses lèvres un sourire amer.

Mais la seconde d'après il haussa les épaules et continua sa route.

Il semblait un habitant du quartier, tant il allait sûrement par ces chemins capricieusement tracés.

Il se risqua dans ce casse-cou qui s'appelle la ruelle des Reculettes, tourna la rue Croulebarbe et enfin arrivé rue Champ-de-l'Alouette, il eut un soupir de satisfaction en murmurant:

– C'est ici.

Il était devant une maison à trois étages, très vaste, précédée d'une cour qu'entourait une clôture de planches à demi-pourries.

La maison était isolée, l'endroit sinistre. On devait se demander si ce logis n'était pas abandonné et si le feu n'y avait pas passé, dévorant jusqu'aux châssis des fenêtres.

Le vieux clerc, après une minute de délibération, traversa la cour où broutait une chèvre attachée à un piquet, et entra bravement dans la maison.

L'intérieur répondait au dehors.

Deux pièces seulement composaient le rez-de-chaussée.

Dans l'une on avait étendu de la paille à terre, en assez grande quantité, et sur cette paille se trouvaient des lambeaux d'étoffes grossières et des débris de couvertures.

L'autre pièce était transformée en cuisine, et on y avait dressé une table, c'est-à-dire qu'on avait ajusté de longues planches sur deux tréteaux.

Devant la cheminée de cette cuisine, une affreuse mégère au teint enflammé par l'alcool, à l'œil pétillant de méchanceté, coiffée d'un madras, repoussante, malpropre, surveillait, armée d'une spatule de bois, l'ébullition d'un immense chaudron où cuisaient des choses indescriptibles.

Dans un renfoncement, près de la cheminée, sur une espèce de lit de fer, maigrement garni d'un matelas varech, geignait et grelottait un petit garçon d'une dizaine d'années.

Sa figure, sur l'étoffe déchirée et ignoblement sale de l'oreiller, ressortait plus blanche que la cire: ses petites mains étaient effrayantes de maigreur, et la fièvre donnait à ses grands yeux noirs un éclat de mauvais augure.

Par moments, la souffrance lui arrachait un gémissement plus fort que les autres, mais aussitôt la vieille femme se retournait et le menaçait de sa spatule. – Te tairas-tu, méchant «môme?» disait-elle.

– Ah! j'ai mal, geignait le malheureux avec un accent italien des plus prononcés, j'ai bien mal!..

– Il fallait travailler, mauvais fainéant, reprit la vieille. Si tu avais rapporté de bonnes journées, on ne t'aurait pas battu; si on ne t'avait pas battu, tu ne serais pas là!..

– Ah!.. J'ai mal, j'ai froid, je voudrais retourner au pays, revoir maman!..

Si émoussée que puisse et doive être la sensibilité d'un vieux clerc d'huissier habitué à procéder au milieu des plus déchirantes explosions de la misère et de la ruine, la scène était si affligeante, que le bon Tantaine en fut remué.

A plusieurs reprises, et en y mettant l'insistance de l'affectation, il toussa pour annoncer sa présence.

La mégère, à la fin, se retourna avec un grognement de dogue qui redoute de se voir arracher un os.

– Que voulez-vous? demanda-t-elle d'une voix dont des torrents de mêlé-cassis avaient brisé les cordes.

– Le bourgeois?

– Pas arrivé.

– Viendra-t-il?

– Ah! voilà!.. ça dépend. C'est bien son jour, mais il n'est pas exact. Au surplus adressez-vous à M. Poluche.

– Qui ça, Poluche?

L'horrible vieille eut une grimace de dédain. Il lui parut prodigieux que celui dont elle parlait ne fût pas plus connu que cela.

– C'est le professeur, répondit-elle.

– Ou est-il?

– Eh!.. là-haut, vieux serin!.. dans le conservatoire.

Et, se retournant vivement, car le chaudron débordait, à cause du bouillon trop fort, elle ajouta:

– Voilà assez de questions comme ça, n'est-ce pas? On n'est pas de la police, pour vous répondre. Faites-moi le plaisir de me montrer vos talons.

Ce brusque congé ne sembla nullement offenser le vieux clerc d'huissier.

Avant de monter, il examinait l'escalier dont la rampe avait été arrachée et dont un assez bon nombre de marches manquaient.

Il était si roide et si délabré, il paraissait si bien sur le point de s'effondrer, qu'un acrobate, avant de s'y hasarder, eût demandé à réfléchir.

Mais le père Tantaine est brave. Il se risqua, non sans précautions, par exemple, non sans avoir bien soin de se tenir le plus près possible du mur.

A mesure qu'il montait, des sons bizarres, qui l'avaient frappé dès la cour, arrivaient plus distincts à son oreille, non formidables et ronflants comme ceux de la cave à musique du père Canon, mais stridents, perçants, grinçants, lamentables.

On eût dit un concert de scies qu'on aiguise à la lime, accompagné de piaulements de chats.

Par instant, l'abominable cacophonie cessait brusquement.

On entendait alors les éclats d'une voix grave qui jurait, puis un bruit sec, puis des hurlements de douleur.

Ce pitoyable charivari pouvait affecter l'ouïe du père Tantaine, mais il ne le surprenait pas.

Arrivé au premier étage, il se trouva en face d'une porte disloquée qui pendait de travers à une seule charnière placée tout en haut.

Il tira sur cette porte. Elle ouvrait sur ce que la mégère de la cuisine appelait le conservatoire.

C'était une salle immense, formée de la réunion de toutes les pièces qui autrefois divisaient l'étage.

Les cloisons avaient été brutalement abattues par des mains inhabiles, et on en reconnaissait les vestiges tant au plafond qu'au ras de terre.

Cinq fenêtres qui n'auraient pu à elles toutes fournir trois vitres intactes, éclairaient le conservatoire.

Était-il carrelé ou planchéié? on ne pouvait le deviner, tant étaient épaisses les couches successives de boue, d'ordures et de poussière tassées, foulées, piétinées sur le sol primitif.

Les murs, blanchis à la chaux, effrayaient, tant ils étaient maculés de taches ignobles, couverts d'inscriptions, d'essais informes et de dessins obscènes.

A l'odeur âcre des tanneries voisines se mêlaient des émanation singulières, et le tout composait une puanteur infâme qui remuait l'estomac jusqu'à la nausée.

En fait de meubles… rien: une chaise boiteuse, et sur cette chaise, en travers, une forte cravache de manège.

Certes, depuis qu'il glisse à travers tous les bas-fonds de Paris, comme une anguille dans sa bourbe, le père Tantaine a beaucoup vu et beaucoup retenu.

Cependant, il s'arrêta sur le seuil du conservatoire, muet, immobile, presque heureux de n'être pas aperçu, pour un moment, tant ce qu'il apercevait le stupéfiait.

Tout autour de la pièce, adossés au mur, étaient rangés une vingtaine d'enfants de sept à douze ans, affreusement déguenillés, repoussants d'incurie et de malpropreté.

Les haillons qui les couvraient n'avaient pas été ajustés à leur taille. Ils grelottaient dans des paletots dont les pans tombaient jusqu'à terre ou dans des pantalons dont la ceinture leur montait jusqu'au cou. De linge point.