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Les esclaves de Paris

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Les uns étaient armés d'un violon, les autres s'accrochaient à une harpe plus haute qu'eux. Le long du manche de tous les violons, Tantaine remarqua des raies à la craie.

Au milieu de la pièce se tenait debout un homme d'une trentaine d'années, long et mince comme un cierge, remarquablement laid, avec son visage glabre, son nez épaté et ses cheveux noirs et gras tombant sur ses épaules.

Sa redingote d'une couleur perdue, vert olive, pendait le long de son maigre torse et de ses jambes dégingandées misérablement, comme une voile après un mât quand il n'y a pas de vent.

Tout comme les enfants, il était armé d'un violon qu'il ne tenait pas sous le menton, mais qu'il s'appuyait au pli de la cuisse.

Évidemment celui-là était Poluche, le professeur, – il donnait sa leçon.

– Attention!.. criait-il, chacun va répéter à son tour. A toi, Ascanio, le refrain du Château de la Marguerite… et en mesure.

Et il se mit à chanter et à jouer pendant que l'enfant désigné râclait désespérément son instrument et répétait d'une voix éraillée et avec le plus pur accent nasillard des campagnes piémontaises:

Ah! mon Dieu! mon Dieu! qu'il est beau,

Le château de…

– Scélérat!.. interrompit Poluche, petit gredin!.. Ne t'ai-je pas répété mille fois qu'au mot «château» il faut placer la main gauche sur le quatrième cran et tirer l'archet!.. Recommençons.

L'enfant recommença:

Ah! mon Dieu!.. mon Dieu!.. qu'il est…

– Halte!.. s'écria le professeur d'une voix terrible, halte!.. Graine de filou!.. Le fais-tu donc exprès?.. Tu vas reprendre, et si tu ne répètes pas le refrain entier, sans une seule hésitation, gare à toi. Allons… le doigt sur le premier cran, et en poussant:

Ah mon Dieu!

Hélas! Ascanio s'était encore trompé. Il fallait pousser l'archet, il le tira.

Gravement le professeur saisit la cravache placée sur la chaise à sa portée, et froidement, sans apparence de colère, il en cingla à cinq ou six reprises les jambes du petit malheureux, qui se mit à pousser des hurlements lamentables.

– Cela t'apprendra, prononça Poluche, à faire attention une autre fois à ce que je dis. Quand tu auras fini de brailler, nous recommencerons. Et si ça va aussi mal, tu sais, pas de soupe ce soir. Te voilà prévenu. Allons, au lieu de braire comme une âne, ouvre les yeux et les oreilles, et regarde faire tes voisins. A toi, Giuseppe.

Quoique plus jeune de deux ou trois ans que Ascanio, Giuseppe était bien autrement fort sur le violon.

Il répéta sans se tromper le refrain entier:

Ah!.. mon Dieu!.. mon Dieu!.. qu'il est beau!

Le château de la Margueri… i… ite…

– Pas mal, approuvait Poluche, qui, lui aussi, s'escrimait de l'archet, pas mal du tout!.. Encore deux ou trois jours de bonne volonté, et tu sortiras. Hein!.. tu seras content de sortir?

– Oh!.. oui, monsieur!.. répondit l'enfant d'un air ravi, je rapporterai, moi aussi, des petits sous.

Mais le consciencieux professeur ne gaspille pas en conversations vaines le temps précieux des leçons.

Il se retourna vers un autre de ses élèves en criant:

– A Fabio!.. et en mesure!..

Fabio, un tout petit, petit garçon de sept ans au plus, à la mine futée, à l'œil noir et éveillé comme celui d'une souris, ne s'empressa pas d'obéir.

Il venait d'apercevoir le vieux clerc d'huissier debout sur le seuil du Conservatoire, et il le montrait au professeur.

– Moussiou!.. oh!.. un homme.

Vivement Poluche se retourna et se trouva presque sur le père Tantaine, qui, se voyant découvert, s'avançait.

La brusque apparition d'un spectre se dressant à ses pieds n'eût pas beaucoup plus effrayé le professeur. Il est comme cela des professions où on n'est jamais tranquille, où on redoute particulièrement les inconnus, les curieux, les indiscrets.

– Que demandez-vous? fit-il d'une voix altérée; qui êtes-vous? que voulez-vous?

La frayeur de Poluche enchanta le père Tantaine.

Elle était pour lui comme le gage du succès de sa démarche, en lui indiquant sur quel ton il devrait le prendre avec Perpignan lorsqu'il arriverait jusqu'à cet important personnage.

Aussi se plut-il à prolonger les perplexités de la situation, et durant une bonne minute il tint suspendu à son sourire guoguenard le pauvre professeur, qui, de plus en plus, perdait contenance.

A la fin, il eut pitié.

– Rassurez-vous, monsieur, dit-il, je suis un ami intime du bourgeois, et si j'ai pris la liberté de venir jusqu'ici, c'est que j'ai à l'entretenir d'affaires très pressantes, relatives à son commerce.

Poluche respira longuement et bruyamment, en homme allégé d'un pesant fardeau.

– Cela étant, monsieur, fit-il en offrant au bonhomme la chaise unique du Conservatoire, daignez donc vous asseoir, le patron ne saurait tarder à arriver.

Mais le père Tantaine refusa poliment, protestant qu'il serait désolé de gêner, affirmant qu'il attendrait fort bien debout, et qu'il se retirerait plutôt que de troubler une leçon qui lui avait paru bien intéressante.

– Oh!.. reprit vivement le professeur, la leçon touchait à sa fin. Voici l'heure où la Butor donne la pâtée à mes coquins.

Et, se retournant vers ses élèves dont pas un n'avait osé broncher.

– Assez pour aujourd'hui, prononça-t-il, leste, sauvez-vous.

Les gamins ne se le firent pas répéter deux fois. Ils poseront leurs instruments à terre, et avec des cris d'écoliers entrant en récréation, non sans bousculades, ils se précipitèrent dans l'escalier, au risque de se rompre le cou.

Peut-être espéraient-ils que leur maître, préoccupé de son visiteur, oublierait certaines menaces faites pendant la leçon.

Vain espoir!.. Le sévère mais juste Poluche est doué d'une mémoire impitoyable.

Gravement il se dirigea vers le palier, et se penchant au-dessus de la cage de l'escalier, il appela d'une voix formidable qui dominait le bruit:

– Holà!.. mère Butor!..

L'atroce vieille de la cuisine l'entendit.

– Quoi, monsieur? demanda-t-elle d'en bas.

– Vous ne donnerez pas de pâtée à Morel, répondit le professeur, et Ravouillat n'aura qu'une demi-portion.

Ces ordres importants donnés, il reparut avec cet air satisfait que donne l'accomplissement d'un devoir.

– Voilà mes comptes réglés, expliqua-t-il au père Tantaine. Ce ne sont pas, remarquez-le, des étrangers que je punis. Nos Piémontais et nos Calabrais vont toujours passablement. Mais ne me parlez pas de ces Italiens des Batignolles ou de Montrouge que le bourgeois m'amène depuis quelque temps. Il y trouve de l'économie, assure-t-il; moi, je périrai à la peine. Ces petits scélérats sont pétris d'impudence et d'orgueil, corrompus au point de me faire rougir, moi qui vous parle; leur tête est plus dure que du fer, et enfin ils n'ont aucune vocation, ils ne sont pas organisés, quoi!..

Le vieux clerc d'huissier, sous ses lunettes, ouvrait des yeux énormes.

Pour lui, ce qu'il voyait et entendait était absolument neuf, et comme on apprend à tout âge et qu'il aime à s'instruire, il était tout attention.

– Vous faites un difficile métier, monsieur, prononça-t-il. Enseigner la musique à de si jeunes enfants doit être pénible.

Le professeur jeta au plafond un regard désespéré.

– Plût à Dieu! s'écria-t-il, que j'enseignasse l'art sublime! Les premiers principes, si arides, auraient des charmes pour mon cœur. Mais non!.. le patron ne le veut pas, il me l'a déclaré. S'il découvrait ici grand comme la main de papier réglé, il me chasserait…

– Cependant, tout à l'heure.

– Je serinais, monsieur, répondit Poluche, humilié et navré, je serinais

– Ah!

– C'est comme cela. Vous n'êtes pas, j'imagine, sans avoir entendu parler de ces vieilles femmes, propriétaires d'une serinette, qui, à raison de vingt centimes le cachet, vont à domicile donner des leçons aux serins? On les appelle des serineuses.

Non: le père Tantaine ne connaissait pas cette industrie, il le confessa en toute humilité.

– Eh bien!.. reprit le professeur avec un sourire amer, cette profession est la mienne. Au lieu de seriner des oiseaux je serine des moutards. Ce n'est pas de mon côté qu'est l'avantage. Triste tâche, monsieur, pour un homme d'imagination. Il y a des jours où j'envie le sort des gens qui se sont voués à l'éducation des perroquets. Ah! quelle patience, quelle patience!

Sur ce mot, le doux clerc d'huissier ne put s'empêcher de montrer du bout du doigt l'énorme cravache déposée sur la chaise.

– Et ceci! demanda-t-il.

Poluche haussa les épaules.

– Je voudrais, cher monsieur, répondit-il, vous voir à ma place. Le bourgeois, n'est-ce pas, se procure un gamin et me l'amène, bien. L'enfant est désolé, ahuri, tant pis! Je dois, en quinze jours, trois semaines au plus, lui apprendre à râcler quelque chose. Il ne sait ni ce qu'est un violon, ni ce qu'est un archet, peu importe! Il faut que mécaniquement je lui mette dans les doigts les dix ou quinze positions qu'exige l'air le plus simple. Naturellement le coquin me résiste, alors, moi… j'insiste. Avez-vous jamais fait entrer un clou dans une planche de chêne sans un marteau? Non, n'est-ce pas? Eh bien!.. ma cravache est le marteau avec lequel j'enfonce des airs dans la tête de mes élèves.

Et ne vous imaginez pas qu'ils ont peur des corrections. Ces petits misérables se blasent sur les coups comme les enfants gâtés sur les confitures. Après un mois d'exercice, il faut leur enlever la peau pour leur arracher, non un cri, – dès que je lève la main, ils hurlent, – mais une vraie larme.

Par bonheur, j'ai d'autres moyens. Je prends mes gredins par l'estomac. Je leur supprime, le quart, le tiers, la moitié de leur pâtée, la pâtée entière, au besoin. Rien de tel que le jeûne pour développer l'intelligence.

 

Pour les récalcitrants, j'ai mieux encore. Je les prive du sommeil. Voilà un traitement! Une séance de nuit avance plus un entêté que quatre leçons de jour.

Je tiens cette recette infaillible d'un écuyer du Cirque, lequel l'employait pour dresser un cheval à jouer de l'orgue de Barbarie…

Pendant ces longues explications, le bon Tantaine, à diverses reprises, avait senti courir le long de son échine comme un petit frisson taquin.

Certes, ses préjugés ne l'importunaient guère, mais ce système d'éducation musicale lui paraissait vraiment exagéré.

– Si seulement, reprit le professeur, je pouvais disposer de l'instrument de popularité que j'ai entre les mains!..

– J'avoue…

– Quoi!.. Vous ne comprenez pas?.. Eh! monsieur, j'ai quarante élèves qui, dès huit heures du matin, se répandent dans Paris et ne rentrent jamais avant minuit. Que demain je serine un morceau… dans huit jours il sera populaire. Tenez, depuis trois mois, je leur serine le Château de la Marguerite, dites-moi ce qu'en ce moment vous entendez partout gratter, râcler, pincer sur les instruments les plus variés? Toujours mon refrain de tout à l'heure: «Ah! mon Dieu!.. mon Dieu!.. qu'il est beau!..»

Le vieux clerc d'huissier s'expliquait maintenant la persistance étrange de certains airs qui, tout à coup, s'abattent sur tous les quartiers à la fois, et poursuivent le Parisien, où qu'il aille.

Poluche, lui, avait mis son violon sous son bras, et armé de son archet, il gesticulait.

– Ah!.. si le patron voulait, continua-t-il, je donnerais aux Français le goût de la bonne musique. Mais non… il n'est pas artiste. N'a-t-il pas failli me jeter dehors pour avoir seriné à mes élèves un air d'un de mes opéras!..

Le temps passait, mais le père Tantaine ne s'ennuyait pas.

– Comment… de vos opéras? interrogea-t-il.

– Oui! répondit Poluche d'un tout autre ton qu'il avait eu jusqu'alors. Il n'est pas un théâtre qui n'ait dans ses cartons un opéra de moi. Un de mes amis, qui était poète, et qui est devenu fou à force de boire de l'absinthe, me composait des livrets sublimes! Oh!.. ne riez pas. J'ai eu, tel que vous me voyez, un prix au Conservatoire. J'ai eu des illusions, je voulais être célèbre et être aimé!.. Je buvais de l'eau claire et je travaillais la nuit!.. Un jour pourtant je me suis lassé de danser devant le buffet de la gloire, et j'ai cherché des leçons… Hélas!.. je suis si ridicule et si laid qu'on ne voulait pas de moi dans les pensionnats. Je mourais de faim quand j'ai rencontré le bourgeois. Il m'a tenté, j'ai succombé. J'ai cinq francs par jour de fixe et deux sous par élève. Je fais un métier ignoble, je me méprise, mais je mange!..

Il s'interrompit tout à coup et prêta l'oreille d'un air inquiet.

– Voici le bourgeois!.. fit-il; j'ai reconnu son pas. Si vous voulez lui parler, descendons; il ne monte jamais, l'escalier lui fait peur.

XXII

Voir ce marchand de renseignements que Poluche appelle «le bourgeois,» et qui glorifie le nom de Perpignan, c'est le juger.

Impossible de se méprendre à cette superbe nature de gredin où il se trouve à la fois du charlatan, du garçon coiffeur, du mouchard et du maquignon.

Perpignan est un petit homme apoplectique, très gros, trop court, fort rouge, à la lèvre impudente et à l'œil cynique.

Il est toujours trop bien mis. On jurerait qu'il vient de voler à la devanture d'un bijoutier ses bagues, ses chaînes et ses breloques.

Parle-t-il, c'est des profondeurs de son ventre, siège de ses pensées, qu'il tire sa forte voix de basse, dont il se plaît à exagérer le volume.

Tel, effrayant en sa vulgarité, apparut l'ancien cuisinier au bon père Tantaine qui descendait à la suite du patient professeur, le dangereux escalier.

Si Poluche avait été troublé, en apercevant l'ancien clerc d'huissier, son bourgeois ne le fut pas beaucoup moins, mais pour d'autres causes. Il connaissait Tantaine pour être le bras droit du placeur de la rue Montorgueil.

– Tonnerre!.. pensa-t-il, pour que ces gens-là se soient donné la peine de pénétrer le mystère de mon exploitation et viennent me relancer jusqu'ici, il faut qu'ils aient de bonnes raisons. Tenons-nous bien!

Et dissimulant sous un rire, trop gai pour être de bon aloi, sa fâcheuse impression, il tendit la main à Tantaine.

– Ravi de vous voir, cher monsieur, disait-il, oui, ravi, parole sacrée. Je vais pouvoir vous être agréable en quelque chose! Car, avouez-le, vous avez quelque petit service à me demander.

– Oh!.. protesta le bonhomme, un rien, une bagatelle…

– Tant pis! corbleu! tant pis!.. J'aime M. Mascarot, moi!..

Cet amical colloque avait lieu dans le corridor de la maison, et à tout moment il était troublé par les cris et les rires des élèves de Poluche, qui, attablés jusqu'au menton, dévoraient le contenu du chaudron de la mère Butor.

En même temps que ces cris, on entendait, continus et sourds comme un accompagnement de basses, des pleurs et des gémissements.

– Ah çà! mille tonnerres! s'écria Perpignan, d'une voix qui eût fait frémir les vitres, si les vitres n'eussent été absentes, qui est-ce qui n'est pas content ici?

Nulle réponse ne venant, Poluche crut devoir intervenir.

– Ce sont, répondit-il, deux de nos garnements de Parisiens que j'ai mis à la diète. Je veux être pendu s'ils mangent un pain à cacheter avant d'avoir appris…

Il s'arrêta béant, interloqué, sous les regards foudroyants que lui lançait le bourgeois!

– A la diète!.. hurlait Perpignan, on ose, chez moi, à mon insu, priver de pauvres petits enfants de nourriture… Mais c'est infâme, c'est monstrueux, c'est canaille. Vingt mille tonnerres!.. monsieur Poluche, d'où vous vient cette audace?

– Mais, bourgeois, balbutia le triste professeur, vous m'avez dit cent fois…

– Quoi?.. Que tu n'es qu'un sot? C'est une grande vérité. Tais-toi, et va dire à la Butor de donner la pâtée à ces chérubins.

La scène était fâcheuse, mais irréparable.

Sans en paraître affecté, bien que furieux en réalité, Perpignan prit le bras du père Tantaine et l'entraîna vers le fond du corridor.

– Vous venez, disait-il, pour me parler en particulier? Oui. Très bien. Prenez la peine d'entrer dans ce petit réduit… c'est mon bureau.

L'endroit n'était pas brillant. C'était une petite pièce sale, nue, délabrée comme toute la maison. Trois chaises, une table de bois blanc, une planche étagères supportant quelques registres, constituaient le mobilier.

Une fois assis, les deux hommes se regardèrent assez longtemps sans mot dire, chacun s'efforçant de pénétrer les secrètes réflexions de l'autre.

Deux adversaires qui, l'épée à la main, attendent le signal de leurs témoins pour commencer le combat, ne s'observent pas avec une plus ardente attention.

Mais, dans cette lutte préalable, tous les avantages étaient du côté du vieux clerc d'huissier, retranché derrière ses impénétrables lunettes.

Aussi est-ce Perpignan qui, le premier, rompit le silence.

– Comme cela, commença-t-il, vous aviez entendu parler de mon petit établissement?

– Oh!.. bien par hasard!.. répondit le père Tantaine, de l'air le plus détaché. A courir comme moi, on apprend des tas de choses… Par exemple, nous savons fort bien qu'ici toutes vos précautions sont prises pour n'être pas compromis.

– Comment!.. comment!..

– Sans doute. Vous êtes le bailleur de fonds, le maître en réalité… en apparence, vous n'êtes rien. Pour tout le monde, c'est le mari de votre ménagère, un nommé Butor, qui a monté l'affaire, et le bail est à son nom. S'il arrivait un désagrément, si le parquet vous serrait de près, crac!.. vous disparaîtriez comme un diable à boudins dans sa boîte, et la police sous sa large main ne trouverait que l'homme de paille, Butor. Comme idée, c'est élémentaire, mais dans la pratique, ce truc réussit toujours.

Il sembla réfléchir et ajouta, avec une lenteur calculée:

– Quand je dis toujours: Toujours… je veux dire: Toutes les fois qu'il ne se trouve pas un ennemi assez habile pour rendre les précautions inutiles, en apportant des preuves de… complicité.

L'ancien cuisinier était trop intelligent pour ne pas comprendre la menace et sa portée.

– Sacré tonnerre!.. pensait-il, ces gens-ci doivent savoir quelque chose. Mais quoi?.. Bast!.. bavardons toujours.

Et tout haut il reprit:

– Le plus sûr est d'avoir la conscience nette. C'est mon cas. Je n'ai rien à cacher, moi. Vous avez vu ma maison, qu'en pensez-vous?

– Elle me semble montée sur un bon pied.

– N'est-ce pas? Vous me direz peut-être que la spéculation n'est pas faite pour m'attirer la considération publique? Je le sais, sacrebleu, bien. Je préférerais certainement une bonne fabrique à Roubaix. Mais on fait ce qu'on peut.

Le vieux clerc d'huissier approuvait de la tête.

– Il n'y a pas de sot métier, prononça-t-il.

– Voilà ce que je me dis, poursuivit l'ancien cuisinier. D'ailleurs, je ne suis pas seul à exercer. Allez rue Sainte-Marguerite, j'y ai des confrères. Mais je n'aime pas le faubourg Saint-Antoine. Ici, mes chérubins sont en bien meilleur air.

– Sans compter, ajouta Tantaine, le plus innocemment du monde, que si, par hasard, ils crient quand on les corrige un peu, il n'y a pas de voisins pour les entendre.

Perpignan ne jugea pas à propos de relever l'observation.

– Les journaux, continua-t-il, nous ont beaucoup attaqués. Sacré tonnerre!.. ils feraient bien mieux de s'occuper de politique. A qui faisons-nous tort, en définitive? à personne, n'est-ce pas? Le malheur est qu'on s'exagère énormément nos bénéfices.

– Allons… allons… vous gagnez votre vie.

– Certainement, je n'y suis pas de ma poche, mais je vous assure qu'il y a bien des non-valeurs dans le métier. Tenez, en ce moment, j'ai six de mes chérubins malades, trois là-haut et trois à l'hôpital, sans compter que celui que vous avez vu à la cuisine m'a l'air de filer un mauvais coton…

– Vrai, fit sérieusement le bonhomme, je vous plains beaucoup.

L'inaltérable sang-froid du père Tantaine commençait à agacer singulièrement l'ancien cuisinier.

– Sacrebleu!.. s'écria-t-il, si la spéculation est si bonne, pourquoi Mascarot ne l'entreprend-il pas? Ma parole sacrée, on dirait à vous entendre, qu'on trouve comme cela des moutards tant qu'on en veut. Mais c'est le diable, mon cher monsieur, pour s'en procurer. Il faut aller en Italie, les ramasser, les passer à la frontière comme des objets de contrebande, les amener ici. Tout cela ruine positivement!..

Ce n'est pas sans intention que Perpignan se livrait ainsi avec le plus amical abandon.

Il allait au-devant des questions. A parler seul, on dit mieux et plus juste ce qu'on veut dire.

Mais le bon Tantaine n'est pas de ceux dont on noie la volonté sous des flots de paroles.

Perpignan s'étant arrêté pour reprendre haleine, il jugea sage d'abréger une exposition qu'il trouvait un peu longue.

– En somme, demanda-t-il de son air le plus innocent, combien avez-vous d'élèves?

– De quarante à cinquante.

– Peste! vous opérez en grand. Et… quelle somme exigez-vous de chacun d'eux tous les soirs?

La question était si indiscrète que l'ancien cuisinier hésita.

– Cela dépend, répondit-il.

– Bah? vous avez bien un moyenne.

– Mettons trois francs!

La physionomie du vieux clerc d'huissier était si naturellement candide, qu'en vérité il était impossible de lui soupçonner la moindre arrière-pensée.

– Va pour trois francs, fit-il, et comptons seulement sur quarante chérubins, comme vous dites, c'est une somme ronde de cent vingt francs par jour que vous empochez ainsi…

La douce obstination du bonhomme ne laissait pas que de surprendre Perpignan.

– Comme vous y allez! interrompit-il. Pensez-vous donc que chacun de mes drôles me rapporte la somme indiquée!..

– Farceur!.. comme si vous n'aviez pas des moyens pour la leur faire rapporter.

L'ex-cuisinier ne put dissimuler un tressaillement.

– Sacrebleu!.. fit-il d'une voix un peu enrouée par l'inquiétude, que voulez-vous dire?

– Oh! rien qui vous offense, répondit le doux Tantaine avec effusion. Qui veut la fin veut les moyens, n'est-ce pas. Seulement je mentirais si je disais que l'opinion vous est favorable. Entre nous, la Gazette des Tribunaux vous nuit. Elle a porté à la connaissance du public certains procédés, un peu vifs, peut-être, employés par d'aucuns de vos collègues pour encourager leurs moutards au travail. N'avez-vous pas ouï parler de ce patron qui attachait ses enfants sur une couchette de fer et qui les y laissait un jour, un jour et demi, deux jours quelquefois. A quoi donc a-t-il été condamné?

 

Depuis un moment, Perpignan, qui commençait à sembler fort mal à l'aise se leva:

– Est-ce que je sais, moi!.. s'écria-t-il d'un ton bourru. Est-ce que je m'occupe de ces histoires!.. de ma vie, je n'ai commis un acte de brutalité.

Le vieux clerc d'huissier tracassait ses lunettes, comme toujours lorsqu'il aborde ce qu'il appelle le nœud des questions.

– On peut être, reprit-il, l'homme le plus humain de la terre, avoir un cœur d'or, et cependant être… entraîné, engagé par les événements.

Le moment décisif approchait. Perpignan le sentait bien, cependant il paya d'audace.

– Je veux que le tonnerre m'écrase, s'écria-t-il, si je comprends!..

– Alors, prenons un exemple: Supposons que ce soir vous ayez à vous plaindre d'un de vos chérubins. Que faites-vous? Vous l'enfermez dans la cave. A cela, rien à dire. Vous vous couchez donc, la conscience tranquille, et vous dormez comme un loir. Mais voilà que dans la nuit une pluie torrentielle survient. Un monceau de sable obstrue le ruisseau de votre rue, qui est fort en pente, et toute l'eau du ciel se précipite dans votre cave. Au matin, quand vous allez ouvrir au chérubin, on ne trouve qu'un cadavre, il a été noyé…

La face, si rouge d'ordinaire, de l'ancien cuisinier, était devenue livide.

– Et après? interrogea-t-il.

– Ah!.. c'est ici que l'entraînement commence. Naturellement on se demande quel parti prendre. Aller trouver le commissaire de police et lui conter l'accident serait le plus simple; mais ce serait provoquer une enquête, appeler l'attention du parquet… D'un autre côté… Mais on est seul; on se dit que nul ne sait l'enfant là; on creuse un trou, et… ni vu ni connu.

Perpignan était allé s'adosser à la porte de son bureau, fermant ainsi toute retraite au vieux clerc d'huissier.

– Vous savez beaucoup de choses, monsieur Tantaine, prononça-t-il, trop de choses!..

Il n'y avait pas à se tromper à l'accent du «bourgeois» de Poluche.

Son attitude seule, devant la porte, était plus significative que toutes les explications.

Cependant, le père Tantaine ne semblait aucunement remarquer ces dispositions hostiles.

Loin de là. Il souriait de son plus bénin sourire, content de soi, en apparence comme un enfant après quelque affreuse espièglerie dont il n'a pu calculer les conséquences funestes.

– Ceci n'est rien, reprit-il. Un homicide par imprudence, tout au plus. Il faudrait un ministère public diablement malin, pour en extraire une condamnation à plus de cinq ans de prison. Encore serait-il forcé d'insister sur les antécédents.

Je vous rappellerais, si vous y teniez, quelque chose de bien autrement grave: certain voyage dans les environs de Nancy…

C'en était trop, l'ancien cuisinier éclata:

– Cent mille tonnerres!.. s'écria-t-il, expliquez-vous. Que voulez-vous de moi, à la fin!

– J'ai déjà eu le plaisir de vous le dire, un petit service…

– Vraiment!.. et c'est pour si peu que vous essayez de m'intimider, ni plus ni moins que si vous prétendiez me faire chanter?

– Oh!.. cher monsieur.

– Vous n'oubliez qu'une chose, c'est qu'on ne m'épouvante pas aisément, et que d'ailleurs j'ai perdu la voix depuis longtemps.

– Pardon!.. c'est vous qui, le premier, avez parlé de votre… industrie.

– Alors, c'est pour m'être agréable que, depuis une heure, vous me contez toutes sortes d'histoires absurdes.

Pour toute réponse, le vieux clerc haussa légèrement les épaules.

– Eh bien!.. reprit Perpignan en s'efforçant de contenir les éclats de sa voix, voulez-vous qu'à mon tour je vous dise ce que je pense?

– Allez, ne vous gênez pas.

– Je vous dirai alors qu'il est de ces expéditions qu'on ne doit pas entreprendre seul. Pour venir dire à un homme comme moi, chez lui, face à face, les choses que vous me dites, il faut être un peu moins vieux que vous, et un peu plus solide. Je vous apprendrai qu'il n'est pas prudent, quand on tient à sa peau, de s'aventurer dans une maison comme celle-ci, qui est absolument isolée…

– Eh! bon Dieu!.. que voulez-vous qu'il m'arrive?

Perpignan ne répondit pas. Sa face convulsée, ses yeux injectés de sang, ses lèvres devenues blanches trahissaient un des accès de rage folle où l'homme le plus maître de soi perd son libre arbitre.

Il avait glissé sa main droite sous son paletot et il remuait évidemment quelque chose dans sa poche de côté.

Mais le bon Tantaine, fort attentif sans le paraître, ne perdait pas de vue son interlocuteur. A un brusque mouvement qu'il fit, à un éclair atroce de haine qui brilla dans son œil, il se dressa et bondit jusqu'à lui.

L'ancien cuisinier, avec son cou de taureau, est d'une force peu commune; cependant lorsque la main du bonhomme s'abattit sur lui, il plia sur les jarrets et chancela.

Un effort héroïque le redressa, il se débattit, envoya au hasard quelques coups de poing en vain. Tantaine avait empoigné sa cravate, l'avait tortillée entre ses doigts et l'étranglait. Il râla.

La lutte ne dura pas quatre secondes. Par trois fois, le bonhomme fit pirouetter son robuste adversaire, puis, tout à coup, le saisissant par les reins avec une vigueur dont jamais on ne l'eût cru capable, il le fit basculer, l'enleva et le lança, à demi-asphyxié, sur une chaise.

Et ce fut tout. Pas un cri. Pas un mot.

Mais personne, certes, en ce moment, n'eût reconnu le doux père Tantaine. Il semblait grandi d'un pied et rajeuni de vingt ans; sa physionomie d'habitude si bénigne, exprimait le mépris le plus profond et la plus froide méchanceté.

– Ah!.. tu voulais jouer du couteau, disait-il à Perpignan, qui avait bien du mal à retrouver sa respiration; ah!.. tu voulais tuer un tout petit peu un pauvre vieux inoffensif qui ne t'a jamais rien fait!.. Me crois-tu donc naïf à ce point de me hasarder sans précautions dans ton repaire?

Il sortit à demi et montra la crosse d'un revolver.

– J'avais, comme tu vois, de quoi te répondre… Allons, jette ton petit couteau à terre.

Le flair du bonhomme ne l'avait pas trompé. C'était un poignard fort pointu que Perpignan avait essayé d'ouvrir dans sa poche… mais il était maintenant si démoralisé, si aplati, qu'il obéit à l'ordre du bonhomme et lança son arme dans un coin.

– A la bonne heure!.. approuva le vieux clerc d'huissier; voici que tu deviens raisonnable, de fou que tu étais tout à l'heure… Comment, c'est toi, un homme qu'on dit adroit, qui voulais… Mais tu n'avais donc pas réfléchi, malheureux! Je suis venu seul, c'est vrai, mais on sait que je suis ici, puisqu'on m'y envoie. Si je n'étais pas rentré ce soir, penses-tu que mon patron M. Mascarot, n'aurait pas été surpris? Demain, il aurait été très inquiet. Après-demain, il serait allé trouver le procureur, et deux heures plus tard tu aurais été serré… Ah! tu me dois une fière chandelle, et si tu ne consens pas à faire tout ce que je demanderai, tu n'es qu'un ingrat.

Les traits décomposés de l'ancien cuisinier exprimaient la plus douloureuse mortification. On l'avait battu et on le raillait! Il ne se rappelait pas avoir souffert une telle humiliation.

– Il faut bien obéir, fit-il d'un air farouche, quand on est pas le plus fort.

– Tout juste. Seulement tu aurais dû comprendre cela du premier coup.

– J'ai perdu la tête. Vous me menaciez, je prévoyais bien que vous alliez exiger de moi des choses… des choses…

– Voilà où tu te trompes. Je viens peut-être t'apporter une affaire superbe…

– Alors, mille tonnerres!.. pourquoi tant de façons? Pourquoi!..

D'un geste impérieux, le père Tantaine l'arrêta.

– Parce que, répondit-il d'un ton sec, je voulais, avant de te rien dire, te prouver que tu appartiens à Mascarot bien plus que tes pauvres Italiens ne t'appartiennent. Ils sont tes esclaves… tu es le sien. Tu es dans sa main, mon bonhomme, comme un œuf dans la main d'un fort de la halle. Un mouvement, et tu es écrasé… Il sait tes histoires et il a des preuves à fournir.

L'ex-cuisinier baissa la tête et balbutia:

– Votre Mascarot est le diable; on ne résiste pas au diable.

– Allons donc!.. te voilà tel que je te souhaitais! Nous pouvons maintenant causer comme une paire d'amis.

C'est de l'air le plus piteux que Perpignan vint prendre place en face du père Tantaine, de l'autre côté de la petite table de bois blanc.

Tant bien que mal, il se remettait et réparait le désordre de sa toilette.